cluny à solesmes

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1 Deux feuillets inédits d’un antiphonaire de Cluny du 11 e siècle : les fragments Solesmes A.3/A.4 et A.5/A.6 Si les témoins du chant clunisien au sens strict – c’est- à-dire écrits dans l’abbaye même et non dans ses dépendances, dans les maisons réformées par Cluny ou encore dans celles qui se sont inspirées du mouvement clunisien – sont extrêmement rares, en raison des pertes suite à la suppression de Cluny en 1791, le fait que Solesmes en conserve des traces ne doit cependant pas étonner. 1 En effet, après la restauration de la vie monastique à Solesmes en 1833, le pape Grégoire XVI a reconnu la Congrégation de Solesmes comme l’héritière de celles de Cluny, des Saints-Vanne-et-Hydulphe et de Saint-Maur en 1 Le Catalogue des Manuscrits de la Bibliothèque de l’Abbaye de Solesmes identifie le manuscrit 28 comme « Processional de Cluny » et le manuscrit 334 comme « Bréviaire de Cluny », avec des arguments liturgiques dans chaque cas, fondamentalement l’identification de fêtes typiquement clunisiennes. Mais leur origine dans l’abbaye de Cluny a été mise en question dans les deux cas. Pour le ms. 28, voir Michel Huglo, « The Cluniac Processional of Solesmes : Bibliothèque de l’Abbaye, Réserve 28 », in Margot E. Fassler et Rebecca A. Baltzer (ed.), The Divine Office in the Latin Middle Ages : Methodology and Source Studies, Regional Developments, Hagiography , Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 205-212 : « [it] comes from a small monastery in southern France affiliated with Cluny » (p. 207). Pour le ms. 334, voir Manuel Pedro Ramalho Ferreira, Music at Cluny: The Tradition of Gregorian Chant for the Proper of the Mass. Melodic Variants and Microtonal Nuances , Ph.D. diss., Princeton University, 1997, p. 52-53 : « The secular cursus (nine lessons and responsories during the night office) reveals that this breviary was intended for a parish church. Although the feasts in this source are typically Clunisian, the inclusion in the litany of St. Austremonius (commemorated in Clermont) suggests a personal connection between the copyist (or addresee) and the Clermont diocese. » La Bibliothèque de Solesmes conserve aussi des manuscrits non-musicaux et modernes de Cluny (mss. 171 à 173, recueil de théologie du XVIII e siècle « composé par un Bénédictin de Cluny »), ou des copies faites à main (ms. 298, recueil de 21 chartes concernant le Prieuré de Paray-le-Monial et Cluny).

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Cluny à Solesmes

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Page 1: Cluny à Solesmes

1

Deux feuillets inédits d’un antiphonaire de Cluny du 11e siècle :

les fragments Solesmes A.3/A.4 et A.5/A.6

Si les témoins du chant clunisien au sens strict – c’est-à-dire écrits dans l’abbaye

même et non dans ses dépendances, dans les maisons réformées par Cluny ou encore dans

celles qui se sont inspirées du mouvement clunisien – sont extrêmement rares, en raison des

pertes suite à la suppression de Cluny en 1791, le fait que Solesmes en conserve des traces ne

doit cependant pas étonner.1 En effet, après la restauration de la vie monastique à Solesmes en

1833, le pape Grégoire XVI a reconnu la Congrégation de Solesmes comme l’héritière de

celles de Cluny, des Saints-Vanne-et-Hydulphe et de Saint-Maur en 1837.2 Dans ce contexte

et à un temps ou les débris de celle qui avait été l’une des plus riches bibliothèques du Moyen

Age circulaient encore,3 Solesmes a reçu des dons en forme de « reliques » de parchemin que

l’on croyait venir de Cluny.4

Dans la collection de fragments de livres de chant appartenant à Solesmes, constituée

depuis cette époque par des dons faits au monastère et récemment restaurée, digitalisée et

mise en ligne,5 la plupart des documents reste à explorer. Elle contient, entre autres éléments

1 Le Catalogue des Manuscrits de la Bibliothèque de l’Abbaye de Solesmes identifie le manuscrit 28 comme « Processional de Cluny » et le manuscrit 334 comme « Bréviaire de Cluny », avec des arguments liturgiques dans chaque cas, fondamentalement l’identification de fêtes typiquement clunisiennes. Mais leur origine dans l’abbaye de Cluny a été mise en question dans les deux cas. Pour le ms. 28, voir Michel Huglo, « The Cluniac Processional of Solesmes : Bibliothèque de l’Abbaye, Réserve 28 », in Margot E. Fassler et Rebecca A. Baltzer (ed.), The Divine Office in the Latin Middle Ages : Methodology and Source Studies, Regional Developments, Hagiography, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 205-212 : « [it] comes from a small monastery in southern France affiliated with Cluny » (p. 207). Pour le ms. 334, voir Manuel Pedro Ramalho Ferreira, Music at Cluny: The Tradition of Gregorian Chant for the Proper of the Mass. Melodic Variants and Microtonal Nuances, Ph.D. diss., Princeton University, 1997, p. 52-53 : « The secular cursus (nine lessons and responsories during the night office) reveals that this breviary was intended for a parish church. Although the feasts in this source are typically Clunisian, the inclusion in the litany of St. Austremonius (commemorated in Clermont) suggests a personal connection between the copyist (or addresee) and the Clermont diocese. » La Bibliothèque de Solesmes conserve aussi des manuscrits non-musicaux et modernes de Cluny (mss. 171 à 173, recueil de théologie du XVIIIe siècle « composé par un Bénédictin de Cluny »), ou des copies faites à main (ms. 298, recueil de 21 chartes concernant le Prieuré de Paray-le-Monial et Cluny).2 Regula S.P.N. Benedicti cum declarationibus et constitutionibus congregationis Solesmiensis O.S.B., Mayenne, 1988, p. 17 : « Disparue en France à la fin du XVIIIe siècle, la vie monastique selon la règle de saint Benoît y fut restaurée, dans l’ancien prieuré de Saint-Pierre de Solesmes, par Dom Louis Prosper Guéranger. Le pape Grégoire XVI érigea la nouvelle famille monastique en Congrégation de France le 1er septembre 1837. En vertu de la même autorité apostolique, la congrégation remplace les anciennes Congrégations de Cluny, des Saints-Vanne-et-Hydulphe et de Saint-Maur, et participe à leurs privilèges, dont elle devient héritière. »3 Sur la triste fortune des manuscrits de Cluny au XIXe siècle, voir Marie-Françoise Damongeot-Bourdat, « Le fonds de Cluny à la Bibliothèque Nationale de France », Art de l’Enluminure, 33 (L’enluminure à l’Abbaye de Cluny), 2010, p. 3.4 C’est ce qui nous apprend le témoignage de Dom Jacques Hourlier sur le fragment G. 89/G. 90 : « Ce fragment a été donné, au XIXe siècle, à l’Abbaye de Solesmes, avec quelques autres ‘reliques’ de Cluny : fragment d’homélie d’Origène et rouleau du Chapitre Général de 1293. » Jacques Hourlier, « Remarques sur la notation clunisienne », Revue Grégorienne, 30, 1951, p. 231-240, ici p. 234, n. 15 http://www.archives.sarthe.com/pageLibre00010c2f.asp Consulté le 2 août 2010.

Page 2: Cluny à Solesmes

2

d’un intérêt incontestable, deux feuillets jusqu’à présent ignorés dont la provenance

strictement clunisienne nous semble pouvoir être déterminée avec certitude. Cette découverte

est d’ailleurs d’autant plus significative en vue de l’ancienneté du fragment, que nous plaçons

au 11e siècle, époque pour laquelle on ne dispose d’aucun livre des chants de l’office de

Cluny, si l’on excepte le bréviaire du manuscrit BNF latin 12601. Celui-ci présente un cas

complexe pour ce qui concerne son origine, que nous ne pouvons pas traiter en profondeur ici

et sur lequel nous reviendrons dans un autre contexte.6

Avant de développer l’argument qui nous a emmenés à reconnaître dans ces deux

feuillets des débris d’un antiphonaire noté dans le scriptorium de l’abbaye de Cluny, nous

allons donner la description et l’inventaire des fragments, ainsi qu’une présentation de leur

écriture textuelle et musicale, suivie de quelques remarques liturgiques et musicales. Cet ordre

de présentation est choisi parce que l’établissement de la provenance et de la date repose sur

des constatations codicologiques, paléographiques, liturgiques et musicales.

