claude nicolas ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

13
1 1 er décembre 2008. Luc GRUSON Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale. Luc GRUSON, Professeur associé à l’université de Franche Comté (Laboratoire ThéMA - UMR 6049). Ancien directeur de la Fondation Claude-Nicolas Ledoux (Arc & Senans), actuellement directeur général adjoint de l’Etablissement public de la porte Dorée — Cité nationale de l'histoire de l'immigration. 293 avenue Daumesnil 75012 PARIS T +33 1 53 59 58 60 - F +33 1 53 59 58 66 - mailto:[email protected] http://www.histoire-immigration.fr Avertissement : ce texte est la transcription augmentée et enrichie de la visite-conférence de la Saline Royale d’Arc & Senans donnée par l’auteur à l’occasion de la sixième conférence internationale annuelle d'Intelligence Territoriale qui s'est tenu à Besançon (France), du 15 au 18 octobre 2008, sur le thème des "Outils et méthodes de l'Intelligence Territoriale ». Abstract : Claude-Nicolas Ledoux is not only the famous french utopic architect from the eighteenth century. He had also some very modern ideas about industrial production, urban planning, and « territorial intelligence ». The project of the royal saltworks (1775-79) was an opportunity to apply several very innovating ideas about economical organisation and social living. After the french Revolution, Ledoux planned an « ideal city » which continues to fascinate by its revolutionnary vision of the future. Key-words : Ledoux, Arc-&-Senans, architecture, utopy

Upload: phamdiep

Post on 31-Dec-2016

238 views

Category:

Documents


2 download

TRANSCRIPT

Page 1: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

1 1er décembre 2008. Luc GRUSON

Claude Nicolas Ledoux,

architecture visionnaire et utopie sociale.

Luc GRUSON, Professeur associé à l’université de Franche Comté (Laboratoire ThéMA - UMR 6049). Ancien directeur de la Fondation Claude-Nicolas Ledoux (Arc & Senans), actuellement directeur général adjoint de l’Etablissement public de la porte Dorée — Cité nationale de l'histoire de l'immigration. 293 avenue Daumesnil 75012 PARIS T +33 1 53 59 58 60 - F +33 1 53 59 58 66 - mailto:[email protected] http://www.histoire-immigration.fr

Avertissement : ce texte est la transcription augmentée et enrichie de la visite-conférence de la Saline Royale d’Arc & Senans donnée par l’auteur à l’occasion de la sixième conférence internationale annuelle d'Intelligence Territoriale qui s'est tenu à Besançon (France), du 15 au 18 octobre 2008, sur le thème des "Outils et méthodes de l'Intelligence Territoriale ». Abstract : Claude-Nicolas Ledoux is not only the famous french utopic architect from the eighteenth century. He had also some very modern ideas about industrial production, urban planning, and « territorial intelligence ». The project of the royal saltworks (1775-79) was an opportunity to apply several very innovating ideas about economical organisation and social living. After the french Revolution, Ledoux planned an « ideal city » which continues to fascinate by its revolutionnary vision of the future. Key-words : Ledoux, Arc-&-Senans, architecture, utopy

