chapitre 19 les sciences À l'Époque classique

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373 CHAPITRE 19 LES SCIENCES À L’ÉPOQUE CLASSIQUE LA MATHÉMATISATION DU MONDE N otre perception du monde est modelée par les progrès techniques qui accompagnèrent la première révolution scientifique. Une des illustrations les plus convaincantes de ce phénomène demeure la transformation, entre le XVI e siècle et le XVIII e siècle, des conceptions du temps et de ses usages. Chronomètre moderne et ses innovations caractéristiques, notamment, l’échappement libre à ancre, la compensation thermique du balancier bras aiguille des heures aiguille des minutes poids d’entraînement roue principale balancier barillet roue d’échappement ancre régulatrice poulie

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CHAPITRE 19

LES SCIENCES À L’ÉPOQUE CLASSIQUE

LA MATHÉMATISATION DU MONDE

N otre perception du monde est modelée par les progrèstechniques qui accompagnèrent la première révolutionscientifique.

Une des illustrations les plus convaincantes de ce phénomènedemeure la transformation, entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle,des conceptions du temps et de ses usages.

Chronomètre moderne et ses innovations caractéristiques, notamment,l’échappement libre à ancre, la compensation thermique du balancier

bras

aiguille desheures

aiguille desminutes

poids d ’entraînement

roue principalebalancier

barillet

roued ’échappement

ancrerégulatrice

poulie

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Si les premiers dispositifs mécaniques de mesure du temps, lespremières horloges, sont sans doute apparus au début du XIVe siècle,ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle qu’ils commencèrent à se diffuserdans le monde européen.

À la fin du XVIIIe siècle, ils atteignent à une précision qui leurpermettra de contribuer à la résolution d’un problème scientifiquecélèbre, objet des méditations des savants depuis plusieurs siècles : lecalcul des longitudes en mer.

La mesure du temps a une histoire qui mérite qu’on s’y attarde carla précision que nous jugeons naturelle n’est rien de moins qu’unartefact.

LES CALCULS DE NAVIGATION ASTRONOMIQUE, LESEXPÉDITIONS SCIENTIFIQUES ET LA MISE AU POINT DUCHRONOMÈTRE MARIN AU XVIIIe SIÈCLE

À la fin du XVIIIe siècle la méthode générale pour déterminer le pointà la mer est acquise : faire le point avec les chronomètres consiste àobtenir la latitude par une hauteur méridienne de soleil et la longitudepar une hauteur horaire (méthode dite du « point à midi »).

1714 – Le Parlement anglais promet une récompense considérable àqui trouverait une solution acceptable au problème de la déterminationde la longitude en mer.

1731 – Création par HADLEY de l’octant qui allait ouvrir l’ère des« distances lunaires ».

1735-1736 – Départs respectivement pour le Pérou (GODIN, BOUGUER,LA CONDAMINE) et la Laponie (MAUPERTUIS, CLAIRAUT, CAMUS, LE

MONNIER) des expéditions chargées par l’Académie des sciences de lamesure d’un arc de méridien.

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1736 – Première « horloge marine à longitude » de John HARRISON.

1749 – MANNEVILLETTE utilise la méthode des distances lunaires pourdéterminer la longitude du navire.

1766-1769 – Tour du monde par le détroit de Magellan et le Cap deBonne Espérance de BOUGAINVILLE.

1767 – Les distances lunaires sont données par le Nautical Almanac.

1767 – Essais en mer des chronomètres de Pierre LE ROY.

1768 – Essais en mer des chronomètres de Ferdinand BERTHOUD.

1768 – Départ de la première expédition de COOK qui devait au coursde trois voyages explorer le Pacifique dans son ensemble.

Cook emmène avec lui lors de son second voyage le chronomètre deHarrison (la copie faite par le maître-horloger Larcum Kendall dumodèle H4, qui sera gagnant du prix offert par le parlement deLondres). Le retard journalier du chronomètre n’excède pas 8 secondes(correspondant à un écart de 2 milles marins par rapport à l’équateur)durant tout le voyage, ce qui fait dire à Cook que le « chronomètre serévéla un guide fidèle malgré toutes les vicissitudes du climat ».

Ce voyage aida à prouver hors de tout doute que la longitude pouvaitêtre déterminée au moyen d’une montre marine ou chronomètre,contre les sceptiques attachés encore aux mesures par les distanceslunaires.

1774 – Les distances lunaires sont données par la Connaissance des Temps.

1775 – Invention par Tobie MAYER du cercle à réflexion qui ne devaitêtre abandonné que vers la fin du XIXe siècle.

1785 – Départ de l’expédition de LA PÉROUSE dans le Pacifique.

Le TempsLe gain de précision fut tel dans la mise au point des dispositifs de

mesure du temps que l’on passe d’erreurs de quelques minutes par jour,en 1550, à quelques secondes par mois en 1800 : c’est dire combien lesprogrès furent réels alors même qu’on ne disposait pas encore desdispositifs techniques actuels de haute précision comme la micro-électronique et le quartz !

Cette quête repose sur l’instrumentation de la mesure. À ce titreelle est exemplaire de l’enchevêtrement des problèmes pratiques et, àla fois, des progrès scientifiques et techniques.

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Pour illustrer son importance capitale, nous ne retiendrons qu’undomaine d’application.

Le problème qui consiste à établir une méthode pour faire le pointen mer, et, plus particulièrement, pour établir la longitude est un des«  moteurs  » de la recherche sur le temps ; le prix de 20 000 livres(environ 5 millions de nos jours) offert pour sa solution par le Parlementde Londres en témoigne. À cette époque de développement ducommerce maritime où la Grande-Bretagne ravit la maîtrise des mersaux Pays-Bas, on en comprendra aisément l’importance pratique.

Chronomètre marin de John Harrison, modèle H4, Flamsteed House

Le quatrième modèle de « l’horloge à longitude » compte 13 cm de diamètre et pèse 1 kg 45.Elle ressemble beaucoup à une grosse montre à gousset.

La détermination de la latitude est assez simple : elle se fonde surl’observation de l’inclinaison d’un astre avec l’horizon ; plus on serapproche du Nord, par exemple, plus l’étoile polaire est haute dans leciel.

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En revanche, la longitude étant plus difficile à établir, lesnavigateurs ont recours soit :

• À la détermination empirique, à l’estime par le cheminparcouru.

Celle-ci dépend de l’évaluation de la vitesse au moyen du loch,une planchette de bois qu’on largue par dessus bord et qui, maintenueà la verticale, est rattachée au navire par un câble.

Le loch est donc en quelque sorte immobile dans l’océan pendantque le navire poursuit sa course. Le marin observateur peut compter lenombre de nœuds, à intervalles réguliers, sur le cordage qui file... cecipar rapport à un sablier qui, pour sa part, mesure le temps.

• À la détermination du point en comparant le moment, l’heure...d’un événement astronomique avec l’heure du même événement à Parisou à Londres ; par exemple, le lever du soleil, car on sait que plus on vavers l’ouest, plus le soleil se lève tard !

En d’autres termes, si la terre tourne autour du soleil en 24 heures,1 heure de retard par rapport à l’heure de Londres correspond à unedistance équivalente à 1/24 de la circonférence terrestre à cette latitude.Mais il faut pour mesurer ce retard une montre très précise et qui résisteaux rigueurs du voyage en mer ! Point ici de balancier ou de clepsydre !

Du XVIIe siècle au XVIIIe siècle, les progrès techniques en cedomaine seront incroyables.

Comparons ce que Galilée utilisait pour mesurer le temps, saclepsydre (ou horloge à eau) au chronomètre mis au point par l’horlogerbritannique John Harrisson (1693-1776), un peu plus d’un siècle plustard.

Pour mesurer l’accélération Galilée utilisait un plan incliné rainuré,une boule polie et une horloge à eau ; l’eau s’échappant du tonneau parun orifice, elle était recueillie puis pesée. La mesure du temps étaitainsi établie comme un rapport de poids.

