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Émile Chevalier Les derniers Iroquois BeQ

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  • mile Chevalier

    Les derniers Iroquois

    BeQ

  • 2

    mile Chevalier

    Drames de lAmrique du Nord

    Les derniers Iroquois

    roman

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 474 : version 1.0

  • 3

    Du mme auteur, la Bibliothque :

    Le chasseur noir

  • 4

    Les derniers Iroquois

    (Paris, Calmann-Lvy, diteurs, 1876.)

  • 5

    M. Philarte Chasles Tmoignage de haute admiration pour ses

    magnifiques et profondes tudes sur les hommes et les choses de lAmrique septentrionale.

    H. MILE CHEVALIER.

    Chteau de Maulnes, septembre 1882.

  • 6

    I

    La veuve indienne et ses maris La nuit est noire, profonde : rares sont les toiles

    qui, comme des diamants fixs un dais de velours bleu fonc, scintillent et l dans limmensit des cieux. Pas un rayon de lune pour clairer lespace.

    Cependant des bruits tranges, des chants bizarres slvent du mont Baker, limite septentrionale de la chane des Cascades, dans la Nouvelle-Caldonie.

    Cette chane, compose de collines relies par les pics Baker, Rainier1, Sainte-Hlne, Hood, Jefferson et Jackson, ourle le littoral du Pacifique, quelque vingt lieues des ctes, et se dploie presque paralllement elles, comme un arc, dont les monts Sainte-Hlne et Jefferson formeraient les sommets, le mont Hood le point dappui pour ajuster la flche.

    Situes au 122 de longitude, les Cascades stendent du 49 latitude N. au 43 S. Le Rio-Columbia les coupe en deux parties peu prs gales.

    1 Cest lorthographe exacte du nom que, par erreur, jai quelquefois appel Ramer dans mes prcdents ouvrages.

  • 7

    On peut leur assigner comme bornes, en haut, la baie Bellingham, dans le golfe de Gorgie, vis vis de lle Vancouver, et en bas la rivire Smiths, qui se verse dans lOcan. Ces bornes ne sont toutefois pas dfinitives, car aprs avoir sembl se perdre dans les valles spacieuses, les Cascades reparaissent plus robustes, plus sourcilleuses que jamais et projettent dun ct leur tte chenue jusque sous le ple, tandis que, par le mont Shast, elles descendent jusquen Californie, baigner leurs pieds aux ondes du Sacramento.

    Plusieurs des pics qui, de mme que des sentinelles gantes, les dominent de distance en distance, sont volcaniques et sujets des ruptions frquentes : de ce nombre, le Baker, haut de 10 700 pieds anglais.

    Tout dun coup, les sons qui montaient sa base cessrent. Il se fit un silence solennel, peine troubl par le frmissement des feuillages au souffle de la brise.

    On et dit que la solitude tait complte, dans ces rgions incultes et lointaines.

    Mais, soudain, une flamme claire, ptillante, jaillit travers les tnbres : elle embrasse un troit horizon. Au mme instant, les chants recommencent, et, dans le cercle de feu, on voit, comme sur le rideau dune lanterne magique, sagiter des personnages aux proportions effrayantes.

  • 8

    Le regard est attir et repouss tout la fois. Assiste-t-on une scne de ce monde ou quelque

    mystrieuse fantasmagorie telle quil ne sen montre que dans les hallucinations dun esprit en dlire ?

    Quoi quil en soit, le chant hausse. Cest une sorte dantienne cadence, soutenue par laccompagnement monotone de plusieurs tambourins.

    Dans cette musique grave et douce, bien quinharmonique, au milieu de cette nuit sombre, sans cho, il y a quelque chose dindicible qui attriste le cur et le refroidit. Si nous tions en Europe, au Moyen ge, je croirais une lugubre crmonie religieuse accomplie par des fanatiques. Mais, au fond de lAmrique septentrionale !...

    Examinons dailleurs : simple torche en paraissant, la flamme sest dveloppe ; elle a grandi ; elle sest largie ; elle a gagn en intensit, et la voici qui svanouit : on ne distingue plus que des lueurs rouges, enfouies sous des tourbillons de fume blanchtre ; des craquements se font entendre ; une pntrante senteur de rsine sature lair ; et, subitement, un clair sillonne les vapeurs, comme la foudre sillonne les nues, des torrents de lumire se prcipitent de toutes parts.

    Le tableau se prsente nous mieux accentu quen plein jour.

    Au premier plan, vers le fate dune minence, un

  • 9

    bcher ; sur ce bcher deux corps humains ; tout lentour une bande dIndiens, sans armes et sans autres habillements que la kalaquart, ou jupon court en filaments dcorce de cdre ; droite, attach un pin, un autre Indien vtu en trappeur du Nord-Ouest ; sur la gauche une petite troupe de chevaux broutant le gazon, et, par derrire, le Baker dont les flancs abrupts se confondent avec lobscurit, aprs avoir dessin un instant, sous les rverbrations du brasier, leurs crtes rugueuses, hrisses de pins sculaires.

    La plupart des sauvages dansaient, en nasillant leur psalmodie, devant le bcher ; quelques-uns gesticulaient et se livraient des contorsions fantastiques ; ceux-ci frappaient avec de petits btons sur des co-lu-de-sos, instruments assez semblables nos tambours de basque, et ceux-l attisaient le feu.

    Dj, de ses langues dvorantes, il ronge le bcher entier, quand une des formes humaines, tendues son sommet, se lve brusquement en poussant un cri de douleur.

    Un moment elle reste debout, ceinte par les flammes comme par une radieuse aurole. Une peau de buffle, dont elle tait enveloppe, tombe ses pieds, et, alors, on dcouvre que cette peau cachait une femme, jeune, belle, pleine de sductions.

    Nulle couverte, nulle tunique de chasse ne drobe

  • 10

    ses merveilleux attraits. lexception de la kalaquart, elle est dans ltat de nature, et lon se sent saisi dadmiration laspect de tant de charmes runis sur une mme personne.

    Cependant, comme ceux qui lenvironnent, le sang de la race rouge coule dans ses veines. Mais, ainsi que le captif, elle nappartient pas la mme tribu, car ses traits nobles et rguliers ne sont pas dforms comme les leurs par ce morceau de bois ou dos, log entre la lvre infrieure et les gencives, qui leur vaut le nom de Grosses-Babines.

    Sans la brune couleur de sa carnation et sans la lgre saillie de ses pommettes, on la prendrait aisment pour une des suaves crations de lAlbane, tant son buste est dlicatement model.

    Elle a une chevelure abondante, dont les boucles soyeuses, aussi noires que lbne, aussi brillantes que les reflets du raisin mur, tombent en grappes presses sur un col cisel au tour. Dans le cadre de cette chevelure, ressortent les linaments dun visage o la fiert habituelle de lexpression le dispute une mlancolie passagre. Si les lignes de sa figure manquent jusqu un certain point de symtrie ; si elles sont un peu dures, il schappe de ses grands yeux bruns un rayon de sensibilit qui va droit au cur.

    La richesse de sa taille porte le trouble dans les sens.

  • 11

    Elle rappelle les meilleurs modles de lantiquit. Une Europenne envierait ses mains menues et longues ; leurs attaches sont souples, ainsi que celles de sa jambe, fine, nerveuse, qui annonce lagilit jointe la vigueur.

    Au cri de souffrance lch par cette superbe crature, rpondit un cri dangoisse.

    Il fut profr par lIndien li larbre dont nous avons parl.

    Le malheureux fit une puissante mais vaine tentative pour briser ses entraves.

    La femme et lui schangrent un profond regard, regard danxit, de consolation, desprance et damour, puis, elle se jeta bas du bcher.

    Alors, elle opra un mouvement pour voler vers lui. Mais, des mains rudes, lourdes comme le mtal, sabattirent sur ses paules et la retournrent brusquement vers le feu.

    Que ma sur remplisse son devoir comme il convient lpouse dun grand chef, dit un des sauvages en faisant un signe ses compagnons.

    Les voix de ceux-ci montrent sur un diapason plus aigu.

    Ramene au brasier, qui panchait dj une chaleur intolrable, la jeune femme adressa encore un coup dil son compagnon dinfortunes pour lengager la rsignation, et, sarmant de courage, elle avana ses

  • 12

    bras nus travers les flammes, afin de maintenir, dans une attitude allonge, le corps rest sur les troncs de pins brlants.

    Ce corps tait celui dun homme mort. Laction du feu en contractait les nerfs, qui se recroquevillaient et ramassaient les membres en boule.

    En grsillant, il dgageait une odeur infecte, laquelle, ajoute aux torrents de fume et lardeur de la combustion, faillit suffoquer lIndienne. Elle flchit sur ses genoux, chancela et retira vivement ses mains.

    Aussitt le Peau-Rouge, qui se tenait derrire elle, la frappa dun bton garni dpines :

    Ma sur est faible ; mais ma sur honorera jusqu la fin son illustre poux, dit-il en ricanant.

    La victime de cette brutalit exhala un soupir, qui se perdit dans le sinistre concert que les Grosses-Babines excutaient autour delle.

    Cependant, le captif exaspr redoublait defforts pour rompre ses liens. Des hurlements rauques sortaient de sa poitrine. Ses traits altrs, ses veines gonfles, la sueur qui ruisselait sur ses paules, attestaient la violence de son motion. Peut-tre serait-il parvenu se dlivrer, mais un des assistants lui assna sur le crne un coup de tomahawk ; un flot de sang jaillit ; il fut pris dun frmissement gnral, qui dura quelques secondes ; ses muscles se dtendirent, sa tte pencha sur

  • 13

    le ct, et il demeura immobile, comme priv de vie. Pendant ce temps, la pauvre femme, ranime par

    une cruelle fustigation, avait t reconduite au bcher, o, malgr ses plaintes dchirantes, malgr ses rsistances, quatre bourreaux lobligeaient poursuivre sa terrible opration. Et pendant ce temps aussi les Grosses-Babines continuaient leur scne infernale. De leurs poitrines bondissaient non plus des chants, mais des beuglements assourdissants ; de leurs tambourins frapps tour de bras, ils tiraient des notes inimaginables, qui retentissaient plusieurs milles la ronde ; et au milieu de ce hourvari ils se dmenaient comme une lgion de dmons.

    Ctait un spectacle hideux, capable de glacer de terreur les plus hardis.

    Il se prolongea au-del dune heure ; et, durant ce long intervalle, lIndienne fut contrainte de veiller ce que le cadavre conservt une position convenable.

    La crmation finie, notre misrable hrone avait les doigts calcins jusquaux os, le visage et les mains labours par des cicatrices profondes.

    Son martyre ntait pourtant pas termin. De sa main mutile, il lui fallut recueillir, parmi les

    charbons incandescents, les cendres du dfunt, et les serrer dans un sac de peau de vison, orn de broderies, quon avait prpar cet effet.

  • 14

    Cette nouvelle tche remplie et le sac suspendu son cou par une lanire de cuir, la squaw, puise, svanouit. Ce que voyant les Grosses-Babines, ils suspendirent leur brouhaha ; plusieurs creusrent un grand trou, y enterrrent soigneusement les restes du bcher, et un de leurs sorciers soccupa rappeler lIndienne au sentiment.