Page 2: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

2 1er décembre 2008. Luc GRUSON

Lorsqu’on évoque l’œuvre de Claude Nicolas Ledoux, il est tentant soit de la ramener à une utopie – littéralement un non-lieu – soit de dénoncer son univers concentrationnaire, qu’il s’agisse du plan panoptique de la Saline Royale, ou encore des barrières de Paris. Mais celle-ci a bien plus d’implications, depuis les premières réalisations de Ledoux comme architecte, dès les années 1760, jusqu’à son traité d’architecture, publié en 1804. Cet architecte majeur du siècle des Lumières, parfois qualifié de « maudit »1, a plutôt été négligé voire oublié jusqu’à sa redécouverte, d’abord aux Etats-Unis et au Japon, puis en France, surtout depuis les années 80. Architecte du Roi, converti à la République, Ledoux connaîtra cependant la prison. La majeure partie de ses bâtiments seront rasés au XIXe siècle, car trop peu conformes au goût romantique en vigueur. Son traité d’architecture, jamais publié entièrement, l’a ruiné et a trouvé peu de lecteurs, tant ses propositions, voire la forme de son écriture resteront incomprises. En rupture avec le baroque qui l’a précédé, Ledoux invente une écriture architecturale sans concessions, dont la modernité ne sera reconnue qu’au XXe siècle par Emil Kaufmann2 d’abord, qui en fait le père de l’architecture moderne. Ledoux serait donc le précurseur de Le Corbusier, que le hasard a fait naître de l’autre côté du Jura. Classé par Michel Foucault du côté des totalitaires, il sera cependant progressivement reconnu par la majorité des théoriciens de l’architecture, et le bicentenaire de la Révolution Française jettera enfin ses projecteurs sur les architectes révolutionnaires, Ledoux, Lequeu, Boullée… Malgré cela, l’œuvre de Ledoux conserve quelques ambiguïtés. Le malaise provient d’abord du personnage lui-même, parce que l’homme a eu une vie publique agitée. Jeune intrigant avec les femmes de la cour, qui le lancèrent dans une carrière fulgurante, cet ambitieux devenu « architecte du Roy » se découvrira révolutionnaire pour tenter d’échapper, en vain, à la prison. Il se consacrera désormais à son chef d’œuvre, un texte philosophico-littéraire et un ensemble de gravures de son art, dont la profondeur et l’inspiration auront contribué à épaissir le mystère entourant son auteur. Il est vrai que peu de lecteurs auront eu la chance de lire ce texte ardu, moins souvent réédité que les planches

1 « Ledoux, architecte maudit » le premier film sur Ledoux et la Saline, tourné en 1953 par Pierre Kast (on y voit un monument à l’abandon, envahi par la végétation et habité et cultivé par des villageois). Voir la fiction du même auteur « la morte saison des amours », tournée en 1960 au même endroit. Voir aussi le téléfilm « Dom Juan » de Marcel Bluwal (1965), avec Michel Piccoli et Claude Brasseur. 2 Emil Kaufmann (1891-1953) historien d’art de l’école viennoise, réfugié ensuite aux USA, voir bibliographie.

Page 3: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

3 1er décembre 2008. Luc GRUSON

proprement dites du traité de l’ « architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation »3. Mais la modernité de Ledoux se situe également dans son rapport au monde et à ce qu’on ne nommait pas encore au XVIIIe siècle l’économie. Le colloque sur « l’intelligence territoriale » organisé à l’université de Besançon en octobre 2008 est l’occasion de rappeler à quel point Ledoux a été également un visionnaire dans son approche de l’économie, de son territoire, des relations entre les hommes eux-mêmes et avec ce territoire. Ledoux et le territoire. A un moment où les physiocrates dominent encore largement la pensée économique française, Ledoux réalise à sa manière une forme de « révolution industrielle » avant celle de la machine à vapeur, en proposant d’implanter une nouvelle manufacture de sel à Arc & Senans. En effet, ces deux villages agricoles ne disposent d’aucune ressource en sel et sont situés à une vingtaine de kilomètres de Salins les bains, où l’exploitation des sources salées remonte au temps des romains. Une usine souterraine, sous de remarquables voûtes de pierre, y puise le précieux sel, selon un procédé industriel mis au point dès le moyen-age. Dans ce décor piranésien4, que Ledoux compare à l’enfer, on pompe la saumure sous forme liquide avant de la faire bouillir dans d’immenses poêles où des ouvriers récupèrent le sel, mis à sécher au dessus des foyers, puis expédié dans tout l’est du royaume. Au pied du Jura, dans cette gorge étroite de la rivière bien nommée « Furieuse », les vapeurs rendent le travail encore plus pénible et l’exploitation du bois pour alimenter les foyers est de plus en plus problématique. Ledoux, récemment promu « inspecteur des Salines » trouve ces installations dangereuses et désordonnées. L’architecte, dans une vision hygiéniste qui augure le siècle de Pasteur, décide de proposer au roi de construire une nouvelle usine qui serait « bien aérée ». Il choisit pour cela un espace ouvert et venté, un terrain vierge comme une feuille blanche où son imagination d’architecte pourra s’exprimer sans contraintes.