John Harrisson travaillera de 1735-1736 à 1760 à mettre au pointune série de chronomètres. Il parvient à perfectionner si bien sesinstruments que son modèle H4, triomphateur du concours lancé en1714, réussit à n’accumuler des retards que de quelques secondes parmois, seulement.

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John Harrisson, 1693-1776

William, le fils de Harrison s’embarqua avec le chronomètre pour lesAntilles anglaises à bord du Deptford, le 18 novembre 1761, pour unvoyage de démonstration. L’expédition arriva à la Jamaïque le 19 janvier1762.

Pendant tout le voyage le chronomètre n’avait accusé que 5 secondes 1de retard. C’était une performance remarquable mais il fallut attendreencore quelque temps avant que le Bureau des Longitudes se déclaresuffisamment satisfait et que soit décerné à Harrison le prix promis àcelui qui résoudrait le problème de la détermination de la longitude enmer.

Le temps est devenu une grandeur scalaire universelle : il ne s’agitplus simplement d’un perfectionnement technique, « notre » con-ception du temps vient de voir le jour.

La portabilité et l’universalité des instruments de mesure, car leshorloges, puis les montres à gousset, se généralisent, sonnent le glastant des heures variables selon les saisons que de la mesure du tempsdéterminée par la tâche !

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Baromètre-thermomètre, vers 1776, Paris,signé « Passemant au Louvre »

Le baromètre est inventé en 1663 par l’ItalienToricelli. À l ’origine, un tube de verre de 90 cmcontenant du mercure, il se présente, au XVIIIe

siècle, sous la forme d ’une aiguille se déplaçant surun cadran grâce à l’invention du piston.Baromètre et thermomètre se combinent sous LouisXV dans la même ébénisterie. Fin XVIIIe siècle, lesmécanismes se perfectionnent, les dimensions seréduisent.

L’analyseLes succès de l’entreprise newtonienne, la diffusion de ses idées,

mais aussi de celles de ses rivaux, dont surtout Leibniz, vont confirmerle succès d’une mathesis dont la méthode universelle est, selonl’expression de Michel Foucault, l’Algèbre.

Bien que celle-ci va connaître son heure de gloire, du pendule deHuyghens jusqu’au système du monde de Laplace, en passant parl’hydraulique avec d’Alembert, elle est reconnue alors sous le nomd’analyse.

C’est ce qu’exprime l’article éponyme de l’Encyclopédie.

ANALYSE

Est proprement la méthode de résoudre les problèmes mathématiques,en les réduisant à des équations. Voyez PROBLÈME & ÉQUATION.

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Jean Le Rond d ’Alembert, 1717-1783

Pierre-Simon, marquis de Laplace, 1749-1827

L’Analyse, pour résoudre les pro-blèmes, emploie le secours del’Algèbre, ou calcul des gran-deurs en général : aussi ces deuxmots, Analyse, Algèbre, sontsouvent regardés comme sy-nonymes.

L’Analyse est l’instrument ou lemoyen général par lequel on afait depuis près de deux sièclesdans les Mathématiques de sibelles découvertes. Elle fournitles exemples les plus parfaits dela manière dont on doit em-ployer l’art du raisonnement,donne à l’esprit une merveilleusepromptitude pour découvrir deschoses inconnues, au moyend’un petit nombre de données ;

et en employant des signes abrégéset faciles pour exprimer les idées,elle présente à l’entendement deschoses, qui autrement semble-raient être hors de la sphère. Parce moyen les démonstrations géo-métriques peuvent être singu-lièrement abrégées : une longuesuite d’arguments, où l’esprit nepourrait sans le dernier effortd’attention découvrir la liaison desidées, est convertie en des signessensibles, et les diverses opéra-tions qui y sont requises sonteffectuées par la combinaison deces signes. Mais ce qui est encoreplus extraordinaire, c’est que parle moyen de cet art un grandnombre de vérités sont souventexprimées par une seule ligne ; aulieu que si on suivait la manière

ordinaire d’expliquer et de démontrer, ces vérités rempliraient desvolumes entiers. Ainsi par la seule étude d’une ligne de calcul, on peutapprendre en peu de temps des sciences entières, qui autrement pour-raient à peine être apprises en plusieurs années.

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Jacques Bernoulli Daniel Bernoulli

Jacques Bernoulli (1654-1705) et son frère Jean (1667-1748) développèrent et perfectionnèrentl’algèbre, le calcul différentiel et intégral, la théorie des séries et posèrent les fondements du calcul desprobabilités. Daniel (1700-1782), le second fils de Jean, est l’un des fondateurs de l ’hydrodynamique.

L’Analyse est divisée, par rapport à son objet, en Analyse des quantitésfinies, et Analyse des quantités infinies.

Analyse des quantités finies, est ce que nous appelons autrementArithmétique spécieuse ou Algèbre, V. ALGÈBRE.

Analyse des quantités infinies, ou des infinis, appelée aussi la nouvelleAnalyse, est celle qui calcule les rapports des quantités qu’on prendpour infinies, ou infiniment petites. Une de ses principales branchesest la méthode des fluxions ou le calcul différentiel. Voyez FLUXION,INFINIMENT PETIT, ET DIFFÉRENTIEL.

L’analyse permet aussi de poursuivre l’œuvre amorcée par Pascalet Fermat.

Les Bernoulli en traitant rigoureusement un problème concretd’assurance, le problème de l’absent : à savoir, quand un disparu peut-il être considéré comme mort ? puis Condorcet, avec L’application del’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix(1785), vont entamer la mathématisation du social, et inaugurer ce qued’aucuns qualifient de révolution probabiliste.

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Marie Jean Antoine Caritat, marquis de Condorcet, 1743-1794

Condorcet publia l ’Essai sur le calculintégral en 1765 qui remporta beaucoup desuccès et lui valut d ’être élu à l ’Académie dessciences en 1769.Au cours de cette période, il écrit plusieursouvrages importants, notamment celui sur lecalcul différentiel et intégral, publié en 1772,« œuvre de philosophie mathématiqueremplie d ’idées sublimes et fécondes quifournirait à elle seule matière à plusieursautres traités ».C’est en ces termes élogieux que lemathématicien Louis de Lagrange (1736-1813), président sous la Constituante ducomité chargé d ’établir le système des poids etmesures, louait le travail scientifique deCondorcet.

L’analyse est aussi bien la méthode d’une science qui va changerde base.

La suite de l’article de l’Encyclopédie le marque clairement.

ANALYSE, est aussi un usage dans la Chimie pour dissoudre un corpscomposé, ou en diviser les différents principes.

ANALYSER des corps ou les résoudre en leurs parties composantes,est le principal objet de l’art chimique. L’analyse des corps estprincipalement effectuée par le moyen du feu.

Tous les corps, par le moyen d’une analyse chimique, peuvent serésoudre en eau, esprit, huile, sel, et terre, quoique tous les corps nefournissent pas tous ces principes également, mais les uns plus, les autremoins, et en différentes proportions, selon les différents corps, selonles différents genres dont ils sont.

Lavoisier et la révolution en chimieAntoine Lavoisier (1743-1794) initie la révolution de la chimie

pneumatique, la chimie des gaz, dirions-nous aujourd’hui, et, avec elle,l’établissement d’une méthode de démonstration expérimentale où lesinstruments, leur précision, la balance par exemple, tiennent un rôlefondamental.

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De l’alchimie vers la chimie : la chimiepneumatiqueAntoine Laurent de Lavoisier, né en 1743,est l ’un des savants les plus réputés del’époque. L’introduction d ’une théorie de lacombustion, et ensuite les célèbres expériencesde décomposition et de synthèse de l ’eau,réfutèrent la doctrine antique duphlogistique et permirent à Lavoisier et à sescollaborateurs de mettre à sa place unnouveau système, la chimie pneumatique,dans lequel l ’oxygène joue un rôle central, etnon plus la substance mystérieuse qu’onappelait jusqu’aux travaux de sonlaboratoire installé à l’Arsenal, « airdéphlogistiqué ».La pratique d ’une expérimentationrigoureuse, l’application systématique duprincipe de conservation de la masse et deséléments chimiques (principe de Lavoisier)pour comprendre les réactions chimiques

Antoine Laurent de Lavoisier, 1743-1794

comme des combinaisons d ’éléments formant de nouveaux corps, le déve-loppement d ’une nomenclature révolutionnaire des éléments chimiques pourfaire progresser les conceptions théoriques de la chimie, la publication enfin dutout premier traité de la chimie nouvelle (1789), font de Lavoisier le créateur dela chimie comme science moderne.

