burke - sublime

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burke

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Page 1: Burke - Sublime

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Recherches philosophiques surl'origine des idées que nous

avons du beau et du sublime...... précédées d'une [...]

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Burke, Edmund (1729-1797). Recherches philosophiques surl'origine des idées que nous avons du beau et du sublime... ...précédées d'une dissertation sur le goût... Edmund Burke,traduites de l'anglais par l'abbé D. F...Des François. 1765.

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RECHERCHESPHILOSOPHIQUES

Sur l'origine des idées que nous avonsdu Beau & du Sublime.

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RECHERCHESPHILOSOPHIQUES

Sur l'origine des idées que nous avonsdu Beau & du Sublime,

PRÉCÉDÉES D'UNE DISSERTATION

SUR LE GOUT,Traduites de l'Anglois de M. BURKE,

Par l'Abbé Des François.

TOME I.

A LONDRES,Et se vend à Paris,

Chez HOCHEREAU, Quai de Conti, vis-à-vis

les Marches du Pont-neuf, au Phénix.

M. DCC. LXV.

Page 6: Burke - Sublime

A SON EXCELLENCE,Milord Francis Seymour Conway,

Comte d'Hertford, Vicomte deBeauchamp, Baron de Convay &de Kilultah, Chevalier de l'Ordrede la Jarretière, Ministre du ConseilPrivé du Roi, & Gentilhomme desa Chambre

,Lord-Lieutenant, &

Garde des Archives du Comté deWarvick, Ambassadeur Extraordi-naire

, & Ministre Plénipotentiairede Sa Majesté Britannique près SaMajesté Très-Chrétienne,

ILORD,

C'A étésous les auspices de VOTRE

EXCELLENCE que j'ai entrepris laVersion que j'ai l'honneur de Vous

Page 7: Burke - Sublime

dédier, c'est sous les mêmes auspices

que je luifais voir le jour. Appuyé duNom Illustre dont vous avez bien voulu

mepermettre de décorer cepremieressaide maplume, il ne peut manquer d'êtrebien reçu d'un Public aussi judicieuxqu'éclairé. Je dois d'autantplus comp-

ter surson suffrage, qu'en dédiant cetOuvrage

À VOTRE EXCELLENCE, jenefais que rendre hommage a la Vertu.Je suis avec l'attachement le plusrespectueux,

MILORD,

DE VOTRE EXCELLENCE,

Le très-humble & très-obéissant serviteur,

l'Abbé D.. F.....

Page 8: Burke - Sublime

PRÉFACEDU TRADUCTEUR.

UOIQU'IL ne soit donnéqu'à un très petit nombred'hommes de créer, ou d'in-

venter, s'ensuit-il que tous les autresdoivent se contenter, de les admirertacitement ? Il me semble que non.J'imaginerois au contraire que ceuxqui ne se sentent pas assez de forces

pourvoler de leurs propres ailes, com-me ces hommes de génie qui seulsméritent le nom d'Auteurs, peuvent,ou comme Imitateurs les prendre pourmodèles

, & travailler d'après eux,

Page 9: Burke - Sublime

ou comme Commentateurs dévelop-

per ,étendre leurs idées, lorsqu'elles

font trop compliquées,

éclaircir cel-les qui se trouvent obscures

,chercher

à perfectionner ce qu'il y a d'impar-fait

, ou bien comme Critiques recti-fier leurs idées

, ou la manière dontils les ont rendues ; ils peuvent enfin

comme Traducteurs se livrer au talentaussi utile que difficile de faire passerles idées d'une langue dans une autre.Que de richesses & de trésors pouries sciences & les arts ,

qui lans cetalent resteroient comme enfouis, qued'ouvrages d'agrément qui seroientperdus pour le plus grand nombre !

Prenons pour exemple les productionsAngloises ausquelles notre langue a

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procuréle double avantage d'instruire,

& de plaire dans toutes les parties duMonde. N'est-ce pas à des Traduc-

teurs fidèles & quelquefoisélégans, que

que nous devons la connoissance quenous avons de la sublimité de Milton,& de celle de Shakespear, de la pro-fondeur de Locke, de l'agréable mo-rale d'Addisson, de l'harmonieuse dé-licatesse dePope ? Connoitrions-noussans leur secours cette excellente His-toire d'Angleterre, où l'on voit avecautant de plaisir que de satisfaction,le précieux assemblage (I) de ce qu'on

(I) L'Auteur y a mis tant de vérité & d'exactitude

tant d'impartialité & de philosophie, le stile en estsi pur & si élégant, on voit tant de noblesse & dechaleur dans ses expressions, enfin ses portraits,

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ne trouve que dispersé dans toutes cel-les qui l'ont précédée ?

Je cours aujourd'hui la carrière desderniers, & c'est moins pour éprouver

mes talens, que pour chercher à merendre utile à la Patrie. Si ma version

me procure cet avantage , je recon-nois d'avance que je le devrai en par-tre à un jeune Seigneur Anglois aussi

distingué par ses talens & les gracesde son esprit

, que par ses vertus , &les qualités de son coeur, qui m'a en-gagé à l'entreprendre. Les difficultés

,bien loin de me décourager, ont été

un motif de plus pour m'y détermi-

ainsi que ses tableaux ,sont si bien faits, que l'on

peut dire avec raison, que cette Histoire est la meil-leure qui ait jamais été écrite.

Page 12: Burke - Sublime

ner. Cependant, quoiqueje croie avoirrendu l'Originalavec exactitude quantau fonds, je crains fort qu'il n'aie per-du considérablement du côté du stile.

J'imagineque ces Recherches ferontd'autant plus de plaisir, qu'il me sem-ble que nous n'avons rien, ni de suivi,ni de si étendu sur ce sujet. Ce seroitici le lieu de faire voir en quoi cetOuvrage est conforme aux traités duBeau

,du Sublime

,& du Gout, qui

ont paru jusqu'a présent, & en quoiil en diffère ; mais je crois la choseinutile

, car je pense que ceux, quiliront cette version, connoissent les

Crousaz, les André, les Dubes, les

Montesquieu,

&c, &c.

Je me contenterai de dire que no¬

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tre Auteur n'a pas travaillé unique-ment pour les Savans & les Artistes, ila voulu que le beau Sèxe pût profiterde son Ouvrage. Bien loin d'abandon-

ner les Femmes à la frivolité, qui

passe pour être le seul objet de leurssoins, mais qu'on doit regarder com-me une conséquence de leur raison-

nement ,puisqu'elles font obligées de

l'employer pour plaire,

persuadé,convaincu qu'elles pensent, réfléchis-sent

,& raisonnent, il a voulu raison-

ner pour elles & avec elles ; en effet,examinons-le

,& nous verrons qu'il

s'énonce partout avec tant de clartéqu'on l'entend toujours ; il marche

avec tant de sagesse que jamais iln'égare ; on pense avec lui, & pres¬

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que toujours comme lui. Ce n'est pointà des argumens durs & assommansqu'il a recours pour subjuguer la rai-son

,il se contente de lui faire une

douce violence, en la conduisant de

principes en principes jusqu'au mo-

ment, où il l'a fait conclure avec lui,que son Sistème a toute la probabilité

que l'on peut exiger dans des matièresde cette nature.

Voilà la manière dont il m'a affec-té

, s'il affecte de même mes Lecteurs.j'aurai rempli mon objet.

Page 15: Burke - Sublime

ERRATAdu Tome I.

PAGE21 ligne 2. plaisirs & les douleurs,

lisez douleurs & les plaisirs,Page 25 l. 14. l'on ne s'étoit pas, lisez si

l'on ne s'étoit pas.Page 28 l. 14, la douleur, lis. pourla dou-

leur.Page 46 l. 13. de leurs vies, lis, de leur vie.Page 70 l. 13. coures si différentes, Lis. tou-

tes, si différente.Page 86 l. 14, le tems, la saison, lis. la sai-

son,

le tems.Page 142 l. 11. faire l'une ou l'autre, lisez

causer l'une ou l'autre.Page 182 L 16. l'encenfoire

, lïfii l'encen-soir.

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TABLEDES MATIERES

Contenues dans ce Volume.

EPITREDédicatoire. Page iij

Préface du Traducteur. VPréface de l'Auteur. IDissertation sur le Gout, pour servir d'intro-

duction aux Recherchessuivantes. II

RECHERCHES PHILOSOPHIQU

PREMIERE PARTIES

,&c.

E.

SECTION PREMIERE. De la Nouveauté. 57SECTION II. De la Douleur & du Plafir. 60SECTION III. Différence entre la privation de

la Douleur& Le Plaisirpositif.

SECTION IV. Du Contentement & du Plaisir

en tant qu'ils font opposés l'un à l' autre. 69SECTION V. De la Joie & du Chagrin. 75

Page 17: Burke - Sublime

SECTION VI. Des passions qui appartiennent àla conservation de soi-même. Page 77

SECTION VII. Du Sublime. 78

SECTION VIII. Des passions qui regardent laSociété. 81

SECTION IX. De la causefinale de laqu'ily a entre les passions qui regconservation de soi-même, & celle

différence

ardent las qui ont

pour objet lasociété des Sèxes. 84SECTION X. De la Beauté. 87SECTION XI. De la Société & de la Solitude.

90SECTION XII. De la Simpatie, de l'Imitation

& de l'Ambition. 92SECTION XIII. De la Simpatie. 93SECTION XIV. Des effets de la Simppatie dans

les malheurs d'autrui. 95SECTION XV. Des effets de la Tragédie. 99SECTION XVI. De l'Imitation. 104SECTION XVII. De l'Ambition. 107SECTION XVIII. Récapitulation. 110SECTION XIX, Conclusion. 113

Page 18: Burke - Sublime

RECHERCHES PHILOSOPHIQU

SECONDE PARTIE

SECTION PREMIERE. De la passion q

ES, &c.

E.

ueproduitle Sublime, Page 121

SECTION II, De la Terreur. 123SECTION III. De l'Obscurité. 126SECTION IV. De la différence quise

tre la Clarté& lObscurité, à L'égartrouve en-d des pas-

sions. 119SECTION V. Du Pouvoir. 141SECTION VI. De la Privation. 159SECTION VII. De la Grandeur quant à l'éten-

due. 161.

SECTION VIII. De l'Infinité. 164SECTION IX. De la Succession & de

:

l'Unifor-mité des parties. 167

SECTION X, De la Grandeur dans les Edisi-

ces. 172SECTION XI. De l'Infinité dans les Objets

agréables. 174

Page 19: Burke - Sublime

SECTION XII. De la Difficulté, Page 176SECTION XIII. De la Magnificence, 177SECTION XIV. De la Lumière, 183

SECTION XV. De la Lumière dans les Bâti-mens. 187

SECTION XVI. De la Couleur consi-dérée com-

me productrice du Sublime, 188

SECTION XVII. DU Son, & du Bruit excessif.

190SECTION XVIII. Du Son, ou du M ouvement

subit. 192SECTION XIX. Du Son , ou du M ouvement

interrompu. 194SECTION XX. Des cris des Animaux. 196SECTION XXI. De l'Odorat & du Gout ; des

Amers & des choses Puantes. 198SECTION XXII. De la Sensation q ue produit

le toucher, & de la Douleur, 202

Fin la Table des Matières du Tome I.

PRÉFACE

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PRÉFACEDEL'AUTEUR.

COMME je voulois rendre cette secondeédition plus parfaite & plus satisfaisante

que la première, j'ai rassemblé avec beau-

coup d'exaétitúde tout ce qui a été écrie con-tre mes idées, je l'ai lu avec la plus grandeattention. Mes amis ne m'ont pas peu servi ;

par leur candeur Sc leur franchise,

ils m'oncmis en état de voir tous les défauts de monouvrage. Aussi n'ai-je rien épargné pour lesfaire "disparoitre. J'y ai travaillé avec d'au-

tant plus de plaisir, que j'avois entr'autresmotifs l'induigence avec laquelle il a été ac-cueilli, tout imparfait qu'il étoit, quand jelui ai fait voir ie jour. Quoique je n'aie point

trouvé de raison suffisance, ou que je n'aie

pas cru en avoir, pour faire des changemens

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considérables dans mon sistème, il m'a paruqu'il s'y trouvoic des endroits qui avoienc be-soin d'explications, d'exemples> d'un peu plusde force

»fy ai pourvu. J ai de plus augmenté

cet ouvrage d'une Dissertation sur le Gout.Outre que le sujet est curieux par lui-même,il peut servir d'introduction à ces Recherches.Si j'ai grossi mon Livre, je puis avoir enmême tems multiplié mes fautes. Ce n'est

pas que je n'y aie employé toute l'attentiondont je fuis capable. Quoi qu'il en soit, j'a-vouerai que je crois avoir encore plus besoind'indulgence que lorsqu'il a paru pour la pre-mière fois.

Ceux qui sont accoutumés à étudier des ma-tières de la nature de celie-ci, savent qu'il s'y

trouve toujours beaucoup de fautes ; j'espère

qu'ils me passeront celles qu'ils rencontreront»11s n'ignorent pas qu'il y a dans la matière quenous traitons bien des objets de recherche obs-

curs & compliqués, & qu'il en est beaucoup

Page 22: Burke - Sublime

d'antres que des rafinemens affectés ont rendustels, ils font convaincus que ca sujet est rempli

de difficultés-, que les préjugés des autres ,

ainsi que les nôtres même>

lotit des obstacles

considérables qui font qu'il est fort difficile defaire paroitre fous son vrai jour la nature tellequ'elle est. Ils sçavent enfin que tandis quel'efprit examine le sistème général des choies,il faut qu'il lui en échappe quelques particu-larités, & que nous sommes souvent obligés

de soumettre notre style au sujet, & de re-noncer au charme flatteur de la louange quenous mériteroit l'élégance, pour nous bornerà la simple clarté.

Les caractères de la mature se lisent, il est

vraij

mais ils ne font pas astez marqués pour

que ceux qui courent puissent les bien lire.

Nous ne devons procéder qu'avec beaucoup

de précaution, qu'en tremblant même, si je

puis m'exprimer ainsi. Le vol n'est point

fait pour nous5

puisqu'il est très certain que

Page 23: Burke - Sublime

nous pouvons à peine prétendre d'aller terre à

terre. Lorsque nous examinons un sujet com-plèxe, il faut que nous paillons en revue tou-

tes ses parties les unes aprcs les autres, que

nous les réduisions toutes, autant qu'il nousest possible, à leur première simplicité. No-

tre nature veut que nous nous restreignions

a une loi stricte, & que nous nous renfer-mions dans des bornes fort étroites. Nousdevons faire ensuite un nouvel examen desprincipes suivant l'esset de l'ensemble

,auílì-

bien que de l'ensemble suivant celui des prin-

cipes. II faut que nous comparions notre sujet

avec des choses d'une nature semblable,

&même avec des choses d'une nature opposée ;

car on peut faire,

& l'on fait souvent parle contraste, des découvertes qui échappe-roient, si l'on n'avoir pas recours aux compa-raisons. Plus nous en faisons, plus nous éten-dons nos connoissances, & plus nous acqué-

rons de certitude, fondées comme elles sont,

Page 24: Burke - Sublime

sur des inductions & plus nombreuses,

&

plus certaines.

Si, en suivant ce plan, malgré tous les soins

& route l'exactitude que nous y aurions ap-portes , nous finiflions par ne pas pouvoir dé-couvrir la vérité

, nous n'en retirerions peut-être pas moins d'utilité pour cela, puisque

certe recherche nous feroit voir la foiblesse

de notre entendement. Si elle n'étendoit pasle cercle de nos connoilïànces

>elle nous en-

seigneroit du moins à être modestes. Peut-être ne nous préserveroit - elle pas de l'er-reur, du moins elle nous empêcherait de cou-rir le risque d'y tomber} en nous faisant voirqu'après tant de peine &c de travail il se trou-ve encore tanr de difficultés & cTincertirades,elle nous apprendrait qu'il ne faut prononcerqu'avec prudence, & qu'on ne doit point lefaire avec précipitation.

Je souhaiterais fort qu'en examinant monsistème, on voulût bien suivre la méthode

Page 25: Burke - Sublime

dont j'ai tâché de ne pas m'ccarter en le com-posant. Les objections devroient, je pense,n'attaquer que les diffcrens principes considé-rés séparément, ou la justesse des conséquen-

ces que l'on en tire ; mais il n'est que tropordinaire de passer rapidement les prémisses

& la conséquence, & de produire commeobjections des passages poétiques, dont il nepatoit pas qu'on puisse rendre aisément rai-son selon les principes que je tâche d'établir»

J'imaginerois que cette manière de procéderest fort impropre. Le travail seroit infini,si nous ne pouvions établir de principes

qu'après avoir d'abord développé la combi-naison de toutes les images, de toutes les

descriptions que l'on rencontre dans les

Poètes & dans les Orateurs. Quand nous nepourions jamais faire accorder l'effet de cesimages avec nos principes, cela ne renver.seroit pas notre sistème fondé, comme il est,fut des faits certains & incontestables. Un

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sistème qui a pour fondement ['expérience,

& qui n'est point hazardé, est toujours bon

pour ce qu'il explique. L'incapacité où noussommes de le pousser jusqu'à l'infini, n'estpoint du tout une raison suffisance pour ledétruire. Cette incapacité peut venir de ceque nous ignorons quelques médiums né-cessaires

,de ce que nos applications ne font

pas justes, & de bien d'autres causes, ou-tre le définit qui se trouve dans les principes

que nous employons. Le sujet demande réel-lement beaucoup plus d'attention que la ma-nière dont nous le traitons ne nous permetd'en attendre.

Il faut que j'avertisse mon Lecteur que jen'ai pas prétendu faire une dissertation com-plecte sur le Beau & le Sublime. J'ai borné

mes recherches à l'origine de ces idées. Si

l'on trouve que les qualités que j'ai rangées

fous l'article du Sublime s'accordent les unes

ayec les autres ,&C qu'elles diffèrent toutes

Page 27: Burke - Sublime

de celles que j'ai placées fous ìarricle de laBeauté : de même, si dans celles qui com-posent la classe du Beau, on trouve la mêmeconformité entr'elles

, & qu'elles soient éga-lement opposées à celles de la classe du Su-blime, je dois peu m'embarrasser qu'on adop-

te le nom que je leur ai donné, ou non,pourvu qu'on convienne que les choses queje mets fous diftèrens articles

5font réelle-

ment différentes par leur nature. On pourablâmer l'usage que je sais des mots, monsens poura paroitre ou trop ferré, ou tropétendu

,mais il ne fera guères possible qu'on

n'entende pas ce que je veux dire.Je finis en assurant que quelque peu con-

sidérable que soir le progrès que je puis avoirfait quant à la découverte de la vérité dans

le présent ouvrage , je ne me repens pointde la peine que j'ai prise. Des recherches de

cette nature peuvent être fort utiles. Tout

ce qui fait revenir l'arne fur elle-mêmes

Page 28: Burke - Sublime

rend, à concentrer ses forces, & à la mettreen état d'acquérir des connoiíïànces plus éten-dues & plus solides. En examinant les cau-ses phisiques, notre esprit s'ouvre & s'étend,de soit que nous réussissons, ou non, il est

certain que les efforts que nous avons faits,

nous font toujours utiles. Cicéron, tout atta-ché qu'il étoit à la philosophie de Platon,& conséquemment tout porté qu'il étoit àrejettes la certitude des connoiíïànces phlít-ques, ainsi que de toute autre espèce deconnoiíïànces, convient pourtant qu'elles fontd'une très grande importance pour l'enten-dement humain. Est animorum ingeniorum-

que naturale quoddam quasi pabulum conside-

ratio contemplatioque naturoe. L'examen &

la contemplation de la nature sont une espèce

de nourriture naturelle pour Eesprit. S'il 110US

est possible de nous servir des lumières que

nous tirons de ces spéculations élevées pouréclairer notre imagination, lorsque nous cher-

Page 29: Burke - Sublime

chons les sources de nos passions, & que nousen traçons le cours, non-seulement nous pou-

rons communiquer au gout une espèce de so-

lidité philosophique, nous pourons encore

répandre sur les Sciences les plus difficiles

un peu de cette élégance, & quelques-unesde ces grâces ,

fans lesquelles k connoissànce

la plus profonde aura toujours l'air de quel-

que chose de dur, & de rebutant.

Page 30: Burke - Sublime

DISSERTATIONSUR LE GOUT,

Pour servir d'introduction auxRecherches suivantes.