Description et inventaire

Les deux fragments sont des feuillets de parchemin numérotés des deux côtés. L’un est

numéroté A.3 sur le recto et A.4 sur le verso ; l’autre A.5 sur le recto et A.6 sur le verso. La

pagination est double pour chaque page : en encre verte et en caractères plus grands en haut et

en encre noire et en caractères plus petits en bas de chaque page, comme en général dans

l’ensemble de ce fonds de fragments.7 Dans la marge interne d’A.3, on peut lire

6 Si, dans l’inventaire du fonds de Cluny par Delisle, il n’était pas identifié comme provenant de Cluny, Leroquais l’a ensuite cru provenant de l’abbaye (Les bréviaires manuscrits des bibliothèques publiques de France, Mâcon, Protat Frères, 1934, v. 3, p. 226-228) et il a été suivi par Jacques Hourlier, qui le verrait comme étant originaire de Cluny, mais ayant passé entre la fin du 11e et le début du 12e siècle au prieuré de Saint-Aurin l’Echelle (« Le Breviaire de Saint-Taurin: un livre liturgique clunisien a l'usage de l’Echelle-Saint-Aurin (Paris, B. N. lat. 12601) », Études grégoriennes, 3, 1959, p. 163-73). Son principal argument c’était l’existence de quelques morceaux notés en notation messine dans le manuscrit. Dans sa thèse sur le graduel de Cluny, Manuel Pedro Ferreira a consacré quelques pages au bréviaire et, en remarquant que la notation messine est parfois complétée par la notation française, il a cru que le manuscrit devrait être attribué à un scriptorium dans lequel les deux types de notation pouvaient se rencontrer, préférablement, selon lui, dans le diocèse d’Amiens (Manuel Pedro Ramalho Ferreira, « Music at Cluny... », op. cit., p. 45-48). L’étude paléographique approfondi du manuscrit nous a cependant emmenés à revoir ce problème et à y reconnaître un cas de collaboration entre deux scribes principaux (celui qui parfois emploie la notation messine étant le scribe du texte et l’autre étant le notateur de tous les cahiers, sauf les 2, 3, 4, 5 et 28, dus à une autre main française). La proximité paléographique frappante entre l’écriture neumatique du notateur principal du BNF latin 12601 et celle du notateur principal du Graduel de Cluny, BNF latin 1087, y compris les neumes « spéciaux » à angle, ou perpendiculaires, ne laisse pas de doute sur l’origine strictement clunisienne du notateur principal, même si elle ne dit rien sur la destination du volume. Nous aborderons cette question dans une publication en préparation  : « Les scribes du Bréviaire BNF lat. 12601 et la pratique de la notation musicale », in Dominique Iogna-Prat et alii (ed.), Cluny, le monachisme et la société au premier âge féodal, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011 (à paraître).7 La lettre « A » provient de la classification donnée aux fragments de Solesmes encore au XIXe siècle, quand la majeure partie d’entre eux a été classée dans l’une des deux collections «  Graduels et Missels » (cotés « G. ») et

Page 3: Cluny à Solesmes

3

transversalement en encre bleue « Liège 1891 », ce qui est certainement un registre de la

provenance et de la date du don, si l’on tient compte des plusieurs fragments qui sont venus

de Liège en 1891.8 Les fragments G.147 et G.148 aident peut-être à préciser cette provenance,

puisque un feuillet collé sur le cahier dans lequel les fragments se trouvaient avant leur

restauration indique que le don a été fait en 1891 et que ces fragments proviennent «  ex

monasterio Sci. Trudonis », c’est-à-dire, de Saint-Trond. Nous ne sommes pas en mesure

d’expliquer comment les fragments d’un antiphonaire de Cluny ont pu passer à Saint-Trond

en Belgique, mais on peut remarquer que Saint-Trond adopta les coutumes de Cluny au 12e

siècle et devint une maison affiliée.9 Donc, ces feuillets ne sont pas arrivés à Solesmes dans la

qualité de « reliques clunisiennes », mais comme partie d’un groupe plus large de fragments.

Sur l’A.6, aussi en encre bleue et transversalement dans la marge externe, on lit « 108 »,

possiblement une côte ancienne.

Les marges de l’ancien volume où les fragments étaient conservés contiennent

l’identification des fêtes et des pièces (incomplète pour les faces très endommagées), ainsi

que trois remarques générales, « Antiph. monast. » en haut de la face A.3 ; « tradition de St.

Maur des Fossés pour les antiennes », à côté de A.4, à la hauteur du début de l’Epiphanie ; et

« même manuscrit que A3 – A4 » en bas de la face A.5. Malheureusement, elles ne donnent

pas d’indication supplémentaire sur leur provenance.

Pour chacun des feuillets A.3/A.4 et A.5/A.6, il y a un côté assez bien conservé (A.3 et

A.6) et un autre où la lecture est devenue très difficile (A.4 et A.5). Ceci est dû à la perte

d’une partie de l’épaisseur des feuillets sur les côtés affectés, probablement pour avoir été

collés sur un autre support et ensuite dégagés, de manière qu’une partie de la surface s’en est

séparée. Aussi bien pour l’A.4 que pour l’A.5, ils restent plus lisibles sur le tiers supérieur de

la page.

Dans leur état actuel, les feuillets ont pour dimension maximale 204 x 154mm

(A.3/A.4) et 194 x 142mm (A.5/A.6). Le texte se trouve dans une seule colonne de 119mm (x

au moins 195mm), avec au moins 22 lignes par page. L’interligne est régulière, de 9mm. La

réglure est faite à la pointe sèche sur une des faces de chaque feuillet et comporte une ligne

double dans les marges, avec un espace régulier de 8mm où sont parfois insérées des initiales

à gauche. Le fait que les fragments ont été coupés à la marge extérieure ne laisse pas observer

« Antiphonaires et Bréviaires » (cotés « A. »).8 Les fragments A. 53, A.59 à A.62, A.65bis, G.93 à G.108 et G.147/G.148 sont venus de Liège, comme le précise en marge le cahier dans lequel les fragments étaient conservés avant leur restauration.9 Jean-Louis Kupper, Liège et l’église impériale : Xe-XIIe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 363.

Page 4: Cluny à Solesmes

4

la piqûre des feuillets. Toutes les rubriques et les initiales importantes sont en rouge, tandis

que le texte et la musique sont écrits avec une encre brune qui peut devenir très claire, surtout

pour les neumes.

Dans la suite, nous donnons l’inventaire des pièces contenues dans ces fragments, avec

des indications pour les pièces dont il n’y a que l’incipit (inc.) ; pour celles qui ne sont pas

notées (n.n.) ; et pour celles qui ne se lisent que partiellement en raison de l’état fragmentaire

de la source (*). Quand les pièces ont un numéro dans le Corpus Antiphonalium Officii, celui-

ci est indiqué (CAO). Les abréviations ont été développées pour les pièces et pour les

rubriques, mais les lettres complétées n’ont été signalées que pour les rubriques avec le signes

[ ] pour ne pas alourdir la présentation. Nous signalons de la même manière les rubriques que

nous avons introduites dans les quelques cas où la rubrique n’est pas entrée dans le manuscrit

lui-même et dans les cas où, malgré la mutilation du fragment, il est possible de reconstruire

le contenu textuel avec une quelque certitude. En raison de l’état des fragments, le contenu

des pages A.4 et A.5 ne se prête pas à une identification aisée. C’est parfois uniquement au

moyen de la comparaison avec les mêmes formulaires dans d’autres manuscrits que les traces

de lettres et de neumes ont pu être interprétées. Dans les quelques cas où une identification

sûre n’a pas pu se faire, nous avons indiqué l’élément comme étant (illisible).

A.3

A. Dominus dixit ad me* (inc.) (CAO 2406) / P. Quare fremuerunt* (n.n. ?)

A. In sole posuit tabernaculum* (CAO 3287) / P. Celi (inc.) (n.n.)

A. Elevamini porte (CAO 2631) / P. Domini est terra (inc.) (n.n.)

A. Spetiosus forma pre filiis (CAO 4989) / P. Eructavit (inc.) (n.n.)

A. Suscepimus Deus (inc.) (CAO 5084)/ P. Magnus Deus (inc.) (n.n.)

A. Orietur diebus (inc.) (CAO 4194) / P. Deus iudici (inc.) (n.n.)

ANTIFONA Veritas de terra (inc.) (CAO 5368) / P. Benedixisti (inc.) (n.n.)

A. Homo natus est (CAO 3130) / P. Fundamenta (inc.) (n.n.)

A. Exultabunt omnia ligna (CAO 2811) / P. Cantate .I. (inc.) (n.n.)

A. In principio (inc.) (CAO 3273) / P. Dominus regnavit (inc.) (n.n.)

A. Ante luciferum genitus (CAO 1435) / P. Cantate domino .II. (inc.) (n.n.)

A. Nato domino (inc.) (n.n.) (CAO 3854) / [P.] Dominus regnavit (inc.) (n.n.)

Page 5: Cluny à Solesmes

5

AD CANT[ICA] AN[TIPHONA] Beatus venter qui te portavit (inc.) (CAO 1668)

IN MATUTINIS LAUDIBUS

[A.] O ammirabile commertium (CAO 3985)

A. Quando natus est ineffabiliter (CAO 4441)

A. Rubum quem viderat (CAO 4669)

A. Germinavit radix Iesse (CAO 2941)

A. Ecce Maria genuit nobis* (CAO 2523)

A.4

[IN EVANGELIO A.] Magnum hereditatis mysterium* (CAO 3677)

A. Mirabile misterium deus homo* (CAO 3763)

IN EPIPHANIA D[OMI]NI ANT[IPHONA] Magi videntes stellam* (CAO 3654)

[IN]VI[TA]TOR[IU]M Christus apparuit nobis* (CAO 1054) / P. Venite*

A. Afferte domino filii dei* (CAO 1303) / P. (illisible)

A. Fluminis impetus laetificat* (CAO 2886) / P. (illisible)

A. Psallite deo nostro* (CAO 4406) / P. Om (inc.) (n.n.)

A. Vidimus stellam eius* (CAO 5411) / P. (illisible)

A. Omnes terra adoret te* (CAO 4155) / P. (illisible)

A. Reges Tarsis et insule* (CAO 4594) / P. (illisible)

[RESPONSORIA] Hodie in Jordane* (CAO 6849) / V. Descendit spiritus* (CAO

6849b)

R. In columbe specie* (CAO 6892)

A.5

IN EVANGELIUM [A.] Precursor Iohannes exultat* (CAO 4358)

[A.] Fontes aquarum sanctificate sunt* (CAO 2888)

DOMINICA (suite de la rubrique illisible)

A. Erat Ioseph et Maria* (CAO 2657)

A. Puer Ihesus crescebat plenus*

Page 6: Cluny à Solesmes

6

(rubrique illisible)

A. Fili quid fecisti nobis* (CAO 2872)

A. Maria autem conservabat* (CAO 1179)

A. Puer Ihesus proficiebat* (CAO 4410)

(rubrique illisible)

A. Nuptie facte sunt* (CAO 3979)

A. Deficiente vino* (CAO 2138)

A. Implete idrias aqua* (CAO 3198)

A. Hoc fecit initium* (CAO 3083)

(encore une pièce illisible, dans la même ligne, et donc faisant sûrement partie du

même formulaire)

A.6

A. Domine si tu vis potes me mundare* (CAO 2388) (cette pièce commence au milieu

de la ligne, ce qui présuppose une pièce antérieure dans le même formulaire)

A. Domine puer meus iacet (CAO 2368)

A. Domine non sum dignus ut intres (CAO 2363)

A. Dixit dominus Ihesus centurioni

A. Multi ab Oriente et Occidente10

DOMINICA QUINTA POST NATALIS D[OMI]NI

[A.] Ascendente Ihesu in navicula (CAO 1489)

A. Domine salva nos… tranquilitatem (CAO 2380)

A. Surgens Ihesus imperavit (CAO 3074)

A. Domine salva nos… et obediunt ei (CAO 2381)

IN NATALE S[AN]C[T]I SEBASTIANI

[A.] Beatus es et bene tibi (CAO 1623)

10 Sur cette antienne, dont le texte est édité par Hesbert, voir nos remarques liturgiques et musicales. Le fragment ne donne pas la même mélodie que les sources notées employées par Hesbert.