Lavoisier entre en scène de 1772 à 1785, année de la grandeexpérience sur la décomposition /recomposition de l’eau : lesexpériences cruciales, publiques, attestent de la réussite de la nouvellechimie ; aussi bien, la « découverte » de l’oxygène et du gaz carboniquesignent la mort de la chimie du phlogistique.

Grande balance de précision de Lavoisier exécutée par Fortin en 1789

Les instruments de la nouvelle science

Cette balance a servi aux pesées pour établir lepremier étalon de l ’unité de poids du systèmemétrique. Elle pouvait peser jusqu’à 10 kg avecune précision de 25 mg.

Ballon de la synthèsede l’eau

Au cours de ses recherches, Lavoisier inventa un certain nombred ’appareils qui sont devenus classiques. Ce ballon fut construitpar Meusnier en 1783 pour une expérience quantitative sur la

combustion de l ’hydrogène et la formation de l’eau.

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Lavoisier est un scientifique qui est animé par la volonté de trouver,de révolutionner les connaissances. Il est conscient de faire œuvrenovatrice. L’institution d’un nouveau vocabulaire, celui que nousreconnaissons en partie aujourd’hui encore, viendra affirmer, puisconfirmer, la rupture avec le passé.

Or il existait précédemment une chimie qualitative dont la réussiteconsiste dans le repérage, l’inventaire, des acides et des bases et dessels moyens « neutres ». On aurait donc tort de placer Lavoisier dansun contexte d’alchimiste en quête de la pierre philosophale. Il doit sansdoute beaucoup plus aux travaux des chimistes du temps, comme, parexemple, Guillaume François Rouelle (1703-1770), que sa figure defondateur ne le laisse croire ; par ailleurs, de nombreuses querelles depriorité d’interprétation l’opposèrent, lui ou ses disciples, à des

chimistes anglais comme Priestley ou Black, dont le rôle en regard duperfectionnement de la méthode de la chimie a peut-être été aussidéterminant que celui de Lavoisier.

Le nom de Lavoisier reste néanmoins attaché à la décompositionquantitative des éléments, à l’affirmation du principe de conservationde la matière – rien ne se perd, rien ne se crée – lié à l’utilisationméthodique de la balance ainsi qu’à la formulation d’une définitionopératoire de l’élément chimique.

Portrait de Joseph Priestley, 1733-1804, médaille

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On sait qu’il ne survécut pas à la Terreur, ce qui ajoute une notetragique à sa gloire. Bien que Lavoisier faisait partie du Comitéd’instruction publique, une des plus importantes institutionsrévolutionnaires nouvellement créées, certains jacobins radicaux luifaisaient grief d’avoir été fermier général, c’est-à-dire collecteurd’impôt, sous l’ancien régime ; compris dans la proscription desfermiers généraux, Lavoisier fut condamné et guillotiné en 1794 – unedes tragédies, avec la mort de Condorcet, de la Révolution, plusexactement de l’excès des divisions idéologiques (La République n’a pasbesoin de savants !) qui l’ont déchirées.

L’extrait que nous proposons maintenant du Discours préliminaireau Traité élémentaire de chimie (1789), avec ses références aux thèsessensualistes de Condillac, demeure un classique.

Je n’avais pour objet, lorsque j’ai entrepris cet ouvrage, que de donnerplus de développement au Mémoire que j’ai lu à la séance publique del’Académie des sciences du mois d’avril 1787, sur la nécessité de réformeret de perfectionner la nomenclature de la chimie.

Instruments du laboratoire de Lavoisier à l’Arsenal, devenu depuis son installation en 1775,l’un des centres scientifiques les plus actifs d ’Europe

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C’est en m’occupant de ce travail que j’ai mieux senti que je ne l’avaisencore fait jusqu’alors l’évidence des principes qui ont été posés parl’abbé de Condillac dans sa Logique et dans quelques autres de sesouvrages. Il y établit que nous ne pensons qu’avec le secours des mots ;que les langues sont de véritables méthodes analytiques ; que l’algèbrela plus simple, la plus exacte et la mieux adaptée à son objet de toutesles manières de s’énoncer, est à la fois une langue et une méthodeanalytique ; enfin, que l’art de raisonner se réduit à une langue bienfaite. Et en effet, tandis que je croyais ne m’occuper que denomenclature, tandis que je n’avais pour objet que de perfectionner lelangage de la chimie, mon ouvrage s’est transformé insensiblemententre mes mains, sans qu’il m’ait été possible de m’en défendre, en untraité élémentaire de chimie.

L’impossibilité d’isoler la nomenclature de la science et la science de lanomenclature tient à ce que toute science physique est nécessairementformée de trois choses : la série des faits qui constituent la science ; lesidées qui les rappellent ; les mots qui les expriment. Le mot doit fairenaître l’idée ; l’idée doit peindre le fait : ce sont trois empreintes d’unmême cachet ; et, comme ce sont les mots qui conservent les idées etqui les transmettent, il en résulte qu’on ne peut perfectionner le langagesans perfectionner la science, ni la science sans le langage, et que,quelque certains que fussent les faits, quelque justes que fussent lesidées qu’ils auraient fait naître, ils ne transmettraient encore que desimpressions fausses, si nous n’avions pas des expressions exactes pourles rendre.

La première partie de ce traité fournira à ceux qui voudront bien leméditer des preuves fréquentes de ces vérités ; mais, comme je me suisvu forcé d’y suivre un ordre qui diffère essentiellement de celui qui aété adopté jusqu’à présent dans tous les ouvrages de chimie, je doiscompte des motifs qui m’y ont déterminé.

C’est un principe bien constant, et dont la généralité est bien reconnuedans les mathématiques, comme dans tous les genres de connaissances,que nous ne pouvons procéder, pour nous instruire, que du connu àl’inconnu. Dans notre première enfance, nos idées viennent de nosbesoins, la sensation de nos besoins fait naître l’idée des objets propresà les satisfaire, et insensiblement, par une suite de sensations,d’observations et d’analyses, il se forme une génération successived’idées toutes liées les unes aux autres, dont un observateur attentifpeut même, jusqu’à un certain point, retrouver le fil et l’enchaînement,et qui constituent l’ensemble de ce que nous savons.

Lorsque nous nous livrons pour la première fois à l’étude d’une science,nous sommes, par rapport à cette science, dans un état très analogue àcelui dans lequel sont les enfants, et la marche que nous avons à suivreest précisément celle qui suit la nature dans la formation de leurs idées.

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De même que, dans l’enfant, l’idée est un effet de la sensation, quec’est la sensation qui fait naître l’idée, de même aussi, pour celui quicommence à se livrer à l’étude des sciences physiques, les idées nedoivent être qu’une conséquence, une suite immédiate d’uneexpérience ou d’une observation […].

Convaincu de ces vérités, je me suis imposé la loi de ne procéder jamaisque du connu à l’inconnu, de ne déduire aucune conséquence qui nedérive immédiatement des expériences et des observations, etd’enchaîner les faits et les vérités chimiques dans l’ordre le plus propreà en faciliter l’intelligence aux commençants. Il était impossible qu’enm’assujettissant à ce plan je ne m’écartasse pas des routes ordinaires.C’est en effet un défaut commun à tous les cours et à tous les traités dechimie, de supposer, dès les premiers pas, des connaissances que l’élèveou le lecteur ne doivent acquérir que dans les leçons subséquentes […].