A NE nous examiner que superficielle-

ment, nous paroitrons peut-etre diffé-

rer considérablement les uns des autres, tantdans nos plaisirs que dans nos raisonnemens.Cependant

,maigre cette différence qui, à

ce que j'imagine, est plutôt apparente queréelle, il est probable que dans tous les hom-

mes il n'est qu'un principe,

soir pour le rai-sonnement

,soit pour le Goût. En effet, s'ils

ne jugeoient pas suivant quelques principesqui leur font communs ,

fi leurs sentimensn'eroient pas fondes fur ces mémes princi-

pes 3il ne seroit pas possible de s'emparer de

Page 31: Burke - Sublime

íeur raison, ou de maîtriser leurs passions au

point de maintenir la balance nécessaire dansle commerce ordinaire de la vie. Tout lemonde convient qu'il y a quelque chose defixe & de determiné à l'égard de la vérité &de la fausseté. Nous rencontronsà chaque ins-

tant des gens qui dans leurs disputes en ap-pellent toujours à certains exemples, à cer-tains modèles, & à certaines preuves, dont

tous les hommes conviennent, de qu'ils sup-posent qui sont fondés sur notre nature. Maisdans les principes uniformes & déterminésqui ont rapport au Gout, on ne trouve ni le

même accord, ni la même analogie. Au con-traire on suppose ordinairement qu'il n'y apoint d'exemples pour autoriser, point de mo-dèle pour fixer ce sentiment délicat qui puroitne pas pouvoir supporter le poids d'une défini-

tion. Comme il faut que le raisonnement soitcontinuellement en exercice ; il acquiert tantde force par des débats perpétuels, qu'il senv

Page 32: Burke - Sublime

ble que les plus ignorans même conviennent

tacitement de certaines maximes qu'adoptela saine raison. Les Sçavans ont perfectionné

cet art difficile,

ils onr réduit toutes ces ma-ximes en sistème. Si le Gout n'a pas eu lemême avantage, ce n'est pas que le sujet fûtsec & stérile; c'est que ceux qui en ont traitéétoient en petit nombre, ou qu'ils se sont

négligés.En

effet, à parler vrai, Lintérêt,les motifs qui nous font fixer les principesdu Gout ne font pas si forts que ceux qui

nous portent à établir les principes du rai-sonnement. De plus ,

si les hommes diffé-

rent dans leur opinion sur les choses qui re-gardent le Gout, il n'en résulte pas des con-séquences si importantes. Autrement je nedoute pas que la logique du Gout, s'il m'estpermis de m'exprimer ainsi, ne pût s'arran-

ger aussi bien, & que nous ne puisions dis-

cuter des matières de certe nature avec autantde certitude,que celles qui paroissent être plus

Page 33: Burke - Sublime

immédiatement du ressort de la pure raison.Il est réellement fort nécessaire en commen-çant une recherche telie que la présence

,«d'éclaircir ce point autant qu'il est possible :

car si le Goût n'a pas des principes fixes &

déterminés, si ['imagination n'est pas affectée

suivant des loix invariables ôc certaines, notretravail vraisemblablement ne servira presqu'àrien, ce sera une chose absolument inutile

,pour ne pas dire absurde, d'établir des loix

pour le caprice, & de se donner pour un Lé-gislateur de fantaisies.

Le terme Gout, comme mille autres ter-mes figurés, n'est pas fort clair. Il s'en faut

beaucoup que la chose que nous voulons ren-dre par là, soit une idée simple & déterminée

pour la plupart des hommes ; elle est donc

sujette à l'incertitude & à la confusion. Je n'ai

pas grande idée d'une définition, ressource

ordinaire lorsqu'il s'agit de remédier à cesdéfauts. Car, quand nous définissons, nous

Page 34: Burke - Sublime

courons ordinairement le danger de renfer-

mer la nature dans les bornes des idées quenous rassemblons au hazard

, ou que nousadoptons sur la foi des autres, ou que nousnous formons d'après un examen léger & par-tial de l'objet que nous avons sous les yeux,au lieu d'étendre nos propres idées pour com-prendre tout ce que renferme la nature selonsa manière de combiner. Nous nous trou-vons fort resserrés dans le cours de nos recher-ches par les loix strictes que nous nous som-

mes prescrites en commençant.

Circa vilem patulumique morabîmur orbem

Unde pudor proferre pedem vetar, aut operís lex. Hor.

» Nous nous renfermons dans un cercle» d'idées vulgaires & usées, d'où nous ne

» pouvons plus nous tirer qu'en nous desho-

» norant, ou en violant les règles du sujet

» dont il s'agit.Une définition peut être fort exacte, & en

même-tems ne contribuer que fort peu à nous

Page 35: Burke - Sublime

faire connoirre la nature de la chose définie.Quelle que soie ta vercud'une définition, dans

l'ordre des choses elle paroit plutôt suivre

que précéder nos recherches, dont elle doit'être regardée comme le résultat. 11 saut con-venir que la manière de faire des recherches,8c celle d'enseigner, peuvent qu dquesois dif-férer, & cela sans doute pour de bonnes rai-

sons. Quant à moi, je suis convaincu quela manière d'enseigner qui approche le plus

de celle de faire des recherches, est sans com-paraison la meilleure. Elle ne se contente pasde présenter un petit nombre de vérités sè-ches & arides, elle mène à la source d'oùelles sortent. Elle peut mettre le lecteur dans

le chemin de l'invention, & le diriger dansles différences routes dans lesquelles l'Auteur

a fair ses découvertes,

fi tant eíl qu'il aît eule bonheur d'en faire qui aient un certainmérite.

Pour anéantir toute espèce de chicane,

je

Page 36: Burke - Sublime

crois qu'il est à propos de dire que je n'en-tends ici par le mot Gout que certe faculté,

ou plutôt ces Facultés cîe Pesprit qu'affectentles ouvrages de l'imagination, ou qui enportent un Jugement. Je pense que c'est làl'idée du mot la plus générale. C'est ce qu'il

y a de moins lié à aucun sistème particulier.Mon but dans ces recherches est de voir s'ilest des principes suivant lesquelsPimaginationest affectée

,qui soient aífez communs ,

aífez

bien fondés, & aífez certains pour pouvoir pro-curer les moyens d'en raisonner d'une ma-nière satisfaisante. Je crois qu'il en est de

ces principes. Peu m'importe que ceux là pren-nent mon sentiment pour un paradoxe, quiaprès un examen superficiel imaginent que ladifférence dans les Goûts est si grande, tantpour Pespèce que pour le degré

,qu'il ne peut

rien y avoir de plus indéterminé.Tous les pouvoirs naturels de l'homme,

qui, suivant ce que j'en sais, regardent les

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objets extérieurs, sont les sens, l'imagina-tion, & le jugement. Examinons d'abord lessens. Nous supposons, & il le faut, que,comme la conformation des organes est ouà peu près, ou exactement la même dans

tous les hommes, ainsi ils apperçoivent tousde la même manière les objets extérieurs,

on bien la différence n'est pas grande. Noussavons

, a n'en pouvoir douter, que ce quiparoit léger à l'un, le paroit de même à unautre •, que ce qui est doux au palais de celui-

ci,

l'est également au palais de celui-là*, Sc

que ce que tel homme trouve amer, ou obs-cur, tel autre le trouve aussi de même. Di-sons la mème chose du grand & du petit,du dur & du tendre, du chaud & dufroid, du raboteux & de l'uni, enfin de rou-

tes les qualirés, de toutes les affections na-turelles des corps. Si nous allons jusqu'à ima-giner que dans, différens hommes les sens

présententaux uns les images des choses, dif¬

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férentes de ce qu'elles sont pour les autres,ce procédé sceptique rendra toute espèce deraisonnement sur toutes sortes de sujets, inu-tile & frivole, comme fera pareillement leraisonnement sceptique qui nous aura portésà douter de l'accord de nos idées. Comme iln'y aura presque pas lieu de douter que les

corps présentent également à toute l'espècedes images semblables, il faudra nécessaire-

ment convenir que les plaisirs & les douleurs

que chaque objet excite dans un homme, ce

mème objet doit les faire naître dans tous les

hommes, s'il agit naturellement,simplement,& uniquement par ses propres puisssances.

Pour nier cela, il faudroit que nous imagi-

nassions que la mème cause qui agit de la mê-

me manière, & fur des sujets de la même

espèce, produit des effets différens, 6c cela

seroit extrêmement absurde. Considérons d'a-bord la chose dans celui des cinq sens del'homme, que l'on nomme le Goût, parce

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que la faculté dont il est question ici, tire son

nom de ce sens. Tous les hommes font con-venus d'appeller le vinaigre aigre, le mieldoux, & l'aloès amer ; & comme ils sont éga-lement convenus de trouver ces qualités dans

ces objets, ils ne différent poinr du tout les

uns des autres au sujet de leurs effets quantau plaisir & à la douleur. 11s concourent tousa dire que la douceur est agréable

,& que

l'aigreur & l'amertume sont désagréables.

On n'apperçoit à cet égard aucune différencedans leurs sentimens ; & l'accord de tous les

hommes fut les métaphores qui font tiréesde ce sens, qu'on nomme le Gout, fait bienvoir qu'il n'en existe aucune. Tout le monde

ne convient-il pas de l'énergie & de la pro-priété de ces expressions

„un caractère aigre,

des plaintes amères, &c ? Il en est de mêmedes contraires, un caractère doux, une per-sonne douce, un érat doux, & autres,Il faut avouer que la coutume, & quelques

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autres causes peuvent bien avoir changé lesplaisirs & les douleurs naturels, qui sont duressort de ces dïssérens Goûts \ mais il restetoujours jusqu'à la fin le pouvoir de distin-

guer le Gout naturel du Goût acquis. 11 arrivesouvent qu'un homme parvient à préférer leGout du tabac à celui du sucre, & le fumetdu vinaigre à celui du lait ; mais cela neconfond pas les Goûts

,quand il sent que le

tabac & le vinaigre ne sont pas des chosesdouces

,& qu'il fait qu'il n'y a que lhabitu-

de qui ait pu accoutumer son palais à cesplaisirs étrangers. L'on peut même avec unhomme de cette espèce parler des Goûts avecassez de précision. Si au contraire ii s'en trou-voit un autre qui dît que pour lui le tabac ale gout du sucre

,6c qu'il ne peut pas distin-

guer le vinaigre du lait, ou bien que le ta-bac &c le vinaigre font doux

}que le lait est

amer, 6c que le sucre est aigre, nous conclu-

rions aussi-tôt que les organes de cet homme

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sont dérangés, 3c qu'il a le palais tout-à-faitgâté. Nous sommes aussi éloignés de parlerGoûts avec un pareil homme, que nous leferions de raisonner des rapports de la quan-tité avec quelqu'un quì nieroit que toutes lesparties prises ensemble font égales au tout-Ce ne seroit pas assez de dire que celui quiest dans ce cas, se trompe, qu'il a des idéesfausses, il faudroit aller plus loin, il fau-

droit le traiter de fou décidé. Des exceptions

de cette espèce en matière de Gout, ou de rai-

fonnement, ne détruisent point du tout no-

tre règle générale ; elles ne nous feront pasnon plus conclure que les hommes ont desprincipes différens touchant les rapports de la

quantité, ou le Gout des choses. Ainsi quand

on dit qu'on ne peut pas disputer des Goûts ,on veut feulement dire qu'il n'est pas possible

de fixer exactement le plaisir, ou la douleur

que peut donner à tel ou tel homme, leGout de telle ou telle chose. C'est ce qu'on

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ne doit pas contester•,

mais Ton peut, &: même

avec aííez-de clarté,

disputer des choses quifont naturellementagréables, ou désagréablesâ tel ou tel sens. Quand nous parlons de quel-

que Gout, soit naturel, ou acquis, il faut quenous connoiffions les habitudes, les préju-gés, ou les maladies de la personne qui a ceGout, & c'est de ces choses qu'il faut quenous tirions nos conséquences.

Cet accord du genre humain ne se borne

pas au Gout seulement. Le principe du plaisirqui vient de la vue est le même dans tous leshommes. La lumière est plus agréable queles ténèbres. L'été, certe saison où la terreest couverte de verdure

,où le ciel est serein

& brillant, n'est-il pas plus agréable que l'hi-

ver où tout paroit li triste. Je ne me rappelle

pas qu'on ait montré, même à cent person-

nes différentes, un bel objeu, soit un hom-me, ou une bête, ou un oiseau, ou une plan-

te 2sans qu'elles soienr toutes convenues austk

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tôt qu'il étoit beau,

quoique pourtant ilait pu s'en rencontrer qui le crussent au-des-sous de ce qu'elles espéroient de le trouverou qui pensassent qu'il y en avoir d autresencore plus beaux. Est-il quelqu'un qui disequ'une oie soit plus belle qu'un cigne, ouqui imagine que ce qu'on appelle poule d'in-de soit au-dessus d'un paon ? Je ne le croi-rois point, II faut remarquer que les plaisirs

de la vue ne sont pas à beaucoup près si

compliqués, ni si confus, ni si altérés pardes habitudes & des associations extraordi-naires, que le font ceux du Gout. Cela vient

de ce que les plaisirs de la vue se renfermentplus ordinairement en eux-mêmes

,& de

ce qu'ils ne font pas si souvent troublés pardes réflexions qui font indépendantes de la

vue même. Les choses ne se présentent pasd'elles-mêmesau palais comme elles font à la

vue. On les y applique généralement, ou com-me nourriture, ou comme médecine ; & en

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conséquence de leur qualité, ou nutritive, oumédicinale, il arrive souvent que peu à peu,6c au moyen de ces associations, elles parvien-

nent à accoutumer le palais à leur Goût.L'opium est: agréable auxTurcs à cause de l'es-

pèce de délire qu'il leur cause. Le tabac fait les

délices des Hollandois, parce qu'il répand

dans leur corps un engourdissement qui leurplair. Les liqueurs forces

,font plaisir au bas

peuple en Angleterre, elles l'empèchent depenser aux maux présens 6c à venir, elles ban-nissent la mélancolie qui lui est: st naturelle.Toutes ces choses seroient entièrement négli-gées, Ion ne s'étoit pas avisé de pousser leurspropriétésau-delà du Gout \ mais toutes, ainsi

que le thé, le cassé, & quelques autres, ontpasse des boutiques des Apoticaires sur nostables. Il y avoir long-tems qu'on les em-ployoit pour la santé, quand on s'avisa deles faire servir au plaisir. L'csset de telle outelle de ces drogues a fait que nous nous en

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sommes servis souvent, & un usage fréquentjoint à un eíset agréable

, en a rendu le goucmême à la fin fort agréable. Mais tout cela

ne fait rien du tout contre notre raisonne-

ment ; nous distinguons toujours le Gout na-turel du Gout acquis. En parlant d'un fruitinconnu

, on ne diroit pas qu'il a un Goutdoux & agréable comme le tabac, l'opium,

ou l'ail, quoique l'on parlât à des personnes

qui feroient usage de ces drogues, & qui ytrouveroient beaucoup de plaisir. Tous les

hommes se souviennent assez des premières

causes naturelles du plaisir, pour pouvoir y'

rapporter tout ce qui s'offre â leurs sens,

&les prendre pour leur servit de règles dans

leurs sensations & dans leurs opinions. Sup-

posons quelqu'un qui se soit gâté le palais

au point de prendre plus de plaisir à goûterde l'opium qu'à goûter du beurre, ou du

miel, & à qui l'on présente un bole d'oignonmarin, il est très certain qu'il préférera

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le beurre & le miel à cette drogue dégoû-tante, ou à toute autre drogue amère à la-quelle il n'aura pas été accoutumé. Cela prou-

ve que son palais a été naturellement com-me celui de tous les autres hommes en touteschoses, qu'il est encore de même dans biendes choses, 8c qu'il n'est gâté que dans quel-

ques points particuliers. En effet, en jugeantd'une chose nouvelle ,

& même d'un goûtsemblable à celui que l'habitude l'a accoutu-mé à aimer, il trouve que son palais estaffecté d'une manière naturelle, & d'aprèsles principes ordinaires. Ainsi le plaisir descinq sens, celui de la vue, comme celui duGout qui est le plus ambigu de tous, est lemême dans tous les hommes, savans, ouignorans, distingués, ou ordinaires.

Outres les idées accompagnées de leursdouleurs Sc de leurs plaisirs

,qu'offrent les

sens, l'esprit de l'homme possède une espècede puissance créatrice qui iui appartient, soi;

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qu'elle représente à plaisir les images des cho-ses de la manière donc elles ont été reçuespar les sens, ou qu'elle combine ces imagesd'une façon nouvelle, & suivant un ordredifférent. Cet.te puissance est appellée Imagi-nation. On y rapporte tout ce qu'on nommeesprit, imagination, invention, & sembla-bles. Mais il faut observer qu'il n'est pas pos-sible que cette puissance de l'imaginadon pro-duise rien d'absolument nouveau, elle nepeut que varier la disposition de ces idées

qu'elle a reçues des sens. L'imagination est

le champ le plus étendu pour le plaisir &la douleur

-,c'est là que se trouvent nos crain-

tes & nos espérances, ainsi que routes nospallions

,je veux dire celles qui y font join-

tes. Tout ce qui est employé à affecter l'ima-gination par le moyen de ces idées dominan-

tes , & par la force de quelque impression

naturelle & primitive, doit avoir également

le même pouvoir sur tous les hommes. En

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esset, puisque l'imagination n'est que ie repré-sentant des sens, elle ne peut être contente

9

ou mécontente des images, que selon le prin-cipe suivant lequel les sens se trouvent satis-faits

, ou mécontens des réalités. 11 doit donc

y avoir dans l'imagination un accord ansi

exact, aussi parfait que dans les sens des hom-

mes. La plus légère attention nous convain-

cra qu'il faut absolument que cela soit.Dans l'imagination

, outre la douleur, ou

le plaisir qui vìenc des propriétés de l'objetnaturel, on apperçoit un certain plaisir quecause la ressemblance qu'a l'imitation avecl'original. Je conçois aussi que l'imagination

ne peut avoir que le plasir qui reluire del'une, ou l'autre de ces causes ; 6c elles agis-

sent avec assez d'uniformité sur tous les hom-

mes , car elles agissent par des principes natu-rels, qui ne sont tirés ni d'aucunes habi-tudes, ni d'aucuns avantages particuliers.

M. Locke en parlant de l'esprit, observe

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avec autant de justesse que d'élégance, queson principal emploi est de tracer des res-semblances ; il remarque en même tems quecelui du jugement est de trouver des dif-férences. D'aures cette supposition

,l'on

imaginera peut être qu'il n'y a point de dis-tinction essentielle entre le bel esprit & le

jugement,

d'autant plus qu'ils paroiffent

résulter des différentes opérations de la mêmefaculté qu'ils ont de comparer. Cependantdans la réalité

,ioit qu'ils dépendent du mê-

me pouvoir de i'esprit., ou non ,ils diffèrent

fi essentiellement à beaucoup d'égards, qu'uneunion parfaite de bel esprit & de jugementest une des choies les plus rares qu'il y ait aumonde. Que deux objets distincts ne se res-

semblent pas ,il n'y a rien d'étonnant

3nous

nous y attendons>

lescho ses font dans l'état

ordinaire,

elles ne font aucune impreiìion fur

ritnaqination•,

mais que deux objets distincts

se ressemblent, cela nous frappe, nous les

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examinons, & nous sommes contens. L'esprit

de l'homme est naturellement plus prompt,il a plus de plaisir à tracer des ressemblances

qu'à chercher des différences. En effet, entraçant des ressemblances, nous produisonsde nouvelles images

, nous unissons, nous

créons, nous multiplions nos connoissances ;mais en faisant des distinctions, nous n'os-frons point de nourriture à l'imagination ;la tâche même est plus rude & plus désa-gréable, & le plaisir que nous en tirons estd'une nature indirecte & négative. Le matin

on me dit une nouvelle ; purement commenouvelle, comme un fait ajouté à monfonds, elle me cause du plaisir. Le soir j'ap-prends qu'elle est fausse. Qu'ai-je gagné par-là ? Le désagrément de voir qu'on ma trom-pé. Voilà pourquoi les hommes sont por-tés plus naturellement à la croyance qu'à

l'incrcdulité. C'est auíìì d'après ce principe

que les Nations les plus ignorantes, & les

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plus barbares qui ont été lentes à distinguer, &

à assortir leurs idées, ont souvent excellédans les comparaisons, dans les similitudes,dans les métaphores, & dans les allégories.C'est pour une raison de cette espèce qu'Ho-

mére & les Ecrivains Orientaux, quoiqu'ilsaimassent beaucoup les similitudes, & qu'ils

en fissent souvent de vraiment admirables,

avoient rarement loin de les faire exactes

c'est à-dire, qu'ils n'ctoienu occupés que de laressemblance générale ; ils l'ont peinte avecforce, fans faire aucune attention à la diffé-

rence qui pouvoit se trouver entre les choses

qu'ils comparoient.