3 Publié en partie en 1804, puis plusieurs fois réédité en petits tirages, jusqu’à la récente réédition à portée de bourse chez Hermann (1997), voir Bibliographie. Un original de l’édition de 1804 est consultable à la BNF, un autre est conservé à Arc & Senans. Version numérisée sur Gallica.fr 4 Voir l’illustration ci-dessous.

Page 4: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

4 1er décembre 2008. Luc GRUSON

figure 1 : reproduction de la planche XI des « Prisons », dite « L'arche aux gradins », publiée en 1761 par JB PIRANESI Surtout, il applique une idée d’aménagement du territoire totalement novatrice : il va situer son implantation, non pas près des sources d’eau salées, mais près du combustible, le bois. Or, Arc et Senans se trouve en bordure d’un des plus grands massifs forestiers de la région, le massif de Chaux, il sera donc plus facile de faire descendre la saumure dans une conduite suivant le cours de la rivière : « Il étoit plus facile de faire voyager l’eau que de voiturer une forêt en détail » écrit l’architecte5. Cette idée d’implantation près du principal facteur de production est réellement étonnante, d’autant que Ledoux, comme on le ferait dans une zone industrielle d’aujourd’hui choisit un terrain plat, libre et dégagé, où il pourra donner libre cours à son imagination. Sans le savoir, Claude-Nicolas Ledoux a sorti la production de sel du secteur primaire, qui correspond en économie aux prélèvements sur la nature, pour l’installer dans le secteur secondaire, celui de la production industrielle, à un moment où certains économistes doutent encore qu’il puisse y avoir d’autre source de richesse que la nature elle-même. Ledoux marque d’ailleurs la frontière entre la nature brute et la civilisation industrielle naissante par le magnifique bâtiment d’entrée et sa grotte, dans le style italien, qui symbolise le passage de « l’état de nature » à la « cité ». D’ailleurs tout le bâtiment d’entrée fonctionne 5 cité par Anthony Vidler, « Ledoux » Hazan, Paris 1987.

Page 5: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

5 1er décembre 2008. Luc GRUSON

comme un rite de passage. Ledoux a voulu que les colonnes doriques sans base donnent l’impression, lorsqu’on arrive par la route, que la Saline semble émerger de terre… D’autre part, on entrevoit par la grotte l’imposante maison du directeur (fig2), dont la colonnade est également dessinée pour être visible de loin. Ainsi, l’entrée dans la Saline ressemble à un passage dans un autre monde, que Ledoux a voulu parfait. On retrouvera cette idée cosmique sublimée dans le cimetière de la ville de Chaux, que Ledoux imaginera pour sa cité idéale. Dans ce cimetière utopique, le rapport à la mort touche à la pure poésie, puisque le cimetière tout entier converge sur une gigantesque salle vide, de forme sphérique, symbolisant le néant. Cette salle comporte une seule ouverture zénithale circulaire, qui permet de reproduire par projection la course du soleil sur les parois de la sphère. A l’extérieur, le cimetière est invisible, car souterrain, seule une demi sphère émerge, comme une planète flottant dans les nuages: c’est d’ailleurs sous cette forme allégorique que Ledoux présente son œuvre, dans une gravure de son traité d’architecture6.

figure 2 : La Saline Royale vue du bâtiment d’entrée, ou bâtiment des gardes. Photo de l’auteur. 6 Planche 100 : « élévation du cimetière de la ville de Chaux » CN Ledoux, opus cité.