Page 7: Cluny à Solesmes

7

INVITATORIUM Adoremus Deum qui in sanctis gloriosus est (CAO 1010) / P.

Venite (inc.) (n.n.)

ANT[IPHONA] Sebastianus mediolanensium* (CAO 4843)

A. Erat enim* (CAO 2653)

Paléographie littéraire et musicale

Il n’y a pas d’indications suffisantes qui nous permettent de déterminer si le scribe du

texte et le scribe de la musique sont la même personne, même si l’on doit remarquer la bonne

coordination entre texte et musique dans les passages plus mélismatiques. Par contre, il est

clair que tout le texte a été écrit par un seul scribe, ainsi que toute la musique, puisque dans

chacune des deux formes d’écriture, la main est régulière et en même temps dotée de quelques

particularités de scribe assez prononcées. La description ne sera pas complète. Son but est de

dégager les éléments principaux de chaque forme d’écriture.

a) Ecriture littéraire

La minuscule caroline pratiquée par le scribe de ces fragments est très maîtrisée, avec

une remarquable régularité dans la composition des lettres et dans leur assemblage. Il s’agit

d’une écriture libraire formata. L’écriture est très droite, sans inclinaison. Les traits

ascendants et descendants mesurent jusqu’à deux minimes, le « s » étant moins haut que les

autres lettres. Le « f » descend en dessous de la ligne, tandis que le « s » et le « r », ainsi

qu’une des branches du « x » la touchent sans la dépasser d’habitude. L’exception à noter est

la ligature « st », à l’intérieur de laquelle le « s » descend nettement en dessous de la ligne. Le

« t » et le « g » à l’intérieur d’un mot ont tendance à former une ligature avec la voyelle

successive. Les traits ascendants s’épaississent en haut. Les minimes n’ont d’habitude pas de

pied, sauf pour la dernière d’un « m », « n », ou « u » ou pour le « i », lui-même. Une

particularité du travail de ce scribe est les traits prolongés à la fin d’un mot dans des lettres

comme « c », « e » ou « t », de manière qu’elles se trouvent presque fermées.

Quelques-unes des lettres méritent un commentaire particulier. Tant le « a » oncial que

le « a » à un seul compartiment sont employés : le premier est la forme normale (toujours très

droit et fermé très haut), tandis que l’autre ne s’emploie que rarement à la fin de quelques

mots (ex. : « gracia », A.3/l.4 ; « alleluia », A.6/l.6). Le « d » oncial apparaît une seule fois,

dans le mot « Adoremus » (A.6/l.19) – et comme il s’agit de la deuxième lettre au début d’une

pièce, il peut avoir une valeur simplement ornementale –, et le « s » oncial n’apparaît pas, si

Page 8: Cluny à Solesmes

8

l’on exclut le « s » suspendu à la fin du mot « perimus » (A.6/l.13) et le « s » de l’abréviation

« Ds » (A.3/l.5). Les deux moitiés du « g » sont dessinées avec des traits indépendants, et le

« g » n’est pas fermé en bas. Le « N » capitale est employé une fois au milieu d’un mot

« iNcombustum » (A.3/l.18), mais, étant placé en fin de ligne et orné de rouge, il s’agit plutôt

d’une forme ornementale que d’une pratique régulière du scribe. On pourrait encore noter : le

« h », dont la deuxième branche se courbe vers la gauche, en descendant légèrement en

dessous de la ligne ; le « q », avec une petite sérife en haut, à droite ; et le « y », dont la

deuxième branche descend en dessous de la ligne vers la gauche et qui a un point.

Le scribe emploie peu de ligatures : « st » et « or », toutes les deux à l’intérieur comme

à la fin d’un mot. Une fois, en début de mot, on observe la ligature « Ex » (A.3/l.8). Les

abréviations pour « per- » et « pro- » se rencontrent à l’intérieur des chants notés, mais celles

pour « -us » et « -ur » ne se trouvent que sur des incipit. Le « et » est abrévié soit avec la

perluète, soit avec le « et » tironien en forme de « 7 ». Le tilde est ondulé. La cédille est

spécialement soignée, souvent avec un point rouge décoratif.

Les premiers mots de chaque formulaire sont écrits avec des capitales rustiques, ornées

de rouge, et les rubriques sont écrites dans un alphabet majuscule qui mélange des lettres

onciales aussi (A, D, H M) aux capitales rustiques, le « N » servant de base aux contractions

« IN » et « NT ». Il n’est pas aisé de dire si la différence d’alphabet est due à une distinction

entre rubricateur et scribe du texte ou s’il s’agit plutôt d’une différence fonctionnelle à

l’intérieur de la pratique d’un même scribe. On doit remarquer aussi qu’au moins une fois (à

l’intérieur du « A » de l’antienne Ascendente Ihesu), une petite lettre minuscule avait été

laissée à l’emplacement de l’initiale pour guider le rubricateur. L’écriture du « a » en question

se distingue nettement de l’ « a » minuscule écrit par le scribe du texte.

b) Ecriture musicale

Comme la partie la mieux conservée des fragments ne contient que des antiennes qui

s’élèvent à peine de la composition syllabique, avec quelques passages neumatiques,

l’échantillon que nous avons du travail de notation musicale de ce scribe est forcément limité.

Avant de passer à l’examen sommaire de chaque forme, quelques remarques générales

s’imposent. L’écriture est assez régulière, avec peu de variation dans la composition d’un

même signe. L’axe d’écriture est très droit en montant (parfois avec une légère inclinaison à

droite qui ne dépasse pas les 10°) et oblique en descendant (d’environ 45° à 50°). L’écriture

est fondamentalement adiastématique, avec un emploi occasionnel de l’axe vertical pour

Page 9: Cluny à Solesmes

9

indiquer la direction mélodique, surtout dans des contextes strictement syllabiques (par

exemple : ante faciem, dans l’antienne Exultabunt omnia ligna, A.3/l.8 ; faceres, dans

l’antienne Quando natus est, A.3/l.17 ; mirati sunt dans l’antienne Surgens Ihesus, A.6/l.13 ;

fecerat, dans l’antienne Domine salva nos, A.6/l.19).

L’écriture de ces fragments est bien complexe et fait preuve d’une remarquable finesse

sémiologique, comme on le constatera pour certaines des formes exposées ci-après. Il n’est

cependant pas possible d’aller plus loin dans le sens de chaque forme neumatique, en raison

du peu de matériel disponible pour l’analyse (fondamentalement une face de chaque feuillet).

Le son isolé est signifié soit par le punctum, soit par la virga. Le punctum est rond,

parfois très légèrement étiré vers la droite, sans que ceci semble avoir une signification

musicale quelconque. La virga a un crochet en haut, à gauche, d’habitude placé obliquement

vers le bas. Le crochet se voit parfois très bien et parfois il ne se reconnaît que par un

épaississement de la virga en haut. Comme d’habitude, la virga désigne un son

contextuellement plus aigu, tandis que le punctum signifie un son contextuellement plus

grave. Si la règle générale de l’antécédent est valable dans la plupart des cas (punctum pour

un son plus grave que le précédent, l’inverse pour la virga, l’unisson reprenant la forme

antérieure, soit virga ou punctum dans une récitation), quelques exceptions méritent d’être

signalées : (a) dans une descente mélodique, le punctum est souvent réservé pour la dernière

note (par exemple : Exultabunt et ante faciem dans l’antienne Exultabunt omnia ligna,

A.3/l.8) ; (b) dans un unisson, le dernier élément peut changer de punctum à virga, s’il est

succédé d’une descente (par exemple : secula dominus, dans l’antienne Ante luciferum,

A.3/l.10). L’échantillon que nous avons n’est pas suffisant pour dégager des règles générales,

mais il invite à reconnaître la souplesse de l’emploi de ces signes, très attentive au contexte

mélodique.