    Ni-a-pa-ah, lOnde-Pure, tel tait le nom de cette Indienne. Elle avait reu le jour sur les bords du Saint-Laurent, Caughnawagha, petit village situ trois lieues environ de Montral, dans le Bas-Canada.

    Cest l que se sont rfugis les derniers dbris de la nation iroquoise, jadis une des plus nombreuses et des plus vaillantes qui existassent sur le continent amricain.

    Le sang de Ni-a-pa-ah tait pur de tout mlange. Par sa mre, la fameuse Vipre-Grise, elle descendait de la Chaudire-Noire, ce chef sanguinaire qui, vers la fin du XVIIe sicle, dvasta si impitoyablement nos colonies de la Nouvelle-France.

    Un an avant le drame que nous venons desquisser, Ni-a-pa-ah avait pous Nar-go-tou-k, la Poudre, brave sagamo iroquois, non moins illustre quelle par ses aeux. Cette union tait heureuse, et tout semblait faire prvoir que la flicit lui tresserait longtemps des couronnes parfumes, car les deux conjoints saimaient

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    tendrement, lorsque leur quitude fut jamais trouble par un coup du sort.

    Nar-go-tou-k tait ambitieux. lev prs dune grande ville, il avait reu quelque instruction, et, quoique lennemi des blancs, il ne rpugnait point aux plaisirs que procure la civilisation.

    Une fois mari, son penchant pour ces plaisirs augmenta. Mais il tait pauvre, comme la plupart de ses compatriotes, plus riches en traditions glorieuses quen biens personnels. Pour lui, et t sabaisser que de demander la fortune aux moyens que nous employons ordinairement.

    Aprs avoir mdit, il rsolut de senfoncer dans le dsert et dy entreprendre, pour son compte, la traite des pelleteries.

    Nar-go-tou-k communiqua ce dessein sa jeune femme. Ni-a-pa-ah ne voyait que par les yeux de son mari. Elle lencouragea mme dans ses projets, car elle dsirait vivement visiter le pays de leurs anctres, les Grands-Lacs, clbres par les nombreux exploits guerriers des Iroquois.

    Ils partirent donc, malgr les prdictions redoutables de la Vipre-Grise, qui leur dclara que le malheur les attendait au-del des sources de Laduanna1.

    1 Cest ainsi que les Iroquois appellent le Saint-Laurent.

  • 16

    Pour ne, pas tre en butte aux agressions de la Compagnie de la baie dHudson, qui possdait le monopole exclusif de la traite et des chasses, depuis le lac Suprieur jusquau-del du Rio-Columbia, et de la baie York jusquau Pacifique, Nar-go-tou-k dcida daller stablir sur la rivire Tacoutche ou Fraser, aujourdhui si renomme pour ses mines dor.

    La rivire Tacoutche se dploie entre les 49 et 50 de latitude nord.

    Elle pouvait, cette poque, passer pour la limite des territoires sur lesquels la Compagnie de la baie dHudson exerait un empire absolu, puisque cette compagnie avait droit de vie et de mort sur tous les habitants.

    Une factorerie, le fort Langley, tabli sur le bord mridional, huit ou dix milles de lembouchure du cours deau, lui appartenait.

    Ctait un comptoir important pour traiter avec les insulaires de Quadra ou Vancouver et les tribus indignes cantonnes dans lintrieur des terres, lest des montagnes Rocheuses.

    Aprs un long et prilleux voyage, qui dura plus de neuf mois, Nar-go-tou-k et sa femme arrivrent au fort Langley. Lintention du chef iroquois tait de se fixer sur la rive septentrionale de la Tacoutche, afin de ne pas sexposer la malveillance des agents de la

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    Compagnie ; et davoir prs de son campement un dbouch pour les pelleteries quil amasserait.

    Au poste1 Langley, il fut parfaitement accueilli par le chef facteur, sir William King, qui non seulement lengagea fort planter sa tente de lautre ct de la rivire, mais promit de lui acheter ses peaux et de lui fournir les provisions dont il aurait besoin. Il ajouta mme quil laiderait de toute son autorit, si les trappeurs blancs ou les sauvages de la Nouvelle-Caldonie cherchaient linquiter.

    Venues dun des agents de la Compagnie de la baie dHudson, gnralement trop jaloux de leurs privilges pour en abandonner la moindre part sans gros bnfices, ces promesses taient brillantes et gnreuses lexcs. Elles devaient avoir un motif cach. Nar-go-tou-k sen douta sans le deviner.

    Mais il nchappa point Ni-a-pa-ah. Elle tait femme et dcouvrit tout de suite la profonde impression que ses charmes avaient produite sur le chef facteur.

    Craignant, avec une juste raison, les consquences de cette impression, elle essaya dentraner son mari dans une autre contre. Malheureusement, Nar-go-tou-k fut aveugle ou se crut assez fort pour lutter contre le commandant du poste.

    1 Les tablissements pour la traite sont nomms fort, factorerie ou poste. Voir la Huronne.

  • 18

    Il dressa donc son wigwam sur la rive septentrionale du Fraser, en face du fort Langley.

    Pendant quelques semaines, les relations entre les gens de la factorerie et les nouveaux venus furent pacifiques et amicales en apparence. Mais bientt le chef blanc fit Ni-a-pa-ah des propositions insultantes qui furent repousses comme elles le mritaient. La passion de celui-ci saccrut de tous les ddains quil reut. Voulant la satisfaire quoi quil en cott, il sintroduisit dans la tente de Nar-go-tou-k, en son absence, et essaya de faire subir sa femme le dernier des outrages.

    Ni-a-pa-ah se dfendit avec une nergie qui trompa lattente du sclrat.

    Il la quitta, la rage dans le cur, et en jurant de se venger.

    Cela ne lui tait pas difficile ; mais les vices ont peur de la lumire, et notre homme nosa pas se confier ses subordonns pour le crime quil mditait.

    Il sadressa Li-li-pu-i, le Renard-Argent, chef dun parti dIndiens Grosses-Babines.

    Li-li-pu-i ne demandait pas mieux que denlever la belle Ni-a-pa-ah. Il la connaissait, sen tait pris et la convoitait, depuis le moment o il lavait vue pour la premire fois. Mais, alli la Compagnie de la baie dHudson, il navait pas voulu sattirer la colre des

  • 19

    Anglais, en semparant des deux Iroquois qui paraissaient tre sous leur protection spciale.

    Sir William King ignorait cet intressant dtail. Il chargea Li-li-pu-i du rapt, et promit que, sil russissait, il lui donnerait une livre de poudre et une bouteille deau-de-feu.

    Le sagamo accepta. Nar-go-tou-k et sa femme, surpris au sein de leur sommeil, furent garrotts et entrans vers les loges des Grosses-Babines, sur les premires rampes du mont Baker.

    Li-li-pu-i stait engag faire prir Nar-go-tou-k et conduire Ni-a-pa-ah au chef facteur, dans une hutte de chasse que ce dernier possdait vingt milles environ du fort Langley, prs de lienhus1 de ses allis.

    Toutefois, en route, Li-li-pu-i changea dide. Les attraits de lIroquoise lui tournrent la tte. Au lieu de la mener son rival, il prit la dtermination de lpouser.

    Cette dtermination fut aussitt mise excution. Avec la pointe de son couteau, Li-li-pu-i marqua Ni-

    a-pa-ah sur lpaule, dune figure de fer de flche mouss, signe de la servitude dans la Nouvelle-Caldonie tout aussi bien que dans la Colombie, et la petite fille de la Chaudire-Noire devint ds lors la

    1 Village. Voir la Tte-Plate, les Nez-Percs.

  • 20

    femme esclave dun Grosse-Babine. Je laisse penser quel fut le dsespoir de Nar-go-

    tou-k, tmoin impuissant de la crmonie. Sa douleur ne saurait tre compare qu celle de la dsole Ni-a-pa-ah. Mais la noble Iroquoise tait bien rsolue se tuer plutt que de se laisser souiller par son odieux ravisseur.

    Un accident survenu Li-li-pu-i, le soir mme de son mariage, prvint cette funeste rsolution.

    Comme ils approchaient du village des Indiens, le cheval du chef semporta, et, aprs une course effrne dans la montagne, il sabattit sur son matre.

    Quand on releva Li-li-pu-i, il avait cess de vivre. Suivant les usages des Grosses-Babines, le corps

    devait tre brl sur un bcher au milieu de la nuit suivante, et sa veuve devait prendre lincinration une part aussi active que dangereuse.

    On sait comment Ni-a-pa-ah sacquitta de cette horrible tche.

    Lorsquelle eut recouvr ses sens, elle tait enferme et garde vue dans la cabane dun de ses ennemis. son cou pendait le sac qui contenait les cendres de Li-li-pu-i. Ce sac, si elle ft reste parmi les Grosses-Babines, elle et, daprs la coutume, t condamne le porter ainsi pendant trois ans, avec dfense de se laver ou dapporter aucun soin sa

  • 21

    toilette. Le terme du deuil expir, les parents du dfunt se seraient livrs de grandes rjouissances, et, aprs avoir dpos dans un coffret dcorce de cdre et fix une longue perche les restes du trpass, dpouillant Ni-a-pa-ah de ses vtements, ils lauraient enduite de colle de poisson liquide et roule sur un tas de duvet de cygne ; le tout accompagn de danses, festins et tabagies. Enfin, la pauvre femme, ramene en grande pompe chez elle, aurait joui de la permission de se remarier, si toutefois, comme le dit un voyageur, elle se ft senti assez de courage pour saventurer courir de nouveau le risque de brler vive ou dendurer tous ces tourments .

    Mais Ni-a-pa-ah eut le bonheur dchapper ce surcrot dafflictions.

    Nar-go-tou-k navait t qutourdi par le coup de tomahawk. Rest esclave chez les Grosses-Babines, il parvint leur arracher sa femme lorsquelle fut gurie de ses plaies, quoique hideusement dfigure et incapable de se servir dsormais de ses mains.

    Ils prirent la fuite, retraversrent les steppes immenses quils avaient franchis nagure bercs par des illusions si enivrantes, et retournrent Caughnawagha, au commencement de 1817.

    Ah ! dit la Vipre-Grise, en remarquant le triste

  • 22

    tat de sa fille, Athahuata1 mavait prvenue que cette expdition serait fatale ma famille, Athahuata ne trompe pas ceux qui ont foi en lui. Pourquoi mon fils ne ma-t-il pas coute ?

    Sans lui rpondre, Nar-go-tou-k abaissa un regard sombre et douloureux sur Ni-a-pa-ah ; puis, relevant les yeux et tendant la main dans la direction de Montral, quon apercevait dans le lointain, il scria :

    L sont les destructeurs de ma race ; l sont ceux qui ont fait pleurer celle qui est la joie et les dlices de mon existence ; l, Nar-go-tou-k dtruira ses ennemis ; il fera pleurer leurs femmes tous les pleurs de leurs yeux.

    Que mon fils prenne garde, quil prenne bien garde ! dit la Vipre-Grise dun accent prophtique. Athansie2 est irrit contre lui. Les Habits-Rouges3 lui seront fatals : ils tueront jusquau dernier des Iroquois !

    1 Divinit des sorciers iroquois. 2 Divinit du mal. 3 Les Indiens nomment les Anglais Habits-Rouges ou Kingsors,

    corruption de King Georges (Roi Georges).