Page 6: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

6 1er décembre 2008. Luc GRUSON

Le fait est que les deux plans successifs qu’il propose au roi pour la Saline relèvent d’une vision sans limites, où la forme est justifiée non par les contraintes morphologiques du territoire, mais par la seule fonction. Les deux projets se ressemblent par leur préoccupation d’organiser les fonctions industrielles, de faciliter les flux, tout en assurant hygiène et sécurité. Les bâtiments sont aérés et espacés pour éviter les incendies et préserver la santé, il est même prévu des potagers pour les ouvriers. Dans le 2e projet, celui qui sera réalisé à partir de 1775, Ledoux donne une vision quasi prométhéenne de l’ère industrielle qui doit apporter bien-être et harmonie. Ainsi, il oppose à la nature brute et indomptée un univers (dont il fera plus tard une cité idéale), dans lequel chaque chose est à sa place, en harmonie avec le cosmos. Cette harmonie est tout d’abord justifiée par l’air et le soleil. La vision cosmique est donnée par la forme de la Saline, qui rappelle un cadran solaire. La forme doit être « pure comme celle que décrit le soleil dans sa course », dit l’architecte. Mais l’organisation rayonnante permet également de distribuer les fonctions, chaque corps de métier ayant un bâtiment et une part égale de soleil et d’espace public et privé (notamment les jardins). L’obsession du sens qui caractérise l’œuvre de Ledoux l’amène jusqu’à justifier que le bâtiment situé le plus à l’ouest sera affecté aux « commis », qui seront les derniers à travailler chaque jour, inscrivant dans les livres la production quotidienne… A midi, le soleil passe bien sûr à son zénith au dessus de la maison du directeur, qui est aussi le palais de justice et l’église… Dans une gravure de Ledoux, on voit d’ailleurs le soleil traverser le bâtiment et irradier le prêtre, qui se tient au sommet des marches vers lesquelles tout converge. On pense bien sûr à la cité du soleil de Tommaso Campanella7… Le sentiment que la Saline Royale entretient un lien secret avec le cosmos reste intact aujourd’hui : la force et l’équilibre qui se dégage de cette composition architecturale crée un sentiment qui oscille entre malaise et plénitude : certains en ressortiront apaisés, d’autres angoissés. Le chef d’orchestre Emmanuel Krivine, qui passa de nombreux étés à la Saline Royale avec l’Orchestre Français des Jeunes avait coutume de dire que dans l’enceinte de la Saline, chacun se retrouve enfermé face à soi-

7 La Città del Sole, Tommaso Campanella (1623)

Page 7: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

7 1er décembre 2008. Luc GRUSON

même… Ceux qui ont séjourné en ce lieu savent à quel point cela peut être une très bonne ou une très mauvaise expérience… L’œil de l’architecte Le second élément de la composition est la référence, explicite chez Ledoux, au théâtre antique. Selon Anthony Vidler8, « il faut littéralement interpréter la Saline comme un théâtre, puisqu’elle épouse les lignes de l’amphithéâtre antique, tel qu’il est décrit par Vitruve et illustré par Perrault », dans l’ouvrage publié 1673, que Ledoux a étudié en détail9. Comme le théâtre de Besançon, dont la salle révolutionnaire rompt avec le théâtre à l’italienne et deviendra le modèle de la salle de théâtre « moderne », la forme de la Saline représente l’idéal social et politique de la Cité de Chaux. Théâtrale également est la combinaison dans la Saline d’éléments abstraits et de motifs dramatisés, qu’il s’agisse de la colonnade de la maison du directeur, qui doit jouer avec le soleil, ou bien des urnes de sel, ou encore des toitures faussement rustiques. C’est « l’architecture parlante », avec sa symbolique de production et de pouvoir. Enfin, la troisième lecture du plan de la Saline est celle de l’œil. On a beaucoup insisté dans les commentaires sur l’idéologie du contrôle social véhiculée par la Saline, où, dit Ledoux, « rien n’échappe à la surveillance ». Michel Foucault10 y a même vu une « machine à observer », qui annonce les univers concentrationnaires. Mais le pouvoir chez Ledoux s’exerce de manière plus abstraite. La maison du Directeur représente le pouvoir, ce n’est pas un mirador mais un temple et l’oculus de son tympan, décrit par certains guides comme l’oeil qui surveille, n’a qu’une fonction symbolique. Comme dans la salle de théâtre de Besançon, où les spectateurs sont égaux devant le spectacle et où chacun peut embrasser du regard à la fois toute la scène et toute la salle, comme en atteste la célébrissime gravure reproduite ici, la Saline organise le regard : le pouvoir surveille et ordonne, mais symétriquement chacun voit le centre du cercle, voit sa propre place et comprend l’ensemble. Ce qu’on appellerait aujourd’hui une « organisation transparente », où l’efficacité vient du fait que chacun a compris le rôle qu’il joue dans un ensemble plus vaste. Voici encore une « modernité » de la pensée de Ledoux, que la vogue récente des « réseaux » ne peut que souligner. A ceux qui font de Ledoux un 8 op. cité page 49. Anthony Vidler est généralement considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de Ledoux. Professeur à UCLA, il a assuré la conception scientifique du musée Ledoux à Arc & Senans. 9 Claude Perrault, (traduction de )Vitruve, les dix livres d’architecture, Paris, 1673. 10 Dans « surveiller et punir » Gallimard, 1975.