Comme le plaisir de la ressemblance est cequi flatte íc plus l'imaginarion, tons les hom-

mes font à peu près de niveau à cet égard,suivant retendue de la connaissance qu'ils ontdes choses représentées

, ou comparées. Le

principe de cette connoissance dépend de l'ex-

périence & des observations, & non de la

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force, ou de la foibleíse d'une faculté natu-

relle, c'est pour cela qu'il est fort sujet à desvariations. C'est austì de cette différence dansles connoiíïances que vienc ce que nous appel-lons ordinairement, quoiqu'avec peu d'exac-titude

,différence de Gout. Un homme pour

qui la Sculpture feroit une chose nouvelle,isa qu'à voir

, par exemple, une de ces tètes

de bois dont se servent les Perruquiers, ouun autre morceau de sculpture

,quel qu'il

soit, il en sera frappé sur le champ,

il sen-tira du plaisir, parce qu'il appercevra quel-

que chose de semblable à une figure humai-

ne ; cette ressemblance l'occupera tout en-tier, il ne fera point du tout attention auxdéfauts qui pouront s'y trouver. Je ne crois

pas qu'il existe un homme qui y ait pensé lapremière fois qu'il a vu un morceau d'imita-tion. Supposons que quelque tems après cenovice rencontre un ouvrage de la même na-ture ,

mais mieux fini ; dans le moment il

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regardera avec dédain ce qu'il n'avoît d'abordadmiré qu'à cause de cette ressemblance ap-prochante, quoiqu'imparfaite, qu'il avoit

avec la figure humaine. Tout ce qu'il a ad-miré en différens tems dans ces différentes

figures, est exactement la même chose, quoi-qu'il ait perfectionné ses connoissances, son

gout n'est point changé. Jusqu'ici il s'est

trompé faute de connoitre l'art, sa méprisen'est venue que de son manque d'expérience.Il peut encore se tromper faute de connoitrela nature. Il est possible que l'homme enquestion s'aircte ici, &c que le chef d'oeuvre

d'un grand maître ne lui fasse pas plus deplaisir que l'ouvrage médiocre d'un Artisteordinaire ; ce ne fera même pas faute d'unmeilleur Gout, d'un Gout plus rafiné, mais

ce fera parce que tous les hommes n'exami-

nenr pas avec assez d'exactitude la figure hu-maine, pour se mettre en état de bien jugerde ce qui en est une imitation vraie 3e exacte,

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On trouve beaucoup d'exemples qui peuventfaire voir que le Gout critique ne dépend

pas d'un principe supérieur dans les hom-mes, mais d'une connoissance supérieure.

Prenons l'histoire si bien connue de l'ancienPeintre & du Cordonnier. Celui-ci fit recti-fier au premier des fautes qu'il avoit faites

dans le soulier d'une de ses figures,

& qu'iln'avoir pas remarquées, parce qu'il n'avoitjamais examiné des souliers avec assez d'exac-

titude, & qu'il s etoit contenté de la ressem-

blance générale. Cela ne détruisoit pas leGout du Peintre, cela ne faisoit que mon-trer qu'il lui manquoit des connoifiances dans

l'art de faire des souliers. Imaginons-nousvoir un Anatomiste dans l'attelier d'un Pein-

tre >le tableau fera bien fait, les figures se-

ront dans une bonne attitude, les parties se

trouveront bien placées suivant leurs diffé-

rens mouvemens ; cependant l'Anaromiste,critique dans son arc, trouvera quelque mus¬

Page 55: Burke - Sublime

cle qui ne s'enflera pas exactement commel'exige l'action de la figure ; il y remarquerace qui aura échappé aux observations du Pein-

tre ,$c il ne verra pas ce qui aura biesté Poeii

du Cordonnier. Quoi qu'il en soit, le dé-saut de connoissance critique en fait d'Ana-tomie ne fait pas plus de tort au bon Goûtdu Peintre, ou de quiconque examineroit ce

morceau, que le défaut de connoifiance"exacte

sur la façon d'un soulier. On montra unebelle tête de Saint Jean-Baptiste décolice

à un Empereur Turc ; il y loua beaucoup dechoses, mais il remarqua un défaut ; la peaun'étoit pas retirée sur les bords du cou. Dans

cette occasion, quoique la remarque du Sul-

tan fui très juste,

jl re fit pas voir plus de

Gout naturel que le Peintre qui avoit exécuté

ce tableau, «--u que mille conno:fleurs Euro-

péens,

qui probablement n'auroient jamaisfait la même observation. Cet Empereur étoit

accoutumé à ce terrible spectacle, que les au-

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tres ne pouvoient que se représenter dansl'imagination. Tous ceux donc je viens de par-ler, diffèrent entr'eux au sujet de ce qu'ils ontdésaprouvé. Cette différence vient des diffé-

rens dégrés, & des différentes espèces deleurs connoifiances. Mais ii est qn -Ique chose

que le Peintre a en commun avec le Cordon-

nier ,i'Anatomiste

,Gc l'Empereur

,c'est le

plaide que leur fair un objet naturel, en tantque chacnn d'eux remarque qu'il est bien imi-té. Ils ont aussi la satisfaction de voir unefigure agréable j c'est pour eux tous la racmesimpatie qu'excite un incident frapant & tou-chant. Le Goût, en tant qu il est naturel »

leur est à peu près commun à tous.Dans la poésie

,& dans d'autres pièces

d'imagination, l'on peut remarquer la mémeressemblance. Il est vrai que tel homme sera

charmé,

enchanté de Don Bellianis (I),

qui

(1) Roman Espagnol. Voy. D. Quichore.

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lira tranquillement, froidement même Vir-gile

jtandis que tel autre fera transporté en

lisant l'Enéïde, & abandonnera Don Bellia-nis aux enfans. Ces deux hommes paroiffent

avoir un Gout qui les fair différer considéra-

blement l'un de l'autre*5

mais en effet la dif-férence n'est pas grande. Dans ces ouvragesqui inspirent des sentimens si contraires, ils'agit d'un récit qui excite l'admiration ; ils

font tous deux remplis d'action,

de chaleur 5

on y voit des voyages, des batailles, destriomphes, des changemens de fortune con-tinuels. L'admirateur de Don Bellianis n'en-tend peut-être pas le langage rafinc de l'Enéï-de. II y a apparence que st ce Poème étoit écritdans un stìle auíTi trivial que Test le Voyage du

Pèlerin (i),

il pouroit en sentir toute l'éner-gie, d'après le principe qui lui a fait admi-

rer Don Bellianis.

(1) Ouvrage Anglois allégorique sur la vie humaine.

Page 58: Burke - Sublime

Sonauteur favori a beau manquer à chaque

instant de probabilité, confondre les tems,bleíTer les bonnes moeurs, estropier la géogra-

phie, car il ne bit ni géographie, ni chronolo-

gie, il n'a même jamais connu les principes dela probabilité

,rien de tour cela ne le choque,

ni ne le rebute. Il lira la description d'unnaufrage sur la côte de Bohème ; alors en-tièrement occupé d'un événement si intéres-sant, ne s'embarraíïant que du fort de sonhéros, cetre bévue

, toute extravagante qu'el-le est

, ne l'arrêtera pas. Car pourquoi feroit-il choqué d'un naufrage arrivé sur la côte de

Bohème, lui qui ignore si la Bohème n'est

pas une Isle de l'Océan Atlantique ? Et après

tout qu'est-ce que cela fait au bon (îo//; na-turel de la personne dont il vient d'êtrequestion ?

Il faut donc conclure qu'en tant que le

Gocit regarde 1 imagination,

son principe est

le même dans tous les hommes. Il n'y a pas

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plus de différence dans la manière dont ils

font affectés, que dans les causes de la sen-

sation qu'ils éprouvent. Dans le degré il est

une différence qui vient de deux causes prin-cipales

3ou d'un plus grand degré de sensibilité

naturelle, ou d'une attention plus grande &

plus longue donnée à l'objet. Pour le prou-ver par la manière de procéder des sens,dans laquelle on trouve la même différence,

supposons une table de marbre unie placée

devant deux hommes ; ils apperçoivent tousdeux qu'elle est unie

,8c cette qualité fait:

qu'elle leur plaît. Juíques-la ils s'accordentparfaitement. Supposons-en encore une autre,

& après cette autre une troisième, cette der-nière plus polie que la seconde, & la secon-

de plus unie que la première ; il est alorsfort probable que ces hommes qui ont étéfi bien d'accord fur ie poli

58c fur le plaisir

qui en résulte9

différeront l'un de l'autre,

quand il s agira de décider quelle est la table

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qui remporte pour le poli. La grande diffé-

rence des Gouts ne se remarque bien, quequand les hommes viennent à comparerl'excès

, on la diminution, des choses dont onjuge par des dégrés, & non par des mesures.11 n'est pas non plus aisé, quand il se trouveune pareille différence

,de décider la chose,

sur-tout si l'excès, ou la diminution, n'est pasfrapante. Si nous sommes d'avis différens ausujet de deux quantités, nous pouvons avoir

recours à une mesure commun, qui peutdécider la question avec la plus grande exac-titude

, & je pense que c'est là ce qui. donne

aux connoissances mathématiques plus de cer-titude qu'à aucune autre. Mais dans les cho-

ses dont l'excès ne se juge pas par íe plus, oule moins d'étendue comme le poli et le ra-boteux, le dur & le doux ou le mou, l'obs-

curité & la lumière,

les ombres des couleurs,

toutes ces propriétés se distinguent aisément

quand la différence est considérable d'une

Page 61: Burke - Sublime

façon on d'une autre, mais non pas quandelle est légère, faute de mesures commu-nes que l'on ne découvrira peut-être jamais.Dans ces circonstances délicates supposonsle sens également vif & pénétrant, le plus

d'attention & d'habitude en fait de ces cho-

ses là aura l'avantage. Dans ce qui regardeles tables

,le polisseur de marbre fera celui

qui jugera sans doute avec le plus d'exacti-

tude. Quoiqu'il n'y ait point de mesure

commune pour décider bien des disputes qui

ont rapport aux sens & à l'imagination leur

représentant, nous trouvons que les princi-

pes sont les mêmes dans tous les hommes,& que nous ne différons que quand nous ve-

nons à examiner la prééminence, ou la dif-férence des choses qui nous font rentrer sous

la jurifdiction du jugement.

Tant que nous examinons les qualitéssensibles des cliofes, il n'y a á peu près queî'imagination qui y paroisse intéressée j il n'y

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a guères rien de plus quand on représenteles passions, parce que par la force de lafimpatie naturelle

,elles se sentent dans tous

les hommes, sans qu'on soit obligé d'avoir

recours au raisonnement,

& que tout lemonde reconnoit leur vérité

,8c leur justeílè.

Amour, douleur, crainte, colère, joie, iln'y a point d'esprit que toutes ces passions

n'aient affecté tour à tour, 8c ce n'a pas étéd'une manière arbitraire

, ou par hazard ,mais d'après des principes certains

,naturels

& uniformes. Comme bien des ouvragesde l'imagination ne se bornent ni à la

représentation des objets sensibles, ni auxefforts faits sur les passions, mais qu'ils

s'étendent jusques sur les moeurs, les carac-tères

, les actionss

8c les desseins des hom-mes, sur leurs rapports, sur leurs vertus,8c fur leurs vices, ils font fous la jurisdic-tion du jugement qui se perfectionne par l'at-tention & par l'habitude du raisonnement.

Page 63: Burke - Sublime

Toutes ces choses font une partie considérable

de ce que nous regardons cornme les objetsdu Gout. Horace nous renvoie aux écoles dela philosophie & du monde, pour nous eninstruire. Quel que foie le degré de certitude

que nous pouvons acquérir quant à la mo-rale & à la science du monde, nous avonsexactement le même dégré de certitude àl'égard de ce qui a rapport à ces deux con-noissanccs dans îes ouvrages d'imitation. C'est

à la vente pour l'ordinaire dans la parfaiteconnoissance des moeurs, dans l'observationdu tems

3

du lieu,

& de la décence en gé-néral

, ce qui ne peut s'acquérir que dans lesécoles que nous recommande Horace, queconsiste ce que l'on appelle Goût par manièrede distinction

, cc qui n'est réellement qu'unjugement plus rafiné. Pour moi, il me paroitque ce qu'on nomme Gout suivant l'acception

la plus générale, n'est pas une idée simple,mais qu'il est composé en partie de la per¬

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ception des plaisirs primitifs des sens, desplaisirs secondaires de l'imaginarion

,& des

conséquences que le raisonnement tire tou-chant les différens rapports de ces plaisirs

,& les passions des hommes, leurs moeurs& leurs actions. Il faut tout cela pour for-

mer le Gout ; le fonds des différentes par-ties de ce tout se trouve le meme dans l'es-prit de tous les hommes ; car comme les sens

font îe.ç grandes sources de routes nos idees,

& conséquemment de tous nos plaisirs, s'ils nefont pas incertains 3c arbitraires, tout ie fondsdu Goût en entier nous est commun à tous ;cela prouve aîlez que nous sommes fondésà raisonner conséquemment sur ces matières.

Tandis que nous ne considérerons pure-ment le Gout que suivant sa nature et son

espèce, nous trouverons ses principes entiè-

rement uniformes ; mais le degré qui fait.que ces principes prévalent dans les différensindividus du genre humain , est tout aussi

Page 65: Burke - Sublime

différent que les principes mêmes font sem-blables. Car la sensibilité & le jugement,qui sonr les qualités qui composent ce quenous appelions ordinairement Gout, varientconsidérablement dans différentes personnes.Si Ton n'a pas la première de ces qualités, ils'enfuie qu'on n'a point de Gout. Si la se-

conde est foible, elle ne produit qu'un mau-vais Gout un Gout mal entendu. Il est des

hommes qui ont si peu de sensibilité,

quisont d'un caractère si froid

,si phlegmacique,

qu'on peut à peine dire qu'ils ont les yeux

ouverts pendant tout le cours de leurs vies.

Les objets les plus frappans ne font que peud'impression sur eux ; & elle paroit a peine,

îl en est d'autres, ou qui font continuellementagités par les plaisirs grossiers & purementsensuels, ou qui se livrent entièrement à laplus basse & à ta plus vile avarice, ou qui bra-lent du désir de parvenir aux donneurs, auxEmplois distingués ; leurs esprits accoutumés

Page 66: Burke - Sublime

aux orales de ces passions violences, font à

peine attention au badinage délicat & rafiné

de l'imagination. Ces hommes deviennentauflì stupides , & aussi insensibles que lesjpre-iniers, mais la cause en est différente. Cepen-

dant toutes les fois qu'il arrive que les uns

ou les autres se trouvent frappés par l'élégan-

ce , ou la grandeur naturelle, on par ces qua-

lités dans quelques ouvrages de lare, ils fonttouchés d'après le même principe.

La cause d'un mauvais Gout ne doit s'attri-buer qu'à un défaut de jugement, qui peutvenir d'une foiblesse naturelle dans l'encende-ment, en quelque chose que puisse consister

la fotee de cette faculté. 11 peut aussi, commec'est plus ordinairement le cas, venir d'un

manque d'exercice convenable, & bien dirigé,

qui seul lui donne de la force & de la vivacité.

Outre cela,

Pignorance,

Pinattention, la pré-

vention>

la témérité,

la légèreté,

1 obstina*

tion, enfin toutes ces passions, & tous ces

Page 67: Burke - Sublime

vices qui corrompent le jugement dans d'au-

tres cas, n'y préjudicient pas moins dans cetétat et plus rafiné & plus élégant. De cescauses naissent différentes opinions sur toutce qui est i'objet de l'entendement, sans quecela nous fasse supposer qu'il n'estpoint de prin-cipes de raison fixes & déterminés. On peutpourtant remarquer qu'il y a plutôt moins de

différence dans les choses de Goût parmi les

hommes, que dans celles qui dépendent de

la simple raison. De plus les hommes s'ac-cordent mieux sur l'excellence d'une descrip-

tion de Virgile, que sur une vérité, ou sur

une fausseté qui se trouve dans le sistème

d'Aristote.La justesse dans le jugement en fait d'arts,

et que l'on peut appeller bon Goût, dépend

en grande partie de la sensibilité; parce que,

si l'esprit n'est point porté aux plaisirs del'iniagination

,il ne s'appliquera jamais aflez

aux ouvrages de cette espèce pour en acquérir

Page 68: Burke - Sublime

une connoissance convenable. Mais quoiqu'ilfaille un certain dcgcé de sensibilité pour sor-

mer un bon jugement, il ne s'ensuit pas qued'une vive sensation de plaisir it doive résul-

ter un bon jugement. Il arrive souvent qu'untrès pauvre juge, purement par son plus desensibilité de tempérament, est plus affecté

par un fort mauvais ouvrage, que le meilleurjuge ne l'est par le plus parfait. Car commetout ce qui est nouveau ,

extraordinaire,grand

, ou passionné,

est fait pour affecter unpareil juge, & comme les défauts ne l'af-fectent pas ?

son plaisir en est plus put, il est

moins mélangé. De plus, comme c'est sim-

plement un plaisir de l'imagination, il est

plus grand qu'aucun de ceux qui viennent de

la justesse du jugement. Le jugement pour la

plupart du tems est employé à semer la rou-

te de l'imagination, d'obstacles & de diffi-

cultés,

à faire dlspavoicre de devant elle tou-

te espèce d'enchantement, & à nous faire

Page 69: Burke - Sublime

courber sous le joug désagréable de la raison.En effet, le seul plaisir que certains hommesaient à juger mieux que d'autres, consiste

dans une espèce d'orgueil, dans une idée desupérioritéque l'on a toujours, quand on croitpenser juste ; mais alors c'est un plaisir indi-rect

,c'est un plaisir qui ne vient pas immé-

diatement de l'objet qu'on contemple. Dans

notre printems, dans cette saison ou les sens

ne font pas encore emoussés, où toutes les

fonctions du corps & de l'esprit se sont li-brement, où tous les objets qui nous envi-

ronnent ont l'agrément de la nouveauté pournous, que nos sensations font vives alors !

Mais aussi que les jugemens que nous portonssont faux & peu exacts ! Je désespère d'avoirjamais, en voyant les productions les plusparfaites du génie

»le plaisir que j'avais à cet

âge ,lorsque je voyois des choses que mon

jugement me fait regarder aujourd'hui com-me de pures bagatelles. Toute cause ordi¬

Page 70: Burke - Sublime

naire de plaisir affecte volontiers l'hommequi est d un tempérament sanguin. Il desire

trop vivement pour être délicat dans son

Gout ; & il est à tous égards ce qu'Ovide ditde lui-même.

Molle meum levibus cor est volatile telís,Et semper causa est, cur ego semper amem.

Orid. Ep. Hero à Sapho.

» Les traits même les plus légers touchent

» & percent mon coeur ; & c'est là la raison ,» qui fait que j'aime toujours.

Il n'est pas possible que quelqu'un de cecaractère soit jamais un Juge délicat ; jamaisil ne peut être ce que le Poète comique ap-pelle

»Elegans formarum spectator, Térence.

Eun. Act. 3. » Un Juge délicat de la beauté

» des objets ». On jugera toujours imparfai-

tement de l'excellence & de la force d'un

ouvrage, si l'on ne consulte que l'effet qu'il

aura fait sur l'esprit de telle & telle person-nes, à moins qu'on ne connoisse leur carac¬

Page 71: Burke - Sublime

tère & la nature de leur esprit. On a vu, &

peut être voit-on encore aujourd'hui la poésie

& la musique produite les plus grands effets

dans des païs, où elles ne font pour ainsi direqu'au berceau, de par conséquent fort impar-faites, L auditeur gtoíïìer est affecté par lesprincipes qui agissent dans ces arts malgréleurs imperfections ; mais il n'est pas assez

habile pour en appercevoir les défauts. Amesure que les arts se perfectionnent

,la

critique les fuit du même pas, 8c le plaisir dajuge se trouve souvent interrompu par lesdéfunts qu'il découvre dans les ouvrages lesplus parfaits.