L’HISTOIRE NATURELLE

S i la chimie moderne commence à l’époque de Lavoisier, sil’analyse alias l’algèbre, est déjà bien établie au XVIIe siècle,on ne peut cependant pas inférer de leur exemple l’état

d’avancement des autres sciences : de l’une à l’autre, en effet, lesdéveloppements ont été inégaux.

Microscope, François Baillou, Milan, c 1700

Ainsi la biologie, propre-ment dite, ne naîtra qu’avec leXIXe siècle ; il n’existe pas, jusqu’àla toute fin du XVIIIe siècle, desavoir unifié de la vie, ni même ceque l’on pourrait couvrir sous leterme de physiologie.

Ce que nous entendons parce champ d’études relève alors de« l’économie animale ».

En lieu et place, se dessinentdes configurations de savoirsautres ; on pourrait à la rigueur lesassocier à la médecine ou encoreles faire dériver des pratiquesvariées de collections. Le bizarre,voire le monstrueux, y voisinent lasérie organisée.

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Les conceptions de la vie sont pourtant en plein renouvellementsous l’impulsion des coups de boutoir philosophiques aussi bien quedes progrès techniques comme l’invention du microscope, par exemple,et les perfectionnements qu’on y apporte.

Ce magnifique microscope de salon a étéréalisé dans la deuxième moitié du XVIIIe

siècle.Il provient de l ’Académie royale desSciences. Celle-ci ayant été dissoute en1793, ses collections furent confisquées à laRévolution et données à l ’ÉcolePolytechnique en 1794.Outre la décoration raffinée de sonimposant socle en bronze doré, décoré dansle style Louis XV par le sculpteur Caffieri,et le soin avec lequel ses différentes partiesont été exécutées, on remarquera la platinemicrométrique pour un déplacement précisdes préparations en examen ainsi qu’unmicromètre oculaire permettant d ’obtenirune excellente mise au point.Le tube de ces instruments est du type deCuff (1744), à crémaillère et à trois verres,suspendu à un pied vertical indépendant,par l’intermédiaire d ’une vis qui facilite lamise au point.

Microscope réalisé par Alexis Magny, opticien du roi,selon les projets et études du duc de Chaulnes

Le matérialisme du XVIIIe siècle : l’héritage du XVIIe siècleS’il est une métaphore qui oriente la pensée à cette époque, c’est

bien celle de la machine, à tel point que même les animaux sont conçuscomme de simples machines.

LE THÈME DE LA MACHINE

Descartes introduit la machine comme un modèle philosophiquefondamental.

Au XVIIIe siècle, c’est l’un des schèmes qui permet d’interroger lesrapports entre l’âme et le corps, l’esprit et la matière.

Sous la forme de l’instrument de musique (à cordes, de préférence), del’automate, de l’horloge ou du décor théâtral, la métaphore mécaniquetravaille les textes fictionnels aussi bien que spéculatifs.

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Il semble alors que tout objet important soit susceptible d’être pensésous cette forme : l’animal, l’homme, l’œuvre d’art, le roi, la société, lecosmos, Dieu et le diable.

Le mécanisme cartésien, solidaire d’une métaphysique de ladualité réelle des substances, distingue l’âme (ou l’esprit) et le corps(ou la matière) réduit à l’étendue et au mouvement ; il fait du corpsune machinerie où l’on ne sait plus trop bien si ce sont les espritsanimaux ou l’enchaînement mécanique qui le gouverne.

À travers ce mécanisme géométrique court une veine matérialisteque recueillera au XVIIIe siècle un La Mettrie, par exemple, mais aumoment cartésien, il passe, comme le requiert le philosophe, par unenaturalisation des lois de la physique : « en sorte que toutes choses quisont artificielles, sont avec cela naturelles ».

La théorie de l’animal-machine inspire des réussites pratiques :ainsi en va-t-il, au début du XVIIIe siècle, des automates fascinantsmis au point par l’ingénieur mécanicien Jacques de Vaucanson (1709-1782).

Le hardi Vaucanson, rival de Prométhée,Semblait, de la nature imitant les ressorts,

Prendre le feu des cieux pour animer les corps.(Voltaire)

Jacques de Vaucanson incarne l’ingénieurmoderne, véritable esprit des Lumières,attiré à la fois par la physique, les sciencesde la vie et la philosophie.

Certainement influencé par le bio-mécanisme de Descartes qui réduit lesorganes du corps humain aux pièces d’unemachine agencée par Dieu, Vaucanson,entreprend de construire des machinesreproduisant les principales fonctions dela vie : respiration, digestion, circulationsanguine.Le Canard digérateur, 1738

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Ses automates les plus célèbres seveulent des reproductions de moyens envue d’obtenir l’intelligence expérimen-tale d’un mécanisme physiologique.

Dès 1737, Vaucanson présente à l’Aca-démie des Sciences trois fameux au-tomates dont on perd la trace au coursdu XIXe siècle. Le Joueur de Flûte, figurinehumaine d’un mètre et demi, assise surun rocher, joue 12 airs, à l’image d’unflûtiste vivant ; « le mécanisme employé,déclare Vaucanson, imitait à la fois leseffets et les moyens de la nature avecexactitude et perfection ». Le Joueur deTambourin est construit sur le mêmeprincipe. Il fut détruit au cours de laRévolution. Le Canard Digérateur, sonplus grand succès, est un chef-d’œuvre

Reconstitution des mécanismes du canard de VaucansonLeur ensemble, animé par des poids et des balanciers,

comportait plus de mille pièces qui étaient dissimulées,partie, à l ’intérieur du corps du canard, partie, dans le

meuble sur lequel était juché le volatile.

de simulation anatomique : il bat des ailes, mange du grain, le digèreet défèque des petites crottes. En fait, la digestion n’est qu’une habilesupercherie qui sera découverte et dévoilée, plus tard, en 1844, par leprestidigitateur Robert Houdin.

Le Joueur de flûte et le Canard furent achetés par un riche collectionneurallemand, Gottfried Christophe Beireis, juge à Hemstedt. Goethefréquentait le salon de cet excentrique ; il décrit, en 1805, dans sonJournal, le spectacle déplorable qu’offrent les automates, détériorésau point où « le canard était réduit à l’état de squelette et présentaitdes problèmes digestifs ! ».

Vaucanson présente en 1741 le projet – qui ne pourra aboutir en raisonde l’insuffisance des moyens techniques de l’époque – d’une figureautomate qui imitera dans ses mouvements les opérations animales« et pourra servir à faire des démonstrations dans un cours d’ana-tomie ». Ne se décourageant pas, il construira, plus tard, un automateà circulation du sang muni de tubes de caoutchouc, mettant ainsi àprofit la découverte récente par La Condamine, au cours d’un voyaged’exploration, de l’arbre à caoutchouc.

Vaucanson entre à l’Académie des Sciences en 1746 où il constitueraune collection de modèles et machines – dont beaucoup de soninvention – qui seront à l’origine des collections du Musée duConservatoire des Arts et Métiers.

Compilation de diverses sources dont la BNF

Un témoin contemporain de Vaucanson décrit l’étonnement detous devant les prodigieux automates : il s’agit d’une lettre écrite le 30mars 1738 par l’abbé Desfontaines.

Je crois, Monsieur, pouvoir aujourd’hui suspendre mes observations surles ouvrages nouveaux de littérature pour vous offrir un objet singulier,

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qui intéresse le progrès des arts, et qui fait voir que le Français a nonseulement le talent de perfectionner ce que les autres nations inventent,mais que, quand il veut se donner lui-même la peine d’inventer, ill’emporte sur tous les autres peuples [...]. Paris voit aujourd’hui avecétonnement un chef-d’œuvre de mécanique, prodige de génie, unmiracle de l’Art, dans l’ouvrage incompréhensible de Monsieur deVaucanson.