Tant punctum que virga se trouvent aussi en composition – voir plus bas. Mais il y a

deux formes qui ne se trouvent qu’en composition et qui méritent d’être signalées. Même si

leurs occurrences dans les fragments en question sont trop rares pour pouvoir donner lieu à

une interprétation fondée, le fait qu’elles ont des correspondances graphiques dans un certain

nombre d’autres manuscrits permet d’associer nos fragments à un ensemble d’autres témoins

de l’écriture neumatique française. La première de ces formes en composition est une sorte de

gravis à la fin d’une descente mélodique (seul exemple : cum dans l’antienne Praecursor

Iohannes, A.5/l.3). Cette forme est connue de plusieurs manuscrits en notation française du

11e siècle (provenant de Saint-Denis, Cluny, Réôme, Saint-Maur de Glanfeuil, etc.) pour

Page 10: Cluny à Solesmes

10

indiquer un intervalle d’une tierce ou plus, mais le fait qu’il n’apparaît qu’une seule fois dans

ces fragments empêche d’approfondir la question. La seconde forme en composition est une

virga barrée au début d’une montée (par exemple : magnus, dans l’antienne Ascendente Ihesu,

A.6/l.8). Cette forme se trouve dans le Graduel de Cluny (BNF, lat. 1087) et correspond

souvent à un élément en forme de « y » dans le Graduel-Antiphonaire de Saint-Maur de

Glanfeuil (BNF, lat. 12584), y inclus dans le cas de Ascendente Ihesu. Dans ces manuscrits,

elle est souvent placée avant un pes quilismatique et peut signaler un premier intervalle large.

Le pes est sans crochet et son premier trait est souvent dessiné de manière légèrement

oblique, de bas en haut. Il n’y a pas des variations significatives du pes. La clivis est très

caractéristique : elle monte en se courbant vers la droite (parfois de manière parfaitement

arrondie et parfois avec un angle prononcé) et descend souvent de manière oblique, vers la

gauche, finissant par un crochet arrondi ascendant. Le trait descendant a environ la moitié de

la taille du trait ascendant, et les légères variations de taille ne peuvent pas se rattacher à un

sens musical quelconque.

Le torculus reprend les éléments de la graphie du pes (surtout le premier trait, qui est

souvent légèrement oblique) et de la clivis (pour la montée et la descente). Le porrectus est

dessiné avec un arc très ouvert à la base, à la fin duquel se dresse un trait vertical montant

sans crochet. Le torculus resupinus reprend la forme du porrectus, mais commence par un

petit trait horizontal, avant l’arc. Il se trouve que deux fois (celi dans le répons Hodie in

Iordane, A.5/l.16 ; et descendit, dans le verset de répons Descendit, A.5/l.19) le torculus

resupinus est dessiné avec le premier élément détaché en forme de punctum. Dans les deux

cas, il s’agit des mêmes intervalles EGFF. Cet usage du torculus resupinus au premier

élément détaché pour signifier ces intervalles précis a des parallèles dans d’autres sources, et

notamment dans les derniers feuillets du Graduel de Cluny. Le porrectus flexus se retrouve

une fois (Sebastianus, dans l’antienne Sebastianus mediolanensium, A.6/l.21) et il a la forme

de deux clivis enchaînées.

Le scandicus est composée de deux puncta surmontés d’une virga, tous alignés de

manière très droite. Dans quelques cas, cependant, on le trouve noté avec un groupement

distinct, un pes suivi d’une virga (par exemple, luciferum, dans l’antienne Ante luciferum,

A.3/l.9 ; et te dans l’antienne Quando natus, A.3/l.17). Il s’agit, dans les deux cas en question,

d’un premier intervalle large (d’une quarte ou d’une quinte), suivi d’un intervalle d’une

seconde ou d’une tierce. L’Antiphonaire de Saint-Maur de Glanfeuil emploie le même

Page 11: Cluny à Solesmes

11

groupement pour ces cas, et on doit noter que la formule Dab est notée de la même manière

tout au long du Graduel de Cluny.

Le climacus est composée d’une virga et de deux puncta qui descendent obliquement.

La virga se trouve courbée vers la droite et sans crochet. Une descente de trois sons peut aussi

se trouver liée en composition, avec un ou plusieurs éléments antécédents. Dans ces cas, à un

trait ascendant cintré, sont attachés deux traits verticaux très courts, liés par un trait horizontal

(par exemple, miserere, dans l’antienne Praecursor Iohannes, A.5/l.3 ; ou gloriam dans

l’antienne Fontes aquarum, A.5/l.4). Si le sens de cette forme doit encore être éclairci, il

convient de noter que plusieurs autres manuscrits français ont aussi une forme de « climacus

lié » en composition (manuscrits de Saint-Maur de Glanfeuil, Cluny, etc.).

L’oriscus a une forme caractéristique, avec un premier trait oblique en montant. Il est

le plus souvent lié à un punctum en bas, comme un pressus minor.

Le pes quilismatique, qui se caractérise graphiquement par un premier trait ondulé et

épais, n’est jamais isolé, ayant au moins un antécédent, qui peut être soit un punctum (par

exemple regno, dans l’antienne Multi ab oriente, A.6/l.7), soit une virga (par exemple venient,

dans l’antienne Multi ab oriente, A.6/l.7), en fonction du contexte mélodique antécédent.

Les pes stratus est tout à fait caractéristique : il a une boucle fermée très large et son

trait oblique n’est pas très long (par exemple, sanctis, dans l’invitatoire Adoremus deum qui in

sanctis, A.6/l.20).

La liquescence ascendante (epiphonus) est d’habitude très ouverte en bas, mais elle

peut dessiner une boucle. Pour la liquescence descendante, il y a deux formes de base

possibles, l’une avec l’apparence d’un demi-cercle (par exemple et dans l’antienne Domine

salva nos, A.6/l.14) et l’autre avec un premier élément ascendant qui se courbe en haut sans

que la descente arrive au même niveau de départ (par exemple sanctis dans l’antienne Beatus

es et bene, A.6/l.18). L’une prend base sur le punctum et l’autre sur la virga. Il y a une

liquescence plus ample qui fait penser à l’ancus sangallien (Surgens, dans l’antienne Surgens

Ihesus, A.6/l.12), dont la signification ne peut pas être déterminée sur la base de ce seul

exemple, surtout en face de nombreuses variantes dans la tradition manuscrite. Il peut aussi

arriver qu’une forme complexe soit rendue liquescente par la terminaison en boucle du dernier

trait (par exemple enim, dans l’antienne Erat enim, A.6/l.22).

Remarques liturgiques

Page 12: Cluny à Solesmes

12

Les fragments proviennent d’un antiphonaire monastique, avec six antiennes pour

chaque nocturne, plus une antienne ad cantica dans l’office de nuit. Le fragment A.3/A.4

contient presque l’intégralité de l’office de l’octave de Noël (manquent les premières vêpres

et le début de l’office de nuit), ainsi que le début de l’office de l’Epiphanie (jusqu’au

deuxième répons du deuxième nocturne). Le fragment A.5/A.6 contient la fin de l’office de

l’octave de l’Epiphanie (les deux antiennes in Evangelio, c’est-à-dire, pour le Benedictus et

pour le Magnificat), les formulaires des cinq dimanches post natalis Domini et le début de

l’office de Saint Sébastien (jusqu’à la deuxième antienne du premier nocturne). C’est-à-dire

que les deux feuillets se trouvaient originalement proches dans l’antiphonaire, séparés

vraisemblablement par un seul feuillet où se trouveraient la fin de l’office de l’Epiphanie et le

début de l’octave de l’Epiphanie, à juger par des antiphonaires comparables du point de vue

codicologique, comme celui de Saint-Maur de Glanfeuil. La présence de la fête de saint

Sébastien montre que temporal et sanctoral n’étaient pas séparés dans des sections distinctes

du livre.

L’économie de chaque office est simple : une antienne pour premières vêpres, suivie

directement de l’office de nuit, avec l’invitatoire et les antiennes et répons de chaque

nocturne. S’ensuivent les cinq antiennes pour laudes et les antiennes in Evangelio pour le

Benedictus et le Magnificat. Apparemment, à juger par l’office de l’Epiphanie, les antiennes

étaient suivies des répons pour chaque nocturne – pour l’octave de Noël, les répons ne sont

pas précisés et il n’y a que la liste des antiennes, parfois uniquement leur incipit, puisqu’elles

auraient déjà été notées intégralement dans l’office de Noël. Il n’y a aucun formulaire

spécifique pour secondes vêpres. Les répons brefs n’y figurent pas non plus. Dans le cas des

dimanches post natalis Domini, il n’y a qu’une liste d’antiennes, dont le nombre varie de deux

à six, sans que soit précisé l’emplacement liturgique de chaque pièce. On aurait du mal à dire

si cela relève d’une vraie possibilité de choix ou si c’est le reflet d’une tradition orale qui n’a

pas besoin d’expliciter par écrit ce qui est bien connu de tous. De toute manière, la situation

n’est pas exceptionnelle, puisque ces dimanches – dont le nombre (3, 4, 5, 6), la nomenclature

(post natalis Domini, post Theophaniam ou Epiphaniam, post Octabas Epiphanie, etc.)11 et le

contenu (divers choix et ordre d’antiennes) varient beaucoup – sont présentés aussi sans

explication de l’emplacement liturgique précis des pièces dans la plupart des sources jusqu’au

12e siècle.

11 Noter aussi les cas où les dimanches sont différemment nommés : R nomme le premier formulaire « Dominica infra Epiphaniam », suivi de « Dominica Prima Post Epihaniam », etc. ; V appelle le premier « Dominica post Epiphania », le deuxième tout simplément « Dominica », suivi de « Dominica II » et ainsi de suite.