Avant que de finir ce sujet, je ne sauroism'empêcher de dire un mot de l'opinionqu'ont bien des personnes. Elles prétendent

que le Gout est une faculté séparée de l'es-prit, & distinguée du jugement & de l'ima-gination ; elles disent que c'est une espèced'instinct qui nous frappe naturellement, &

Page 72: Burke - Sublime

au premier coup d'oeil,

sans que nous ayionsd'abord raisonné sur les beautés, ou sur les

imperfections d'un ouvrage. Tant qu'il s'agitde l'imagination & des passions

, je croisqu'il est vrai que l'on consulte peu la raison 5

mais quand il est question d'ordre, de déco-

rum , de convenance ,enfin par tout où îe

meilleur Gout diffère du plus mauvais,

jefuis convaincu que c'est l'entendement, &rien autre chose, qui agit ; il est réellementbien éloigné d'agir toujours promptement,ou quand cela est

,il s'en faut qu'il le faste

avec justesse. Il arrive souvent que les hom-

mes qui ont le meilleur Gout, après avoir ré-

fléchi,parviennent à renoncer à ces jugemens

prématurés & précipites que l'esptit par l'aver-sion qu'il a pour indifférence & le doute,aime à former sur le champ. On fait que le

Gout, quel qu'il soit, se perfectionne exacte-

ment comme nous perfectionnons notre juge-

ment, en étendant nos connoissances, en don¬

Page 73: Burke - Sublime

nant la plus grande attention à notre objet,& en nous exerçant souvent. Pour ceux quin'ont pas suivi cette méthode, si leur Goutse décide promptement, ce n'est jamais aveccertitude, avec assurance ; & cette prompti-tude n'est due qu'à leur présomption & à leurtémérité, & non pas à ce rayon de lumière,qui en un moment peut chasser les ténèbresde leur esprit. Mais ceux qui se sont livrésà cette espèce de connoissance qui fait lobjetdu Gout, parviennent par dégrés 3c par ha-bitude à acquérir nom seulement de la justes-se

,mais de la vivacité dans le jugement.

C'est ce que font tous les hommes en suivantles mêmes méthodesdans toutes les autres oc-casions. D'abord on est obligé d'épeler, ensuite

on parvient à lire, on finie par lire couram-ment *,

mais cette célérité dans i'opération duGout, ne prouve point que le Gout soit unefaculté distincte. Je ne crois pas que person-

nç aiç suivi une discussion touchant des choses-

Page 74: Burke - Sublime

du ressort de la simple raison, sans avoir ob-servé l'extrème promptitude avec laquelle ladispute s'est engagée les principes se sontétablis, les objections se sont faites, & ontété détruites, & les conséquences ont été ti-rées des prémilles. On ne peut pas supposer

que le Goût agisse avec plus de vitesse ; ce-pendant il n'y a que la simple raison que l'onsoupçonne qui agisse, ou qui puisse en êtresoupçonnée. Il est inutile de multiplier les

principes pour chaque apparence différente;

cela seroit aussi trop peu philosophique.On pouroit pousser la matière beaucoup

plus loin, mais je crois que ce n'est pas surl'etendue du sujet que nous devons nous ré-gler pour nous prescrite des bornes. En effet,quel est le sujet qui ne va pas jusquà l'infini ?

C'est donc simplement la nature de notresistème particulier

,ainsi que le seul point de

vue sous lequel nous l'envisageons, quifixeral'étendue de nos recherches. On trouvera

Page 75: Burke - Sublime

peur être cette Dissertation un peu trop lon-

gue. II ne m'a pourtant pas été possible de la

rendre plus courte. Je crois n'avoir dit quece qu'exigeoît un sujet aussi abstrait, &: auíïì

difficile à traiter. De plus,

il m'a semblé

que cela croit nécessaire pour préparer l'esprit

aux Recherches suivantes. Je laisse à mesLecteurs à juger si j'ai bien vu.

Page 76: Burke - Sublime

RECHERCHESPHILOSOPHIQUES

Sur l'origine des idées que nous avonsdu Beau & du Sublime.

PREMIERE PARTIE.

SECTION PREMIERE.

De la Nouveauté.

E premier mouvement de l'esprithumain

,le mouvement le plus sim-

ple que l'on y découvre, est la en-riosité. J'entens par curiosité, le goût que

Page 77: Burke - Sublime

nous avons pour la Nouveauté, le plaisir quenous y prenons. Nous voyons les enfans cou-rir continuellement d'un lieu à un autre, pourchercher de nouveaux objets d'amusement.Les ont-ils trouvés ? Avec quelle avidité neles saisiiTent-ils pas ? C'est à la vérité fanschoix, mais tout fixe également leur atten-tion

, parce que tout à cet âge a le charme dela Nouveauté, & c'est une puissante recom-mandation. Mais comme les choses qui ne

nous fixent que parce qu'elles font nouvelles,

ne nous fixent pas long rems ; la curiosité est

de toutes les affections la plus superficielle.Elle change sans cesse d'objet

-,le gout qu'elle

donne est vif, mais il est bien-tôt satisfait, &Z

il l'est aisément. Elle donne aussi à ceux qui s'ylivrent un certain air d'étourderie, d'impa-tience, d'inquiétude même. La curiosité par fa

nature est fortactive, elleparcourt rapidementla plupart des objets qui la frappent, & bien-tôt elle épuise la variété qui se trouve ordi¬

Page 78: Burke - Sublime

nairement dans la nature. Les mêmes chosesreviennent souvent & c'est toujours avecmoins de cet agrément qu'elles avoientd'abord. Enfín lorsque nous parvenons a savoir

un peu ce que c'est que la vie,

il seroit im-possible que les différentes conjonctures, &

les différens événemens, dont elle est rem-plie, excitassent d'autres sensations dans l'es-prit que celles du dégoût & de l'ennui, si

Ion n'y joignoit pas} pour ['affecter, d'autrespuissances que leur Nouveauté, ou d'autrespassions que la curiosité qui nous est naturelle.Nous examinerons ailleurs ces puissances &

ces passions. Quelles que soient les premières,quel que soît le principe d'après lequel ellesagissent fur l'esprit, il seroit absolument né-cessaire qu'on ne les employât pas dans leschoses qu'un usage journalier à rendues fami-lières

,indifférentes. Lorsqu'il est question

d'agir sur l'esprit3

il faut que la nouveauté y

entre pour quelque chose ; & en général

Page 79: Burke - Sublime

toutes nos passions font plus ou moins mé-langées de curiosité.

SECTION II.De la Douleur & du Plaisir.

POURremuer les passions des personnes

fort avancées en âge, il me paroit qu'il est né-cessaire que les objets destinés à cet effet} outreleur nouveauté a quelques égards, puissentavoir d'autres raisons pour causer de la douleur& du plaisir. La douleur & le plaisir sont des

idées simples, que l'on ne peut définir. Il n'est

pas ordinaire que l'on se trompe sur ses sen-sations, mais on leur donne très souvent defausses dénominations ; les raisonnemens quel'on fait en conséquence sont pareillementfaux. Bien des personnes pensent que la dou-leur vient absolument de la privation du plai-

Page 80: Burke - Sublime

sir, & que le plaisir vient de la cessation, oude la diminution de la douleur. Pour moi jeserois porté à imaginer que la douleur & leplaisir , en tant qu'ils affectent &" simplemenc

& naturellement, font l'un & l'autre d'une

nature positive, & qu'ils ne dépendent pointdu tout l'un de l'autre quant à leur existence.

L'esprit humain est souvent, & à ce que jepense, pour la plupart du tems dans un état,qui n'est ni un crac de douleur, ni un état deplaisir, & que j'appellee un état d'indifférence.

Lorsque je passe de cet état à un état de plai-sir positif, il ne me paroit pas nécessaire depasser par un médium de douleur quelle qu'el-le soit. Si dans cet état d'indissérence, oud'aisance

, ou de tranquillité, ou tel que vous

voudrez l'appeller,vous entendiez, sans vousy attendre une ouverture d'Opéra ; s'il se pré-sentoit à vos yeux quelque objet d'une forme

agréable, des couleurs vives & brillantes-, ou

plutôt, si vous vous imaginiez sentir la

Page 81: Burke - Sublime

rose la plus odoriférante, ou boire des vins

agréables même sans soif, on gouter des mêts

exquis sans faim, dans toutes ces circonstan-

ces ,soit que vous examinassiez, ou l'effetdes

sons sur vos oreilles, ou celui des odeurs sur

votre odorat, ou enfin celui du gout sur votrepalais, il est très certain que vous trouveriez

que vous sentez un certain plaisir. Cependantsi je vous demandois l'état où votre esprit se

trouvoit auparavant, vous ne pouriez guères

me dire que vous étiez dans la douleur.Lorsque vous auriez contenté vos sens, enleur procurant ces différens plaisirs, vousn avanceriez pas que la douleur a pris la placedu plaisir qui seroit entièrement passé. Sup-posé d'un autre côté qu'un homme dans lemême état d'indifférence reçoive un coupviolent, ou qu'il prenne un breuvage amer,

ou bien que ses oreilles se trouvent blessées,disons comme écorchées par des sons dursôc désagréables, il ne s agit pas alors de prï—

Page 82: Burke - Sublime

vation de plaisir, SC cependant il existe dans

tous les sens affectésune douleur très distincte,

on lasent. Vous direz peut être que la dou-

leur dans ces cas vient de la privation duplaisir dont cet homme jouissait auparavant,quoique ce plaisir fut si peu considérable qu'iln'y avoit que sa privation qui pur le faire

remarquer. Pour moi, il me paroit que c'est

là une subtilité qui n'est pas dans la nature.Car si je ne sens aucun plaisir positifavant ladouleur, je n'ai point de raison de croirequ'il existe rien de semblable, puisque leplaisir n'est plaisir qu'autant qu'on le sent tel.On peut dire la même chose de la douleur,& on est également bien fondé. Je ne mepersuaderai jamais que la douleur & le plaisir

ne soient simplement que des rapports, qui

ne peuvent exister qu'autant qu'ils font oppo-sés l'un à l'autre. On peut voir clairement

sje pense, qu'il y a des douleurs & des plaisirs

positifs, qui ne dépendent point du tout les

Page 83: Burke - Sublime

uns des autres. Je sens même qu'il n'y a riende plus certain que cela. Mon esprit distin-

gue , on ne peut pas plus clairement les troisétats dont j'ai parlé

,Vétat d'indifférence

,sétat de plaisir,

6í Citai de douleur. Je les

apperçois distinctement sans me former des

idées de rapport entre tel ou tel de ces érats,& aucune autre chose. Valere a la colique,il souffre ; qu'on le mette à la question, sa

douleur sera sans doute bien plus considéra-ble. Cette derniere douleur vient-elle de laprivation du plaisir ? Ou plutôt la coliquefera-t'elle une douleur, ou un plaisir, selon

que nous voudrons la considérer ?

Page 84: Burke - Sublime

SECTION III.Différence entre la privation de la

Douleur & le Plaisirpositif.

OUSSONS la proposition plus loin. Ris-

quons même de dire que la douleur & leplaisir, non-seulement ne dépendent pas ab-solument quant à leur existence, de leur di-minution

, ou de leur privation mutuellemais que réellement la diminution, ou lacessation du plaisir n'agit pas comme la dou-leur positive

,& que La privation

, ou la di-minution de la douleur dans son effet ressem-ble fort peu au plaisir positif, (I) Je crois que

(1) M. Lokee dans son Essai fur ['entendement Hu«main

,L, z. Ch. zo. Sect. r6. pense que la privation

,ou la diminution d'une douleur est regardée, & agit

comme un plaisir, & la privation ou la diminution

Page 85: Burke - Sublime

l'on conviendra plus aisément de la premièredes ces deux propositions que de la dernière,6e cela parce qu'il est évident que le plaisir

,quand il a parcouru sa carrière, nous remetà peu près où il nous a trouvés. Le plaisir

de toute espèce satisfait promptement. Est-il passé ? NOUS tombons dans l'indifférence,

ou plutôt-dans une douce tranquillité , qui se

sentencore du charmede la sensationquenousvenons d éprouver. J'avoue que d'abord onne s'apperçoitpas si bien que la privation d'unegrande douleur neresemble pas à un plaisir po-sitif : il ne faut pour le voir, que serappellerdansquel état le trouvoit l'esprit, au moment oùl'on a évité quelque danger éminent, où l'ons'est senti soulagé, où l'on s'est vu délivré des

douleurs les plus cruelles. Dans ces occasions

Il notre esprit étoit, si je ne me trompe,

d'un plaisir comme une douleur. C'est cette opinion

que nous considérons ici.

Page 86: Burke - Sublime

dans un état bien différent de celui où metle plaisir positif j il étoic dans un état pourainsi dire d'indifférence, rempli d'un senti,

ment mêlé de respect : & de crainte, plongédans une espèce de tranquillité qui íe laiffoit

encore un peu livré à l'horreur de l'état dontil venoít de sortir. L'air du visage

,les ges-

tes au corps dans ces circonstances, corres-pondent si bien avec l'état dans lequel se

trouve l'esprit, que quiconque nous verra,quoiqu'il en ignore la raison

,sera plus porté

à croire que nous sommes dans la consterna-tion, qu'à imaginer que nous jouissons de ce

que j'appelle plaisir positif.

il? J'ûtav «fcTf #1» croy.ot haùt, oç wt Trais»

<%&>',et Keílecx'iti'ar e>.l\ho,' ïçjjcs.'o J^n/xovy

JSyì&ï ií apti* 0s(.uCos P iyíi tir:çyffy!x{-.Hom. Ilìad. 24.

» Comme lorsqu'un homme qui a com-

» mis un meurtre dans fa patrie, & que la

Page 87: Burke - Sublime

3 Justice poursuit, se retire chez l'Etran-

» ger pour expier son crime, et entre tout» à coup dans la maison d'un homme riche

» pour y trouver un azile, tous ceux qui le

» voient, sont saisis d'étonnement.

Cet air frappant d'un homme qu'Homèresuppose qui vient d'échapper à un danger émi-nent, l'espèce de mouvement mêlé de frayeur

& de surprise, qu'il excite dans les spectateurs,peint avec bien de la force la manière dont

nous nous trouvonsaffectés dans des occasions

qui sont semblables de quelque façon que cesoir. Car après avoir éprouvé quelque émo-tion violente

,l'esprit conserve un peu de son

agitation,

quoique la cause qui la produite,

ait cesse d'agir. Lorsque la tempête est passée,

la mer reste encore agitée pendant quelque

tems. N'y a-t'il plus de danger ? L'horreurdont on a d'abord été saisi

,se dissipe insen-

siblement,

l'esprit rentre dans son état ordi-naire d'indifférence ; enfin le plaisir, je veux

Page 88: Burke - Sublime

dire toute sensation intérieure , ou toute ap-

parence extérieure de plaisir positif, ne peutJamais venir, à ce que j'imagine, de la pri-vation de la douleur ou du danger.

SECTION IV.Du Contentement & du Plaisir en tant

qu'ilsfont opposés l'un à l'autre.

FAUT-ILconclure de ce que j'ai dit, que

la privation de la douleur, ou que sa diminu-tion ne va jamais sans une certaine douleur,

ou que la collation, ou la diminution du plai-

sir est toujours accampagnée d'un certain plai-sir ? Point du roue. Ce que j'avance se réduità ce qui suit Premièrement, il y a des plaisirs

& des douleurs d'une nature positive & indé-pendante. Secondement, la sensation quivient de la cesïàrion

, ou de la diminution do

la douleur, ne ressemble pas assez au plaisir

Page 89: Burke - Sublime

positif, pour qu'on la croie de la mème na-ture , ou pour lui donner le privilège de pas-

ser sous la même dénomination. Troisième-

ment ,d'après le mcme principe la privation,

ou la diminution du plaisir n'a pas la moin-dre ressemblance avec la douleur positive. II

est certain que la première sensation, la cessa-

tion, ou la diminution de la douleur, a quel-

que chose en soi qui n'est en aucune façon parsa nature} ni accablant, ni désagréable. Cettesensation si flatteuse

,si agréable dans bien

des circonstances, mais en même tems dans

toutes si différences du plaisir positif, n a

point de dénomination qui la caractérise, du

moins je n'en connois aucune 5 mais cela n'em-pêche pas que ce n'en soit une réelle

, &c fortdifférence de toutes les autres. 11 n'est pasmoins certain que toute espèce de satisfac-tion

, ou de plaisir,

quelque différence qu'il

y ait dans fa manière d'affecter, est d'une na-ture positive dans l'idée de celui qui la sent.

Page 90: Burke - Sublime

Cependant quoique la sensation soit indu-bitablement positive, la cause peut être,comme elle l'est certainement dans ce cas, uneespèce de privation. De plus il est: fort raison-nable que nous distinguions par quelques ter-mes

,deux choses qui font distinctes dans leur

nature, comme un plaisir qui est simplementtel & sans aucun rapport, l'est de ce plaisir

qui ne peut pas exister fans un rapport, sede plus un rapport à la douleur. Ne seroit-il

pas étonnant que ces sensations que l'on dis-tingue si bien dans leurs causes, & qui fontsi différentes dans leurs effets, se trouvassent

confondues Tune avec l'autre, parce que l'usa-

ge ordinaire les a rangées dans la même classe,& leur a donné la même dénomination gé-

nérale ? Toutes les fois que j aurai occasion

de parler de cette espèce de plaisir relatif,je rappellerai Contentements (1) Delight ;

(1) J'ai cru que le mot Contentement poutoit rc-

Page 91: Burke - Sublime

et pour éviter toute espece de confusion,

j'aurai grand soin de ne jamais me ser-vir de ce mot pour exprimer une autre idée.Je sais qu'on n'en fait par ordinairement usa-

ge dans le sens que je lui prête, mais j'ai

cru qu'il valoit mieux prendre un mot déja

connu3

& fixer fa signification, que d'en in-troduire un de nouvelle fabrique, qui peut-être n'iroit pas si bien au langage ordinaire ;

je n'aurois jamais osé risquer cette innova-tion

,quelque peu considérable qu'elle soit,

si la nature de ce langage plus analogue aucommerce de la vie qu'aux dissertations phi-losophiques, ne m'y eut pas en quelque façon

forcé, ainsi que la nature de mon sujet qui

me fait sortir des bornes du discours familier.

Je prendrai bien garde d'abuser de la liberté

que je me fuis permise. Ainsi quand je vou-

•pondre au mot Delìght, avec les mêmes restrictions

en François «que l'Auteur a miles en Atiglois,

Page 92: Burke - Sublime

drairendrs la, sensation que produit !a cessa-

tion de la douleur, ou du danger, je la nom-merai Contentement , Delight : comme quandje parlerai du plaisir positif, pour l'ordinaireje l'appellerai simplement Plaisir.

SECTION V.De la Joie & du Chagrin.

Il faut remarquer que la cessation du plai-sir affecte l'esprit de crois manières S'il nefait simplement que celTèr apiès avoir duré le

rems qui convenoit, i'effet est findifférence.

S'il a été interrompu subitement, il s'ensuit

une sensation désagréable, que l'on appelle

mécontentement mêlé de surprise, disapoint-

ment. Si l'on a entièrement perdu l'objet de

vue, qu'il n'y ait plus d'apparence qu'on en

recouvre la jouissance,

il s'éléve dans 1 es-prit une paillon que l'on nomme chagrin. Je

Page 93: Burke - Sublime

ne crois point qu'aucune de ces trois sensa-

tions, je n'excepte pas même )e chagrin

,qui

est: la plus forte,

ressemble en aucune façonà la douleur positive, Celai qui a du chagrin

3îe laiíTè s'accroître

,ii s'y livre

,il faime mê-

me. C'est ce qui n'arrive jamais dans le casd'une douleur positive, que personne n'a ja-mais endurée de gaieté de coeur pendant uncertain tems. Ce n'est pas une chose fort dif-ficile de comprendre comment on supportevolontiers le chagrin

,quoiqu'il s'en faille

beaucoup que ce soit simplement une sensa-

tion agréable. II est de la nature du chagrind'avoir toujours son objet sons les yeux

yde

se le représenter sous le jour le DIUS agréable,de se rappeller toutes les circonstances danslesquelles il a été vu ,

jusqu'aux plus légères,de passer en revue cous les plaisirs particuliers

dont k jouiílànce est passée , en appuyant furchacun d'eux, & de trouver dans tous millenouvelles perfections, que d'abord.on ne con-

Page 94: Burke - Sublime

noiísoìt pas si bien. Dans le chagrin,

c'est: le

pkîsir qui domine ; ['affliction que nous souf-frons ne resiemble point du touc à la douleurpositive

,qui est toujours insupportable

}ôc

dont011 cherche à se défaire le plutôt qu'on

peut. L'Odissée d'Homère qui renferme tantd'images naturelles 6e fortes, n'en a pas de plusfrappantes que celle que Ménélas présente dela malheureule destinée de ses amis

,& de la

façon dont il la sent. Il avoue en effet que sou-

vent il dissipe son esprit3

qu'il en éloigne cesréflexions désagréables ; mais il remarque enmême tems que , toutes tristes qu'elles font,elles ne laissent pas de lui procurer du plaisir.