Page 8: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

8 1er décembre 2008. Luc GRUSON

précurseur des architectures concentrationnaires à la Bentham11, on objectera que la Saline d’origine était jardinée avec des haies. Ledoux ajoutera d’ailleurs à sa composition urbaine de métaphoriques phares dans des gravures ultérieures. D’autre part, chaque bâtiment comprend une façade publique, tournée vers le centre, et une façade privée, à l’abri des regards, où les ouvriers avaient des sanitaires, une rareté pour l’époque, et des potagers. On est donc davantage dans un système communautaire que dans un système totalitaire, même si l’histoire a montré depuis que les idéologies communautaires sont souvent devenues totalitaires… La vision communautaire se renforce d’ailleurs lorsqu’on comprend que chaque bâtiment correspondant à chaque corps de métier comporte des espaces communs organisés autour du foyer, dans lesquels les ouvriers seront supposés partager une vie harmonieuse, et dont Fourier s’inspirera sans doute pour imaginer son phalanstère. Enfin, l’œil constitue chez Ledoux une allusion à l’imagerie maçonnique comme beaucoup des autres formes qu’il utilise.

figure 3 : L’œil du spectateur réfléchissant le théâtre de Besançon, Planche N°113 de « l’architecture » de CN Ledoux La Saline, bâtiment réel et embryon d’utopie La Saline royale construite de 1775 à 1779, vingt ans avant la Révolution Française, ne constitue donc pas elle-même une utopie, mais plutôt une vision du futur. Il n’est pas anodin de rappeler que deux siècles plus

11 Jeremy Bentham (Londres 1748-1832), inventeur dans le « Panopticon » de la « prison idéale » que Michel Foucault critiquera abondamment.