  • 23

    II

    Montral Trois cent vingt-sept ans se sont couls depuis que

    lillustre Jacques Cartier foula, pour la premire fois, le sol sur lequel slve aujourdhui la ville de Montral. Qui et os prdire alors au pilote malouin que, bientt, ces terres incultes, occupes par des bois inextricables, des landes marcageuses et par la chtive bourgade indienne connue sous le nom de Hochelaga, fructifieraient aux rayons vivificateurs de lindustrie et verraient surgir de leur sein une des opulentes cits du Nouveau-Monde ? Qui et os le prdire M. de Maisonneuve, quand, un sicle plus tard peine, il vint asseoir dans ces plaines les bases de la mtropole actuelle du Canada ? Aux deux intrpides aventuriers ne pourrions-nous appliquer le cri denthousiasme chapp M. F.-X, Garneau en parlant du premier ?

    Sil tait permis, aujourdhui, Jacques Cartier de sortir du tombeau pour contempler le vaste pays quil a livr, couvert de forts et de hordes barbares, lentreprise et la civilisation europenne, quel spectacle plus digne pourrait exciter dans son cur

  • 24

    lorgueil dun fondateur dempire, le noble orgueil de ces hommes privilgis dont le nom grandit chaque jour avec les consquences de leurs grandes actions. LAmrique a cela de particulier quelle a t trouve et quelle sest faite ce quelle est, moins par les armes que par les travaux les plus productifs, et que cest en schant les larmes des malheureux que la perscution ou la misre chassait dEurope, quelle assurait son bonheur et sa prosprit1.

    Au mois de septembre 1535, Cartier, qui avait prcdemment reconnu les bords du Saint-Laurent jusquau confluent de la rivire Saint-Charles avec ce fleuve, dsire poursuivre ses explorations. Il remet la voile, et, aprs une navigation de treize jours sur le grand fleuve, il dbarque Hochelaga, village algonquin situ soixante lieues plus haut.

    Hochelaga, dit M. Garneau, se composait dune cinquantaine de maisons en bois, de cinquante pas de long sur douze ou quinze de large, couvertes dcorces cousues ensemble avec beaucoup de soin. Chaque maison contenait plusieurs chambres distribues autour dune grande salle carre o la famille se tenait habituellement et faisait son ordinaire. Le village lui-mme tait entour dune triple enceinte circulaire palissade, perce dune seule porte fermant barre.

    1 Garneau, Histoire du Canada, t. I, p. 21.

  • 25

    Des galeries rgnaient en plusieurs endroits en haut de cette enceinte, et au-dessus de la porte, avec des chelles pour y monter et des amas de pierres dposes au pied pour la dfense. Dans le milieu de la bourgade se trouvait une grande place1.

    Voil le berceau de Montral. Les annes fuient sur le cadran des ges,

    insensiblement, et malgr lincurie si dplorable du gouvernement franais, le Canada se peuple, Champlain commence la ville de Qubec ; des tablissements se forment Sillery, Trois-Rivires2, des missionnaires catholiques, la croix dune main, la houe ou larquebuse de lautre, se rpandent partout, convertissant les Indiens, dfrichant les terres, rigeant des fermes et des maisons dducation.

    Mais cest en 1640 seulement que la richesse du site de Hochelaga attire lattention. Ce site est une le longue de neuf lieues sur deux et demie de large environ. Une compagnie de ngociants franais se la fait concder et y envoie un de ses membres, Paul de Chomedy, sieur de Maisonneuve, gentilhomme champenois, avec ordre dy implanter une colonie.

    Il partit pour le Canada le cur plein de joie. En arrivant, le gouverneur voulut en vain le fixer dans lle

    1 Garneau, Histoire du Canada, t. I, p. 23. 2 Voir la Huronne.

  • 26

    dOrlans1, pour ne pas tre expos aux attaques des Iroquois ; il ne voulut pas se laisser intimider par les dangers et alla, en 1617, jeter les fondements de la ville de Montral. Il leva une bourgade palissade labri des attaques des Indiens, quil nomma Ville-Marie, et se mit runir des sauvages chrtiens ou qui voulaient le devenir, autour de lui, pour les civiliser et leur enseigner lart de cultiver la terre. Ainsi Montral devint la fois une cole de civilisation, de morale et dindustrie, destination noble qui fut inaugure avec toute la pompe de lglise.

    La colonie de Ville-Marie2 saccrut lentement dabord ; ses premiers pas furent incertains, arrts par mille obstacles. En 1664, elle ne comptait que 884 familles. Nanmoins on pouvait prvoir la rapidit de son extension future, car dj son enceinte dpassait celle de Qubec, ville qui, quoique fonde trente-quatre ans plus tt, navait la mme poque que 888 habitants.

    De ce moment jusqu nos jours, la population de Montral suivit incessamment une marche ascendante.

    Aujourdhui le chiffre de cette population peut tre port 100 000 mes, tandis que Qubec, que beaucoup de nos gographes sobstinent citer uniquement

    1 Situe une demi-lieue au-dessous de Qubec. 2 Le clerg catholique sentte nappeler Montral que par ce nom.

  • 27

    comme la seule ville importante du Canada, nen a gure plus de 50 000.

    Nous ne saurions mieux comparer lle de Montral qu un bicorne dont la ville figurerait laigrette. Au nord, elle est arrose par la rivire des Prairies, branche de lOutaouais (ou Ottawa), et au sud par le Saint-Laurent qui, devant la ville, a plus de deux milles de large.

    Adoss la montagne do elle tire son nom. Montral (Mont-Royal) offre la vue une sorte de paralllogramme avec ses trois cents rues coupes angle droit.

    La principale voie passagre, la rue Notre-Dame, stend du nord lest sur un espace de plus dun mille. Elle est le centre du commerce de dtail, le rendez-vous du monde lgant. Des magasins fort coquets, et quelques-uns fort riches aussi, la bordent des deux cts. Elle est partage par la place dArmes sur laquelle on a construit, il y a une trentaine dannes, la cathdrale Notre-Dame, basilique dans le genre nogothique, mais prtentieuse, mince, trique, une sorte de monument en carton-pierre, bien quon le considre comme le temple le plus vaste de lAmrique septentrionale. Au-del on remarque aussi le nouveau Palais de Justice, dont la faade a une grande mine, mais dont la distribution intrieure laisse beaucoup

  • 28

    dsirer : son portique appartient au style grec. Il se dresse en face de la place Jacques-Cartier, sur laquelle, par un contresens risible, ou plutt par une drision amre, les Anglais ont lev une colonne et une statue lamiral Nelson !

    Paralllement la rue Notre-Dame, slance la rue Saint-Paul, plus troite, moins lgante, mais non moins anime. La partie septentrionale est envahie par les petits ngociants en nouveauts, mercerie et quincaillerie ; la partie mridionale par les gros importateurs, dont les immenses magasins descendent jusqu la rue des Communes, laquelle longe les quais.

    Btis en belle pierre de taille douze ou quinze pieds du niveau du Saint-Laurent, ces quais se dploient devant la ville comme un inbranlable rempart. Pendant la bonne saison, les oisifs et les curieux sy rassemblent. Peu de promenades prsentent, notre avis, autant dagrments que celle-l.

    En se dirigeant vers le sud, le regard franchit des paysages aussi sduisants que varis, aprs avoir pass par-dessus le magnifique pont tubulaire Victoria, le plus beau au monde, construit dernirement par le clbre ingnieur anglais Stevenson.

    Quil sarrte sur les nombreux navires de toutes les nations, voiliers ou vapeurs, golettes ou trois-mts, canots dcorce ou vaisseaux de guerre, mouills dans

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    les bassins, quil ondule avec les eaux diaphanes du roi des fleuves, quil vague mollement travers les quinconces de lle Sainte-Hlne qui, telle quune corbeille de verdure, merge de londe vis vis de la ville, ou quavide et amoureux des champs, il saute lautre rive du Saint-Laurent, lil trouve cent sujets de plaisir, dinstruction, de rverie, de dlices.

    Cest un spectacle enchanteur pour lartiste nonchalant, insoucieux, et pour le spculateur alerte, farci de chiffres.

    Entendez le sifflement des steamers ! suivez ce double panache de fume qui se balance au fate de leurs noires chemines ; voyez-vous dans cette atmosphre imprgne dodeurs rsineuses et aquatiques, ou bien comptez ces boucauts de sucre, ces quarts1 de farine, ces barriques de tabac, ces caisses, ces ballots de toutes sortes amoncels sur les quais !

    Partout lactivit, partout le travail intelligent, partout labondance.

    Des hommes, des chevaux, des cabs, des cabrouets se pressent, se froissent se heurtent. On dirait de lentrept gnral du trafic du globe.

    Mais laissons la rue des Commissaires o nous

    1 Les Canadiens-franais nomment ainsi les barils de farine,

    provisions, etc.

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    ramneront vraisemblablement les incidents de notre rcit.

    En examinant Montral vol doiseau, nous voyons la ville stager en amphithtre dans les plis dun terrain fortement tourment.

    Les quartiers limitrophes du fleuve sont exclusivement consacrs aux affaires. La majeure partie de la population y est anglaise. Plus loin, en escaladant les premires rues de la montagne, nous rencontrons les rues Craig, Vitr, de la Gauchetire, Dorchester, et la grande rue Sainte-Catherine ; plus loin encore, la rue Sherbrooke. Toutes observent un paralllisme remarquable.

    Les premires sont habites par des Canadiens-franais, la dernire par laristocratie anglaise.

    Perdue sous des alles darbres touffus, la rue Sherbrooke ressemble vraiment lavenue dun den. L on nentend ni tumulte, ni grincement criard. Le chant des oiseaux, les soupirs dune romance, les frmissements dune harpe, le chuchotement dun piano viennent caresser vos oreilles.

    L, point de luxueux magasins pour fasciner vos yeux, mais des cottages gracieux, des villas pimpantes, des manoirs fodaux en miniature, de vertes pelouses, des jardins maills de fleurs pour sduire votre imagination. L, point de mouvement, point de passants

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    qui vous coudoient, mais le murmure harmonieux du feuillage, des amants solitaires lentement presss lun contre lautre, des apparitions enchanteresses qui vous ravissent le cur.

    Elle nest point rgulire, la rue Sherbrooke, elle nest point dalle, pas mme pave, mais ses mandres sont si mystrieux, sa poussire est si molle, son gazon si doux, ses ombrages si frais... Ah ! oui, cest bien dans la rue Sherbrooke quon aime aimer !

    Et quel merveilleux panorama se droule vos pieds, se masse sur votre tte ! Cest Montral, la vigilante, qui chauffe ses fourneaux, ouvre ses chantiers, charge et dcharge ses cargaisons, dcore ses difices, agite ses milliers de bras, comme ses milliers de ttes ! Cest une montagne dont les sommets altiers dchirent la nue ; ce sont de gras coteaux, des bois plus verts que lmeraude, des vergers o se veloutent et se dorent les fruits savoureux, des parterres embaums et diaprs de toutes les couleurs de larc-en-ciel.

    Lextrmit septentrionale de la rue Sherbrooke aboutit la rue Saint-Denis, grande artre qui sappuie perpendiculairement sur la rue Notre-Dame, divise toute la ville du haut en bas et court spanouir dans la prairie.