A*À iy-TT-iç Tavluf osufc/j.íyoí etyvjw,TlttbXîLKif rj pzyapîiOi XA&ay.íyoçeuihfcwvAKhO'.è uíy Té y<0 pp/ï. T-fzOfiM f

«ÀÀol5 á' tíolë

navOLicii At4.ilyt; <4z KOòûf ypiton yr,o.Hom. Odiff. 4.

» Tantôt enfermé dans mon palais, je

Page 95: Burke - Sublime

» trouve une satisfaction infinie à regretter« mes amis & à les pleurer, tantôt je cher-» che à me consoler, car on se lasse bien-

» tôt des soupirs & des larmes.D'un autre côté, lorsque nous recouvrons

la santé, que nous échappons à un dangeréminent, que sentons-nous alors ? Est-ce dela joie ? Non. Le sentiment que nous éprou-

vons dans ces circonstances,

n'est pas cettesatisfaction douce & toute remplie de vo-lupté que nous donne la perspective assurée

duplaisir. Le contentement qui vient de la di-

minution de la douleur, se reconnoità d'au-

tres signes. II agit avec force fur l'esprit ; lasatisfaction qu'il donne est réelle

,mais elle

est mélangée d'un reste de crainte , ou de ter-

reur. Telle est la nature du contentement»

Page 96: Burke - Sublime

SECTION VI.Des passions qui appartiennent à la

conservation de soi - même.

La plus grande partie des idées qui peu-vent faire une force impression sur l'esprit,foie simplement par la douleur, soit par leplaisir, ou bien par leurs différences modifi-cations

, peut se réduire à peu près á cesdeux objets, la conservation desoi-même

,6*

lasociété. Toutes nos passions par leur naturedoivent répondre au but de l'une, ou de

l'autre» Celles qui regardent la conservationde soi-même, ont pour objer principal ladouleur & les dangers. Les idées de douleur,de maladie

,et de mort, agitent fortement

l'esptit, elles le remplissent d'borreur. La

vie & la santé nous mettent bien en étatd'avoir des sensations de plaisir, mais la sim¬

Page 97: Burke - Sublime

pie jouistàncede ces deux avantages n'en pro-duit aucune de cette nature. Les passions

donc qui regardent la conservation de ì'índi-vida

, ont pour objet principal la douleur Sc

les dangers , & de toutes les paíïïons ce font

les plus puissantes.

SECTION VII.Du Sublime.

TTOut ce qui est propre, de quelque fa-

çon que ce soit, à exciter des idées de dou-leur & de danger, je veux dire tout ce quiest

,de quelque manière'que ce soit

9terri-

ble»

épouvantable, ce qui ne roule que surdes objets terribles, ou ce qui agit de manièreà inspirer de la terreur, est une source dusublime ; c'est-a-dire, qu'il en résulte la plusforte émotion que puisse éprouver l'esprit.

Page 98: Burke - Sublime

Je dis la plus forte émotion, parce que jefais que les idées de douleur ont beaucoupplus de pouvoir que celles qui viennent duplaisir. li est très certain que les tournionsque l'on peut nous faire souffrir ont un effetbien plus considérable fur le corps & 1 esprit

3qu'aucun des plaisirs que pouroic suggérer la.

volupté la plus rafinée, ou donc pouroientjouir l'imagination la plus vive, & le corpsle plus sain

,le mieux constitué

,& le plus

sensible. De plus je douterais fort qu'on trou-vât quelqu'un qui voulût acheter une vie tou-te remplie de satisfaction & de plaisir pour enpalier les derniers instruis dans les tourmensles plus affreux. Il n'est point d'homme quivoulut, pour se procurer cet avantage ,

braverles roues, les tenailles, le plomb fondu,riiuìle bouillante, &c. Comme la douleur agit

avec plus de force que le plaisir,

la mort est

en général une idée qui affecte plus que ladouleur. Il n'y a point de douleur, quelque

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vive qu'elle soit, que l'on ne préfère à la

mort. Ce qui rend la douleur même, si jepuis m'exprimer ainsi, plus douloureuse en-core ,

c'est qu'on la regarde comme ì'cmtsiaìre

de la terreur des terreurs. Quand le danger& la douleur nous poursuivent de trop près,il est impossible qu'ils produisent aucuti con-tentement ; ils ne font que simplement terri-bles. Mettez y des intervalles

,des distances,

ajoutez- y certaines modifications, vous pou-

rez y trouver du contentement, vous y en

trouverez ; l'ey.périence nous le prouve tousles jours. J'essaierai dans ia fuite du présent

ouvrage de découvrir la cause de cet effet.

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SECTION VIII.Des passions qui regardent la Société.

ONpeut distinguer deux sortes de sociécéss

la société des sexes , dont l'objet est la pro-pagation de l'espèce

,& la société plus géné-

rale. des hommes avec les hommes, & les

autres animaux3 on peut meme dire

, avec le

monde inanimé. Les paillons qui n'ont pourobjet que la conservation de l'îndividu, rou-lent entièrement sur la douleur & le danger jcelles qui regardent la propagation tirent leurorigine des plaisirs. Le plaisir, qui a la pro-pagation pour but, est vif, il va jusqu'au ra-vissement, jusqu'à l'extase, jusqu'à la fureur

même ; & tous les êtres reconnoissent, ouprouvent que c'est le plus grand plaisir quipuisse affecter les sens. Cependant, quelque

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grand qu'il soit, lorsqu'on s'en trouve privé,soit par labsence, soit par l'éloignement, àpeine en a-t'on une inquiétude marquée. Je necrois pas même, si l'on excepte certains rems,cerrains momens particuliers, que cette pri-vation affecte eu aucune manière. S'agit-íl dedécrire de quelle façon touchent b douleur ôc

le danger ? Ton n'appuie pas fur le plaide

qu'on a de se voir en santé, & de se trouveren fureté

} on ne se plaint pas de la perte de

ce double plaisir ; toutes les plaintes roulentfur les douleurs actuelles que l'on souffre

,fur les horreurs dont on est environne. UnAmant malheureux est abandonné de sa Maî-tresse ; se plaint-il?vous remarquez qu'il insis-

te fort sur les plaisirs qu'il a goûtés, ou qu'il aespéré degoûter, & sur les perfections de l'ob-

jet de son amour. C'est l'idée de la perte, oui,c'est toujours l'idée de la perte qui l'emportedans son esprit sur route aurre réstexion. Leseffets violens que produit l'amour, & qui vont

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même quelquefois jusqu'à la folie, ne sonc

point une objection contre la règle que nouscherchons a établir. Quand leshommes se soncabandonnés a leur imagination, qu'ils se sonc

entièrement livrés a utieidée,

ils en font si

remplis, qu'il n'y a plus de place pour aucune

autre ; il ne leur est plus possible de la ren-fermer dans les bornes qui lui conviennent.

II n'en faut qu'une, quelle qu'elle soir, pourproduire cer estet j la variété infinie des cau-ses de la folie en est une preuve évidente.

Cela prouve tout au plus que l'amour est

une passion qui peut produire des effets ex-traordinaires, & non pas que les émotionsextraordinaires qu'il cause, aîent aucune con-nexion avec la douleur positive.

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SECTION IX.De la cause finale de la différence qu'il

y a entre les passions qui regardentla conservation de foi-même, & cel-les qui ontpour objet la société desSèxes.

LAcause finale de la différence qui se trou-

ve encre les passions quí regardent La conser-vation de soi-même, & celles qui ont pourobjet la multiplication de l'espèce, servira àrendre encore plus claires les remarques pré-cédentes. De plus j'imagine qu'elle méritequ'on l'examine pour elle-même. Comme

nous ne pouvons remplir, nos devoirs qu'au-

tant que nous jouissons de la vie, & que

nous ne íes remplissons avec exactitude qu'enconséquence de notre santé, tout ce qui tend

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â. la destruction de l'une ou de l'autre, doit

nous affecter fortement : mais comme nousn'avons pas été faits pour nous contenter dela vie & de la santé, la simple jouisiance del'une 6e de l'autre ne produit aucun plaisir po-sitif, de peur fans doute que satisfaits de ceplaisir, nous ne nous livrions à Tindolence Sc

à l'inaction. D'un autre côté la propagationdu genre humain est un grand ouvrage, & ilfaut que les hommes y soient portés par depuissans motifs. Elle ne va donc jamais sans

de grands plaisirs. Mais ce ne doit pas être la

notre occupation continuelle : ausiì la priva-tion de ce plaisir ne doit-elle pas fe trouveraccompagnée d aucune douleur remarquable,Il est aisé de voir la différence qui se trouve à

cet égard entre les hommes & les brutes. Leshommes font dans tous les tems égalementdisposés aux plaisirs de l'amour

, parce qu ilfaut que la raison les guide

, quant à la ma-nière dont ils doivent les goûter, 6c au teins

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qu'ils doivent choisir pour cet effet. Si de laprivation de ce plaisir il devoir résulter quel-

que grande douleur, je crois que la raison

trouveroit beaucoup de difficultés à remplir

ce devoir ; mais les brutes qui obéissent a desÎoîx, dans Inexécution desquelles leur instinct:

raisonné n'entre que pour fort peu>

onr ieu-r

tems, leurs saisons marqués. Il est probablequ'alors la sensation de la privarion leur estfort incommode

, parce qu'elles ont un but

a suivre5

&; il saut qu'il se suive, ou qu'ilsoit perdu pour plusieurs

, peut être mêmeà jamais

,puisque leurs désirs ne reviennent

qu'avec le tems, la saison3qui leur sont pres-

crits,

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SECTION X.

De la Beauté.

LA

passion qui ne regarde que la propaga-tion comme telle, est fondée sur les désirs

charnels. On le voie évidemment dans lesbrures dont les pistions font moins mélan-

gées, & vont plus directement à leur but que

les nôtres. La feule distinction qu'elles obser-

vent en fe choisissant une compagnie est celle

du sèxe. Il est vrai qu'elles s'en tiennent á leur

propre espèce par préférence à toutes les au-tres ; mais auílì

,du moins

,je l'imagine

»

cette préférence ne vient point d'aucune sen-sation de beauté qu'elles découvrent dansleur espèce, comme le suppose Addison,mais d'une loi de quelqu'autre nature ,

à la-quelle elles font soumises. C'est ce que nouspouvons bien conclure du peu de choix qu'el¬

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lés fonc en apparence dans les objets aufquels

les barrières de leur espèce les ont bornées.L'homme qui esc une créature faite pour plus

de variété, & pour une plus grande compli-cation de rapports, joint à la passion géné-rale, l'idée de quelques qualités sociales quidirigent & augmentent l'appétit qu'il a en

commun avec tous les autres animaux. Com-

me il ne paroit pas destiné, ainsi qu'eux, à

errer, à courir çà & là,

il convient qu'il yait quelque chose qui lui faste donner la pré-férence à un objet qui le fixe dans son choix :

il faut en général que ce foie quelque qualitésensible, puisqu'il n'en est point d'autre quipuisse, ni si promptement, ni si puissament,ni si surement, produire son effet. L'objetde la passion compliquée que nous appellons

amour , est donc la bnanti du sexe. Les hom-

mes sont généralement portés vers le sexe,comme le sexe, par les loix ordinaires de la

nature. La beauté personnelle les fixe pour des

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objets particuliers. J'appellerai la beauté unequalité sociale ; car lorsque les hommes &

les femmes, je dirai plus, lorsque les au-tres animaux nous font éprouver des sensa-

tions de joie &c de plaisir au moment où nousles voyons, & il y en a beaucoup dans ce caslà ,

ils nous inspirent, ou de la tendresse, outine certaine affection pour eux ; nous aimonsà les avoir auprès de nous, & nons établis-sons volontiers une espèce de rapport aveceux, si nous n'avons pas de fortes raisons

qui nous en empêchent. Je ne puis découvrirà quelle fin dans plusieurs circonstances cetteliaison a éré établie. Je ne vois pas pourquoielle le feroit plutôt entre l'homme & phi-sieurs animaux qui font si engageans par leurs

grâces naturelles, qu'entre lui & quelques au-tres qui 11'ont pas ce charme attractif

, ou qtû

ne le possèdent que dans un degré bien infé-

rieur. Il est probable que la Providence n'a

pas fait cette distinction, quelque peu im¬

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portante qu'elle paroisse, sans avoir eu envue quelque grand but, qu'il ne nous est: paspossible de découvrir distinctement. Sa sagesse

est infinie, & la sphère de nos connoissances

fort étroite ; les ressorts qu'elle emploie font

inconnus, & toutes les voies que nous pre-nons fort bornées.

SECTION XI.De la Société & de la Solitude.

Laseconde branche des passions sociales

est celle qui regarde la JbcUtè en général, jeremarque bien que la jouissance de la société,

purement comme société, sans y ajouterrien de particulier, ne nous procure aucunplaisir positif} mais il n'est pas possible nonplus de concevoir une douleur plus positive

que la solitude absolue, c'est-à-dire, l'exclu¬

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siort totale & perpétuelle de toute société.C'est: pourquoi, íî l'on compare le plaisir dela société générale avec la douleur de lasoli-tude absolue, la douleur sera l'idée dominan-

te ; mais le plaisir que donne la jouissance

d'une société particulière, l'emporte consi-

dérablement fur l'inquiétude que cause laprivation de cette même jouisíànce

-,de façon

que tes plus sortes sensations par rapport auxhabitudes de la société particulière

»sont des

sensations de plaisir. Si d'uncôté labonne com-pagnie

,les conversations vives &c enjouées,

les agrémens de l'amitié, donnent beaucoupde plaisir à l'efprit, il est sur que de l'autrequelques momens de solitude ont leur avanta-ge. Cet avantage ne pouroic-il pas prouver quenous sommes des créatures farces pour la con-templation comme pour faction

,puisque la

solitude a ses plaisirs ainsi que la société a lessiens ? Nous pourions auffi conclure de l'ob-servation qui regarde le plaisir de la société,

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qu'une solitude perpétuelle semble être •con-

tra ire à la nature de notre être,

puisque hmort nous présente à peine une idée plus ter-rible.

SECTION XIIDe La Simpatie, de l'Imitation & de

l'Ambition.Dans

la société telle que nous venons dela représenter, les passions sont compliquées

& se montrent sous autant de formes qu'enexige la variété des fins ausquelles elles doi-

vent servir. Nous regarderons ici la société

comme une grande chaîne, où nous admet-

trons trois liaisons principales, qui seront lasimpatie, l'imitation

, & l'ambition.

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SECTION XIII.De la Simpatie.

JLJA Sìmpath est une passion qui nous íuken-

trer dans les intérêts des ancres ; c'est par elle

que nous sommes touchés comme ils le font ;enfin c'est este qui fait que nous ne pouvons ja-mais rester spectateurs indifférons de rien de

ce qu'ils"Font, cu souffrent. On doit regarderLa simpatie comme une espèce de substitu-rion, qui nous mot à la place de quelqu'un,& qui fait que nous sommes affectés à peuprès comme lui. Cette passion peut donc te-nir de la nature de celles qui regardent la

conservation de foi-même, & roulant sur la

douleur, être une source du sublime ; oubien, on peut si elle roule sur des idées deplaisir

»y impliquer tout ce qui a été dit des

affections sociales9 foie qu'elles regardent la

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société en général, ou seulement quelquesinodes particuliers de cette société. C'est sur-

tout par ce principe que la Poésie, la Pein-

ture ,de les autres arts faits pour affecter,

transportent leurs paillons d'un coeur dans un

autre, êc peuvent souvent enter 1e contente-ment sur la méchanceté, sur la misère, sur

la mort même. Voici une remarque que l'onfait ordinairement ; des objets qui choque-roient dans la réalité

, font dans des tragé-dies

, ou dans d'autres circonstances sembla-

bles,

la source d'un très grand plaisir. Cecipris comme un fait, a donné lieu à beaucoup

de raisonnemens. On a généralement attri-bué cette satisfaction, d'abord à la consolation

que son trouve à penser que toutes ces scè-

nes de tristesse ne font que des fictions, &c

ensuite à la certitude que l'on a ,qu'on n'est

point exposé aux malheurs qu'on voit repré-senter. Je crains que ce ne soit une pratique

trop ordinaire dans les recherches de cette

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nature, d'attribuer la cause des sensationsqui ne viennent que de la structure mécaniquede notre corps, & de la tournure de notreesprit, à certaines conséquences tirées desraisonnemens que nous faisons sur les objetsqui nous sont présentés. J'ai lieu de croire

que l'influence qu'a la raison, quand il s'agirde faire naitre en nous des passions, ne s'étend

pas à beaucoup près si loin qu'on le croitordinairement,

SECTION XI y.Des effets de la Simpatie dans les

malheurs d'autrui.

OUR. examiner ce point qui regarde pro-prement l'effet de la Tragédie, il faut d'abordconsidérer comment nous affectent les sens

sations de nos semblables dans des malheurs

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réels. Je suis convaincu que nous trouvonsun certain contentement qui n'est pas peuconsidérable

,dans les malheurs réels des au-

tres?

dans leurs douleurs. Car, que la sensa-

tion soit ce qu'on voudra en apparence, si

elle ne nous fait pas éviter de pareils objets,si au contraire elle nous porte à nous en ap-procher

,si elle nous y sixe pour ainsi dire

,dans ce cas, je conçois que nous devons avoir,

ou du contentement , ou du plaisir,

d'uneespèce ou d'une autre, à contempler desobjets de cette nature. Ne lisons-nous pasdes histoires autentiques de scènes de cetteforte avec autant de plaisir

, que des Ro-mans, ou bien des Poèmes, où les incidens

ne font que supposés ? Il n'y a point d'Em-pire dont la prospérité, ni de Roi dont la

grandeur puisse affecter aussi agréablement

par la lecture que la ruine de l'Etat de Ma-cédoine, & le malheur de son infortunéPrince. Une pareille catastrophe nous touche

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autant dans l'Histoire, que la destruction deTroie le fait dans la Fable. Le contentementque nous donnent des cas de cette espèce

9est considérablement augmenté, si la person-

ne souffrante qui se voit la victime de sa

mauvaise fortune-, a toutes sortes de bonnes

qualités, Scipion & Caton sont égalementrecommandables par leurs vertus, mais nousnous affectons bien plus de la mort violentede l'un, &c de la ruine entière du parti qu'ilsoutenoit, que des triomphes mérités

, &de la prospérité continuelle de l'autre ; car la

terreur est une passion qui donne toujours du

contentement , pourvu qu'elle n'affecte pastrop. Pour la pitié, c'est une passion qu'ac-

compagne toujours le plaisir, parce qu'elletire son origine de l'amour, & de l'affection

sociale. Toutes les fois que la nature nous aformés pour agir d'une façon, ou d'une antre ,la passion qui nous y porte est accompagnée

de contentement, ou de plaisir} de quelque

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espèce qu'il soie, & quel que soit le sujet ;comme le Créateur a voulu que nous fussions

unis par le lien de la simpatie, íl l'a renduplus fort ce lien, en y ajoutant un conten-tement proportionné, sur tout dans les casoù notre simpacie se trouve si nécessaire, dansles malheurs des autres. Si cette paillon necausoit que de la douleur, nous éviterions

avec le plus grand soin toutes les personnes

&: les lieux qui pouroient faire naître cette pas-sion, comme sont précisément ceux qui sontdevenus indolens au point de ne pas pouvoirendurer de forte impression. Mais le cas est

bien différent vis-à-vis de la plus grande par-tie du genre humain. Il n'y a point de spec-tacle cme nous pouriuivions avec autant d avi-dité que celui de quelque calamité extraor-dinaire

, 6c nssme accablante. En effet, soir

que le malheur soit lous les'yeux, foie qu'on.

ne S'envisage que dans fhistoire, on sent cou-

jours du contentement, mais il est mélangé ;

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il va de compagnie avec une inquiétude quin'est pas peu considérable. Le contentement

que nous trouvons dans ces choses, nous em-pêche d'éviter des scènes de misère, & la

douleur que nous sentons, nous porte à noussoulager, en soulageant ceux qui souffrent.Tour cela se flair avanr le raisonnement, parun instinct qui nous mène à son but, sans quenous y concourions, ou du moins sans quenous croyions y concourir.