Page 9: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

9 1er décembre 2008. Luc GRUSON

tard, des intellectuels eurent l’idée d’y installer une « fondation » , chargée de mettre en place un centre international de réflexion sur le futur. Cependant l’utopie de Ledoux, c’est la « Ville de Chaux », cité idéale dont il améliorera sans cesse les plans, surtout après la Révolution… Ainsi, jusque dans les années 1980, des guides touristiques mentionnaient la Saline comme un ancien relais de chasse ou une cité idéale inachevée. Ces approximations véhiculées par une mythologie populaire sont bien loin de la réalité historique. Ledoux a bel et bien fait une manufacture de sel à la demande du roi. Cette saline a été voulue et construite en demi-cercle. Ce n’est qu’avec la Révolution, et notamment durant son emprisonnement, que Ledoux pourra travailler à l’oeuvre de sa vie : les plans d’une cité idéale qu’il décrira dans son traité d’architecture. Mais contrairement à ce qu’ont écrit certains, la cité idéale de Ledoux n’est pas le résultat d’une récupération opportuniste par l’ancien architecte du roi de son travail dans une perspective révolutionnaire. Il est probable que Ledoux avait dès l’origine en lui ce projet d’une cité idéale, la commande publique ayant été l’occasion de tester certaines de ces idées, avant qu’elles ne soient développées dans ses écrits La Cité idéale est donc conçue vingt ans après la construction de la Saline dans un contexte politique totalement changé. Elle relève de l’utopie sociale autant qu’architecturale… Ledoux y développe les théories qui avaient déjà justifié les choix faits pour la Saline Royale. Mais ce qui est plus troublant est que cette utopie n’est pas sans lieu, puisqu’elle se situe très précisément sur le site de la Saline, cette dernière en constituant le centre. Dans la célèbre gravure de la Cité idéale de Chaux, reproduite ci-dessous, on reconnaît très nettement la Saline, mais aussi la vallée de la Loue, à l’endroit où elle rejoint la Bresse jurassienne, avec en arrière plan, le massif forestier de Chaux, qui donne son nom à la ville imaginaire. On sait maintenant qu’il n’y a pas eu séparation aussi nette entre le projet de la Saline et celui de la ville de Chaux, il est même probable que Ledoux a pensé dès le départ à établir une nouvelle Cité industrielle en Franche Comté. Vidler rappelle ainsi que la région faisait à l’époque l’objet de nombreux projets de développement économique. On y construisait notamment le canal du Rhône au Rhin, qui existe toujours aujourd’hui. Il est probable, comme le pense cet auteur, que Ledoux aura tenté de convaincre l’entourage de Turgot d’édifier aux frontières du royaume, une cité d’un genre nouveau, dont il réalise plusieurs plans successifs.

Page 10: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

10 1er décembre 2008. Luc GRUSON

figure 4 : vue perspective de la ville de Chaux, Planche N°15 de « l’architecture » de CN Ledoux Dans ces « fictions urbaines », Ledoux referme le cercle de la Saline et en fait le centre d’une ville imaginaire. On y retrouve l’idée d’une vie communautaire à la manière de JJ Rousseau, mais aussi l’idée d’un nouvel urbanisme industriel. Ledoux enrichit progressivement son grand projet urbain d’autres bâtiments dont il explique le fonctionnement, dresse le catalogue et établit les plans. Ceux-ci devront, dans son esprit, être gravés par les meilleurs artistes puis publiés dans son traité d’architecture, ce qui sera fait partiellement en 1804. Certains de ces bâtiments sont totalement déconcertants : outre le cimetière, mentionné plus haut, il faut absolument signaler les bâtiments agricoles, sortes de collections parlantes des métiers de la vallée de la Loue. Ces constructions s’inspirent des physiocrates et des premières découvertes agronomiques du XVIIIe siècle. Par exemple, on citera « l’atelier des cercles », qui a été réalisé récemment en vraie grandeur sur l’aire d’autoroute du Jura12 ou bien la « maison des gardes agricoles » imaginée non pour Chaux, mais pour un village modèle à Maupertuis (ci-dessous), dont la géode à Paris semble un pastiche moderne…

12 A39 entre Dole et Bourg en Bresse.

Page 11: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

11 1er décembre 2008. Luc GRUSON

figure 5 : maison des gardes agricoles, Planche N°254 de « l’architecture » de CN Ledoux (édition Ramée, Paris 1847). Remarquables aussi, les temples aux vertus citoyennes, très en vogue à la Révolution Française. Mais Ledoux en fera de petits chefs d’oeuvre, entre fabriques et loges. Le temple de la mémoire (ci-dessous), avec ses minarets orientaux, est ainsi particulièrement remarquable. Enfin, il faut mentionner l’oïkema, un temple en forme de phallus, qui n’est pas une « maison close » idéale, mais bien un temple de la régulation des passions. Finalement, l’utopie de Ledoux est d’abord sociale. Comme Rousseau, il rêve d’une société idéale où les relations seraient pacifiées et en harmonie avec la nature… Mais les veillées au coin du feu, dans les salles de réunions communes, ne furent sans doute pas aussi délicieuses pour les ouvriers des salines, que Ledoux l’avait imaginé… Son grand projet de « faire le bonheur du plus grand nombre »13 par l’architecture reste, au sens fort, une utopie.