Page 13: Cluny à Solesmes

13

Le choix des pièces contenues dans chaque formulaire aide à localiser les fragments en

question par rapport aux autres sources conservées. A cette fin, nous avons préparé cinq

tableaux comparatifs, dans lesquels les formulaires des fragments de Solesmes (colonne de

gauche) sont comparés à ceux de 29 autres sources, les 12 antiphonaires édités par Dom

René-Jean Hesbert dans les deux premiers volumes du CAO et 17 autres sources des cursus

romain et monastique. Dans les tableaux, les signes suivants sont employés : = (même pièce

dans le même formulaire, le même formulaire étant conçu comme chaque office d’une même

fête – noter que l’ordre de la pièce dans chaque source n’a pas été retenu) ; ≈ (ce signe est

introduit pour les nocturnes et signale que la pièce en question se trouve dans le même office,

mais dans un autre nocturne) ; X (la pièce n’est pas contenue dans l’office en question) ; – (le

formulaire n’a pas de correspondant dans la source traitée). Le cas spécifique des dimanches

post natalis Domini nous a emmenés à une approche plus souple, dans laquelle un formulaire

était considéré comme équivalent s’il contenait le même noyau de chants, étant donné la

variation de la nomenclature vérifiée dans les sources. Psaumes et versets de répons n’ont pas

été pris en compte pour ne pas alourdir les tableaux davantage. D’après ce que nous avons

vérifié, leur prise en compte ne changerait pas la vision d’ensemble ici proposée. Voici les

sigles des manuscrits comparés, suivies des tableaux eux-mêmes :

H = Sankt-Gallen, Stiftsbibliothek, 390-391: Saint-Gall, X-XI

R = Zürich, Zentralbibliothek, Rheinau 28: Rheinau, XIII

D = Paris, Bibliothèque Nationale de France, lat. 17296: Saint-Denis, XII

F = Paris, Bibliothèque Nationale de France, lat. 12584 : Saint-Maur de Glanfeuil, XI-XII

S = London, British Library, Add. 30850: Silos, XI

L = Benevento, Biblioteca Capitolare, 21: Benevento, XII

C = Paris, Bibliothèque Nationale de France, lat. 17436 : Compiègne, IX

G = Durham, Dean and Chapter Library, B iii II: Nord de la France, XI

B = Bamberg, Staatsbibliothek, lit. 23: Bamberg, XII

E = Ivrea, Biblioteca Capitolare, 106: Ivrée, XI

M = Monza, Biblioteca Capitolare; c. 12.75: Monza, XI

V = Verona, Biblioteca Capitolare, XCVIII: Verona, XI

Le = Cambridge, Fitzwilliam Museum, 369: Lewes, XIII

Page 14: Cluny à Solesmes

14

Sv = Saint Victor-sur-Rhins, Mairie, s.c.: Cluny, XIV12

Wo = Worcester, Cathedral and Chapter Library, F. 160: Worcester, XIII

Sm = Paris, Bibliothèque Nationale de France, lat. 12044, XII

Lc = Lucca, Biblioteca Capitolare, 601: Lucques, XII

Vl = Valenciennes, Bibliothèque Municipale, 114: Saint-Amand, XII

Mr = Mont-Renaud, Collection Privée: Noyon, X-XI

Ar = Arras, Bibliothèque Municipale, 465 (893): Saint-Vaast d’Arras, XIII

Ca = Cambrai, Biblothéque Municipale, 38 : Cambrai, XIII

Nv = Paris, Bibliothèque Nationale de France, n.a.l. 1236 : Saint-Cyr de Nevers, XII

Al = Albi, Bibliothèque Municipale, 44 : Sud-Ouest de la France, IX-X

Mz = Metz, Bibliothèque Municipale, 83 : Metz, XIII

Pi = Piacenza, Biblioteca Capitolare, 65 : Plaisance, XIII

T1 = Toledo, Archivo y Biblioteca Capitular, 44.1 : Sud de la France, XI

T2 = Toledo, Archivo y Biblioteca Capitular, 44.2 : Aquitaine, XII

Ro = Roma, Biblioteca Vallicelliana, C. 5: Nursie S. Eutice, XII

Lm = Paris, Bibliothèque Nationale de France, lat. 1085 : Saint-Martial de Limoges, XI

12 Ce manuscrit est mutilé au début, et le premier formulaire qu’il contient est celui pour le troisième dimanche après l’Épiphanie.

Page 15: Cluny à Solesmes

15

TABLEAU 1 – OCTAVE DE NOËL

H R D F S L C G B E M V Le Sv Wo Sm Lc Vl Mr Ar Ca Nv Al Mz Pi T1 T2 Ro Lm

[IN I° NOCTURNO]

A. Dominus dixit = = = = = = = = X = = = = – = = = = = = = = = = = = = = =

A. In sole posuit = = = = = = = = = = = = = – X = = = X = = = X = = = = = =

A. Elevamini portas = = = = = = = = = = = = = – = = = = X = = = X = = = = = =

A. Spetiosus forma = = = = = = ≈ ≈ = ≈ ≈ ≈ = – X = = = X = ≈ ≈ X = ≈ X ≈ = =

A. Suscepimus = = = = = = X X X X X X = – = = = = = = X X X = X X X = =

A. Orietur ≈ X = = X = X X X X X X = – = = = = = = ≈ X X = X X X = =

[IN II° NOCTURNO]

A. Veritas de terra = = = = X = X X X X X X = – = = = = = = X X X = X = X X =

A. Homo natus est = = = = = = = = = = = = = – = = = = X = ≈ = X = = = = = =

A. Exultabunt omnia = = = = X = = = = = = = = – X = = = X = ≈ = X = = = = = =

A. In principio X = = = = X ≈ ≈ ≈ ≈ ≈ ≈ = – X = = = X = ≈ ≈ X = ≈ = ≈ = =

A. Ante luciferum X X = X = X ≈ ≈ X ≈ ≈ ≈ = – X X X = X = X ≈ X X ≈ = ≈ = =

A. Nato domino X X = = = X ≈ ≈ X ≈ ≈ ≈ = – X = = = X = X ≈ X X ≈ = ≈ = =

AD CANTICA

A. Beatus venter qui X X X = X X X X X X X X X – X = = = X = X X X X X X X X X

IN MATUTINIS L.

A. O ammirabile com. = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = X = = = = = = =

A. Quando natus est = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = = = = = = = = =

A. Rubum quem = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = = = = = = = = =

A. Germinavit = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = = = = = = = = =

A. Ecce maria gaudet = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = = = = = = = = =

[IN EVANGELIO]

A. Magnum hereditatis X = = = = = = = X X = X = – = = = = = = = = X = = X = X =

A. Mirabile misterium = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = X = = = = = = =

Page 16: Cluny à Solesmes

16

TABLEAU 2 – EPIPHANIE

H R D F S L C G B E M V Le Sv Wo Sm Lc Vl Mr Ar Ca Nv Al Mz Pi T1 T2 Ro Lm

[AD Ias VESPERAS]

A. Magi videntes stel- X = = = = – X = X = X X = – = = = X X X = X – = = – = = =

I. Christus apparuit = = = = = – X X = X X X = – = = = = = = – = – = = = = = =

[IN I° NOCTURNO]

A. Afferte Domino filii = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = = = = = = = = =

A. Fluminis impetus = ≈ = = = = ≈ ≈ = = ≈ X = – = = = = = = ≈ = ≈ ≈ = = = = =

A. Psallite deo nostro = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = = = = = = = = =

A. Vidimus stellam X X X = X X X X X X X X = – X = = X X X X X X ≈ X = ≈ X =

A. Omnis terra adoret ≈ = = = = = = = ≈ ≈ = = = – = = = = = = = ≈ = = ≈ = ≈ = =

A. Reges tharsis ≈ = = = = = ≈ ≈ ≈ ≈ ≈ ≈ = – = = = = = = ≈ ≈ ≈ = ≈ = ≈ = =

R. Hodie in Iordane = = = = = = X = = = = = = – = = = ≈ = = ≈ = = = = = = = =

R. In columbe specie ≈ ≈ = = ≈ = = = ≈ ≈ X ≈ = – ≈ = = ≈ = ≈ ≈ ≈ = ≈ = = = = =

TABLEAU 3 – OCTAVE DE L’EPIPHANIE

H R D F S L C G B E M V Le Sv Wo Sm Lc Vl Mr Ar Ca Nv Al Mz Pi T1 T2 Ro Lm

[IN EVANGELIUM]

A. Praecursor Iohannes = = = = = = = = = = = = = – = = = = = = = X = = = = – = =

A. Fontes aquarum X X = = X X = = X X X X X – = = X = = = = X = = ≈ = – X X

Page 17: Cluny à Solesmes

17

TABLEAU 4 – DIMANCHES APRES L’EPIPHANIE

H R D F S L C G B E M V Le Sv Wo Sm Lc Vl Mr Ar Ca Nv Al Mz Pi T1 T2 Ro Lm

[DOMINICA Ia]

A. Erat Ioseph et Maria – – – – – – – – – – – = – – – = X = – – – – – X – – – –

A. Puer Ihesus cresc- – – – – – – – – – – – X – – – X X = – – – – – X – – – –

[DOMINICA IIa]

A. Fili quid fecisti = = = = = = = = = = = = = – = = = = X = = = = = = = – = =

A. Maria autem conser- X X X = X = X X X X X X = – X X X = X = X X X = X = – = =

A. Puer Ihesus profi- X = X = = X = = = = = = = – = = X = X = = = = = = = – = =

[DOMINICA IIIa]

A. Nuptie facte = = = = = X = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = – = =

A. Deficiente vino = = = = = X = = = = = = = = X = = = = = = = = = = = – = =

A. Implete idrias X X X = X X X X X = X X = = X = X X X X X X X X X X – = =

A. Hoc fecit X X X = X X X X X = X X = = X = X = X = X X X X = = – = =

[DOMINICA IVa]

A. Domine si tu vis = = X = X X = X X X X = = = X = X = X X X X = = = = – = =

A. Domine puer meus X = X = = = = = = = = = = = X = = X X = X X = = X = – = =

A. Domine non sum X = X = = X = = = = = = = = X = X X X = = X = = X = – = =

A. Dixit Dns. I. cen- X X X X X X X X X X X X = = X X X X X X X X X X X X – X X

A. Multi ab Oriente X X X X X X = X X X X = = = = X X X = X X X = = X = – = =

[DOMINICA Va]