SECTION XV.Des effets de la Tragédie.

Ous venons de voir comment noussommes affectés dans les malheurs réels.

Dans ceux que l'on ne fait que présenter parimitation, la seule différence est que le plaisir

résulte des effets de l'imitation. Car quel-

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que parfaite qu'elle soit, nous voyons quec'en est une ,

8c d'après ce principe nous ensommes en quelque façon contens. II est réel-

lement des cas, où nous avons par là autant,8c plus de plaisir que par la chose elle-mê-

me ; mais alors, j'imagine que nous noustromperions fort, si nous voulions avancer

que la plus grande partie de la satisfaction quenous procure la Tragédie vient de ce quenous la regardons comme une imposture

, 8c

de ce que nous voyonsbien qu'il n'y a pointde réalité dans ce qu'elle représente. Pluselle approche de la réalité

,8c plus elle nous

éloigne de toute idée de fiction,

plus elle ade force fur notre esprit. Mais de quelqueespèce que soit son pouvoir

5elle n'approche

jamais de ce qu'elle vetic représenter.' Fixez

un jour pour la représentationd'une des plusbelles Tragédies que nous avions, une desplus touchantes

,choisissez les meilleurs Ac-

teurs ,n'épargnez rien pour vos décorations,

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unissez touc ce que la Poésie, la Musique,& la Peinture ont de plus parfait, & quand

tout le monde fera assemblé & placé, au mo-

ment où la pièce doit commencer, annoncezqu'un criminel d'Etat d'un haut rang va êtreexécute dans la place voisine, dans un mo-ment votre salle se trouvera vuide. En faut-ii davantage pour vous démontrer ìa foiblessecomparative des arcs imitatifs ? Quelle vic-toire

,quel triomphe pour la simpatie rcellô!

Je pense que nous ne trouvons une simple

douleur dans la réalité,

& cependant un cer-tain contentement dans la réprésentation

,que parce que nous ne distinguons pas assez ce

que nous ne voudrions pas faire de ce quenous désirerions assez vivement de voir

,s'il

étoit une fois fait. Nous avons du contente-

ment à contempler des choses que nous som-

mes bien éloignés de faire,

et qu'au con-traire nous souhaiterions forr qui fussent

changées, Londres, cette glorieuse capitale de

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J*Angleterre, la plus belle ville de l'Europe,

y auroit-il un homme assez singulièrementméchant pour désirer de la voir, ou réduite

en cendres, ou entièrement détruite par quel-

que remblement de terre, quelqu'éloignéqu'il fut du danger ? Je ne le crois pas. Maissupposé que ce funeste accident fût arrivé,quelle foule de monde n'accourroit pas de

tous côtés pour en voir les ruines ? Et dans

ce grand nombre,

combien ne s'en trouveroit-il point quì ne seroient pas fâchés de n'avoirpoint vu Londres dans sa gloire ? Dans lesmalheurs ou réels, ou supposés, ce n'est pasparce que nous en sommes exempts que nousavons du contentement, du moins mon esprit

ne me présente rien de semblable ; il me pa-role qu'il ne faut attribuer cette méprise qu'à

une espèce de sophisme qui nous en imposesouvent. Elle vient de ce que nous ne faisonspoint de distinction entre ce qui nécessaire-

ment nous fait faire, ou souffrir quelque chose

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en général, & ce qui est la cause de quelque ac-tion particulière.Si unhomme me rue d'un coupd'épée

» pour cela il faut absolument que nousayions été en vie l'un & l'autre avant l'action ;

& cependant ce feroit une absurdité de dire

que c'est parce que nous étions tous deux cles

créatures vivantes qu'il a commis son crime,

que c'est là la cause de ma mort» II est pareil-lement certain qu'il est absolument nécessaire

que ma vie soir à {'abri, de tout danger émi-

nent , avant que je paisse trouver du conten-tement dans les souffrances des autres, soitréelles, soit imaginaires

, ou dans route autrechose pour quelque cause que ce soit. Maisc'est alors un sophisme de conclure de là quecette exemption est la cause du contentementque je trouve, ou dans ces occasions, ou dans

toute autre Je crois que personne ne peutdistinguer dans son esprit une pareille cause

de satisfaction ; & même quand nous ne sous-frons pas des douleurs fort aiguës

, & que

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nous ne courons aucun danger évident de

perdre k vie, nous pouvons sentir

,être af-

fectés pour les autres au moment où noussouffrons nous-mêmes ; & cela arrive princi-palement quand nous sommes attendris parl'affliction nous voyons avec compassion desmalheurs que nous prendrions volontiers aulieu des nôtres.

SECTION XVI.De l'Imitation.

La seconde passion qui appartient a lasociété, est l'imitation

, ou si vous voulez, ledésir d'imiter, & par conséquent le plaisir

qu'on y trouve. Cette passion vient à peuprès de la même cause que la simpatie En effet

comme la simpatie nous fait prendre de l'in-ïéret à tout ce que sentent les hommes

3 cette

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affection nous porte à copier tour ce qu'ilsfont. Nous avons donc un certain plaisir àimiter \ tout ce qui regarde l1imitation pure-

ment comme telle, nous en fait;

le raison-

nement ne s'en mêle pointj nous le devons

uniquement à notre tempérament naturel,

que la Providence a arrangé de façon que,

nous trouvons, ou duplaisir, ou du consente-

ment, suivant la nature de t'objer, dans tout cequi regarde le but auquel rend notre être. C'est

beaucoup plus par Yimitation que par les pré-

ceptes que nous apprenons tout ,& tout ce

que nous apprenons de cette manière, nous ne

l'apprenons pas seulement mieux , mais plus

agréablement. Elle forme nos moeurs, nosopinions, notre vie. C'est un des plus fortsliens de la société

5 c'est une espèce de com-plaisance mutuelle que tous les hommes ontles uns pour les autres, fans que ce soit unegêne pour eux-mêmes ; elle les flatte tous.Elie serc aussi de base fondamentale à la pein-

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ture, & à beaucoup d'autres arts agréables.

Comme elle est de la dernière conséquence,

vu l'influence qu'elle a sur nos moeurs, ainsi

que fur nos passions,

je hazarderai d'établirici une règle qui peura apprendre avec afsiez

de certitude dans quelles circonstances il fautattribuer le pouvoir des arts fur l'esprit , àl'imitation

, cu au plaisir que donne simple-

ment l'habileté de [''imitateur, & dans quel

cas il est l'effet de la simpatie, ou de quel-

qu autre cause qui s'y trouve jointe. LorsqueLobjet représenté en poésie, ou en peinture,est tel que nous n'ayions aucun désir de le voir

en réalité, nous pouvons être allures que son

effet en poésie, ou en peinture n'est du qu'àl'imitation, & non à aucune cause qui agisse

dans la chose même. Il en est de même de

la plupart des morceaux que les Peintres ap-pellent Tableaux de choses inanimées. Dans

ces pièces un hameau, une métairie, les us-

tenciles de cuisine les plus communs, les plus

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ordinaires, peuvent nous donner du plaisir ;mais quand l'objet de la peinture, ou du poè-

me ,est tel que nous courrions pour le voir

»

s'il étoit réel,

quelque singulière sensation

qu'il fasse naître en nous, nous pouvons comp-ter que l'effet de ce poème, ou de cette pein-

ture, est du plus à la nature de la chose qu'ausimple eftet de l'imitation

, ou à la réflexion

qu'on fait sur ['habileté de l'imitateur quel-qu'excellent qu'il soit. Aristote en a tant die

dans fa Poétique fur la force de Yimitationtil l'a fait avec tant de solidité, qu'il est

assez inutile d'en dire davantage sur ce sujet.

SECTION XVII.De l'Ambition.

QUOIQUEl'imitation soit un des grands

moyens qu'emploie la Providence pour por?-

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ter notre nature à sa perfection, cependantsi les hommes s'y addonnoient entièrement,qu'ils se suivissent les uns les autres, & cela

toujours fans interruption, il est aisé devoirqu'ils ne se perfectionneraient jamais en au-cune façon. 11 faudroit, suivant les loix com-munes de la nature, que les hommes restas-sent, comme sont les brutes, les mêmes à lafin, qu'ils font aujourd'hui, & qu'ils ont été

au commencement du monde. Dieu a voulu

a cet égard distinguer l'homme des autres ani-

maux ,il lui a donné de Vambition

3ce senti-

ment qu'accompagne ordinairement une sa-tisfaction qui vient de la supériorité qu'on asur ses semblables, dans des choses qu'ils es-

timent réellement. C'est cette passion qui por-te les sommes à se signaler de tant de fa-

çons ,& qui tend a rendre si agréable tout ce

qui fait naître dans l'homme l'idée de cettedistinction. Elle a été portée au point que des

hommes accablés de malheurs ont trouvé de

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ia consolation à être les plus malheureux. 11

est certain que quand nous ne pouvons pas

nous distinguer par quelque chose d'excellent»

nous cherchons à nous procurer un plaisir

équivalent par quelques infirmités, quelquesfolies particulières , quelques défauts d'uneespèce

Sou d'une autre. C'est d après ce prin-

cipe que la flatterie prévaut tant ; car la flat-terie n'est que ce qui excite dans l'espnc del'homme une idée de préférence qu'il n'a pas.Tout ce qui, sur de bons, ou de mauvais son-demens, tend à élever un homme au dessus de

ce qu'il se croyoir, produit à i'esprit humain

une espèce de triomphe qui lui est fort agréa-ble

S& dont il s'enorgueillit ordinairement.

Cer orgueil ne s'apperçoit jamais mieux,

iln'agit jamais avec plus de force que ,

lorsque

sans courir de danger, nous pouvons nousfamiliariser avec des objets terribles j I'esprits'arroge toujours une partie de la dignité &

de l'importance de ces mêmes objets. C'est

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là ce qui a fait remarquer à Longin cettegloire, & ce sentiment de grandeur, dont

on est toujours rempli intérieurement, quand

on lit dans les Poètes & les Orateurs des pas-sages sublimes. C'est aussi ce que tout hom-

me doit avoir senti en lui-même dans desoccasions semblables.

SECTION XVIII.Récapitulation,

RÉDUISONStout ce que nous avons dit, à

quelques points clairs, & distincts les uns des.

autres. Les paillons qui regardent la conser-vation de soi-même

,roulent sur le danger

la douleur ; elles font simplement doulou-reuses ,

quand leurs causes nous affectent im-médiatement elles nous donnent du conten-

tenunty

lorsque nous avons une idée de .dou-

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leur et de danger,

sans être positivementdans ces cireon(lances. Ce co;;lentement, je

ne l'ai pas appellé plaisir, parce qu'il roulefur la douleur, & qu'il est aassez different de

toute idée de plaisir positif. Tout ce qui don-

ne lieu à ce cvniïnunient3

je Tapoeile subli-

me. Les pssions les plus forces font celles quiregardent la conservation de soi-même

Le second objet auquel on rapporte lespassions quant à leur cause finale, est la so-ciété. Il y a deux sortes de sociétés. La pre-mière est la société des sexes. La passion qui

y a rapport est l'amour, & elle est mélangéede désirs charnels j elle a pour objet la beau.ides femmes. L'autre est la société bien plus

étendue de l'homme avec tous les autres ani-

maux. La passion qui y a rapport est une es-pèce d'amour, une affection qui n'est pointdu tout mélangée d'aucun plaisir charnel

5elle

a pour objet La beauté ; c'est le nom que jedonnerai à toutes les qualités des choies qui

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produisent en nous un sentiment d'affection ,de tendresse

f ou quelqu'autre paillon qui leurressemble le plus. L'amour ne prend sa sour-

ce que clans le plaisir positif ; il est commetout ce qui vient du plaisir, sujet à se trouvermélangé d'une espèce d'inquiétude, & c'est

quand l'idée de son objet se trouve unie enmême tems dans l'esprit avec l'idée de savoirperdu sans ressource. Je n'ai point appellé

douleur, cette sensation mélangée de plaisir,

parce qu'elle roule sur le plaisir positif, SC

qu'elle est, tant dans sa cause que dans la

plupart de ses effets, d'une nature entièrementdifférente.

Après la passion générale que nous avons

pour la société,

£< le choix dans lequel nousdirige le plaisir que nous trouvons dans l'ob-

jet, la passion particulière renfermée dans

cette classe sous la dénomination desimpatie,est celle qui a le plus d'étendue. La naturede cette paillon est de nous mettre à la place

Page 132: Burke - Sublime

de quelqu'un dans quelque circonstance qu'ilsoir, & de nous affecter de même que lui ;elle peur donc par là, selon que l'occasion

l'exige, rouler sur la douleur ou le plaisir,mais avec les modifications dont j'ai fait

mention dans certains cas de la Section II.Quant à l'imitation, & l'ambition, il n'est

pas nécessaire d'en rien dire de plus.

SECTION XIX.Conclusion.

UNErecherche de la narure de cette donc

il s'agira dans la seconde partie de cet ou-vrage ,

demandoit des notions, des remar-ques préliminaires, qui lui servissent d'in-troduction ; j'ai cru devoir parcourir mé-thodiquement nos passions les plus domi-

nantes afin de mieux y préparer le lecteur. Les

Page 133: Burke - Sublime

passions dont j'ai parlé, sont presque les seules

qu'il soit néceíïaire d'examiner en conséquen-

ce du sistème que je propose. Je ne prétends

pourtant pas dire que les passions ne sont pointvariées, & qu'elle ne méritentpoint dans toutesleurs différentes branches, la recherche la plus

exacte. Plus nous examinons attentivementl'esprit humain, plus nous trouvons par tour,des traces de la sagesse de celui qui la for-mé. L'étude des passions que je regarde com-me les organes de l'esprit, ne dévoile pasmoins à l'homme la grandeur du Dieu qui l'acréé, que ne fait la connoissance de l'harmoniequ'il a établie entre toutes les parties de son

corps & leur usage ; elles lui procurent l'une

& l'autre, le double avantagede savoir, suivant

les bornes prescrites à son entendement, com-bien le Créateur est grand & parfait dans ses

ouvrages, & de les admirer sans cesse. C'està lui qu'il faut que nous rapportions tout ce

que nous trouvons de juste, de bon, &

Page 134: Burke - Sublime

de beau en nous. Sa sagesse & son pouvoir

se manifestent jusques dans notre propre foi-blesse, dans ííotre imperfection : quand nousles voyons dans tout leur éclat, nous sommesremplis de crainte & de respect ; nous en ado-

rons la profondeur & l'étendue, lorsque nous

nous trouvons égarés, perdus dans nos recher-ches. Nous pouvons examiner les ouvrages duTout-Puissant, en faire ì'objet de nos réfec-tions, mais nous ne devons pas oublier quenous sommes ses créatures ; nous pouvons

nous élever jusqu'au pied de son trône,

mais

ce doit être pour lui faire l'honimage de notreexistence. 11 faut que l'élévacion de lame foie

le but principal de nos études j si. elles nenous y font pas parvenir en partie

,elles nous

fervent à fort peu de chose, jecroirois qu'il nesuffit pas de se proposer ce but important

>

si

nous voulons raisonner de nos passions d'aprèsdes principes furs 8c solides, ii feroie néces-

saire d'examiner sur quoi elles roulent. Ce

Page 135: Burke - Sublime

n'est pas assez non plus de les connoitre en gé-néral ; pour les affecter avec une certaine déli-caresse, ou pour bien juger de tour ce qui peuty Etire parvenir, il faut connoitre les bornes

exactes de leurs jurisdictions, il faut les suivredans toutes leurs différentes opérations, & pé-

nétrer les parties les plus secrètes de notre na-ture ,

celles qui pouroienc paroitre inaccessi-bles, impénétrables,

Quod lacet arcanâ non enarrabile fibrâ.

On s'assure quelquefois sans tout cela,quoique d'une manière confuse

,de la vé-

rité de son ouvrage, mais alors on ne peutjamais avoir de règle certaine pour se con-duire ; l'on ne peut pas non plus rendre sespropositions assez claires pour les autres. II

est des Poètes, des Orateurs, des Peintres,& autres qui cultivant telle, ou telle branchedes arts libéraux, sans le secours de cetre con-noissance critique

, ont assez bien réuffi dansleurs différentes sphères, Ôc qui y réussiront

Page 136: Burke - Sublime

toujours ; on a vu des Artistes qui ont inven-té & exécuté des machines, sans avoir uneexacte connoiíïâncede leurs principes ; j'avouequ'il est fore ordinaire que l'on se trompe dansla théorie, & que l'on soit juste dans la prati-

que \ de il est heureux pour nous que la chosesoit ainsi ; souvent même tel, ou tel hommeagit bien suivant ses sensations, qui partantd'un principe, en raisonne mal après ; tour cela

est vrai ; mais comme il nous est impossibled'éviter de tomber dans de pareils raisonne-

mens ,ainsi qu'il l'est d'empêcher qu'ils n'in-

fluent sur nous quand il s'agit de pratique, nousdevons certainement bien prendre la peine deles faire justes, & de les appuyer sur la base laplus sure, l'expérience.Les Artistes sur lesquels

nous pourions & devrions le plus compter ici»

se sont trop livrés à la pratique. Les Philoso-

phes n'ont pas fait beaucoup plus qu'eux, ou cequ'ils ont fait, n'a été pour la plupart du ternique dans la vue de suivre leurs sistèmes de les

Page 137: Burke - Sublime

projets qu'ils avoient formés. Quant à ceuxqu'on appelle Critiques, iis cnt cherché en gé-néral les règles de l'art, où ils ne le dévoient

pas, dans des Poèmes, desTableaux, des Gra-

vures, desStatues, des Edifices. L'art ne peutjamais donner les règles qui font, qui consti-

tuent l'art. Voilà, je crois, la raison pourlaquelle les Artistes en général, & les Poères

principalement , se sont trouvés renfermésdans une sphère fì étroite , ils ont été plutôtimitateurs les uns des autres, que de la natu-re ; ils l'ont été avec une uniformité si exacte,de si fidèle, ils ont puisé leurs modèles dans

une antiquité si reculée, qu'il est difficile de

dire qui a établi le premier la règle. Les Cri-tiques ies suivent, ils puisent à la même sour-ce, c'est pourquoi, comme guides, ils fontpeut. Le jugementque je porte sur une chose,est comme imparfait

,si je ne la compare

qu'à elle-même. Je crois devoir avancer queles véritables règles de l'art font au pouvoir

Page 138: Burke - Sublime

de tous les hommes. Les choses les plus or-dinaires & les moins considérablesdans 1a na-ture, quelque légèrement qu'on les observe,donnent les jours les plus lumineux

,les plus

vrais, tandis qu'avec la plus grande sagacité,l'industrie la plus fine, si nous négligeons cetteobservation

, nous restons absolument dansles ténèbres, ou ce qu'il y a de pis, nous nouslaissons conduire par de fausses lumières quel'on doit regarder comme des feux follets qui

nous amusent, & nous égarent insensiblement.

En fait de recherches, on a presque tout,quand on est une fois dans le bon chemin. Jefais que c'est peu de chose que ces observa-

tions considérées en elles-mêmes, & je n'ait-

rois jamais pris la peine de les arranger ;

j'aurois encore bien moins risqué de les ren-dre publiques, si je n'étois pas convaincu qu'il

n'y a rien qui tende plus à corrompre la

science que de la laisser comme croupir. C'est

une liqueur souveraine qu'il faut bien re¬

Page 139: Burke - Sublime

muer ,bien battre, pour la mettre en état

de réaliser ses vertus. L'homme qui dans son

travail, va au delà de la surface des choses,

quoiqu'il se trompe, fraie pourtant le che-

min aux autres»

il le leur rend facile ; il peutquelquefois arriver que ses erreurs, ses mé-prises même, fervent a la cause de la vérité.Dans les parties qui suivront cette première ,j'examinerai quelles sont les choses qui pro-duisent en nous les affections, du Sublime Sc

du Beau, comme dans celle-ci j'ai examiné

ces affections mêmes. Je ne demande qu'une

grâce ,c'est qu'on ne juge aucune partie féa-

le, & indépendamment du reste. Je n'ignore

pas que je n'ai point dispose mes matériauxde manière à soutenir l'épreuve d une contre-verse caprieuse. Je compte donc sur un exa-

men doux,

rel que je suis dans le cas de l'es-pérer de la part de ceux qui aiment 1a vérité

e& qui lui font toujours un accueil favorable*

Fin de la première Partie,

Page 140: Burke - Sublime

RECHERCHESPHILOSOPHIQUES

Sur l'origine des idées que nous avonsdu Beau & du Sublime.