Les trois automates de Jacques Vaucanson. Affichette représentant le flûteur, le canard et le joueur de galoubet et comportant un texte publicitaire,

Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes

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C’est un faune assis sur un rocher qui joue de la flûte traversière et quiexécute, avec autant de force et d’élégance que de justesse et deprécision, plusieurs airs de symphonie, dont quelques-uns sont assezdifficiles tels que le Rossignol [Rossignol ton ramage tendre, Recueil de Pièces,Petits airs, Brunettes, Menuets... par M. Blavet, ordinaire de la musiquedu Roi et de S.A.S. Mgr le comte de Clermont, s.d., p. 22] de Blavetdont ce faune a été le disciple.

C’est surtout dans les airs en do, la, ré qu’il brille parce que ce sont lesplus favorables pour la flûte. Coups de langue marqués et précis sansenflés, et diminués avec goût, tenues gracieuses, ports de voix, pinces,coulés, tremblements vifs, cadences perlées, échos mêmes ; aucunagrément n’est inconnu au flûteur inanimé. Il joue des airs lents etrapides, de tendresse et de mouvement. Ici nulle supercherie : le ventqui sort par la bouche de l’automate se brisant au trou de l’embouchureforme les vibrations modifiées par ses doigts. Ce sont ses doigts posésdifféremment sur les trous de la flûte qui varient les tons, qui les pincent,qui les flattent, qui les cadencent. En un mot, l’art fait ici tout ce quefait la nature dans ceux qui jouent bien de la flûte. C’est ce qui se voitet s’entend, sans qu’il soit permis d’en douter.

Ceux à qui cet instrument est familier, qui en connaissent les propriétés,qui en savent la physique, sont encore plus surpris que les autres. Ilsn’ignorent pas que, dans la flûte traversière, l’embouchure estindéterminée, et que c’est ce qui en fait la grande difficulté. Elle dépendd’une émission de vent plus ou moins forte, et de son issue plus ou moinsgrande, formée par les lèvres, plus ou moins ouvertes, plus ou moinsavancées sur le trou de la flûte. Par quels ressorts le savant auteur de lanouvelle machine a-t-il pu donner à son flûteur artificiel uneembouchure que bien des joueurs de flûte pourraient envier ? Le jeudes doigts n’est pas moins admirable : ils sont légers, agiles et bouchentles trous exactement et à propos. Pour ces diverses opérations que deprincipes renfermés dans le piédestal, et dans le corps du faune ! Quede roues, que de poulies, que de leviers, que de vis, que de lames, quede soupapes, que de pivots, que de soufflets, que de réservoirs, que defils, que de cordes, que de chaînes, que de tuyaux, que de cylindres !

Ce qu’il y a de remarquable est que le mouvement si composé de toutesces parties internes de la machine ne fait presque point de bruit et nenuit en rien à la mélodie de l’instrument. Quelles difficultés n’a-t-il pasfallu vaincre, pour faire parvenir le son jusqu’aux lèvres du faune, etpour modifier ce son à l’embouchure de la flûte afin de lui faire produiredes tons tantôt forts, tantôt faibles, accompagnés de coups de langue.D’une infinité de fils et de chaînes d’acier, qui partent du piédestal, lesuns montent dans la poitrine du flûteur, les autres de ses épaules ; ceux-ci descendent ensuite dans l’avant-bras, se plient au coude, parviennentjusqu’au poignet, et forment ensuite le mouvement des doigts, de lamême manière que dans l’homme vivant, par la dilatation et la

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contraction des muscles. C’est sans doute la connaissance de l’anatomiede l’homme et surtout de la névrologie qui a guidé l’auteur dans samécanique. Mais, pour l’exécution, il lui a fallu d’autres lumières.L’imagination peut à peine se représenter de pareils efforts. Commenta-t-elle pu les produire ? [...]

Il est assez vraisemblable qu’étant parvenu dans un âge si peu avancé àce haut degré de perfection dans les mécaniques, il ait réservé à lui seulde pouvoir donner dans la suite au public quelque chose de plus parfaitet de plus surprenant. Que n’a-t-on pas lieu d’en attendre ? Le sentimentde l’admiration ne doit point être prodigué : mais pour une inventionde cette espèce, il peut être sans réserve [...]

« Lettre CLXXX sur le flûteur automate et l’Aristipe moderne, 30 mars1738 » dans Observations sur les écrits modernes, XII, 337-342. Cité dansAndré Doyon et Lucien Liaigre, Jacques Vaucanson, mécanicien de génie,Paris, PUF, 1967, p. 49-51.

Le mécanisme inspire aussi un ouvrage théorique, L’homme-machine (1748) du médecin et philosophe Julien Offray de La Mettrie.

Julien Offray de La Mettrie (1709-1751)

Affirmant un monismematérialiste résolu qui sedouble d’une démarche em-piriste, expressément anti-métaphysicienne, « MonsieurMachine », comme La Mettriese dénommera lui-même, re-prend, pour la retourner polé-miquement, la doctrine carté-sienne des animaux-machines ;celle-ci établissait précisémentl’absence de pensée chez lesbêtes. La Mettrie applique leparadigme « machinique » àl’homme tout entier comme s’ilen tirait la conclusion ultime.

L’analogie mécanique est présente dans tout l’ouvrage pour insistersur l’automouvement du corps, mais elle demeure au service de l’idéede complexité et commande une méthode d’investigation exploitantles ressources de l’observation médicale et de la physiologie.

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Pourtant, à cause de son succès, la psychophysiologie cartésiennefonctionne au XVIIIe siècle comme un obstacle épistémologique.

Le mécanisme ignore toute idée d’évolution, nie toute spécificitéà la vie, ne la conçoit même pas comme un jeu complexe de mouvementsde types différents. C’est un réductionnisme qui, dirigé à l’originecontre les forces occultes de l’aristotélisme, n’a cependant pas réussi àtrouver les moyens adéquats à ses ambitions.

Le vitalisme aux XVIIe et XVIIIe sièclesEn parallèle, et comme dans le creux laissé par le mécanisme qui,

à part l’imitation, propose peu de stratégies de connaissance du vivant,se développent des voies autres, descriptives ou expérimentales, pariantsur la spécificité de la vie, associées pour la plupart à ce qu’on appelle levitalisme.

«  Le corps humain est une machine quimonte elle-même ses ressorts ; vivanteimage du mouvement perpétuel [...] toutdépend de la manière dont notre machineest montée ».

« Le corps humain est une horloge, maisimmense, et construite avec tant d’artificeet d’habileté, que si la roue qui sert àmarquer les secondes vient à s’arrêter,celle des minutes tourne et va toujours sontrain ».

« Concluons donc hardiment quel’homme est une machine »

La Mettrie

QU’EST-CE QUE LE VITALISME ?

Le vitalisme, soutenu par l’École dite de Montpellier, a été exposé parPaul-Joseph Barthez de la même Faculté en 1775 (Nouveaux éléments dela science de l ’homme).

La doctrine que l’on appelle ainsi consiste à supposer « un principevital » distinct de la matière et qui l’anime. Le « principe vital » existe

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en chaque individu ; distinct à la fois de l’âme pensante et despropriétés physico-chimiques du corps, il gouverne les phénomènesde la vie.

Diderot, en matérialiste convaincu, et qui, à la suite de Buffon,voyaitdans la vie une propriété physique de la matière, a critiqué sansambages le vitalisme. Dans ses Éléments de physiologie où il lit, plume àla main, l’ouvrage du même nom de Albrecht von Haller (1708-1777),le plus grand professeur de biologie de son temps, et dans Le Rêve ded’Alembert (1769), Diderot dénonce les thèses vitalistes où il voit percerune sorte d’animisme apparenté à l’hylozoïsme des stoïciens antiques ;ce qui permettrait alors toutes les interprétations de type créationnisteauxquelles son matérialisme expérimental, et celui de d’Holbach, plussystématisé, sont opposées.

En ce sens le vitalisme comprend l’animisme comme une de sesespèces, ou comme un complément qu’il appelle. Plus parti-culièrement, l’animisme, qui soutient qu’une seule et même âme esten même temps principe de la pensée et de la vie organique, se dit àl’époque de la doctrine de Georg Ernst Stahl (1660-1734), médecin etchimiste allemand.