    Elle forme la limite du faubourg Qubec. Dans ce faubourg, un des plus populeux de

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    Montral, essaiment des Canadiens-franais artisans, dtailleurs ou dbitants de boissons pour la plupart. Jadis ses htes taient gens enrichis par la traite des pelleteries. On peut sen convaincre aisment lapparence des maisons que les dsastreux incendies de 1852 ont pargnes1.

    Mais, mesure que la race anglaise sest agglomre dans la ville, elle y a usurp le sceptre de la fortune2, et soit quelle ne voult pas sallier la race franaise, soit que ses gots la portassent se hausser, elle a dsert les bords du fleuve pour charger de ses palais les gradins de la montagne. On connat lhistoire des moutons de Panurge : petit petit, les conquis ont imit les conqurants, et, prsent, sauf de rares exceptions, il est peu de Canadiens-franais, rentiers ou dignitaires, qui oseraient avouer un domicile dans le faubourg Qubec.

    Cette migration na, du reste, rien qui doive surprendre. Les circonstances ont pu les provoquer. Au fur et mesure que la ville a largi sa ceinture, les fabriques, les usines se sont multiplies. Par consquent, les rives du fleuve ont acquis une

    1 Aprs ces incendies successifs, plus de vingt mille habitants se trouvrent sans logements.

    2 Chose triste dire, mais trop facile comprendre, partout o les populations protestante et catholique se trouvent en prsence, on voit la premire prosprer, acqurir des richesses, lautre dcrotre, sappauvrir.

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    importance relative quelles navaient pas auparavant. On a vendu les terrains occups par les maisons de plaisance pour y faire des manufactures, et les premiers se sont rfugis autre part. Puis, fait digne dattention, comme beaucoup de cits amricaines, Montral tend remonter le cours du fleuve qui baigne ses murs. Il ny a pas longtemps, les vaisseaux ne jetaient point lancre plus haut que la place de la Douane. Par louverture du canal Lachine1, on leur a facilit un mouillage jusquau bout de lle, pour ainsi dire. Dans quelques annes probablement, quand les docks projets par M. Young seront excuts, le port de Montral stendra de la rue Bonsecours, lentre du faubourg Qubec, jusqu la pointe Saint-Charles, tte du pont Victoria.

    Alors, les quartiers sous-jacents se dpeupleront au profit des quartiers nouveaux qui sinstalleront en amont. Cela sexplique facilement : quand une colonie se fixe prs dun cours deau, elle dfriche les terres en sacheminant vers la source. Sil survient dautres membres la colonie, ils ne planteront pas leurs tentes au-dessous des prcdents parce que les pouvoirs deau ont t utiliss dune faon ou dune autre par le drainage des campagnes ou le jeu des machines, mais ils stablissent au-dessus o rien ne les gne et ne les embarrasse.

    1 Pour ltymologie de ce nom, voir la Huronne.

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    Les terres infrieures tant ainsi les premires mises en culture acquirent un prix que nont pas les terres suprieures, laisses vierges et improductives. Il rsulte de l que les manufacturiers, fabricants et entrepreneurs schelonnent graduellement devant une ville, en refoulant son cours deau, srs quils sont dacheter meilleur march les emplacements ncessaires ltablissement de leurs usines ou entrepts et dobtenir des forces motrices plus considrables.

    Mais ces entrepreneurs, fabricants et manufacturiers sont les avant-coureurs du commerce. Celui-ci ne peut pas plus vivre sans eux, quils ne peuvent vivre sans lui. Autour des usines se groupent promptement les magasins ; car, pour viter les frais de transport, le consommateur se rapproche constamment du producteur. Bientt les terrains enserrs par la manufacture montent : ils doublent, ils triplent de valeur. Non seulement le propritaire ou directeur comprend quil aurait avantage vendre son emplacement et transfrer plus haut ses ateliers, mais il saperoit de limpossibilit pour lui daugmenter ses moyens de production par un agrandissement de local, cause de la chert excessive des lots avoisinants.

    Il dloge ; les chantiers laccompagnent. La navigation, force de dposer ou prendre son fret prs de ces chantiers, la navigation bon gr mal gr suit leurs mouvements. Le cours deau est-il trop peu profond, on

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    le creuse ; est-il sem de rochers, on le drague ; est-il hriss de rcifs, de cataractes, on perce un canal, comme celui de Lachine au pied des rapides du Sault Saint-Louis ou Caughnawagha.

    Et toujours, toujours la ville va refluant vers la source. Ne serait-il pas possible de dcouvrir dans ce phnomne la preuve de notre marche ascensionnelle aussi bien que la preuve de notre penchant remonter des effets aux causes ?

    Quant la cit, elle subit autant de mtamorphoses que de progressions. La manufacture est supplante par le magasin, qui sera supplant son tour par la maison bourgeoise, et peut-tre en dernier lieu par la ferme. Montral nous en prsente un exemple frappant. Il y a un sicle, les comptoirs du commerce ne dpassaient pas la rue des Commissaires. La rue des Communes, qui sannexe elle, nexistait mme pas. Mais l o prend pied le quartier Sainte-Anne, des moulins, des scieries, des fonderies, des forges fonctionnaient du matin au soir. Maintenant forges, fonderies, moulins immigrent, et des stores, des warehouses leur succdent partout. Le ngoce senfuit tire dailes du march Bonsecours vers les rues Saint-Paul, Notre-Dame, Saint-Jacques, et se prcipite dans la rue Mac-Gill.

    Avant vingt ans, il aura, nous en avons la conviction, dsert ses vieux foyers et inond le

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    quartier Sainte-Anne. Ses rvolutions passes sont un critrium pour prciser ses rvolutions venir. Labaissement lent mais continu du prix des loyers dans le faubourg Qubec et leur lvation inusite du ct du faubourg Saint-Antoine suffisent dj dmontrer dune faon concluante la justesse de cette assertion. Lachvement du pont Victoria et ltablissement la pointe Saint-Charles dune gare centrale pour la compagnie du chemin de fer du Grand-Tronc, nont fait que hter le transfert du centre commercial au quartier Sainte-Anne ou Griffinton, ce bourbier infect, cette lproserie o grouille une population irlandaise, sordide, dguenille, fanatique, prte tous les crimes, la honte et leffroi de la mtropole canadienne, comme les Cinq-Points de New-York, la Cit de Londres ou de Paris, le Ghetto de Rome, furent longtemps la honte et leffroi des nobles capitales qui recelaient ces clapiers dans leur sein.

    Le Griffinton, une fois assaini, purg des bandes de misrables qui rendent son sjour dangereux autant que dgotant, Montral, avec ses maisons bien bties, ses grand difices publics, civils ou religieux, ses rues rgulires parfaitement ares, ses nombreux instituts, son riche muse de gologie, son jardin botanique, son magnifique port, ses prodigieuses ressources maritimes, industrielles et agricoles, et les splendides campagnes qui se dploient ses portes, Montral prendra

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    dfinitivement rang parmi les villes les plus favorises et les plus agrables des deux hmisphres.

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    III

    Les derniers Iroquois Quoique Montral ne possdt pas, en 1837, la

    moiti de la population et des embellissements dont elle senorgueillit, juste titre, aujourdhui, ctait dj, par son vaste ngoce et son esprit dentreprise, une des cits les plus importantes de lAmrique septentrionale. Cette mtropole, qui compte prs de cent mille mes dans son enceinte, nen avait gure alors que quarante quarante-cinq1. Mais ils taient dous dune activit,

    1 La population des deux Canadas dpasse actuellement deux millions dhabitants. Il nest gure de peuples qui se soient accrus aussi rapidement. Comme on le concevra aisment, les Anglo-Saxons ont pris plus de dveloppement que les Franco-Canadiens, depuis la conqute du Canada par lAngleterre, en 1789. Alors les premiers ne comptaient pas plus de sept huit mille mes dans le pays quils occupaient sous le nom de Haut-Canada, louest de Montral. De rcentes statistiques nous montrent leur progression vraiment fabuleuse :

    1814... 95 000 1824... 151 097 1829... 198 440 1832... 261 066 1834... 320 693

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    1836... 372 502 1842... 486 055 1848... 723 292 1852... 952 054 1855... 1 003 121 1860... 1 060 305 Quant au Bas-Canada, il a suivi lchelle suivante : Lors de la conqute, soixante mille Franais peine lhabitaient.

    partir du premier recensement anglais on trouve : 1825... 423 630 1827... 471 876 1831... 511 920 1844... 690 782 1882... 890 661 1888... 930 207 1860... 1 000 044 M. Chauveau, surintendant de linstruction publique au Canada

    accompagne ces chiffres dobservations trs judicieuses. Si, dit-il, lon considre que cet accroissement est presque

    entirement d la multiplication par le seul effet des naissances de 60 000 Franais, on le trouvera certainement remarquable. Quelques centaines de familles, presque toutes normandes ou bretonnes, ont originairement peupl les vastes territoires qui composaient la Nouvelle-France. la conqute, un grand nombre de familles se sont embarques pour la France, et, depuis ce temps, il na pas t ajout aux familles franaises de la colonie. Quelques individus isols, aussitt repartis quarrivs, ont, pour bien dire, peine visit la Nouvelle-France, passe sous la domination de lAngleterre. Malgr le nombre considrable de Franais et de Belges qui migrent en Amrique, il ny a actuellement (1858) que 1366 natifs de ces deux pays. Loin de gagner par limmigration, la race franaise a, au contraire, constamment perdu par

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    dune intelligence commerciale, et dun amour de lindpendance qui, ds cette poque, faisaient de leur ville le foyer du libralisme canadien. Tandis que la capitale politique de la colonie, Qubec, demeurait immobile dans son corset de remparts et de prjugs religieux ; tandis que ses plus nobles famille franaises acceptaient presque toutes sans murmurer le joug de la domination anglaise, et que beaucoup courtisaient leurs matres, adulaient Son Excellence le gouverneur gnral, les Montralais ou Montralistes, comme on les appelle dans le pays, protestaient ouvertement contre toutes les exactions du pouvoir, lui faisaient une opposition nergique, et aspiraient les uns lindpendance, les autres lannexion aux tats-Unis, une certaine, mais faible minorit, un retour sous ladministration franaise.

    une migration qui sest faite ds lorigine et na cess de se faire vers les tats-Unis, les plaines de louest et jusqu la Louisiane et au Texas... Bien plus, une migration plus formidable sest faite depuis quelques annes. Des ouvriers par bandes, des familles de cultivateurs par essaims ont laiss le Canada, etc... !

    Les dilapidations insenses du trsor public, la corruption effroyable des hommes politiques, laugmentation constante des impts, la lourdeur de la dette coloniale, qui pse de prs de deux cents francs sur chaque tte dindividu, sont les principaux motifs de cette migration. Quant la fcondit des Canadiens, elle peut passer pour proverbiale. Les familles de douze ou quinze enfant sont communes. Jai connu des femmes qui avaient donn le jour vingt-cinq, et une trente et un !

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    Les motifs de leur dsaffection taient divers. Pour les Franco-Canadiens, ctait principalement cette vieille inimiti de race que le temps na malheureusement pas efface. Dailleurs, peuple conquis, il neut gure t naturel quils supportassent sans se plaindre leurs conqurants.