SECONDE PARTIE.

SECTION PREMIERE.

De la passion queproduit le Sublime.

A passion que produit ce qu'il y a.de grand & de sublime dans la na-ture, lorsque ces causes agissent

avec le plus de force, est l'étonnement.

Page 141: Burke - Sublime

L'étonnement est cet état ou l'ame saisie

d'horreur jusqu'à un certain point, voit tousses mouvemens comme suspendus (1), Dans

cette circonstance l'esprk se trouve si remplide son objet, qu'il ne peut, ni se livrer à au-cun autre, ni par conséquent raisonner surcelui qui l'occupe entièrement. C'est de-là

que vient le grand pouvoir cfu Sublime3

qui,bien loin d'etre la conséquence de nos rai-sonnemens

, les prévient, & nous entrainefans que nous puissions nous y refuser. Uéton-

nement est donc, comme je lai dit, l'effet

du sublime dans son plus haut point ; l'admi-ration & le respect ne sont que des effets

subordonnés à ce premier.

(1) Part, 1. Sect. 3. 4, 7.

Page 142: Burke - Sublime

SECTION IIDe la Terreur.

ILn'est point de paífion qui ôte à l'esprit îe

pouvoir qu'il a d'agir & de raisonner, com-

me fait la peur (1). La peur est la crainte de la

douleur, ou de la mort. Son ester est donc enquelque façon le même que celui que produitla douleur positive. II s'enfuie de-là que toutce qui est terrible, à l'égard de la vue , est

pareillement sublime, soit que cetre cause de

terreur, soit accompagnée de la grandeur desdimensions, ou non ; car il est impossiblede regarder comme de peu de conséquence,de peu digne d'attention, quelque chose qui

peut être dangereux. Il est beaucoup d'ani-

maux qui,

quoique sort éloignés d'être

(1) Part. 4. Sect. 3. 4. 5. 6.

Page 143: Burke - Sublime

d'une certaine grandeur, peuvent pourtantproduire des idées du sublime, parce qu'onles regarde comme des objets de terreur ;tels font les serpens

, les animaux envenimésde toutes les espèces. Si même à des chosesgrandes & vastes, nous ajoutons une idéeaccidentelle de terreur, elles deviennent fanscomparaison bien plus grandes encore. Qu'onse représente une plaine unie, d'une vaste éten-due

, certe idée n'est pas peu considérable 5

la perspective qu'on se fait d'une pareilleplaine poura égaler l'immensité de l'Océan ;jamais pourtant elle ne remplira l'esprit derien d'aussi vaste que l'Océan même. Celadoit s'attribuer à différentes causes

,dont la

plus considérable est fans contredît ridée ter-rible, épouvantable,que présente ce vasteamasd'eaux qui entourent íe globe de la terre. Enester la terreur dans toits les cas, quels qu'ilssoient, est le premier principe du sublime,soit qu'on l'apperçoive, ou non. Il y a plu¬

Page 144: Burke - Sublime

sieurs langues qui prouvent incontestablementl'affinité de ces deux idées. On y fait sou-

vent usage du même mot pour exprimer in-différemment les modes de l'étonnement,

ou de l'admiration, & ceux de la terreur.G&y.Coç,signifie en Grec, ou la peur, ou l'éron-

nemenc *.Jc-w.i

, veut dire terrible & vénéra-

ble ; AI^ÌO craindre, ou respecter. Vereor,

en Latin, rend le mot Grec Aifu. Les Ro-mains se servoìent du verbe S'tupeo

,qui rend

avec force l'état d'un esprit étonné, pour ex-primer l'effet ou de la simple peur, ou del'étonnement. Le mot Attonitus

,Thunderf-

truck, saisi d'étonnement,

rend égalementl'alliance de ces idées

*,6c le François par le

mot étonnement, comme l'Anglois par les

mots astonishment, & amazement, ne dési-

gne-t'il pas avec la même clarté les mouve-

mens analogues qui font la suite de la peur& de l'étonnement ? Je ne doute pas que ceuxqui ont une conoiffance plus générale des lan-

Page 145: Burke - Sublime

gues, ne pussent produire un plus grand nom-bre d'exemples aussi frappans que ceux que j airapportés.

SECTION III.De l'obscurité.

L'OBSCURITÉ(I) paroit en général néces-

saire, quand il s'agit d'ajouter a la terreurqu'inspire telle, ou relie chose. Lorsque nousconnoissons toute l'etendue d'un danger, que

nous pouvons y accoutumer nos yeux ,la

crainte qu'il inspire, se dissipe en partie. Ilsuffiroit pour s'en convaincre, d'examinercombien la nuit ajoute a la terreur, dans tousles cas de danger , & jusqu'à quel point les

notions d'esprits & de spectres, dont person-

(I) Parc. 4. Sect. 14. 15. 16.

Page 146: Burke - Sublime

ne ne peut se former d'iclées claires, affectent

ceux qui ajoutent foi à des contes populairestouchant ces espèces d'êtres. Dans les gou-vernemens despotiques qui font fondes surles passions des hommes, & principalementfur la crainte, on dérobe, autant qu'il est pos-

sible, le chefaux yeux du public. Telle a été

la politique de la religion des Anciens dans

biens des cas. Presque tous les TemplesPayens étoient sombres. Aujourd'hui mêmeles Sauvages d'Amérique tiennent leur Idoledans un coin obscur de la cabane qui est:

consacrée à son culte. C'est pareillement pourcela que les Druides faisoient leurs cérémo-nies au milieu des bois les plus épais 8c les

plus sombres, & à l'ombre des chênes lesplus vieux & les plus branchas. Personne neparoit avoit mieux eu le secret de présenterdes choses terribles, d'en augmenter l'hor-

reur, si je puis m'exprimer ainsi, de les

mettre dans leur plus grand jour, par le

Page 147: Burke - Sublime

moyen d'une obscurité judicieusement mé-nagée, que Milton. La description qu'il faitde la mort dans son second livre du Paradisperdu

,est admirablement bien travaillée.

C'est une chose étonnante, inconcevablemême, que cette pompe ténébreuse, cetteincertitude si marquée, & si expressive dans

ies traits qu'il trace5

& ce coloris inimitablequ'il emploie, pour faire le portrait de la ter-reur des terreurs.

The other shape

If shape it might be called that shape had nonedistinguishable, in member, point, or limb ;Or fubflance might, be called that shadow Itemed,

For each feemed either ; black he Hood as night}Fierce as ten fetus; terrible as hell ;And shook a deadly dare. What fcemcd his head

The likenessof a kingly crown had on.Milt. P. P. l. 2.

» L'autre figure, si l'on peut nommer

» ainsi ce qui n'avoit point de forme dis-

3>tincte dans ses membres, ou dans ses join-

« tures, ou qu'on puisse appeller substance

Page 148: Burke - Sublime

» ce qui ressembloit à peine à une ombre,

» car on pouvoir les prendre l'une pour i'au-

» cre ? cette figure, dis-je, égaloir la nuit

» en noirceur ; féroce comme dix furies,

» terrible comme l'enfer, elle branloit un» dard meurtrier, & portoit sur ce qui pa-s»

roiífoit être fa tête, une espèce de couronne

» royale,

Tour dans cette description n'est-il passombre, douteux, confus, terrible, & subli-

me au plus haut point ?

SECTION IV.De la différence qui se trouve entre la

Clarté & l'Obscurité,à

l'égarddes passions.

RENDREune idée claire, & faire qu'elle

aíFecte l'imagination , font deux choses bien

Page 149: Burke - Sublime

distinctes. Que je dessine un palais, ou untemple, ou un païsage

,par-là je présente une

idée fort claire de ces objets ; mais alors,donnant à l'eífet de rimitation qui est quel-

que chose, tout ce qu'il mérite

, mon dessein

ne peut affecter tout au plus que comme lepalais , ou le temple

, ou le passage, auroítfait dans la réalité. D'un autre côté la des-cription verbale que je puis en donner

, quel-

que vive,

quelqu'animée quelle soit, ne pré-sente qu'une idée sort obscure 5c fort impar-faite de ses objets

-,mais il est toujours en

mon pouvoir de produire en les décrivant uneémotion plus forte que je ne pourois faire,quelque bien que je les deffinaffe

, ou que je

les peignisse.. Inexpérience le prouve conti-nuellement. La vraie manière de faire passer

les affections de l'esprit d'une personne dans

une autre ,c'est de se servir des organes de la

voix, de la parole. Tout autre moyen de com-municationest insuffisant. Bien loin meme que

Page 150: Burke - Sublime

la clarté des images foie absolumentnécessaire

pour agir sur les passions on peut le faire

avec un grand succès, meme sans en présen-

ter aucune ,8c cela par îe moyen de certains

sons adaptés á cet effet. Nous en avons une

preuve suffisante dans les puissans effets de la

musique instrumentale, effets dont le pouvoirest si universellement reconnu. Dans la réa-lité

, une grande clarté n'est que d'un fort pe-tit secours pour affecter les passons, puis-qu'elle est en quelque façon ennemie de rou-tes sortes d'entousiasmes.

Il se trouve dans l'Arc Poétique d'Horacedeux vers qui parodient contredire cette opi-nion ; c'est ce qui fera que je prendrai unpeu plus de peine afin de la rendre claire, II

dit :

Segniùs irritant animos demissa per auresQuam quae funt oculis demissa fidelibus.

Hor. A. P.

» Ce qui ne frappe que les oreilles, fait

Page 151: Burke - Sublime

» moins d'impression sur l'esprit, que ce qui

» frappe les yeux.C'est sur ce sentiment que M. l'Abbé Du-

bos appuie sa critique. Il y donne la présé-

rence à la Peinture fur la Poésie, dans les casoù il s'agit d'émouvoir les passionsj & il secroit fondé sur ce qu'elle représente les idées

avec beaucoup plus de clarté. Je crois quecet excellent juge n'a donné dans cette mé-prise

,si c'en est une, qu'en conséquence de

son sistème, auquel il Pa trouvée plus confor-me, à ce que j'imagine, que ne le prouveral'expérience. Je connois bien des personnes

qui aiment la peinture, qui l'admirent, &qui pourtant ne regardent ces objets de leuradmiration qu'avec une certaine froideur

4fi

on la compare à la chaleur qui les anime,quand elles lisent des morceaux pathétiques,

foie de poésie, soit d'éloquence. 11 ne m'a ja-mais paru que dans les gens ordinaires, la

peinture eût beaucoup d'influence sur leurs

Page 152: Burke - Sublime

passions. 11 est vrai que la connoissance rai-sonnée des meilleurs morceaux de peinture,ou de poésie, n'est pas du ressort des person-

nes qui se trouvent dans cette sphère. II estdu moins très certain que leurs passions peu-vent être fortement émues par un Ministrefanatique. Le Chevy-chase (I), ou les enfans

dans le bois (z), & plusieurs autres petites piè-

ces de poésie, ou Contes, faits pont le bas

peuple, & qu'il accueille toujours si bien,produisent le même effet. Je ne crois pasqu'il en soit de même d'aucun tableau, bon,

ou mauvais. La Poésie donc malgré toute son

obscurité, exerce sur les passions un empire

plus étendu & plus puissant que ne fait la

peinture. Il y a, à ce que je pense, des rai-

(i) Vaudeville Anglois. Vòy* le Spectateur An-glois.

(2) Autre Vaudeville Anglois dans le goût des

Contes des Fées.

Page 153: Burke - Sublime

sons dans la nature pour lesquelles l'obscu-

rité dans une idée, quand elle est ménagée

comme il convient, affecte plus que ne feroit

la clarté. C'est en général parce que nous neconnoiffons pas bien les choses, que nous lesadmirons qu'elles nous étonnent

;c'est ce

qui fait principalement agir nos pussions. Les

causes les plus finpuantes n'affectent que fort

peu, quand on les connoir bien, qu'on est

instruit. Tel est le cas du vulgaire, tel est ce-lui de tous les hommes à l'égard de ce qu'ilsn'entendent point. Les idées derernité, d'in-finité

,font du nombre de celles qui nous af-

fectent le plus ; Sc cependant ii n'y a peut-ctre rien que nous entendions íî peu que l'in-finité & l'éternité. Nous ne voyons en aucunendroit de description plus sublime que celle

qui se trouve dans Milton, & que tout lemonde admire avec tant de justice. Il s'agitdu portrait de Satan qu'il représente avectoute la dignité qui convient au sujet.

Page 154: Burke - Sublime

He above the restIN shape and gesture proudly eminentStond like a tower ; his form had vet not loftAll her original brightness, not appearedLeft" than Archangel ruin'd , and th' cxceft*

Of glory obfeured : as when the fan new ris'nLooks trough the horizontal misty airShorn of his beams ; or from behind the moonIn dim eclipse disastrous twilight sheds

On half the nations ; and with fear of changePerplexes monarchs. Milt. P. P. l. 1.

» Satan par sa taille & la fierté de son

» maintien, les surpassoit tous, comme une

» tour fort élevée domine tout le pais qui» l'environne ; sa forme n'avoit pas encore

» perdu tout son premier éclat ; on recon-

» 'noiíToic encore l'Archange quoique déchu ,« quoiqu'il etìt beaucoup perdu de sa gloire :

3»tel au point du jour le soleil se montre à

» travers le brouillard, ou dans une sombre

33éclipse, quand caché par la lune il répand

» sur la moitié des nations un jour qui les

» épouvante,

de ailarme les Rois en leur lai-

« faut craindre des révolutions.

Page 155: Burke - Sublime

C'est là sans doute un fort beau tableau,

8í il est très poétique} mais qu'y trouve-t'on ?

Une tour, un Archange3

le soleil qui se lèvedans des brouillards, ou qui se trouve éclip-sé

,[la ruine des Rois, 8c les révolutions de

leurs Royaumes. L'esprít est arraché à lui-même par une foule de pensées sublimes, &

confuses en même tems, qui n'affectent queparce qu'elles se trouvent comme entassées

confusément les unes fur les antres. Séparez-les, vous perdrez beaucoup de leur sublimi-té. Liez-les, 8c vous en détruisez infaillible-

ment la clarté. Les images que produit lapoésie font toujours de. cette obscurité ; ce-pendant en général on ne doit attribuer en

aucune façon les effets de la poésie aux ima-

ges qu'elle présente. C'est un point que nousexaminerons plus au long dans la fuite (1)

Mais la peinture,

fans compter le plaisir de

(1) Part. 5.

Page 156: Burke - Sublime

limitation, ne peut affecter que simple-

ment par les images qu'elle offre ; & encoredans la peinture même une obscurité judi-cieuse dans certaines choses ne contribue pas

peu à l'effet du tableau, parce que les ima-

ges en peinture sont exactement semblablesà celle de la nature, & que dans la natureles images sombres, confuses & douteuses,

ont plus de pouvoir sur l'imagination pourproduire de plus grandes paillons

, que cellesqui font plus claires & plus déterminées. Maisil faut savoir où, & quand, on peut appliquer

cette observation à la pratique, & jusqu'oùelle peut s'étendre. C'est ce qui se déduira

mieux de la nature du sujet & de la circons-

tance , que d'aucunes règles que l'on puisse

donner.Je fais que cette idée a déja rencontré des

contrariétés, & que vrai-semblablement bien

des personnes la rejetteront encore. Mais jedemanderois que l'on remarquât qu'il y a à

Page 157: Burke - Sublime

peine quelque chose qui frappe l'esprit par sagrandeur, qui n'approche pas un peu de l'in-finité. Rien ne peut produire cet effet, tantque nous pouvons en appercevoir les bornes.Voir un objet: distinctement, & en décou-vrir les bornes, ne sont qu'une & même cho-se. ìl s'ensuit delà qu'une idée claire n'est end'antres termes qu'une petite idée. On trouvedans le Livre de Job un passage étonnantparsa sublimité. C'est à la terrible incertitude qui

y est décrite que l'on doit attribuer principa-lement cette idée.

» Dans l'horreur d'une vision nocturne,lorsque le sommeil assoupit davantage tonsles sens des hommes

,je fus saisi de crainte

« & de tremblement, & la Frayeur pénétra

« jusques dans mes os ; un esprit se présenta

« devant moi, & les cheveux m'en dresse-

» rent à la tête : je vis quelqu'un dont je ne»>

connoistois point le visage ; un spectre pa-» rut devant mes yeux, & j'entendis une

Page 158: Burke - Sublime

» voix foible, comme un petit souffle, qui me

« dit, l'homme comparé à Dieu sera-t'il jus-

» tifié, & sera t'il plus pur que celui qui l'a

» créé ? Job. chap. 4.N'est-ce pas avec toute la majesté possible

que nous sommes préparés à la vision ? Noussommes d'abord épouvantés, & ensuite nous

appercevons la cause obscure de notre émo-tion ; mais quand cette grande cause de ter-

reur se développe, comment la voyons-nous ?

Elle est entourée des ombres de son obscu-

rité incompréhensible ; nous la voyons plus

majestueuse, plus terrible, plus frappante quela description la plus vive, & la peinture la plusdistincte, n'aiuoient pu la représenter. Lors-

que les peintres ont essayé de nous rendre avecclarté ces idées terribles qu'enfante 1 imagi-nation, je crois qu'ils ont toujours échouédans leur projet. En effet, je n'ai jamais feu,fi dans tous les tableaux de l'enfer que j'ai

vus, ceux qui les avoîent faits ne s'etoient pas

Page 159: Burke - Sublime

proposé de présenter des objets amusans.Plusieurs Peintres ont traité un sujet de cetteespèce, dans la vue sans doute de rassembler

autant de phantômes horribles que leur ima-gination pouvoir leur en suggérer. Toutesles estampes de la tentation de Saint Antoine

que le hazard m'a fait rencontrer, doiventplutôt amuser par leurs descriptions singu-

lièrement grotesques & extraordinaires, quede faire naître une paillon sérieuse &c réflé-

chie. La poésie est fort heureuse dans tous cessujets. Ses apparitions, ses chimères, ses

harpies, ses figures allégoriques font grandes,& elles affectent. Quoique la Renommée deVirgile, & la Discorde d'Homère, soient obs-

cures , ce font des figures magnifiques. Ellesseroient assez claires en peintures, il est vrai,mais je craindrais qu'elles n'y devinssent ri-dicules.

Page 160: Burke - Sublime

SECTION V.

Du Pouvoir.OUTRE

les choses qui suggèrent directe-

ment des idées de danger, SC celles qui, par descauses mécaniques, produisent le même effet,

je ne connois rien de sublime qui ne soit unemodification du pouvoir. Cette branche vientauíïì naturellement de la terreur que les deux

autres ^ Ôc cette terreur est le fonds généralde cour ce qui est sublime- L niée du pouvoir

au premier coup d'oeil, paroit être du nom-bre de ces idées indifférentes qui appartien-

nent également, ou au plaisir, ou à la douleur.Cependant la sensation qui vient de l'idéed'un grand pouvoir , est réellement fort éloi-gnée dece caractèreneutre. Car il faut d'abordque nous nous souvenions que l'idée de la

douleur dans son plus haut point, est bien plus

Page 161: Burke - Sublime

forte que celle du plus grand plaisir, & qu'el-le conserve la même supériorité dans toutesles gradations subordonnées. C'est de là que,quand ce sont en quelque façon les mêmeshazards pour les dégrés égaux de douleur,

ou de plaisir, l'idée de la douleur doit tou-jours remporter fur celle du plaisir. En ester

les idées de douleur, & fur-tout celles de la

mort, affectent au point que, tant que noussommes en présence de tout ce qui est supposé

avoir le pouvoir de faire l'une ou l'autre3

il

est impossible que nous soyons tout-à-fait àl'abri de la terreur. De plus nous savons parexpérience qu'il n'est point du tout nécessaire

de faire de grands efforts, de mettre en usage

un grand pouvoir pour jouir du plaisir. Nous

savons pareillement que ces effoits contribue-

roienc en grande partie à détruire notre satis-

faction : car il faut prendre le plaisir pour ainsi

dire à la dérobée, & non pas le forcer. 11 ne

marche qu'a la fuite de ia volonté5

auíìì le

Page 162: Burke - Sublime

devons-nous généralement a des choses d'uneforce très inférieure d la nôtre. Pour la dou-leur

5elle nous vìenc toujours par un pouvoir

en quelque façon supérieur, parce que nousne nous soumettons jamais volontiers à ladouleur. Ainsi la force

»

la violence,

la dou-leur , & la terreur ,

sont des idées qui s'empa-

rent toutes de {'esprit dans le même instant,Jettons les yeux sur un homme, ou sur toutautre animal d'une force prodigieuse j quelleest l'idée qui précédera la réflexion

? nousreprésenterons-nous cette force comme de-

vant servir, dans quelque sens que ce soit, anos besoins, ou a nos plaisirs, ou bien à nous

procurer de l'aisance ? Non,

assurément.