A. Ascendente Ihesu = = = = – = = – = = = = = = = = = = = = = = X = = = – = =

A. Dne salva…tranquil- = = X = – = = – X = X = = = X = X = X X X X = = = = – = =

A. Surgens Ihesus = = = = – X X – X = = = = = = = = X = = = = X = = = – = =

A. Dne salva…obediunt = = X X – X = – = = X X = = X X X X = X X = X = = X – X X

Page 18: Cluny à Solesmes

18

TABLEAU 5 – SAINT SEBASTIEN

H R D F S L C G B E M V Le Sv Wo Sm Lc Vl Mr Ar Ca Nv Al Mz Pi T1 T2 Ro Lm

[AD Ias VESPERAS]

A. Beatus es et bene X X X = X X – X X X – X X X – X X X X X X X X – X – = X X

I. Adoremus Deum qui – – X = X X – X X X – X = = – = X X X X X X X – X – = X X

[IN I° NOCTURNO

A. Sebastianus mediol- = = = = X = – = = = – ≈ = = – = = = = X = X X – X X = = X

A. Erat enim = = = = X = – = = = – X = = – = = = = = = = X – X = = = =

Page 19: Cluny à Solesmes

19

Le tableau 1 montre clairement qu’il y a des ensembles où le choix des pièces ne varie

point, comme pour l’office de laudes, où tous les manuscrits consultés donnent exactement le

même formulaire, exception faite à une antienne qui ne se rencontre pas à Nevers. Pour les

antiennes des deux nocturnes, cependant, la variation est beaucoup plus importante – il ne faut

pas s’étonner des antiennes absentes des antiphonaires du cursus séculier, bien sûr, ni de

celles qu’on ne trouve pas dans Al et Mr, avec des formulaires extrêmement concis. Ceci étant

dit, ce sont les manuscrits germaniques (H et R), anglais (Wo), espagnols (S) et sud-italiens

(L) qui sont plus éloignés. Le Nord de l’Aquitaine (Sm) est plus proche que le Sud (T1 et T2),

mais ce sont l’Italie du Nord et le Nord de la France qui sont les plus concordants (D, F, Sm,

Lc, Vl, Ar, Mz, Ro). Malgré son origine anglaise, Le est à ranger avec les derniers, puisque

Lewes était un prieuré clunisien, d’où le niveau de concordance. On doit noter que les

quelques sources qui donnent aussi l’antienne Beatus venter comme antienne ad cantica sont

en général les plus proches, exception faite à Wo. Le tableau 2 donne à peu près les mêmes

résultats, mais éloigne les manuscrits picards et du Nord-Est, la concordance étant parfaite

avec D, F, Sm, Lc, Lm et Le. Sur le tableau 3, il n’y a pas beaucoup à dire, sauf qu’il éloigne

à nouveau les témoins germaniques (H, R et B), sud-italiens (L), espagnols (S et E), mais

aussi ceux du Nord de l’Italie (M, V, Lc, Pi, Ro) et même Limoges (Lm). Sauf Wo, Al et T2,

c’est au Nord de la France qui se trouvent les concordances.

Le tableau 4 présente une situation assez complexe. Le premier formulaire n’a presque

pas des concordances, exception faite à Sm (concordance partielle) et à Vl (concordance

intégrale). Le deuxième est presque unanime pour la première antienne (contenue dans tous

les manuscrits sauf Mr), mais assez varié pour les deux autres, les seules concordances

intégrales étant F, Sm, Vl, Ar, Mz, T1, Ro, Lm et Le. Situation similaire au troisième

formulaire, avec une concordance assez générale pour les deux premières antiennes, tandis

que les deux autres antiennes ne se trouvent que dans F, E, Sm, Ro, Lm, Le et Sv, ce qui

suggère une autre fois que la concordance est moins étroite avec la Picardie et le Nord-Est

qu’avec Cluny, Limoges, les deux antiphonaires de Saint-Maur et le Nord de l’Italie. Pour le

quatrième formulaire, la quatrième antienne est absente de presque toute la tradition (une

antienne avec un texte similaire et une autre mélodie se trouve dans T1, mais la même

antienne, avec même texte et mélodie, ne se trouve que dans Le et Sv) et la dernière antienne

n’est pas très répandue (le texte est dans C, V, Wo, MR, Al, Mz, T1, Ro et Sm, mais la même

mélodie ne se trouve que dans Le, Sv et Ro). Il s’agit donc d’un formulaire très spécifique

dans les fragments de Solesmes. Le cinquième formulaire des dimanches post natalis Domini

Page 20: Cluny à Solesmes

20

pose aussi des questions. Ici, les sources les plus proches dans les autres formulaires, à

l’exception de Le et Sv, n’ont pas la dernière antienne (F, Sm, Ro, Lm), tandis que des

sources autrement éloignées la contiennent (H, R, E, V). Ceci s’explique peut-être par la

tendance à garder une seule des antiennes qui commence par Domine salva nos (Mr et Nv

font le choix inverse), mais cette concordance, même si ponctuelle, avec les manuscrits

germaniques doit être signalée.

Le tableau 5 permet de revenir sur les concordances liturgiques des fragments de

Solesmes. Il montre que la grande majorité des manuscrits ne donnent pas la même antienne

pour premières vêpres (exception faite à F et T2) ni le même invitatoire (les exceptions sont à

nouveau F et T2, en plus de Sm, Le et Sv). Pour les deux antiennes qu’on trouve au début du

premier nocturne, il y a moins de divergences, les manuscrits qui sont décidemment plus

éloignés des fragments de Solesmes sur ce point étant S, V, Ar, Nv, Al, Pi, T1 et Lm.

L’image générale à retenir – et sans qu’on puisse en tirer plus de conclusions en vue

du petit échantillon dont il s’agit sur l’ensemble de l’année liturgique – est celle d’une

proximité plus grande avec les sources du Nord de la France, de Limoges et du Nord de

l’Italie, mais surtout avec la tradition clunisienne représentée par les bréviaies de Lewes et de

Saint-Victor-sur-Rhins, avec les deux antiphonaires de Saint-Maur et celui de Limoges,

tempérée par des concordances localisées avec d’autres sources. Ces impressions seront

approfondies par l’étude des variantes mélodiques dans la prochaine section.

Remarques musicales

Un des aspects les plus intéressants de ces fragments est le fait que les modes de toutes

les pièces – antiennes et répons – sont indiqués en marge par des chiffres romains, même si

les differentiae ne sont pas données. En ceci, ils adoptent le même comportement que

l’Antiphonaire de Saint-Maur de Glanfeuil, dont on a vu la proximité des formulaires

liturgiques avec les fragments de Solesmes. Malheureusement, comme la marge des feuillets a

été coupée, on ne les voit que partiellement sur les faces A.3 et A.4 (ici presque illisibles) et

pas du tout sur A.5 et A.6.

Ces indications sont particulièrement précieuses pour le cas des antiennes de laudes de

l’octave de Noël, où la modalité des antiennes a varié dans la tradition manuscrite. Dans le cas

de l’antienne Germinavit, la tradition diastématique s’est dispersée entre le premier et le

quatrième mode, selon Ruth Steiner, en raison des solutions diverses données à la coexistence

du si naturel et du si bémol, mais les fragments de Solesmes apparemment classifient

Page 21: Cluny à Solesmes

21

Germinavit comme une antienne de deuxième mode (à moins que la coupure du parchemin ait

coupé les derniers chiffres). Quando natus est, qui a aussi reçu des attributions modales

diverses, peut-être en raison de la fin du texte identique à celle de Germinavit, comme l’a

proposée Ruth Steiner, est classifiée dans le troisième mode.13 Et même si l’on ne peut pas lire

le mode de Ecce Maria genuit ni voir la fin de la pièce, on s’aperçoit clairement qu’il s’agit de

la mélodie du deuxième mode, la plus habituelle dans les manuscrits germaniques et du Sud

de l’Aquitaine, et non celle du cinquième, qui est pourtant la plus commune dans les sources

françaises et italiennes.14 Cette observation fait penser au cinquième formulaire des dimanches

post natalis Domini, où ponctuellement les fragments de Solesmes se montraient proches des

manuscrits germaniques.

Comme déjà signalé lors de l’explication des tableaux liturgiques, les formulaires des

quatrième et cinquième dimanches post natalis Domini sont aussi intéressants. Dans le

quatrième dimanche, on rencontre l’antienne Dixit dominus Ihesus centurioni, pour laquelle

nous avons trouvé deux antiennes avec un texte proche (Dixit Ihesus centurioni vade et sicut

credidisti fiat tibi allelluia, dans D ; et Dixit Ihesus centurioni sicut credidisti fiat tibi alleluia

dans T1), chacune avec une mélodie distincte qui ne s’accorde pas avec le texte mélodique

des fragments de Solesmes. La même antienne, texte et mélodie, ne se trouve que dans les

bréviaires de Lewes et de Saint-Victor-sur-Rhins. Le cas est moins dramatique pour l’antienne

Multi ab Oriente dans le même formulaire, puisque le contour neumatique est presque

identique à la version diastématique de Ro, avec une pièce du huitième mode. Encore une

fois, la même antienne, texte et mélodie, se retrouve à Lewes et Saint-Victor-sur-Rhins. Il faut

cependant noter que, dans les autres sources où nous avons trouvé le texte de Multi ab Oriente

(V, T1, Ca, Wo, Mz), la mélodie en est distincte et, malgré quelques similarités ponctuelles,

chacune de ces sources donne une mélodie assez distincte des autres.