    Pour les Anglo-Canadiens, la vue de lgalit et de la libert qui rgnait aux tats-Unis, compares loligarchie aristocratique et tyrannique du gouvernement colonial, pouvait tre un sujet denvie. Quoi quil en soit, le mcontentement avait atteint ses limites extrmes. Et les mcontents formulrent, en 1834, leurs griefs dans un factum clbre, sous le titre Les quatre-vingt-douze rsolutions, rdiges, en grande partie, sous la direction de M. Louis-Joseph Papineau, le tribun du parti libral lAssemble lgislative1.

    Ce document fut envoy Londres. Mais, loin de faire droit ses instantes rclamations, quoiquelles fussent appuyes par lord John Russell, OConnell et plusieurs membres minents de la chambre des communes anglaise, le cabinet de Saint-James ferma loreille.

    Des troubles, bientt rprims, clatrent, au commencement de 1837, Montral et dans les

    1 Pour plus amples dtails, quil mest impossible de donner ici, voir la Huronne.

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    environs. Alors, le ministre anglais se dcida nommer des

    commissaires pour senqurir des affaires du Canada. Au lieu de pacifier les esprits par quelques concessions, la commission les irrita davantage en provoquant des arrestations.

    la fin davril de cette anne, plusieurs Montralais furent incarcrs, et lexcutif fit lancer une foule de warrants, ou mandats damener, contre diffrents individus des campagnes avoisinantes, souponns dtre hostiles la Grande-Bretagne.

    Parmi les suspects se trouvait un Indien habitant le village de Caughnawagha.

    Ainsi que nous lavons dit, le village de Caughnawagha ou du Sault Saint-Louis slve trois lieues environ de Montral, sur la rive mridionale du Saint-Laurent.

    L, comme les Hurons Lorette, prs de Qubec1, se sont rfugis les derniers rejetons des Iroquois. Cette peuplade, jadis si florissante, qui sintitulait superbement les Six Nations, et qui, plus dune fois, fit flchir nos armes, est prsent rduite une centaine de familles de mtis, vgtant dans la misre et la dgradation. peine leur reste-t-il le souvenir de ce que

    1 Voir la Huronne.

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    furent leurs anctres ; peine savent-ils quil ny a pas deux sicles ils possdaient toutes les rgions lest et louest des Grands-Lacs, que le nom seul de leur race faisait trembler les autres Peaux-Rouges et jusquaux blancs tablis sur les bords du Saint-Laurent et de lHudson.

    Alors ils se recrutaient des Oneidas, Onondagas, Cayugas, Senecas, plus tard des Tuscarocas, six en tout ; mais si puissants, mais si vaillants, quon les appelait les HOMMES, pour les distinguer des Delawares, les FEMMES, leurs courageux et infortuns adversaires.

    Et cependant ils taient braves, eux aussi, les Delawares ou Lenni-Lenapes, cest--dire peuple sans mlange, comme ils se qualifiaient.

    Que sont-ils devenus ? Hlas ! notre ambition les a anantis. Vainqueurs et vaincus, Delawares et Iroquois, nont plus sur cette terre un seul reprsentant pur dalliance trangre. Les chos de lAmrique nentendent plus leur cri de guerre, ne redisent plus leurs glorieux exploits. Ils sont ensevelis au cnotaphe de lhistoire. Comme sur une tombe, leur nom reste, mais pour dsigner quelques divisions territoriales du Canada et des tats-Unis.

    Qui croirait, en parcourant le chtif hameau de

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    Caughnawagha, en rencontrant ces Bois-Brls1 couverts dhabillements dguenills comme nos mendiants europens, abrutis par livrognerie et la fainantise, que ce sont l les petits-fils btards il est vrai des Iroquois ! Qui le croirait la vue de leurs sales et chtives cahutes en boue, tristement parpilles sur une plage fertile, mais infconde vis vis, et deux pas dune grande ville blouissante de luxe, toute palpitante dindustrie !

    Pnible spectacle ! navrant contraste ! Voil ce que, sur tout le continent amricain, notre civilisation a fait des propritaires lgitimes du sol. Une civilisation gnreuse, charitable pourtant que la ntre, et qui ne prtend marcher quarme du code de la lgalit ! Quelle thse pour le philosophe ! Que de rflexions sur lincertitude de ce que nous regardons comme le droit, de ce que nous jugeons sacro-saint !

    Jamais je nai travers la dsole bourgade de Caughnawagha sans que mon cur ne se serrt douloureusement et que des larmes ne montassent mes paupires. Au milieu du dsert, lIndien avive en moi le sentiment de la puissance humaine : il me fait plaisir ; quoique dj dgnr, quoique dj il se soit inocul la plupart des vices qui dshonorent les blancs,

    1 On appelle ainsi les mtis ns dune peau blanche et dune mre indienne.

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    il conserve pour moi encore quelque prestige ; je le vois libre, alerte, hardi dans le danger, et joublie volontiers sa malpropret habituelle, sa paresse imprvoyante, sa duplicit, pour admirer sa patience toute preuve, son amour de lindpendance, sa pntration, son adresse, sa rsistance aux fatigues, aux luttes du corps, ses admirables talents oratoires, son inflexible stocisme dans les tortures, sa srnit devant la mort.

    ltat demi-polic, il est hideux, hideux comme tous les monstres, parce que le Peau-Rouge na pas t, je le dis hautement, cr pour lorganisation sociale des Visages-Ples. Nos missionnaires se sont tromps, ils ont t dups de leur zle, pour ne pas dire plus. Chez nous, prs de nous, lIndien stiole, savilit, se suicide lentement. Cest une plante exotique qui ne peut vivre dans notre atmosphre. Nous tait-il permis, sous un prtexte politique, religieux ou autre, de le traiter comme nous lavons trait ? Est-il permis aux Anglais de poursuivre cette uvre meurtrire ? Problmes redoutables, questions difficiles que je me suis souvent poss, mais pour la solution desquels je ne me crois pas assez autoris.

    Quoi quil en soit, en 1837, le village de Caughnawagha ntait ni mieux, ni plus mal construit quil ne lest maintenant. Ctait une runion de cabanes, avec des toits de chaume ou de planches, dun aspect repoussant. On les avait groupes prs dune

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    chapelle o un prtre catholique essayait, chaque dimanche, par des instructions dans leur langue, dattacher les Iroquois la religion du Christ.

    lexception dun petit jardin attenant au presbytre et de deux ou trois lopins de terre sems de mas, nulle trace de culture autour des huttes. Mais et l des flaques deau noirtre o barbotaient quelques pourceaux thiques et des niches denfants dgotants au possible.

    Pourtant, au centre du village, on remarquait une maisonnette relativement assez lgante, mais qui, par les matriaux dont elle tait compose, sinon par sa forme, affectait le type du wigwam indien.

    Des peaux de buffle la recouvraient entirement. Et, au lieu dtre ouverte tous les vents ou davoir une mchante porte de bois comme les autres, elle se fermait au moyen dun rideau en cuir dorignal, orn de broderies en rassade1, reprsentant un castor et un grand aigle tte chauve.

    Ces figures taient le totem ou cusson dun chef. Le castor est (avec la tortue) lemblme des Iroquois et des Canadiens qui le leur ont emprunt ; laigle tte chauve est un des symboles du pouvoir chez les Peaux-Rouges.

    1 Les Indiens appellent rassade les grains de verroterie enfils dans des piquants de porc-pic.

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    La hutte appartenait en effet un sagamo. Sa femme, son fils et lui taient considrs par les habitants du village comme les derniers Iroquois qui neussent pas dans leurs veines une seule goutte de sang ml.

    Ctait Nar-go-tou-k, la Poudre, Ni-a-pa-ah, lOnde-Pure, sa femme, et Co-lo-mo-o, le Petit-Aigle, leur fils unique.

    Nar-go-tou-k portait gaillardement ses cinquante annes. Malgr les malheurs qui avaient abreuv sa jeunesse, et malgr les tribulations nombreuses qui avaient assailli son ge mr, il se tenait droit, vert et ferme comme un chne robuste que louragan a pu agiter sans le courber jamais.

    Ni-a-pa-ah, au contraire, avait profondment ressenti les coups de linfortune. Elle ntait qu lt de la vie, et dj une caducit prcoce, ployait sa taille en deux. Ses cheveux si noirs, si abondants autrefois, avaient tomb et blanchi. Un inextricable rseau de rides sillonnait en tous sens son visage osseux ; de larges coutures jauntres tranchaient sur le ton gnralement bistr de sa peau et ne rappelaient que trop les atroces tortures auxquelles la pauvre squaw avait t soumise sur le mont Baker.

    Ses mains brles noffraient plus que des moignons informes dont elle tait incapable de faire usage, mme

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    pour prendre ses aliments. De ses charmes fltris, il ne lui restait que les yeux, ces yeux si loquents dont le rayonnement sympathique refltait tant damour et de mlancolie.

    Son amour, elle lpanchait tout entier, maintenant, sur Co-lo-mo-o, lenfant quelle avait eu de Nar-go-tou-k, un an aprs leur rentre de la Nouvelle-Caldonie au Canada.

    N en 1818, le Petit-Aigle avait donc alors vingt ans passs. Beau et vaillant jeune homme sil en fut. Il tenait de race. Taille leve, bien prise, membres vigoureux, muscles dacier, cur intrpide, comme son pre, il avait les traits dlicats, le regard sduisant de sa mre.

    Rompu tous les exercices corporels, chasseur sans rival, pcheur des plus habiles, Co-lo-mo-o excellait tirer de larc ou du fusil, dompter un cheval, conduire un bateau. Nar-go-tou-k lavait fait instruire par le pasteur du village, et le Petit-Aigle avait appris, du digne missionnaire, le franais, langlais, le calcul, un peu de dessin et de musique. Ostensiblement, il pratiquait la religion catholique ; on lavait baptis sous le nom de Paul. Son prcepteur stait flatt un instant de le convertir entirement et de le faire entrer dans les ordres. Il seffora de lui persuader quil tait appel, par une faveur divine, aller prcher la foi aux Peaux-

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    Rouges de la baie dHudson. Mais le jeune homme avait hrit de sa grand-mre, la fameuse Vipre-Grise, un invincible penchant pour les superstitions indiennes, et les tentatives du bon abb pour en triompher furent sans rsultat.

    Et-il russi, que les gots de Co-lo-mo-o lauraient tourn vers une autre profession.

    Jamais, du reste, Nar-go-tou-k naurait consenti laisser son fils embrasser la carrire ecclsiastique. Nesprait-il point que par lui la race iroquoise revivrait un jour et finirait par reconqurir les territoires dont lavaient spolie les Visages-Ples ?

    Cette esprance, le Petit-Aigle la caressait aussi. Il tait heureux et fier de la proclamer.

    Les Indiens de Caughnawagha obissaient Nar-go-tou-k. Cependant, ils ne se montraient pas respectueux et soumis lui, comme le sont leurs chefs les Peaux-Rouges du dsert amricain. Une portion mme mconnaissait son autorit et stait attache un sagamo de rang infrieur, qui travaillait la ruine de Nar-go-tou-k. Lorigine de cette haine remontait au mariage de Nar-go-tou-k avec Ni-a-pa-ah. Lautre sagamo briguait alors la main de la jeune fille. Furieux davoir t repouss, il complota depuis ce jour la perte de son rival ; avec la tnacit dun sauvage, il attendit patiemment que le moment des reprsailles ft venu. Il

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    se fit des amis, des partisans, et, tandis que Nar-go-tou-k et les siens se joignaient aux Canadiens-franais pour secouer le despotisme anglais, il se vendit aux agents de la Grande-Bretagne.