Stahl développa en chimie la théorie du phlogistique, celle-là mêmeque critiqua Lavoisier comme nous venons de le voir, et, qui, dans saTheoria medica vera (1707), élabore un système physiologicomédicalconsistant à faire de l’âme le principe des phénomènes biologiquesnormaux ou pathologiques.

Certains de ces vitalistess’apparentent aux newtoniens quirefusent les théories métaphy-siques sur ce qu’est la vie. Leurréserve, ou leur prudence théo-rique, les distinguent ainsi desanimistes.

C’est dans ce contexte queThomas Willis, en faisant appeldans son De motu musculari (1670)à un second type de réponse, oumouvement involontaire ou na-turel, au concept de réflexe, donc,et, plus tard, le médecin écossaisRobert Whytt (1714-1766), auteurde l’Essai sur le mouvement vital(1751), qui étudie la réalité duréflexe, apparaissent comme lesThomas Willis, 1621-1675

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précurseurs de l’étude des réflexes. Le concept ne deviendra fait qu’auXIXe siècle avec les travaux qui se développent, à ce moment, à la suitede l’Idéologie physiologiste et médicale.

En somme, les découvertes n’apparaissent pas nécessairement làoù la seule déduction les attendait, le mécanisme, en tous cas, n’étantpas le terreau idéal pour l’analyse du mouvement réflexe.

LE TABLEAU DU MONDE : LA TAXINOMIE

A illeurs que dans les hôpitaux ou les laboratoires dedissection, peu à peu, d’autres lieux imposent leur logiqueaux savoirs qui sont en voie de se constituer : ce sont les

collections.

La collection : comment classer ?Au confluent de l’humanisme et de l’exploration conquérante de

l’homme occidental, et comme pour le rendre manifeste, des collectionsnaissent. D’abord des collections d’antiquités pour les humanistes, puisles collections de livres, les bibliothèques, dont les premièresbibliothèques publiques au XVIIe siècle ; et rapidement des cabinetsde curiosités où s’entassaient un peu pêle-mêle les monstres et lesmerveilles offerts aux princes.

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L’Europe s’ouvre alors au monde d’une manière dont témoigne lesuccès culturel du thème de l’Orient : des ballets turcs de Molière à lamarche turque de Mozart et aux chinoiseries des décors (meubles,porcelaine, cabinets...), des pagodes ou des pavillons de thé, goûtées

Cafetière, décor à chinoiseries, peint par J.-G. Héroldt (1696-1775), Meissen, 1725-1726,Wadsworth Atheneum, Hartford

par le XVIIIe siècle, en passant par Zadig de Voltaire ou Les LettresPersannes de Montesquieu.

La multiplication des voyages d’exploration, et des récits devoyages qui les accompagnent nourrissent, en thèmes et en spécimens,cette soif de nouveautés.

Or, ces merveilles, d’abord hétéroclites, mais qui en s’accumulantse développent en série, doivent être présentées à un public restreintd’abord puis au public.

Les premiers musées naissent comme des galeries d’objets raresou curieux offerts par des princes pour perpétuer leur souvenir, commeune espèce d’hommage différé à soi-même.

Dans ces collections, et pour des motifs divers comme, entreautres, la tradition bien ancrée de la culture des plantes médicinales,les collections botaniques vont rapidement prédominer et, avec elles,vont imposer la nécessité épistémologique de la classification.

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Au jardin des plantes, la simple juxtaposition n’est pas de mise :pour donner accès aux spécimens, il faut les présenter dans un ordrequ’il faut élaborer. Le problème n’est pas si simple puisque l’utilitémême ne peut être le seul guide en cette matière : depuis longtempsles apothicaires répertorient les usages variées des plantes et leursparties.

LES VOYAGES FONT PROGRESSERLES SCIENCES NATURELLES

Les dessinateurs « travaillent sur le vivant »pendant que les botanistes battent lacampagne, récoltant des plantes et cons-tituant des herbiers.Les navigateurs rapportent de pays incon-nus jusque-là des végétaux nouveaux qu’ontente d’acclimater et d’exploiter. Très vitedes expéditions à but strictement scienti-fique sont organisées ; de nombreuxnaturalistes courent le monde à la re-cherche d’espèces nouvelles, parfois auprix de leur vie. Animaux et plantes danstous leurs états – vivants, séchés, em-baumés – traversent les mers.

Ces expéditions scientifiques enrichissent les jardins botaniques, maisaussi les « cabinets de curiosités », alors très à la mode dans l’Europeentière. Un commerce s’instaure avec des gens établis dans les colonies,pour qu’ils envoient des spécimens.Turgot rédigera ainsi un Mémoire sur la manière de rassembler, de préparer,de conserver et d ’envoyer les diverses curiosités d ’histoire naturelle et un Avispour le transport par mer des Arbres, des Plantes vivaces, des Semences, et dediverses autres Curiosités d ’Histoire naturelle (1758).

Source : Bibliothèque nationale de France

Maria Sybilla MerianMetamorphosis insectorum Surinamensium,

Gravure à l’eau forte coloriée, Paris BnF

Adriaan CollaertOiseaux des marais, gravure, Paris, BnF

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DU JARDIN ROYAL DES PLANTES AUX MUSÉUMSD’HISTOIRE NATURELLE

L’essor soudain que prirent les musées au XVIIIe siècle, sous la formede collections ouvertes au public ou d’établissements nouveaux, estun phénomène complexe dans lequel coïncidèrent divers facteurs. Ontprincipalement joués l’expansion de la notion de bien public ainsi quel’effort de rationalisation et de divulgation du savoir dont les muséesfurent l’un des instruments et des terrains d’application privilégiés.

Kew Gardens, Palm House, Londres

On voit déjà apparaître à cette époque les caractères actuels duMuséum : collections, enseignement spécialisé et éducation du publicdans le domaine de la nature, comme en témoignent les Kew Gardens,ces immenses jardins botaniques de Londres qu’enrichissent les savantset les explorateurs de l’époque, et le Jardin royal des Plantes à Paris.On constate aussi une même indépendance à l’égard de l’Université.

Le « Jardin royal des Plantes médicinales » était régi par un intendantnommé par le roi. À ce titre, Guy Crescent Fagon sut convaincreLouis  XIV d’envoyer des « voyageurs naturalistes » en missionsscientifiques lointaines afin d’enrichir les collections avec des espècesinconnues en France et de pouvoir effectuer des expériences d’accli-matation avec les plantes rapportées. C’est ainsi qu’il inventa les serrespour faire pousser les plants de café de Vaillant. À sa mort (1718), lacharge de surintendant, qui revenait traditionnellement au premiermédecin du roi, fut séparée de ce titre – la botanique se libérant ainside plus en plus de la médecine – et le jardin devint « Jardin du Roi ».

Buffon, nommé intendant en 1739, le demeurera jusqu’à sa mort, à laveille de la Révolution. Il tripla la surface du Jardin et développaconsidérablement les collections de zoologie et de minéralogie dansle Cabinet d’histoire naturelle. Ce parfait représentant du siècle desLumières et de l’esprit de l’Encyclopédie, fut aussi un grand adminis-trateur qui sut s’entourer de collaborateurs talentueux comme lemédecin Louis Daubenton (1716-1800) ou encore le futur théoriciendu transformisme, Lamarck (1744-1829).

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En 1793, sous la Révolution, ce furent des amis du comte de Buffon,Joseph Lakanal (1762-1845) et Louis Daubenton, membres du Comitéd’instruction publique, qui rédigèrent le nouveau statut du Muséumd’histoire naturelle, dont le but principal, selon le décret de laConvention, devait être « l’enseignement public de l’histoire naturelle,prise dans toute son étendue ». L’intendant fait place à un directeur« nommé parmi les professeurs et par les professeurs ». La Conventioncréa aussi au Muséum une ménagerie à partir de bêtes foraines etd’animaux provenant des collections royales. Cette ménagerie devintvite une des grandes attractions de Paris.