13 Annales de l’architecture et des arts, 41, 20 novembre 1806 (cité par A vidler, op. cité).

Page 12: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

12 1er décembre 2008. Luc GRUSON

figure 6 : maison de campagne, ou temple de mémoire, Planche N°75 de « l’architecture » de CN Ledoux (édition Ramée, Paris 1847). L’esprit de Ledoux La « cité idéale » n’a jamais existé, mais la saline a bien failli disparaître : abandonnée après cent ans de fonctionnement, elle tombera en ruine, à un moment où l’œuvre de Ledoux avait également sombré dans l’oubli. Sauvée in extremis de la destruction, elle fut restaurée une première fois en 1936, avant d’être à nouveau abandonnée. Il faudra la joyeuse utopie des années 68 et l’intelligence de quelques passionnés, pour que la Saline renaisse de ses cendres, à partir de 1971, et redevienne, sous la conduite de Serge Antoine14, un lieu internationalement reconnu. La Fondation Claude-Nicolas Ledoux, créée pour gérer le monument qui a été restauré par l’Etat et concédé par son propriétaire, le département du DOUBS, contribuera de manière décisive à la reconnaissance de ce patrimoine, mais aussi à la redécouverte de son créateur. Le centre international de réflexion sur le futur créé à Arc & Senans recevra le soutien des plus grandes entreprises françaises. Sorte de « Palo Alto » français, il recevra 14 Haut fonctionnaire français, l’un des précurseurs de l’aménagement du territoire et du développement durable. Fondateur et Président de la Fondation CN Ledoux, disparu en 2006.

Page 13: Claude Nicolas Ledoux, architecture visionnaire et utopie sociale

13 1er décembre 2008. Luc GRUSON

les plus grands colloques scientifiques au cours des années 70 et 80. Devenue « centre culturel de rencontres », la Fondation CN Ledoux fera connaître l’œuvre de Ledoux au grand public en y développant une programmation culturelle originale et des résidences d’artistes. Précurseur des réseaux culturels européens, Arc & Senans accueillera le premier forum européens des réseaux culturels dès 1978. Progressivement élargi à l’architecture et à la ville, le projet de la fondation conduira également à une nouvelle campagne de restauration du monument, qui permettra la mise en place en 1990 d’un musée Ledoux. Ce musée, composé d’une collection de maquettes d’architecture représentant les œuvres réalisées ou imaginaires de CN Ledoux, a été conçu par Anthony Vidler, qui rappelle que Ledoux rêvait de faire de son traité encyclopédique un véritable « museum ». La collectivité locale propriétaire des murs a mis fin à la convention de 35 ans qui concédait le monument à la fondation privée jusqu’en 2006, l’année même de la mort de son fondateur et celle du bicentenaire de la mort de l’architecte. Une nouvelle page d’histoire s’ouvre pour le monument, classé patrimoine mondial dès 1983. Espérons que la Saline Royale continuera d’être ce « port franc »15, à la fois à l’écart et ouvert sur le monde, où souffle l’imagination. Ce serait rendre hommage à Claude-Nicolas Ledoux que d’y mettre de « l’intelligence territoriale » ! Bibliographie sommaire :

• Claude-Nicolas Ledoux : l’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, Paris, 1804

• Idem édité et préfacé par D Ramée, Paris 1847 (fac-similé de cette édition Princeton 1984)

• Idem, réédition Herrmann, Paris 1997 • Emil Kaufmann : De Ledoux à Le Corbusier Vienne 1933, réédition Paris 1981 • Anthony Vidler : Ledoux, Hazan, Paris 1987 • Michel Gallet : Claude-Nicolas Ledoux, Picard, Paris, 1999 • (coll) Architecture de Ledoux, inédites pour un tome III, précédé d’un texte de Michel

Gallet. Les éditions du demi-cercle, Paris 1991

Crédits photos : toutes les images figurant dans cet article sont dans le domaine public, excepté, figure 2 ©Luc Gruson.

15 Selon l’expression de Serge Antoine.