    On le nommait Mu-us-lu-lu, le Serpent-Noir. Ds le mois de mars 1837, Mu-us-lu-lu avait dpos

    au parquet de Montral une dnonciation en forme contre Nar-go-tou-k. Le missionnaire de Caughnawagha eut vent de cette dnonciation ; sans rien dire celui qui en tait lobjet, car il redoutait la violence de son caractre, il chercha le sauver, par affection pour Co-lo-mo-o. Une dmarche prs du grand conntable1 suffit faire suspendre lexcution dun mandat darrestation qui avait dj t dress contre Nar-go-tou-k. Ignorant tout, le sagamo, ennemi naturel des Anglais, et le cur ulcr par les souffrances que les Grosses-Babines avaient fait endurer sa femme, le sagamo continua de se concerter avec les chefs des libraux canadiens pour rvolutionner le pays. Labb ne lui mnagea pas les avis indirects, les conseils officieux. Mais Nar-go-tou-k ne comprit rien ou ne voulut rien comprendre.

    Plus que jamais il se mlait aux conspirateurs, surtout depuis lapparition au Canada dune bande de

    1 Un des principaux chefs de la police.

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    trappeurs, conduite par un certain Poignet-dAcier, homme dune force herculenne dont on racontait les prodiges et que maints vieillards prtendaient avoir vu notaire Montral, sons le nom de Villefranche, quelque vingt ans auparavant.

    Ce Poignet-dAcier faisait le dsespoir de la police provinciale. Elle avait mis sa tte un haut prix, vingt mille livres sterling ; mais nul ne savait o le prendre, quoiquon le trouvt partout.

    Quant ses gens, dont on valuait le nombre plusieurs milliers, ils taient aussi insaisissables que leur matre. Ce ntait pourtant pas une troupe fictive. On lavait vue traverser Ottawa, son arrive des pays den haut1 ; on assurait mme quelle tranait sa suite des trsors immenses recueillis sur les bords du Rio-Columbia. Mais au-del dOttawa elle stait disperse, et personne, sauf les affilis, ne pouvait dire o ses membres avaient lu domicile.

    Nar-go-tou-k le savait bien, lui ! Il ne scoulait gure de semaines sans quil et quelque entrevue avec Poignet-dAcier. Tous deux communiquaient aussi avec MM. Joseph Papineau, Wolfred Nelson et Duvernay, les machinateurs de leffervescence populaire ; tous deux tchaient davancer lheure o ils pourraient

    1 Les Canadiens nomment ainsi les territoires du Nord-Ouest. Voir la Huronne.

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    venger sur la couronne dAngleterre les outrages quils avaient reus de quelques-uns de ses sujets.

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    IV

    Lle au Diable1 Par une splendide soire du mois davril, Nar-go-

    tou-k et Ni-a-pa-ah causaient dans leur hutte. Lintrieur se composait de trois pices. Lune lentre sappelait, comme chez les

    Canadiens, la salle. Ctait le lieu commun de runion. Les deux autres servaient de chambres coucher. Ces chambres taient un luxe inusit chez les Iroquois de Caughnawagha. Du vivant de sa belle-mre, la Vipre-Grise, Nar-go-tou-k navait os se le procurer, car la vieille squaw, fermement attache aux traditions de ses anctres, et soulev contre lui la population indienne, sur qui elle exerait, en sa qualit de medawin ou sorcire, une influence irrsistible.

    Mais, depuis quelle tait morte, au commencement

    1 Je ne crois pas inutile de prvenir mes lecteurs que toutes les

    localits que je cite existent et que, dans mes descriptions de ces localits, je tche et tcherai toujours dtre aussi exact que possible, mon but, en publiant ces ouvrages, tant de raconter, sous une forme anecdotique, mes voyages dans lAmrique septentrionale.

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    de 1830, Nar-go-tou-k se livrait, dans la mesure de ses moyens, son got pour le confort europen.

    Il avait construit sa maisonnette avec une coquetterie bien faite pour piquer davantage la jalousie de Mu-us-lu-lu, qui habitait une cahute en argile de laspect le plus misrable.

    Dans la salle o devisaient la Poudre et sa femme, on voyait des trophes darmes indiennes, fixes contre les murailles blanchies la chaux ; des peaux de btes fauves taient accroches et l ou tapissaient le sol.

    Sur un cuir dorignal pass, apprt la pierre ponce, et clou deux lances, reparaissait encore le blason du chef iroquois.

    Un pole de fonte, quadrangulaire, deux tages, haut de cinq pieds, large de deux, ronflait au milieu de la pice, car le temps tait froid encore, quoique le soleil comment reverdir les campagnes.

    Assis sur un escabeau, une poche remplie de plomb en fusion dans une main, un moule dans lautre, Nar-go-tou-k soccupait couler des balles de fusil, tandis que sa femme lui parlait, accroupie son ct.

    Son costume tait celui des habitants1 canadiens :

    1 Au Canada, les gens de la campagne sont ainsi nomms, et cette qualification leur a sans doute t applique aux premiers temps de la colonisation par opposition aux gens qui faisaient la chasse ou couraient le pays en qute daventures, tandis queux ils habitaient des demeures fixes.

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    tuque bleue, capot et pantalons en laine grise fabrique dans le pays, souliers en cuir de caribou non tann, et ceinture flche multicolore.

    Ni-a-pa-ah avait conserv le costume national, la couverte en drap bleu fonc, bord dune frange troite jaune clair, les mitas aux longs effils, les mocassins lgamment brods.

    Sa couverte ramene en capuchon sur sa tte, de faon cacher la moiti du front, enveloppait troitement son buste, retenue la taille par ses mains mutiles, et flottait en larges plis autour delle.

    Ainsi embguine comme une religieuse, et drape comme une Mauresque, on ne voyait de toute sa personne quune partie du visage, et, de temps en temps, le bout de son petit pied, quand elle faisait un mouvement.

    Une chane en or, dont elle se montrait trs vaine, descendait de son col sur son sein et soutenait une grosse montre dargent, cadeau du son fils, le Petit-Aigle.

    Deux chiens de la plus grande espce, noirs comme lencre, dormaient allongs prs delle, le museau enfoui dans leurs pattes de devant et fourr jusque sous le pole.

    Lun rpondait au nom de Ka-ga-osk, lclair. Lautre rpondait au nom de Ke-ou-a-no-quote, la

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    Nue-Orageuse. Voil, dit Ni-a-pa-ah, en jetant un coup dil vers

    lunique fentre de la salle, voil que le soleil baisse et Co-lo-mo-o ne rentre pas. Il y a dj longtemps quil est parti. Je crains quil ne lui soit arriv un accident. Quand il a quitt le wigwam, jai vu deux corbeaux qui se battaient dans lair. Cest un mauvais prsage. Si ma mre ntait retourne chez les esprits, elle ne laurait pas laiss sortir.

    Lpouse de Nar-go-tou-k a tort de prendre de linquitude, rpondit le sagamo. Co-lo-mo-o nest pas en retard.

    Dans deux heures il sera nuit. Les jours sont courts en cette saison ; Ni-a-pa-ah

    le sait bien. Ordinairement, reprit la squaw, en sagitant, Co-

    lo-mo-o est de retour avant le coucher du soleil. Oui, mais cest pendant lt, lorsque le fleuve est

    libre. Si le fleuve tait libre, je naurais pas ces craintes.

    Co-lo-mo-o est habile, il connat la manuvre, il ny a pas dans le village un pilote plus adroit que lui. Mais quand le fleuve charrie des glaons...

    Que Ni-a-pa-ah se rassure, interrompit Nar-go-tou-k, en suspendant son travail. Le fils de ma femme nest point un novice. Le premier, lanne dernire, il a

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    saut les rapides avec le Montralais. Jtais la roue, prs de lui. Je suis certain quaucun de nos jeunes gens ne gouverne aussi bien.

    Co-lo-mo-o sera un grand chef ! rpliqua la squaw en relevant la tte avec une expression dorgueil intraduisible.

    Oui, il aura la gloire de maider chasser les Kingsors des territoires quils ont vols notre race.

    Nar-go-tou-k veut-il donc lemmener avec lui ? dit Ni-a-pa-ah dun ton anxieux.

    Nar-go-tou-k lemmnera avec lui, rpliqua simplement le sagamo en reprenant son opration.

    Il y eut un moment de silence. Ni-a-pa-ah aurait voulu combattre la rsolution de son mari, mais elle nosait le faire ouvertement, car, comme les femmes indiennes, elle avait t leve obir, sans murmurer, toutes les volonts du matre quelle stait donn.

    Cependant, aprs quelques rflexions intrieures, elle hasarda ces mots :

    Nar-go-tou-k se souvient que la Vipre-Grise tait inspire par Athahuata ?

    Le chef ne rpondit pas, et lOnde-Pure poursuivit : La Vipre-Grise avait tenu loreille ouverte au

    discours dAthahuata, et il lui avait prdit quil arriverait malheur sa fille dans les pays o le soleil se

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    couche. cette allusion, Nar-go-tou-k frmit ; un clair de

    ressentiment traversa son visage. Mais Ni-a-pa-ah tenait ses yeux baisss ; elle ne remarqua point la colre quelle venait dallumer, et imprudemment elle continua :

    La Vipre-Grise avait dit juste. Lesprit lavait sagement claire. La femme de Nar-go-tou-k a t cruellement punie de sa dsobissance aux recommandations de la Vipre-Grise.

    En achevant, la pauvre Ni-a-pa-ah, sortit ses poignets informes de dessous sa couverte et les tendit sous les regards du sagamo.

    Aussitt celui-ci, laissant tomber le moule quil avait la main, se leva, les sourcils froncs, et, frappant du pied avec une violence qui justifiait bien son nom, la Poudre, il scria :

    Que le courroux de mes pres sappesantisse sur moi ! que la foudre du ciel tombe sur ma tte et me rduise en poussire ! que la terre sentrouvre et engloutisse ce qui restera de Nar-go-tou-k sil ne venge pas les tortures infliges Ni-a-pa-ah ! Mais que son fils, que Co-lo-mo-o soit chang en femme, quon le condamne porter toute sa vie un peigne et des

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    ciseaux1, sil ne vient pas avec son pre chtier les Habits-Rouges des outrages dont un de leurs chefs a abreuv sa mre !

    Mon seigneur fera son plaisir, dit tristement lOnde-Pure, en courbant la tte.

    Nar-go-tou-k et Co-lo-mo-o agiront comme il convient des Iroquois insults dans ce quils ont de plus cher, rpliqua le sachem dun ton ferme, mais qui dj avait perdu toute son exaspration.

    Il se rassit, ramassa les balles quil venait de fabriquer et les serra dans les poches de son capot.

    Cependant, fit Ni-a-pa-ah en glissant un regard timide vers son mari, la Vipre-Grise voyait dans lavenir.