Ce dessin montre bien la manière de travailler de Buffon à partir des documents existants. Lasource du dessin est une terre cuite (1748) de Jacques Saly (1717-1776), d ’après le pachyderme

offert par le sultan ottoman au roi des Deux-Siciles à Naples en 1742.Ce modèle connaît un grand succès et se retrouve dans de nombreux livres et gravures jusqu’au

XIXe siècle. Avec le même petit décor de pagodes, l ’animal apparaît inverséet un peu déformé dans l’Encyclopédie

Jacques de Sève et Buvée, Figures pour l’histoire des quadrupèdes,par M. Buffon, Paris, BnF

Muséum d ’histoire naturelle, Paris

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C’est là une des figures d’un problème qui va hanter les naturalistes :comment classer ce que la nature nous présente ?

Parmi les types de réponses qui ont surgi nous en présenteronsdeux ; elles sont exemplaires par leurs oppositions mutuelles.

Tournons notre regard, en conclusion, sur l’un et l’autre de leursinstigateurs respectifs : Linné et Buffon.

La classification et le problème de la spéciationCarl Linné, le naturaliste suédois (1707-1778), passionné par

l’acclimatation, propose une méthode systématique mais artificielle.

Cette méthode est fondée, pour les plantes, sur une caractéristiquemorphologique : la configuration de l’appareil sexuel reproducteur.

La classification s’accompagne d’une nomenclature binominale(composée du nom du genre et du nom de l’espèce, dérivés du latin ou

En 1732, la Société des sciences d ’Uppsala envoie Linnéen expédition en Laponie, où il découvre avecémerveillement une flore inconnue.Dès 1735 à Leyde, il publie un court opuscule exposantsa méthode de classification (Systema Naturæ). Ildonnera en 1751 son autre œuvre principale :Philosophia Botanica.La classification de Linné représentera un modèle pourdes générations de naturalistes ; les propres colla-borateurs de Buffon, son opposant le plus farouche,finiront par l’accepter.Cette taxinomie fondée sur la fixité des espèces nerésistera pas cependant aux théories du transformismeet de l’évolution. En revanche, son système de nomen-clature est toujours en usage.

La méthode, âme de la science, désigne à première vue n’importe quelcorps de la nature, de telle sorte que ce corps énonce le nom qui lui estpropre, et que ce nom rappelle toutes les connaissances qui ont pu êtreacquises, au cours du temps, sur le corps ainsi nommé ; si bien que,dans l’extrême confusion apparente des choses, se découvre l’ordresouverain de la nature (Systema Naturæ).

Linné représenté avec son herbier,à la chasse aux spécimens

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de la forme vernaculaire latinisée, ou encore du nom du découvreurlatinisé), célèbre encore aujourd’hui.

Elle est solidaire d’un a priori créationniste fixiste qui se mariebien à l’idéologie protestante : la classification ne fait que révéler l’ordreimposé par l’intellect Divin à la nature de sorte que les espèces sontcomme des entités sans liens avec leurs voisines.

Spécimen original d ’une plante de Linné, conservé au Muséum d ’histoire naturelle de Suèdeau département de botanique phanérogamique

Geranium reflexum L., Linnean herbarium (S-LINN)

LE DÉBAT SUR LA GÉNÉRATION ET LA DIFFÉRENCIATIONDES ESPÈCES

Parmi les conceptions de la vie au XVIIIe siècle, les uns attribuaient lagénération au seul germe femelle (ce sont les ovistes, comme Haller et

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Charles Bonnet, le naturaliste suisse – 1720-1793), d’autres au germemâle, à cause de la découverte récente des spermatozoïdes grâce aumicroscope (ce sont les animaculistes). Quelques-uns encoreassociaient les deux actions et l’expérience de l’époque ne pouvait lesdépartager.

Devant le problème de la reproduction continue de l’espèce à traversles générations qui continuait à se poser, un grand nombre supposaitune préformation du germe : tout le genre humain à venir se seraitainsi trouvé contenu dans les ovaires d’Ève, dans les reins d’Adam.

Maupertuis (1698-1759) dans sa dissertation d’Erlangen montre quecette théorie n’explique rien pendant que Buffon, dans son Histoire desanimaux se moque des calculs faits sur le volume de ces germes.

À la doctrine de la préformation, on oppose, condamnant le fixismedes germes préexistants, la doctrine plus riche de l’épigénèse. Celle-cisoutient la thèse de la création continuée : les éléments des corps ayantla propriété de se développer.

L’introduction de la notion de temps est, par ailleurs caractéristiquede l’époque. Les savants se rallient à peu près tous à la fin du siècle àl’idée de l’évolution des espèces, dénonçant du même coup le sophismede l’éphémère. Diderot le reprenant de Fontenelle, le formule ainsidans Le rêve de d ’Alembert : « Si la question de la priorité de l’œuf sur lapoule ou de la poule sur l’œuf vous embarasse, c’est que vous supposezque les animaux ont été originairement ce qu’ils sont à présent. Quellefolie ! ».

À la classification linnéiste artificielle, d’autres naturalistes, telsles Jussieu, la célèbre famille de botanistes, de médecins et deprofesseurs attachés au Jardin du roi, devenu le Muséum sous laRévolution, voulurent lui opposer une classification naturelle où desplantes d’espèces voisines pouvaient être rapprochées.

L’œuvre de Buffon (1707-1788) est gigantesque. Il s’est adjoint pourl’écrire plusieurs collaborateurs : Louis Daubenton pour l’histoire desquadrupèdes, Guéneau de Montbeillard et l’abbé Bexon pour l’histoiredes oiseaux. Buffon entend faire œuvre de vulgarisation et souhaiteêtre lu par le plus grand nombre. Il est d’ailleurs considéré par sescontemporains, qui admirent le lyrisme de son style très soigné, commeun grand écrivain et même un grand poète.

S’affirmant comme un adversaire des classifications, il s’oppose àLinné, dès le début de son Histoire naturelle, en remettant en questionle dogme de la fixité des espèces sur lequel est fondé la classification

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du botaniste suédois. Il ne veut connaître que l’espèce qu’il définitcomme « une succession continue d’individus semblables qui peuventse reproduire entre eux ». Buffon, pour la classification, choisit ce quenous appellerions l’anthropocentrisme : tout est ordonné par rapportà l’utilité ou à l’affinité avec l’Homme. Ainsi le chien, plutôt que le zèbre,suit le cheval comme dans la vie !

Cette préséance de l’homme est construite en établissant lesressemblances et les différences entre les êtres. « [Il faut], écrit Buffon,se servir de toutes les parties et chercher les différences ou lesressemblances dans l’individu tout entier ». Buffon compare les effetsde la nature respective des hommes et des animaux. Les hommespensent et dirigent alors que les animaux sont dépourvus de cettefaculté.

Voici ce qu’il soutient :L’homme rend par un signe extérieur ce qui se passe au dedans de lui ; ilcommunique sa pensée par la parole : ce signe est commun à toutel’espèce humaine ; l’homme sauvage parle comme l’homme policé, ettous deux parlent naturellement et parlent pour se faire entendre.Aucun des animaux n’a ce signe de la pensée : ce n’est pas, comme on lecroit communément, faute d’organes ; la langue du singe a paru auxanatomistes aussi parfaite que celle de l’homme. Le singe parlerait donc

Georges Louis Leclerc, comte de Buffon

Buffon connaît la gloire dès laparution des trois premiers volumes(1749) de son Histoire naturelle.Œuvre encyclopédique en 44volumes, décrivant tout ce qu’onconnaissait alors du monde naturel,notant systématiquement pourchaque individu sonenvironnement, son histoire, sesmœurs, elle remportera un succèsconsidérable, rivalisant avecl’Encyclopédie.Trente-six volumes seront publiés deson vivant (1749-1785) et huitautres après sa mort.En 1753, Buffon entre à l’Académiefrançaise et sera membre, par lasuite, de toutes les grandesacadémies européennes.