Pour le cinquième dimanche, où les concordances liturgiques sont aussi limitées, on

doit noter que Vl donne une mélodie diverse pour l’antienne Domine salva nos… oboediunt

13 Ruth Steiner, « Antiphons for Lauds on the Octave of Christmas », in J. Szendrei et D. Hiley (éd.), Laborare fraters in unum: Festschrift Laszlo Dobszay zum 60. Geburtstag, Hildesheim, 1995, p. 307-315, ici p. 311-313. Sur cette antienne, voir aussi Daniel Saulnier, Des variantes dans la tradition manuscrite des antiennes du répertoire romano-franc : description, typologie, perspectives, thèse de doctorat, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 2005, p. 259-263.14 Eadem, ibidem, p. 314. Daniel Saulnier a approfondi l’étude de cette antienne – on dirait mieux de ces antiennes – par le biais de la problématique de la modalité archaïque, en confrontant la tradition romano-franque à la tradition romaine, et a proposé l’hypothèse que l’antienne du cinquième mode a été élaborée à Rome, tandis que l’antienne du deuxième mode a eu son origine en milieu franc et que la distribution de l’antienne « romaine » dans les sources franques confirme « l’existence des échanges et des procédés d’‘acculturation’ mutuelle entre deux traditions modales archaïques : DO à Rome et RE en Gaule. » Daniel Saulnier, Des variantes dans la tradition manuscrite des antiennes du répertoire romano-franc, op. cit., p. 248-253, ici p. 253.

Page 22: Cluny à Solesmes

22

ei, ainsi que Ca pour Surgens Ihesus. Si les fragments de Solesmes transmettent une mélodie

du huitième mode pour Surgens Ihesus, celle de Ca est en septième mode, tout à fait distincte.

Le cas de l’antienne Domine salva nos… oboediunt ei est plus complexe, puisque, malgré un

geste initial assez distincte et une variante textuelle (Vl substitue « ventis imperat et mare et »

simplement par « venti et mare »), le mode est le même (huitième mode) et il y a beaucoup de

parallélismes dans la construction des deux mélodies, au point qu’on est amené à penser que

les deux versions peuvent avoir un rapport de fait.

Ceci nous amène à proposer une comparaison des variantes mélodiques des fragments

de Solesmes par rapport à un groupe de sources qui pourrait se montrer éclairant. Nous avons

choisi 11 sources par leur proximité liturgique avec les fragments, constatées dans les

tableaux de la section précédente.15 Quelques précautions sont nécessaires dans la délimitation

des « lieux variants »16 choisis : ont été éliminées toutes les variantes isolées (quand une seule

source variait), ainsi que toutes les différences dues à la répétition d’une note, tous les

contextes liquescents et tous les cas où la variante étaient simplement due à la présence ou à la

position du demi-ton (remplissage de tierce, montée du mi au fa, etc.). Avec ces précautions,

il est espéré que les particularités ponctuelles de chaque source seront moins évidentes que

leur groupement avec d’autres manuscrits. Aussi il faut dire que, le point de départ de la

comparaison étant une source adiastématique, c’est le contour mélodique qui est pris en

compte, et non les intervalles spécifiques.

Dans chaque lieu variant, les manuscrits sont classés entre ceux qui s’accordent avec

les fragments de Solesmes (=) et ceux qui ne s’accordent pas (≠), qui sont ensuite groupés par

variante proposée (a, b, c, etc.). Dans deux cas, des manuscrits ont dû être exclus, la raison

étant expliquée après un astérisque. Quinze variantes qui remplissaient ces critères ont été

relevées dans des antiennes qui se trouvaient dans toutes les sources sélectionnées :

15 Malhereusement Lm et Sv n’ont pas été retenus en raison de l’absence de notation dans les antiennes en question pour ce qui est du premier et des mutilations au début du livre pour ce qui est du second manuscrit.16 Le Graduel Romain. Édition critique par les moines de Solesmes. IV : Le texte neumatique. Volume I : Le groupement des manuscrits, Solesmes, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1960, p. 10: « un endroit du texte où les manuscrits attestent des leçons différentes ou ‘variantes’, en quelque nombre qu’elles soient. »

Page 23: Cluny à Solesmes

23

Si l’on transforme ces résultats en tableau montrant les pourcentages de concordance

avec les fragments de Solesmes, le résultat devient clair :

Page 24: Cluny à Solesmes

24

TABLEAU 6 : CONCORDANCE DES MANUSCRITS COMPARES AUX

FRAGMENTS DE SOLESMES D’APRES LEURS VARIANTES MELODIQUES

n° de conc. pourcentage n° de conc. pourcentageF 14/15 93,3% Nv 7/15 46,7%Sm 13/15 86,6% Ar 7/15 46,7%T1 3/14 21,5% D 6/15 40%Ca 5/14 35,7% Mz 7/15 46,7%Vl 6/15 40% Lc 6/15 40%Le 14/15 93,3%

On y voit nettement que les sources les plus proches – comme déjà identifié dans les

tableaux de comparaison liturgique – sont le bréviaire-missel de Lewes et les deux

antiphonaires de Saint-Maur, avec des concordances au-delà de 85%. Tous les manuscrits du

Nord de la France, celui de Lucques et celui de Nevers se placent entre les 35,7% et les

46,7%. Malgré sa proximité liturgique, cependant, T1, un manuscrit du Sud de l’Aquitaine, a

le plus bas pourcentage de concordances avec les fragments de Solesmes, de l’ordre des

21,5%.

Arguments pour l’origine et la date

Nous avons proposé dans le titre de cet article, aussi bien que dans son introduction,

que les fragments de Solesmes ont été écrits dans le scriptorium de Cluny. Le temps est venu

de développer l’argument qui soutient cette affirmation. Nous inverserons l’ordre de

présentation des sections précédentes de l’article et donnerons, dans l’ordre, les arguments

musicaux, liturgiques, paléographiques et codicologiques pour l’origine clunisienne des

fragments.

Du point de vue musical, l’argument fondamental est la concordance de 14 sur 15

lieux variants avec le Bréviaire-Missel de Lewes, un manuscrit qui, selon Ruth Steiner,

« présente un registre fidèle de la liturgie de Cluny. »17 Même si ce manuscrit n’a pas été

inclus dans les sondages faits en vue de l’édition du graduel critique – et donc une étude sur

ses variantes mélodiques est encore à faire – le haut pourcentage de concordance mélodique

entre un manuscrit très proche de la tradition clunisienne et les fragments de Solesmes est

assez significatif et suggère un lien historique. Il est complémenté par la proximité constatée

des variantes mélodiques des fragments avec les deux antiphonaires de Saint-Maur, ce qui a

17 Ruth Steiner, « Marian Antiphons at Cluny and Lewes », in Susan Rankin et David Hiley, éd., Music in the Medieval English Liturgy, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 175-204, ici p. 202.

Page 25: Cluny à Solesmes

25

un parallèle dans le répertoire de la messe, d’après les résultats des sondages du graduel

critique. Le premier sondage, basé sur 100 « lieux variants » – Saint-Maur n’a pas été retenu

dans le deuxième sondage – montre que le Graduel de Cluny (Clu1) n’a pas des manuscrits

extrêmement proches, mais si Clu2 (Graduel de Sauxillanges, Bruxelles, Bibliothèque Royale,

II 3823) en est séparé par 9 lieux variants, Mor3 (Graduel de Saint-Maur des Fossés, Paris,

BNF, lat. 13253) est en troisième position de proximité, avec 13 points de différence

seulement. Il est le deuxième plus proche témoin de Clu2, après Clu1.18 C’est par l’histoire

monastique que Le Graduel Romain propose d’expliquer ce rapport : « Si les manuscrits de

Saint-Maur-des-Fossés sont voisins de ceux de Cluny sur le tableau, c’est parce que Saint-

Maur-des-Fossés a été réformé, en 946, par S. Mayeul de Cluny, qui y est allé en personne. Il

est parfaitement naturel qu’il ait apporté avec lui un Graduel. »19

Du point de vue liturgique, au préalable indispensable qu’il s’agisse d’un antiphonaire

monastique, l’argument fondamental c’est encore le rapport avec les deux manuscrits de

Saint-Maur et surtout avec le Missel-Bréviaire de Lewes, un manuscrit de tradition

clunisienne, et le Bréviaire de Saint-Victor-sur-Rhins, un manuscrit copié à Cluny même.20 À

part le haut pourcentage de concordances, démontré dans le corps de cet article, les

formulaires des dimanches après l’Épiphanie sont particulièrement significatifs, surtout en ce

qui concerne les antiennes Dixit Dominus Ihesus centurioni et Multi ab Oriente, dans le

quatrième dimanche, puisque les deux antiennes se trouvent dans Lewes et Saint-Victor-sur-

Rhins avec le même texte et la même mélodie que les fragments Solesmes A.3/A.4 et

A.5/A.6. Or, Dixit Dominus Ihesus ne se trouve dans aucun autre manuscrit recensé, et la

version mélodique de Multi ab Oriente des fragments a une seule autre concordance, dans le

manuscrit Roma, Biblioteca Vallicelliana C.5. Cette proximité liturgique place les fragments

de Solesmes clairement dans le rayonnement de la liturgie clunisienne.

Un argument liturgique supplémentaire pour l’origine clunisienne des fragments

conservés à Solesmes et le rapport important avec les coutumiers de Cluny pour le premier

des formulaires des dimanches post natalis Domini. Comme on l’a vu, ce formulaire est très

rare et les deux antiennes trouvées dans les fragments de Solesmes sont encore plus rares dans

18 Le Graduel Romain, op. cit., p. 209.19 Ibidem, p. 259. Cette proximité attire l’attention sur les spécificités de l’influence liturgique de Cluny sur Saint-Maur, une influence qui s’est exercée de manières diverses. Comme le dit Susan Boynton, « Cluny’s liturgical impact on the abbeys it influenced ranged from profound to negligible. » (Shaping a Monastic Identity: Liturgy and History at the Imperial Abbey of Farfa, 1000-1125, New York, Cornell University Press, 2006, p. 115.)20 Cf. Anselme Davril, « À propos d’un bréviaire manuscrit de Cluny conservé à Saint-Victor-sur-Rhins », Revue Bénédictine, 93, 1983, p. 108-122.