    Oui, dit la Poudre dun air distrait. Et, ajouta sa femme, enhardie par cette

    concession, elle a dclar que si Co-lo-mo-o dterrait la hache de guerre contre les Habits-Rouges...

    Elle sarrta, interdite par le coup dil terrible que lui lana son mari.

    Il prirait ! acheva celui-ci avec un accent sarcastique ; eh bien, quil prisse ! Mais quil rende ses ennemis tout le mal quils ont fait son pre et sa

    1 Marques de la dgradation dun homme chez les sauvages de lAmrique septentrionale.

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    mre ! Ma femme croit-elle donc que je nai pas souffert, moi non plus ! croit-elle que le cur du chef na pas saign de toutes ses blessures ! croit-elle...

    ce moment, on siffla devant la maisonnette. Les deux chiens se dressrent sur leurs pattes, mais

    sans aboyer, et tirrent paresseusement leurs membres. Cest Jean-Baptiste, dit Nar-go-tou-k, en se

    tournant vers la porte. Un individu entra en sautillant : un nain. Il navait

    pas plus de quatre pieds et demi de haut. Sa tte tait norme, son corps rabougri, fluet, ses jambes grosses et presque aussi longues que celles dun homme de taille moyenne. Avec cela, elles taient bancroches, tournes en dehors, de sorte quen marchant les pieds se trouvaient angle obtus, et la gauche dpassait la droite de deux pouces au moins.

    Ce pauvre petit tre, si difforme, avait pourtant une figure intressante et pleine dintelligence. Mais, pour comble dinfortune, et comme si la nature ne let pas assez maltrait, il tait n sourd-muet.

    Quels taient les parents de Jean-Baptiste ? On lignorait. Un jour, plusieurs annes avant les vnements que nous rapportons, il tait tomb, comme des nues, Lachine1, village situ exactement en face

    1 Voir la Huronne.

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    de Caughnawagha, sur lautre rive du Saint-Laurent, et y avait fix sa rsidence dans un des magasins abandonns de la Compagnie de la baie dHudson.

    Les habitants de Lachine lavaient baptis Jean-Baptiste, du nom de leur patron national, et sobriqutis le Quteux, parce quil vivait daumnes.

    Jean-Baptiste traversait souvent le fleuve pour aller mendier dans les paroisses de lEst. Bien accueilli par les Indiens de Caughnawagha qui, comme tous les sauvages, pensent que les fous et les estropis de naissance sont dous dun pouvoir magique, il stait pris dune affection mystrieuse, mais profonde, pour la famille de Nar-go-tou-k.

    Seuls au monde peut-tre, le chef et son fils pouvaient changer des penses avec lui.

    Ces communications avaient lieu par des regards et des signes.

    Du reste, Jean-Baptiste se montrait trs rserv avec les Canadiens et vivait solitaire.

    Jamais personne navait pntr dans sa demeure. Il tait leffroi des petits enfants ; les jeunes gens mme craignaient de laffronter, bien que quelques-uns eussent donn beaucoup pour visiter lintrieur du Quteux.

    Mais, malgr ses infirmits, il possdait une agilit et une force extraordinaires.

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    Toute cette agilit, toute cette force staient rfugies dans ses jambes. Ils lavaient appris leurs dpens ceux qui staient frotts Jean-Baptiste. Ds quon lirritait, le nain se jetait sur le dos, ouvrait ses longues jambes, comme un poulpe ouvre ses bras, un crabe ses pinces, saisissait son insulteur, le serrait, et, quelle que ft ladresse ou la vigueur de celui-ci, il tait incapable de sortir de cet tau qui le pressait de plus en plus, jusqu ce que la douleur lobliget implorer son pardon.

    La mchancet ne composait pas le fond du caractre de Jean-Baptiste, mais il tait fidle ses rancunes comme ses amitis.

    Il savana dans la salle en jouant avec un bton noueux, plutt quil ne sen faisait une aide.

    Dans ses yeux, Nar-go-tou-k lut une nouvelle fcheuse : le front du sagamo se rembrunit.

    Par une mimique aussi rapide que la parole, le nouveau venu tendit lindex vers Montral, puis vers Lachine, puis leva dix doigts en lair, ensuite le bras droit et rassembla ses mains comme si elles eussent t lies.

    Nar-go-tou-k comprit : dix hommes commands par le grand conntable accouraient de Montral pour larrter.

    Merci ! fit-il, en frappant sur son cur pour

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    tmoigner sa reconnaissance. Et sadressant Ni-a-pa-ah, consterne par cette

    scne, dont elle devinait demi la signification : Maintenant, pronona-t-il dune voix ferme, la

    hache de guerre est dterre. Quand Co-lo-mo-o rentrera, que la femme de Nar-go-tou-k lui dise que son pre lattend. Les Kingsors viendront ici. Bientt leurs chevelures pendront la ceinture du sagamo iroquois. Ni-a-pa-ah leur rpondra que le chef est parti pour les territoires de chasse. Mais quelle prenne garde que le Petit-Aigle ne tombe sous la dent de ces loups-cerviers. La destine de Nar-go-tou-k tait de venger les os de ses pres qui blanchissent encore sans spulture, sur les bords des Grands-Lacs ; sa destine saccomplira.

    Nar-go-tou-k permettra-t-il sa femme de laccompagner ? demanda la squaw dune voix suppliante.

    Non, elle doit rester ici, rpliqua la Poudre. Ni-a-pa-ah laissa retomber sa tte sur sa poitrine, et

    des larmes emplirent ses paupires. Cependant le sachem interrogeait Jean-Baptiste du

    regard. Avec son bton, lautre figura un navire sur le sol. Ils sembarquent pour traverser. Nar-go-tou-k

    doit partir, dit le chef.

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    Il dcrocha un fusil deux coups, suspendit une hache et des pistolets sa ceinture, plaa le fusil sous son bras, jeta sur ses paules une robe de peau de buffle, et, serrant la main de sa femme, il lui dit :

    Les yeux de Ni-a-pa-ah ont t rougis par les pleurs quelle a verss ; mais Nar-go-tou-k rougira la terre par le sang de ses ennemis, et un ruisseau de ce sang de livre paiera pour chacune de ses larmes. Que Ni-a-pa-ah se rjouisse donc ! quelle se rappelle quelle descend de la Chaudire-Noire. Le cri de guerre des Iroquois va retentir !

    Aprs ces mots le sachem, se carrant majestueusement dans sa peau de bison, comme un empereur dans un manteau de pourpre, sortit avec dignit du wigwam, en faisant signe au nain de laccompagner.

    Une fois sur la place du village, Nar-go-tou-k indiqua du doigt Jean le chemin de la Prairie, village distant de deux lieues de Caughnawagha, sur la mme rive.

    Le bancal saisit immdiatement le sens de cette indication, et il se mit arpenter le terrain avec une clrit qui et fait envie un coureur de profession.

    LIndien alors descendit au bord du Saint-Laurent. Il sauta dans un tronc darbre creus en forme de canot et suivit pendant quelque temps le cours de leau.

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    Le soleil, au terme de sa carrire, achevait de ronger son disque enflamm derrire les bois de Lachine. Moutonneux, bruyant, le fleuve, inond de ses tides rayons, rflchissait des lueurs blouissantes, qui scintillaient parfois, ainsi que des clairs, quand une banquise voguait sous leurs larmes de feu ; car, aprs avoir t, pendant cinq mois, emprisonn, par lhiver, dans une barrire de glace, le Saint-Laurent venait enfin de forcer les murs du cachot, et se trmoussait en fuyant vers son embouchure avec lardeur dun captif qui a bris ses fers.

    un faible intervalle, on entendait le mugissement des ondes sur les rapides1 du Sault Saint-Louis.

    chaque instant, des piverts rasaient la surface tire daile, en poussant leur note aigu, et des bataillons de canards sauvages sillonnaient les airs.

    Bientt Nar-go-tou-k tourna brusquement gauche et remonta le courant, en traant une ligne diagonale.

    Devant lui, trois ou quatre cents brasses, apparaissaient deux lots.

    Lun en amont, une porte de fusil du second, et dun accs assez facile ; lautre au-dessous, hriss dcueils, que le fleuve dchirait de ses flots rageurs avec un fracas formidable.

    1 On sait que les rapides sont des cueils fleur deau.

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    Le pied de ce dernier baigne dans les rapides, et sur sa tte, constamment battue par des vagues aussi hautes que des montagnes qui rejaillissent en poussire liquide dans lle, se prsente comme un front de chevaux de frise en granit, infranchissables.

    Cest lle au Diable, la justement nomme. Elle a au plus un demi-mille de circonfrence.

    Inabordable par en bas et par en haut, elle noffre aucune baie, aucune anse, aucune crique sur ses flancs. Bien des gens croient encore quil est impossible dy pntrer. Du reste, plus dun batelier audacieux et tmraire a pri en essayant daller la reconnatre. Je ne sais rien daffreux, rien de sauvage comme ce lieu inhospitalier. On dirait quil na t jet au milieu du Saint-Laurent que pour narguer lesprit ingnieux des blancs et servir de trne aux martins-pcheurs, quon voit, en toute saison, insolemment juchs la cime des rochers et des broussailles qui le dfendent1.

    Il est notoire cependant que quelques canots monts par des Indiens ont russi y atterrir.

    1 Durant lhiver de 1854-55, le froid fut excessif au Canada. Le

    thermomtre descendit jusqu 35 Raumur. Pour la premire fois, de mmoire dhomme, une partie des rapides du Sault Saint-Louis gela, et je fus assez heureux pour pouvoir, avec deux amis, visiter lle au Diable, en y passant de la rive septentrionale sur le pont de glace. Cette petite expdition fit vnement dans la pays, o bien peu de personnes peuvent se flatter davoir explor lle en question.

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    Ctait vers lle au Diable que tendaient les efforts de Nar-go-tou-k.

    Durant une demi-heure, il scia le courant du fleuve, et, parvenu la hauteur du premier lot, il se laissa emporter au fil de leau, en imprimant, avec sa pagaie, une lgre oblique lembarcation ; puis, sans smouvoir des fureurs de llment sur lequel son canot dansait comme une plume que ballotte la brise, sans sinquiter des paquets deau cumante qui le couvraient toute minute, il se contenta de maintenir le lger esquif en quilibre, jusqu ce quil atteignit un chicot en face de lle au Diable, vingt brasses de celle-ci.

    Le canot drivait avec une effrayante vitesse. Lchant sa pagaie, lIroquois stendit tout de son

    long la proue, et, en rasant le rcif si prs quon et cru quil laurait heurt, ce qui pour lui et t la mort, il empoigna un cble qui flottait devant.

    Dabord, il laissa filer le cble dans sa main demi-ferme, car sil et arrt subitement son bateau, le contrecoup laurait sans doute fait chavirer. Et, aprs avoir ralenti, peu peu, la course du canot, il revint lautre extrmit et le fit remonter tout doucement en le halant par la corde.

    Cette corde tournait le chicot ; elle tait fixe par le bout un anneau de fer, scell dans une anfractuosit

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    des rochers de lle au Diable. Ds quon la tenait, il ntait plus gure difficile,

    avec des prcautions et la connaissance de la localit, darriver au but de la prilleuse navigation.