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s’il pensait ; si l’ordre de ses pensées avait quelque chose de communavec les nôtres, il parlerait notre langue ; et en supposant qu’il n’eûtque des pensées de singe, il parlerait aux autres singes ; mais on ne les ajamais vus s’entretenir ou discourir ensemble [...].

Il est si vrai que ce n’est pas faute d’organes que les animaux ne parlentpas, qu’on en connaît de plusieurs espèces auxquels on apprend àprononcer des mots, et même à répéter des phrases assez longues ; etpeut-être y en aurait-il un grand nombre d’autres auxquels on pourrait,si l’on voulait s’en donner la peine, faire articuler quelques sons : maisjamais on n’est parvenu à leur faire naître l’idée que ces mots expriment ;ils semblent ne les répéter et même ne les articuler que comme un échoou une machine artificielle les répéterait ou les articulerait [...].

C’est donc parce qu’une langue suppose une suite de pensées que lesanimaux n’en ont aucune ; car quand même on voudrait leur accorderquelque chose de semblable à nos premières appréhensions et à nossensations les plus grossières et les plus machinales, il paraît certainqu’ils sont incapables de former cette association d’idées qui seule peutproduire la réflexion, dans laquelle cependant consiste l’essence de lapensée : c’est parce qu’ils ne peuvent joindre ensemble aucune idée,qu’ils ne pensent ni ne parlent ; c’est par la même raison qu’ilsn’inventent et ne perfectionnent rien.

Buffon s’il reste en deçà du problème de la spéciation, puisqu’ilaffirmera maintes fois que dans la nature seul existe l’individu, mettral’accent, à partir de son poste d’intendant du Jardin du roi, sur lesconditions de la réalité de la vie des spécimens.

De style prolixe, il ignore notre usage des notes de bas de page.Son œuvre paraît comme une compilations de sources externes,rapportées dans le texte, d’observations et d’expériences, au sens quasipréscientifique du terme.

C’est ce qui en fait aussi la richesse puisque cela le conduisit àintégrer la géographie à l’histoire naturelle, à reconnaître la diversitéimposée par le déterminisme climatique, et, ultimement, l’unité del’espèce humaine.

L’air et la terre influent beaucoup sur la forme des hommes, des animaux,des plantes : qu’on examine dans le même canton les hommes quihabitent les terres élevées, comme les coteaux ou le dessus des collines,et qu’on les compare avec ceux qui occupent le milieu des valléesvoisines, on trouvera que les premiers sont agiles, dispos, bien faits,spirituels, et que les femmes y sont communément jolies, au lieu quedans le plat pays, où la terre est grasse, l’air épais, et l’eau moins pure,les paysans sont grossiers, pesants, mal faits, stupides, et les paysannespresque toutes laides. Qu’on amène des chevaux d’Espagne ou deBarbarie en France, il ne sera pas possible de perpétuer leur race ; ils

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commencent à dégénérer dès la première génération, et à la troisièmeou quatrième, ces chevaux de race barbe ou espagnole, sans aucunmélange avec d’autres races, ne laisseront pas de devenir des chevauxfrançais ; en sorte que, pour perpétuer les beaux chevaux, on est obligé

de croiser les races en faisant venir de nouveaux étalons d’Espagne oude Barbarie. Le climat et la nourriture influent donc sur la forme desanimaux d’une manière si marquée qu’on ne peut pas douter de leurseffets ; et quoiqu’ils soient moins prompts, moins apparents et moinssensibles sur les hommes, nous devons conclure, par analogie, que ceseffets ont lieu dans l’espèce humaine, et qu’ils se manifestent par lesvariétés qu’on y trouve.

Tout concourt donc à prouver que le genre humain n’est pas composéd’espèces essentiellement différentes entre elles ; qu’au contraire il n’ya eu originairement qu’une seule espèce d’hommes, qui, s’étantmultipliée et répandue sur toute la surface de la terre, a subi différentschangements par l’influence du climat, par la différence de lanourriture, par celle de la manière de vivre, par les maladiesépidémiques, et aussi par le mélange varié à l’infini des individus plusou moins ressemblants ; que d’abord ces altérations n’étaient pas simarquées, et ne produisaient que des variétés individuelles ; qu’ellessont ensuite devenues variétés de l’espèce, parce qu’elles sont devenuesplus générales, plus sensibles et plus constantes par l’action continuée

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leS sciences à l’époque classique

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de ces mêmes causes ; qu’elles se sont perpétuées et qu’elles seperpétuent de génération en génération, comme les difformités ou lesmaladies des pères et mères passent à leurs enfants ; et qu’enfin, commeelles n’ont été produites originairement que par le concours de causesextérieures et accidentelles, qu’elles n’ont été confirmées et renduesconstantes que par le temps et l’action continuée de ces mêmes causes,il est très probable qu’elles disparaîtraient aussi peu à peu et avec letemps, ou même qu’elles deviendraient différentes de ce qu’elles sontaujourd’hui, si ces mêmes causes ne subsistaient plus, ou si elles venaientà varier dans d’autres circonstances et par d’autres combinaisons.

Buffon, philosophe, fut très proche de Diderot ; il collaboraindirectement, par Daubenton interposé, à plusieurs articles del’Encyclopédie, et c’est un peu comme philosophe qu’il mène son projetd’histoire naturelle. Ne commence-t-il pas, en effet, en bon disciple deLocke, par réfléchir sur la valeur de la connaissance humaine et lepouvoir de l’entendement ? Son but est de découvrir les « vraies lois dela nature », et il pense que l’homme peut y parvenir.

Cette vaste entreprise, dont le dernier volume paraîtra en 1788, etfut constamment rééditée au XIXe siècle, nous apparaît étrangementfamilière, un peu comme un discours de vulgarisation. Or il faut segarder de moderniser ce que Buffon écrit ; si le déterminisme climatiquejoue à plein, d’une part, il joue à l’intérieur de l’espèce (les variétés del’espèce) et, de l’autre, il est réversible : l’histoire naturelle n’est pasévolutive, elle n’est peut-être même pas une histoire comme on l’entend.Pour que la théorie de l’évolution advienne, il faudra attendrel’intégration de l’anatomo-physiologie à la taxinomie et l’intégrationde l’écologie à la biologie.

François Blanchard

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Musée du Conservatoire des arts et métiers, ins-truments scientifiqueshttp://www.cnam.fr/museum/

Jacob (Jacques) Bernoullihttp://www.vma.bme.hu/mathhist/Mathematicians/Bernoulli_Jacob.html

Georges Louis Leclerc, comte de Buffon, 1707-1788 : Une aptitude à la patience http://www.bnf.fr/web-bnf/pedagos/dossitsm/b-buffon.htm

Buffon, Georges, comte de (1707-1788) http://www.treasure-troves.com/bios/Buffon.html

Buffonhttp://www.cafe.edu/~sr/ur/txt/buffg49.htm

Cuvier, Georges (1769-1832) http://www.treasure-troves.com/bios/Cuvier.html

Les travaux de Georges Cuvierhttp://www.district-montbeliard.fr/inventeur/infor4/webcuvier/travcu3.htm

Georges CUVIER et son rôle dans le dix-neu-vième sièclehttp://www.liv.ac.uk/www/french/culture98/vousden.htm

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Un site consacré à Eulerhttp://www.vma.bme.hu/mathhist/References/Euler.html

Carl von Linné, 1707-1778: L’ordre souverain de la naturehttp://www.bnf.fr/web-bnf/pedagos/dossitsm/b-linne.htm

Un travail d’étudiant gradué sur Lavoisierhttp://cti.itc.virginia.edu/~meg3c/classes/tcc313/200Rprojs/lavoisier2/home.html

Un article de Lavoisier en anglais dans un site con-sacré aux textes classiques de la chimiehttp://maple.lemoyne.edu/~giunta/lavoisier.html

Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, 1789: v-xxxijhttp://www.taieb.net/auteurs/Lavoisier/traite.html