Page 26: Cluny à Solesmes

26

cette position. Or, le Liber Tramitis, une description des usages de l’abbaye de Cluny au début

du 11e siècle produite pour Farfa,21 donne l’antienne Erat Ioseph pour le Benedictus à Laudes

et l’antienne Puer Ihesus pour le Magnificat.22 Le témoignage est confirmé par le coutumier

de Bernard, écrit à Cluny vers 1080 par le moine Bernard,23 qui précise que, si le cinquième

jour après Noël est un dimanche, « Ad nocturnos et laudes et horas antiphona de Natiuitate uel

post octauum, O admirabile. In euangelio Erat Ioseph. Ad uesperos Puer Iesus. »24 En d’autres

mots, les deux coutumiers de Cluny ont les mêmes pièces pour ce formulaire très peu

répandu.

Pour la paléographie du texte, on doit constater que l’écriture de la minuscule caroline

pratiquée par le scribe des fragments a une nette correspondance dans le travail des scribes du

Graduel de Cluny, comme la coexistence des deux formes de « a » – poussée à un usage

systématique par le notateur principal – la ligature « Ex », identique à celle du scribe

responsable du texte des feuillets 80v et 81r, ainsi que l’usage très localisée du « d » et du

« s » oncial et du « N » capital à l’intérieur d’un mot, etc.. Le même est valable pour la

paléographie musicale. Comme indiqué dans la description des formes neumatiques des

fragments de Solesmes, avec le Graduel-Antiphonaire de Saint-Maur de Glanfeuil, le Graduel

de Cluny est le témoin le plus proche pour plusieurs graphies neumatiques spéciales : le

gravis et la virga barrée en composition, le climacus lié, le torculus resupinus détaché pour

signifier les intervalles EGFF et le groupement pes plus virga pour un scandicus au premier

intervalle large.

Si tous ces éléments aident à placer les fragments de Solesmes dans la zone de

rayonnement de Cluny, plus ou moins contemporaine avec la facture du Graduel à juger par la

proximité paléographique générale, ils ne suffisent cependant pas à établir le lieu d’écriture

comme le scriptorium de l’abbaye. Mais l’attribution nous semble très certaine si l’on passe

du niveau des généralités paléographiques – ont participé au Graduel de Cluny, entre mains

21 Sur cette source, cf. Susan Boynton, Shaping a monastic identity, op. cit., p. 106-142. Je remercie Susan Boynton d’avoir attire mon attention sur ces deux sources et d’avoir aimablement vérifié les mentions de ces chants dans les deux coutumiers en question.22 « Quid agi debeat si dies dominicus incurrerit infra ista sollempnia. ...Secundo nocturno antyphona Genuit puerpera regem. Ad cantica antyphona Facta est cum angelo, Euangelium Erat Ioseph. In laudibus antyphona Angelus ad pastores. In euangelio antyphonam de illo quod recitatum est dicant. » (Liber Tramitis aevi Odilonis abbatis, ed. Peter Dinter, Siegburg, Franz Schmitt, 1980, p. 27) « Antyphona ad Magnificat de euangelio ipsius diei dicatur Puer Ihesus. » (Liber Tramitis, op. cit., p. 28)23 Cf. Susan Boynton, Shaping a monastic identity, op. cit., p. 129. See also Susan Boynton, « The Customaries of Bernard and Ulrich as Liturgical Sources », in Susan Boynton et Isabelle Cochelin (éd.), From Dead of Night to End of Day. The Medieval Customs of Cluny, Turnhout, Brepols, 2005, p. 109-130.24 Je dois cette référence à l’aimabilité de Susan Boynton, qui prépare avec Isabelle Cochelin l’édition du coutumier de Bernard (ms. BNF lat. 13875).

Page 27: Cluny à Solesmes

27

originales et ajouts postérieurs, plus d’une vingtaine de scribes – à la comparaison précise

avec le travail du scribe responsable du feuillet 1r du Graduel, une feuille de garde venue d’un

autre manuscrit que le Graduel lui-même.25

On est étonné de voir à quel point les particularités de scribe se recoupent entre les

fragments de Solesmes et l’écriture de ce feuillet : à part la composition des lettres, qui est la

même dans les deux cas, même proportion entre minimes et traits ascendants et descendants ;

même emploi des traits ascendants à la fin des lettres tel que « c », « e » et « t » à la fin d’un

mot ; même emploi du « s » oncial suspendu en fin de mot ; même sérife à la fin du « s » long.

Ces traits étant des spécificités du scribe du feuillet 1r par rapport à la vingtaine d’autres

scribes dont on peut observer le travail dans le Graduel de Cluny, on est amené à proposer

qu’il s’agit de la même main. On pourrait nous objecter que l’écriture des fragments de

Solesmes est plus régulière et qu’elle peut ponctuellement diverger (notamment pour le « y »,

avec point dans les fragments de Solesmes et sans point dans le feuillet 1r du Graduel de

Cluny). Mais ces aspects indiquent plutôt la différence du niveau d’écriture, plus élevé dans

l’antiphonaire, comme on le voit par exemple par le soin du point rouge dans la cédille, d’un

autre niveau d’écriture, probablement lié à la différence des deux projets.

Ce qui est suggéré par l’écriture littéraire est confirmé par l’écriture musicale. Comme

le scribe du feuillet 1r du Graduel de Cluny, le scribe des fragments de Solesmes emploie la

disjonction du premier élément du torculus resupinus dans des contextes précis ; il ne connaît

pas une variation de taille de la branche descendante de la clivis pour indiquer des différentes

intervalles ni emploie le neumes « à angle droit », dont d’autres scribes du Graduel de Cluny

se servent ; il dessine souvent le premier trait du pes et du torculus avec un angle légèrement

ascendant ; il finit la clivis exactement de la même manière, avec le trait descendant tourné

vers la gauche et terminé par un petit crochet ascendant arrondi ; le premier trait de l’oriscus y

est aussi dessiné de manière oblique ; finalement, il a exactement la même forme de pes

stratus – un signe qui connaît une grande variation dans les mains des différents scribes

clunisiens. Encore une fois, l’écriture est plus régulière, témoignant d’une attitude plus

soignée à l’égard de l’écriture, mais les particularités dans la formation des signes est trop

frappante, surtout si l’on tient compte du fait qu’elles sont suffisantes pour distinguer le scribe

du feuillet 1r dans le Graduel de Cluny de tous les autres scribes qui ont participé au volume.

25 Sur le travail des scribes du Graduel de Cluny, je me permets de renvoyer à mon article «  Scribes at Work : Codicology, Palaeography and the Making of a Music Book in Eleventh-Century Cluny (BNF, lat. 1087)  » (à paraître).

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28

J’ajouterai à ce fait paléographique quelques observations d’ordre codicologique : les

fragments de Solesmes et le feuillet 1 du Graduel de Cluny sont tous les deux réglés à la

pointe sèche (tandis que le Graduel lui-même est réglé avec une mine de plomb pour les 12

premiers cahiers), ils partagent la même interligne de 0,9mm, la même manche d’écriture de

119mm et peut-être aussi le même nombre de lignes (le feuillet 1 est réglé pour 22 lignes).

On pourrait encore objecter que, même si l’on peut reconnaître la même main dans le

feuillet 1r du Graduel de Cluny et dans les fragments de Solesmes, ceci ne garantit pas que le

scriptorium en question soit celui de Cluny, puisqu’il s’agit d’un feuillet de garde attaché

(quand ?) à un livre de l’abbaye. Le feuillet 1v me semble enlever les doutes, puisque la main

qu’on y trouve est celle du correcteur du Graduel, aussi présente dans les feuillets 2r, 2v, 21v,

57r, 61v, 62r, 62v, 96v à 97v, 98r à 99v et 102r à 109v. Il fait le lien entre la feuille de garde

et le volume en soi.

A la lumière de ce qui a été dit, la datation des fragments de Solesmes découle de celle

du Graduel – qui est encore à déterminer avec précision – mais qui est reconnu du XI e siècle,

même si les opinions varient dans la longueur du siècle.26

Le fait d’avoir trouvé deux feuillets d’un antiphonaire de Cluny du XIe siècle ne

permet absolument pas des généralisations sur le chant de l’office à Cluny à cette époque,

mais ils aident à compléter les informations partielles données par les témoins contemporains

incomplets et écrits en collaboration avec des scribes non-clunisiens (cas du ms. Paris,

Bibliothèque Nationale de France, lat. 12601) et celles des sources tardives (cas du manuscrit

Saint-Victor-sur-Rhins, Mairie, s.c.). Ils permettent surtout de réfléchir sur l’ampleur de ce

qui a été perdu et donnent l’espoir de pouvoir retrouver encore d’autres sources musicales

strictement clunisiennes.

Eduardo Henrik Aubert (University of Cambridge)

26Par exemple, si Le Graduel Romain penche pour une datation haute (Le Graduel Romain. Édition critique par les moines de Solesmes, II. Les Sources, Solesmes, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1957, p. 97 : « probablement entre 994 et 1048 »), tandis que Meyer Schapiro, sur la base des enluminures, propose le dernier quart du XIe siècle (Meyer Schapiro, The Parma Ildefonsus: A Romanesque Manuscript from Cluny and Related Works, New York, The College Art Association of America/The Art Bulletin, 1964, 5, n.12.). Nous reprendrons la question de la datation du travail des scribes du Graduel de Cluny dans une publication en préparation.