    Continuant de haler son embarcation, et se faisant de sa pagaie une gaffe pour lempcher dtre brise par la violence des remous contre les normes cailloux erratiques dont la cte est jonche, Nar-go-tou-k se dirigea habilement travers les terribles obstacles qui se dressaient autour de lui, et, la nuit tombante, il dbarquait sain et sauf dans llot.

    Ayant tir sur la grve et cach son canot, il se faufila, en rampant sur les pieds et sur les mains, sous des buissons si fourrs quils paraissaient impntrables, si pineux que quiconque et ignor le passage secret pris par lIndien se ft vainement dchir le corps pour essayer de les franchir.

    Au bout de deux minutes celui-ci dboucha dans une troite clairire ombrage par un cdre la large envergure.

    Une cotte de halliers semblables ceux que Nar-go-tou-k venait du traverser le cuirassait.

    Et son pied slevait un norme monolithe, reprsentant une figure trange, grossirement sculpte, assise sur une sorte de trne dossier.

    Cette statue avait bien vingt pieds de hauteur et dix

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    de large sa base. Des mousses, des lichens, des gramines lhabillaient dune paisse robe de verdure.

    En se redressant dans la clairire, Nar-go-tou-k dcouvrit une immense colonne de fume et de flammes, qui ondulait du ct des rapides en haut de la Prairie.

    Puis le glas funbre du tocsin, dont les notes vibrantes dominaient le vacarme de la cataracte, frappa son oreille.

    Quest-ce que cela ? mes allis seraient-ils dj entrs sur le sentier de la guerre ? murmura-t-il.

    Et, slanant sur la statue, il grimpa jusquaux premiers rameaux du cdre.

    De ce point, lil embrassait une vaste circonfrence.

    Nar-go-tou-k ne leut pas plus tt atteint quil scria avec un indicible accent de stupeur :

    Le Montralais est en feu ! Jouskeka, protge mon fils !

  • 70

    V

    Le Montralais Les moyens dexistence des sauvages1 de

    Caughnawagha sont trs borns : la pche, la chasse constituent les principaux. Et de mme que les Hurons de Lorette, les curiosits indiennes, telles que mocassins, bourses, toques, paniers, porte-cigares, etc., fabriqus par leurs femmes et vendus soit aux trangers, soit des ngociants de Montral, les aident beaucoup vivre.

    Le gouvernement anglais leur a accord des terres dune grande fertilit autour de leur village, mais ils mourraient plutt de faim que de les ensemencer. Une fort assez considrable, contigu ces terres, leur fournit du bois de chauffage pour lhiver. Si dplorable est cependant chez les hommes la paresse, ou plutt le mpris du travail manuel, que la plupart priraient de froid si les squaws ne faisaient, pendant la bonne saison, quelques provisions de combustible.

    1 Les Indiens de Caughnawagha et de Lorette sont ainsi dsigns par les Canadiens-franais.

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    Nanmoins il existe pour eux une source de gain dont ils profitent gnralement volontiers.

    Nous avons dj parl des rapides de Caughnawagha, appels aussi rapides du Sault Saint-Louis, nom chrtien de cette bourgade, et parfois, rapides de Lachine.

    Cest une chane dcueils, qui barre la navigation du Saint-Laurent au bas de Caughnawagha et deux lieues environ de Montral.

    Pour remdier cet obstacle, on a, comme je lai dit, creus un canal, le canal Lachine, qui, partant de la pointe Saint-Charles, dans le quartier Sainte-Anne, sen va rejoindre le Saint-Laurent au-dessus du village Lachine, aprs un parcours de neuf dix milles.

    Cependant, si les vaisseaux de toute dimension sont incapables de remonter les rapides et doivent, lexception des steamboats, se faire remorquer dans le canal pour gagner le haut Saint-Laurent, il nest pas sans exemple que des canots dirigs par des Indiens aient descendu, ou, suivant lexpression usite, saut les rapides.

    Cette circonstance a donn aux compagnies des bateaux vapeur qui mettent en communication Montral et les localits suprieures lide de faire sauter les rapides leurs navires, la route tant, la fois, plus courte et plus agrable pour les voyageurs.

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    Dans ce but, ils emploient uniquement des pilotes iroquois, auxquels ils offrent une lgre rmunration.

    Dans laprs-midi du jour o Nar-go-tou-k fut oblig de fuir pour se soustraire aux agents de la police, on avait signal, Caughnawagha, un vapeur qui paraissait prs des les Dorval.

    Ce vapeur tait le Montralais, affect au service du bas et du haut Canada.

    Il arrivait de Toronto, et se rendait Montral. Ce steamboat inaugurait la rouverture de la

    navigation fluviale ; aussi tait-il pavois de banderoles aux couleurs chatoyantes.

    Les Indiens tirrent au sort pour dcider qui aurait lavantage de le piloter travers les rapides.

    Une vingtaine de petits btons (tout autant quil y avait de comptiteurs) runis en faisceau dans la main ferme, et dont lun tait moins long que les autres, servirent cet effet.

    Cest exactement notre jeu de la courte-paille. Le sort fut favorable au fils de Nar-go-tou-k. Quand le Montralais arriva en face de

    Caughnawagha, Co-lo-mo-o se jeta dans un canot et alla aborder le navire, qui avait renvers sa vapeur pour attendre le pilote.

    Le Petit-Aigle amarra son canot la poupe du

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    steamboat et grimpa lestement sur le pont. Aprs avoir salu le capitaine, il se mit au

    gouvernail. Un coup de sonnette retentit, la machine du btiment

    lcha des sifflements stridents ; ses deux hautes chemines vomirent des torrents de fume qui ondoyrent, dans lespace, comme deux panaches immenses ; un bruit sourd, des craquements schapprent de ses entrailles, et le navire reprit sa course.

    cette poque, la navigation vapeur tait loin davoir reu les merveilleux perfectionnements qui lembellissent aujourdhui.

    Le Montralais navait ni la grce, ni la beaut, ni lclat de nos steamboats actuels. Il ne ressemblait pas plus aux palais flottants, plusieurs tages, tout resplendissants de glaces, de dorures, qui sillonnent maintenant les eaux du Saint-Laurent, de lHudson ou du Mississippi, quun caboteur ne ressemble un vaisseau de haut bord.

    On ny voyait pas de magnifiques salons, couverts de riches tapis, meubls avec un luxe ferique ; pas dlgantes cabines presque aussi commodes que les chambres de nos maisons ; et surtout pas cette somptueuse chambre nuptiale (bride room) o les jeunes maris amricains aiment couler leur lune de

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    miel, en faisant un trip1 vers quelque paysage renomm. En 1837, les steamboats canadiens ntaient rien

    moins que confortables. Non seulement vous ny trouviez point une table

    aussi dlicatement servie que dans les meilleurs htels, mais sur la plupart vous ne pouviez mme vous procurer manger, non seulement les dames ny avaient pas leur appartement particulier, mais on couchait ple-mle dans lentrepont, sur des cadres superposs et dsagrables au suprme degr.

    Heureusement que tout est relatif : le voyage en steamboat valait mieux encore que le voyage en golette, en patache ou en carriole ; les gens dalors sy estimaient fort laise et vantaient trs haut les charmes de leurs bateaux vapeur.

    Ainsi marche le monde. Nos anciens rois manquaient de la moiti des choses qui semblent, prsent, de ncessit absolue pour les proltaires.

    Avant un quart de sicle on se demandera peut-tre comment on a pu naviguer jamais dans ces steamboats qui nous paraissent si splendides.

    De son temps, le Montralais passait pour un chef-duvre darchitecture nautique.

    Il avait cent cinquante pieds de longueur, trente de

    1 Excursion.

  • 75

    matre-bau, une puissante machine basse pression, et jouissait dune rputation de fin coureur justement mrite.

    Mais ce qui le faisait prfrer ses rivaux, cest que, pour la premire fois au Canada, on avait lev sur son pont deux constructions lgres en bois blanc, dans lesquelles les passagers pouvaient se rfugier lorsquil pleuvait et quils ne voulaient pas sexposer aux nausabondes odeurs de lentrepont.

    Ces constructions stendaient bbord et tribord, contre les aubes du vapeur ; elles taient spares par un intervalle affect la cage de la machine, la logette du pilote, et deux passages pour circuler de lavant larrire du vaisseau.

    Elles formaient deux salles. Sur la porte de lune on lisait : Ladies and gentlemen cabin (cabine des dames et

    des messieurs). Et au-dessous : No smoking allowed (dfense de fumer). La porte de lautre portait cette inscription : Crews cabin (cabine de lquipage). La premire salle, bien claire et garnie de bancs

    de bois, tait chauffe par un petit pole en fonte. Le public sy tenait habituellement plutt que dans

  • 76

    lentrepont, o lon mangeait et couchait, mais qui ne recevait de jour que par des lampes fumeuses.

    Nous navons pas besoin de dire que, quand il faisait beau, on se promenait sur le tillac, ou bien on demeurait assis sur les banquettes disposes autour de son plat-bord.

    La rouverture de la navigation signale, au Canada, la reprise des affaires : alors chacun est dautant plus avare de son temps que, durant lhiver, les communications sont difficiles et la bonne saison trs courte, aussi, comme les navires qui font alors les premires traverses sur le Saint-Laurent, le Montralais tait-il encombr de monde.

    On y voyait ple-mle des Anglais, des Canadiens, des cossais, des Irlandais, des Indiens, des Yankees ; des marchands, des trappeurs, des bateliers, des bcherons, des pcheurs ; des femmes de toutes les conditions, des toilettes distingues et des vtements en haillons, des physionomies avenantes et des figures hideuses ; mais par-dessus tout tranchait luniforme rouge anglais..

    Ctait un bataillon de la ligne que le gouverneur du Haut-Canada, sir Francis Head, expdiait de Toronto Montral, pour prter main-forte la troupe qui y tait dj caserne, car on apprhendait un soulvement prochain.

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    Attroups sur le pont, les passagers devisaient des vnements politiques.

    Quoique au premier aspect les races parussent confondues, un observateur naurait pas manqu de remarquer que les Anglais et les cossais se rassemblaient dun ct, les Canadiens-franais, les Irlandais et les Yankees de lautre.

    Ceux-ci staient rangs lavant du vapeur, et ceux-l larrire.

    Les femmes avaient suivi lexemple des hommes ; les Anglo-Saxonnes la proue, le reste la poupe.

    Plus encore que les diffrences de nationalits, les diffrences dopinions craient cette division.

    Parmi les passagers ainsi placs lavant, on ne pouvait sempcher de distinguer trois personnes qui caquetaient et riaient gaiement sans se proccuper de la sombre gravit de ceux qui les environnaient. Lune tait un homme de vingt-quatre vingt-cinq ans, les autres deux jeunes femmes fort jolies, fort attrayantes, quoique leur genre de beaut ft en parfaite opposition, car lane avait le teint blanc comme un lis, les cheveux noirs, lisses en bandeaux contre les tempes, lair doucement mlancolique, et la moins ge montrait un visage rose comme la pulpe dune pche, toujours souriant, que couronnait une abondante chevelure blond-cendr, dont les grappes voltigeaient,

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    par boucles soyeuses, autour de son cou. Toutes deux taient coiffes dun casque ou toque

    de pelleterie, et douillettement emmitoufles dans de chauds manteaux de drap garni