L'émotion que nous sentirons sera un effet

de la crainte que nous aurons d'abord, que

cette force énorme ne soit employée à la ra-pine, ou à la destruction. Ce pouvoir tire

toute sa sublimité de la terreur qui généra-

lement l'accompagne. C'est ce que fera voir

Page 163: Burke - Sublime

évidemment son effet dans le petit nombrede circonstances, où il est possible de le priverd'une grande partie de la force qu'il peutavoir pour faire du mal. Qu'on l'en prive,

on lui ôte tout ce qu'il a de sublime,

&c dès-lors il perd toute son importance. Un boeuf

est un animal extrêmement fort, mais c'est

un animal innocent, & très utile ; il n'est

point du tout dangereux j c'est aussi pour cetteraison la que l'idée d'un boeuf n'est point uneidée sublime. Le taureau est un animal égale-

ment fort, mais sa force est d'une autre es-

pèce ; pour la plupart du terns elle est très

destructive, & rarement, au moins chez nous,l'emploie-t'on à des travaux utiles. L'idée

que l'on a d'un taureau ,est sublime

,&C sou-

vent elle trouve place dans des descriptions

sublimes,dans des comparaisons élevées. Exa-

minons un autre animal pareillement fort,sous les deux jours distincts sous lesquels

nous pouvons le considérer. Le cheval re¬

Page 164: Burke - Sublime

gardé comme animal utile, propre à tirer lacharue

*bon pour courir la poste, & excellente

bête de somme ; le cheval vu dans cous les cas

ou il peut être utile à la société, n'a rien dit su-

blime. NOUS sommes affectés bien différem-ment par celui « dont la crinière en se hé-

« rissant, fait entendre un bruit semblable à

» celui du tonnère, qui pat le souffle fier de

3jses narines répand la terreur, qui écume

,» frémit, & semble manger la terre, & qui

« est intrépide au son des trompettes qu'il

» entend. Job. chap. 39.Dans cette description l'utilité du cheval

disparoîc entièrement, le rerrible & le subli-

me se présentent ensemble, & frappent seuls.

Nous sommes continuellement entourés d'a-

nimaux d'une force considérable,

mais qui nesont pas dangereux. Ce n'est point parmi ces

animaux que nous cherchons le sublime ; ilne

nous frappe que dans les forêts que le so-

leil perce à peine,

dans les déserts où l'on

Page 165: Burke - Sublime

n'entend que des liurlemens, fous la figure,

ou d'un lion, ou d'un tigre, ou d'une pan-thère, ou d'un rinocéros. Toutes ies fois que la

force n'est qu'udie, ou qu'elle n'est employée

que pour notre plaisir,

elle n'est jamais su-

blime, En effet, nul objet ne peur agir agréa-

blement pour nous, s'il n'agit conformément

a notre volonté ; mais pour agir conformé-

ment à notre volonté, il faut qu'il nous soitsoumis ; par conséquent il ne peut pas être la.

cause d'une idée grande & sublime. La des-

cription de l'âne sauvage dans Job n'est paspeu sublime

, de elle ne lest que parce qu'elleinsiste fur fa liberté, & fur ce qu'il défie îe

genre humain ; autrement la description d'unpareil animal, n'auroit eu rien de noble ensoi,

« De qui tient-il la liberté, l'âne sauvage,

wauquel j'ai donné les déserts pour liabita-

» don, &í les terres stériles pour retraite ? 11

» méprise l'embarras des villes, il se soucie

Page 166: Burke - Sublime

» peu de la voix d'un conducteur impérieux

» Job. chap. 39.La description magnifique de la licorne

& du léviatan dans le même Livre est rempliede la même sublimité,

» Le rinocéros voudra-t'il bien vous ser-

»»vir, l'attacherez-vous à la chaîne pour le

» faire labourer, compterez-vous sur lui à

» cause de sa grande force ? Job. chap. 3 9.

» Pourez-vous prendre la baleine avec un

» hameçon ? fera-t'elle avec vous un pacte ?

» en ferez-vous votre esclave pour toujours ?

» Qui pouroit la voir fans être épouvanté ?

» Job. chap. 40.Enfin en quelqu'endroit que nous trou-

vions la force,

& fous quelque jour que nousregardions le pouvoir, nous remarquerons

que le sublime va toujours de compagnie

avec la terreur, & qu'une force subordon-

née qui ne peut point faire de mal, bien loin

qu'on la redoute, n'est qu'un objet d'indiffé¬

Page 167: Burke - Sublime

rence, pour ne pas dire de mépris. Les chiens,dans la plupart de leurs espèces, ont en général

un certain degré de force & de vitesse ; ils lesemploient

,ainsi que plusieurs autres qualités

qui font également avantageuses, ou pournotre commodité, ou pour notre plaisir. De

tous les animaux ce sont les plus sociables,

ceux qui nous font le plus attachés, ceux en-fin qui méritent le plus qu'on les aime. Cetteaffection, comme l'amour en général, tientbeaucoup plus qu'on ne ['imagine, de la fami-liarité , disons plus, du (I) mépris ; en effetquoique nous caressions les chiens, nous nousservons de la dénomination qui les caracté-

(1) Le mot Anglois contempt, signifie tantôt 1c

mépris qu'inspire le vice, la bassesse , tantôt l'in-différence que l'on a pour des choses médiocres, le

peu de cas qu'on en fait. J'attacherois ici au motmépris à peu près l'idée qu'il présente dans le pro-verbe qui dit que la trop grande familiarité engendrele mépris.

Page 168: Burke - Sublime

rise, pour faire les reproches les plus forts,

pour témoigner le mépris le plus marqué. Jecrois même qu'il n'est point de langue, oucette dénomination ne soit pas consacrée aumême usage. Les loups à la vérité n'ont pasplus de force que plusieurs espèces de chiens ;mais comme on ne peut pas dompter leur fé-rocité

3l'idée d'un loup 11'est point méprisa-

ble,

indifférente ; elle n'est pas non plus ex-clue des descriptions, des comparaisons gran-des & sublimes. C'est ainsi que nous sommesaffectés par la force qui est le pouvoir naturel.

L'idée du pouvoir établi dans un Roi, dans

un Chef, se trouve liée de la même manière

à l'idée de la terreur. Souvent en parlant à

des Souverains, on leur donne le titre de

Majestés terribles, de Princes formidables.

On peut auffi remarquer qu'il y a de jeunespersonnes qui ne connoissant le monde quefort peu ,

& qui n'ayant pas ccé dans l'habí-

tude d'approcher des Grands, des Ministres,

Page 169: Burke - Sublime

sonr, lorsqu'elles paroìííent devant eux ,sai-

sies de crainte & de respect, & perdent l'usa-

ge de leurs facultés, ou du moins cet air libre

& aisé qui leur est naturel. » Quand je mesa

préparai à prendre ma place dans la rue,» les jeunes gens me virent, & ils se retirè-

» rent pour aller se cacher. Job. chap. 29.Cette timidité à l'égard du pouvoir est en

effet si naturelle, elle se trouve si intimementliée à notre tempérament, qu'il est peu depersonnes qui puissent la vaincre fans un grand

usage du monde, ou sans forcer la nature deleurs caractères. Je connois des gens qui pen-sent que fiaée dupouvoir n'est jamais accom-pagnée, ni de respect mêlé de crainte, ni

de terreur. Ils vont même jusqu'à dire quenous pouvons contempler l'idée de Dieu sans

éprouver aucune émotion de cette nature.C'est à dessein que j'ai évité

,quand j'ai com-

mencé à examiner le sujet présent, d'intro-duire Fidée de la grandeur de cet Etre terri-

Page 170: Burke - Sublime

ble, pour servir d'exemple dans un ouvra-ge d'aussi peu de conséquence que celui-ci.Cependant elle s'étoit souvent présentés àmon esprit, non pour contredire les notions

que j avois fur cet article', mais au contraire

pour m'y confirmer davantage. J'espère quedans ce que je vais dite, on ne m'accusera

pas de présomption ; car il est impossible quel'homme puisse parler de l'Etre suprême avecla justesse, & ['exactitude qui conviennent. Jedirai donc que la Divinité, quand nous laconsidérons purement comme objet de l'en-tendement humain

,présente une idée com-

pliquée de pouvoir, de sagesse, de justice

,de bonté j ces qualités s'étendent bien au-delàdes bornes de notre esprit : en considérant lasublimité de la Divinité sous ce jour abstrait,

notre imagination, nos passions ne font pointdu tout affectées, ou elles le font peu. Maislctac de notre nature veut que nous nous éle-

vions jusques à ces idées pures & intellec¬

Page 171: Burke - Sublime

tuelles par un médium d'images sensibles, &

que nous jugions de ces qualités divines, parles actes qui en résultent évidemment ; c'est

ce qui fait qu'il est fore difficile de débarras-ser 1'idée que nous'avons de ía cause

,de fes-

ser qui sert à nous la faire connoitre. Ainsi

quand nous contemplons la Divinité, ses at-tributs & leur résultat s'unissent dans no-tre esprit, ils forment une espèce d'imagesensible, & comme tels, ils peuvent affecterl'imagination. Mais lorsque nous nous faisons

une idée juste de cette Divinité suprême,quoique tous ses attribues nous paroistentpeut-être égalementgrands, c'est pourtant sonpou-voir qui nous frappe le plus. II nous faut dela réflexion, des comparaisons, pour parve-nir à la connoissance de sa sagesse, de fa jus-tice

,de sa bonté

,& pour en raisonner

*,8c

nous n'avons besoin que d'ouvrir les yeux pourêtre frappés de son pouvoir. Tandis que nouscontemplons un objet si vaste, si immense,

Page 172: Burke - Sublime

sous les yeux de ce Dieu Tout-Puissant, dontla présence universelle nous entoure de touscôtés

, nous frémillons de voir la petitesse de

notre être, nous sommes comme anéantis

devant lui. Quoique les réflexions que nous

pouvons faire fur ses autres attributs puissent

dissiper une partie de nos craintes, cependant,quelque convaincus que nous soyons de la

justice avec laquelle il exerce son pouvoir,& de la miséricorde dont il le tempère,

nous ne pouvons pas nous défaire entière-

ment de la terreur qu'inspire naturellement

une force à laquelle rien ne peut résister. Si

nous nous réjouissons, ce n'est qu'en trem-blant. Au moment même où nous sommescomblés de ses bontés, la pensée qu'elles

nous viennent d'un Etre Tout-Puissant nousfait trembler. Quand le Prophète Davidcontemple les merveilles de la sagesse &du pouvoir que l'on remarque dans l'oecono-

mie avec laquelle l'homme a été fait, il pa¬

Page 173: Burke - Sublime

roit saisi d'une espèce de sainte horreur,

& ils'écrie, » Je suis fait pour vous craindre

« mon Dieu, & pour admirer vos ouvrages.On lit dans un Poète Payen un sentiment

d'une nature tout-à-fait semblable. Horacepersuadé & même convaincu que c'est le plus

grand effort du courage philosophique de re-garder sans terreur, sans étonnement, cetunivers qui prouve bien l'immensìté, la gloirede celui qui la fait, dit,

Hunc solem, & stellas, & decedentia certisTempora momentis, funt qui formidine nullâImbuti spectant. Hor. Ep. l. i.

« Il se trouve des personnes qui voient,

» sans en être frappées, l'admirable mouve-» ment du soleil, & l'invariable vicissitude

» des saisons qui s'écoulent régulièrement

» dans certains tems.Lucrèce qu'on ne peut pas soupçonner

d'avoir jamais donné dans ces terreurs qu'en-gendre la superstition, quand il suppose tour

Page 174: Burke - Sublime

le mécanisme de la nature étalé par le maîtrede sa philosophie

, ne lailse voir le transport

que lui cause la vue de cet ouvrage majestueuxqu'il a représenté avec des couleurs si íorres,si vives, en un mot si poétiques, qu'à traversles nuages de ['horreur de de la terreur secrète

dont il est saisi.

His tibi me rebus quaedam divina voluptasPerctpit, atqi.e horror, quod lic nat ra tuaviTam manifesta patet ex omni parte retecta.

Lucrec. I. 3.

» Ces choses me remplissent l'ame d'un

» certain plaisir divin, je l'avoue j je fuis

» saisi d'étonnement,

quand je vois avec

»>quelle clarté tu as su par la force de ton

» génie, développer la nature entière qui étûît

« auparavant si cachée en elle même.L'Ecriture Sainte peut seule donner des

idées qui répondent à la majesté du sujet. Là,

par tout où Dieu est représenté comme pa-yoilïant dans fa gloire

}de íaiíant entendre

Page 175: Burke - Sublime

sa parole aux hommes, tout ce qu'il y a deterrible dans la nature se trouve rassemblé pouraugmenter le respect mêlé de crainte qu'ins-pire la présence de la Majesté Divine. LesPseaumes, ainsi que les Livres des Prophètessont tout remplis d'exemples de ce genre.

» La terre fut ébranlée,

& les cieux son-

» dirent en eaux devant le Seigneur. Pseau.

» 67.Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que

ce sont le même coloris & la même majesté,non-seulement quand on suppose que Dieudescend pour se venger des méchans, mais

même quand il fait voir également son pou-voir en comblant les hommes de ses bontés

infinies.

» Tremble, ô terre, devant le Seigneur,

» devant le Dieu de Jacob, qui changea la

»pierre en des torrents d'eaux, & la roche

» est des fontaines. Pseau. 113.Je ne finirois pas, si je voulois rapporter

Page 176: Burke - Sublime

tous les passages des Ecrivains, tant sacrés queprofanes, qui établissent le sentiment généralde tous les hommesfur l'union inséparable durespect mêlé de crainte du à la Divinité, avecles idées que nous avons de cette même Di-vinité. Il est une maxime qu'il semble quenous devions á ces idées

5& que je crois très

fausse à 1Jégard de i'origine de la vraie reli-

gion. Primas in orbe Deos fecìt limor. C'est:

la crainte qui a fait les premiers Dieux danslunivers

,dit Lucain

,qui a bien vu que ces

deux idées étoienc inséparables,

mais qui n'a

pas considéré que la notion d'un pouvoir su-

prême doit toujours précéder la terreur qu'ilinspire. II est: pourtant vrai que cette terreurdoit absolument être la conséquence de ì'kìced'un pareil pouvoir ,

quánd une fols l'efprícse l'est formée. C'est en conséquence de ceprincipe que la vraie religion a, &c doit avoir

ce précieux mélangeS

ce mélange salutaire derespect & de crainte, & que les autres reli¬

Page 177: Burke - Sublime

gions n'ont en général d'autre fondement quela crainte. Avant que la religion chrétienneeût pour ainsi dire humanisé l'idée de la Di-vinité, & qu'elle l'eût rapprochée de nous,il étoit peu question du vrai amour de Dieu.Les Sectateurs de Platon n'en parlent que fore

légèrement. Pour les autres Ecrivains de l'an-

tìquité payenne, soit Poètes, ou Philosophes,ils n'en ont sait aucune mention. Ceux quiexamineront l'attention infinie que doit avoirPhomme

,le mépris total qu'il faut qu'il ait

pour tout objet périssable , 1a longue pratiquede piété & de contemplation qu'il est obligéd'observer, pour parvenir à aimer Dieu com-me il le doit, à l'adorer, verront aisément

que ce n'est pas le premier effet,•

Peffet le

plus naturel 6c le plus frappant que produise

cette idée. Nous avons décric le pouvoir dans

fes différentesgradations, meme jusqu'à celleoù se perd enfin notre imagination ; nous

avons vu la terreur, fa compagne inséparable,

Page 178: Burke - Sublime

s'avancer du même pas que lui ; nous l'avons

vue s'accroître comme lui, du moins autantqu'il nous à été possible de Pappeccevoir ; iln'est donc pas douteux que le pouvoir ne soit

une des principales sources da sublime. Cettesection fait voir évidemment d'ou il tire saforce

5& dans quelle classie d'idées il faut le

placer.

SECTION VI.De la Privation.

TToutes les privations générales sont su-

blimes, parce qu'elles font toutes terribles

?tels font le vuide, les ténèbres, la solitude,le silence. Que de feu & d'imagination, qued'exactitude & de jugement dans Virgile

,quand il rassemble ces circonstances, où il fait

que toutes les images majestueuses & terri¬

Page 179: Burke - Sublime

bles doivent être réunies, à la bouche del'Enfer, où avant que de dévoiler les se-

crets du vaste abîme , il paroit être saisi del'horreur qu'inspire ce séjour des morts,& se retirer étonné de la hardiesse de son

projet.

Dii quibus Imperium est animatum, umbraeque filentes!

Et Chaos, & Phlegeton ! loca nocte silentia late !

Sit mihi fas audira loqui ; fit numinc vestroPandere res altâ terrâ & caligine mersas.

Ibant obscuri, solâ sub nocte, per umbram,Perque domos ditis vacuas, & inania regna.

Virg. En. l. 6.

» Dieux de l'empire des Morts, Ombres

» paisibles, Chaos, Phlégéron, vastes lieux

» où règnent la nuit & le silence, souffrez

» que je raconte ce que j'ai entendu, & que

*»je révèle des secrets ensevelis dans les té-

» nébreux abîmes de la terre. Ils marchoient

» seuls dans le vaste empire de Pluton, dans

» ces lieux deserts & obscurs, habités par» de vaines Ombres, tels que des voyageurs

Page 180: Burke - Sublime

» qní traversent pendant la nuit une sombre

» forêt.

SECTION VII.De la Grandeur quant à l'étendue.

LAgrandeur (t) dans les dimensions pro-

duit souvent le sublime. La chose est tropévidente, & la remarque trop communepour qu'il soit besoin d'avoir recours à desexemples. Mais il n'est pas si ordinaire de

remarquer de quelle manière la grandeurdans les dimensions, sil'immensité dans reten-due

j ou dans la quantité,

produisent l'effec

le plus frappant. En effet, il est certain qu'il

y a des manières & des modes avec lesquels

la même quantité d'étendue produira de plus

(I) Part. 4. Sect, 9.

Page 181: Burke - Sublime

grands effets, qu'on ne trouve qu'elle fait dansd'autres. On considère l'étendue, ou quantà la longueur, ou quant à la hauteur, ouquant à la profondeur. C'est la première quifrappe le moins

yun terrein uni de cinquante

3

ou soixante toises de long, ne produira jamaisl'effet d'une tour de soixante toises de haut,

ou d'un rocher, ou d'une montagne de la mê-

me hauteur. J'imaginerois pareillement quela hauteur est moins sublime que la proson-deur. Je croiroìs que nous sommes plus frap-pés de voir d'en haut le fonds d'un précipice

que de regarder d'en bas un objet de la même

hauteur ; je ne l'aiìurerois pourtant point. La

perpendiculaire a plus de force pour produire

le sublime, que n'en a un plan incliné-, ôc les

effets d'une surface raboteuse & fort inégale,

paroíffent a cet égard supérieurs à ceux d'unesurface unie & polie. Ce seroicnous écarter de

notre sujet que d'entrer ici dans l'examen de la

cause de ces apparences,quicertainement don-

Page 182: Burke - Sublime

nentample matière à spéculation. Je me con-tenterai donc d'ajouter à ces remarques fur lagrandeur quant à l'étendue

, que comme la

dimension poussée à son plus haut point est

sublime, la petitesse réduite au plus bas, l'est

pareillement en quelque façon. Quand nousréfléchissons à la divisibilité infinie de la ma-tière, quand nous examinons la vie animalejusques dans ces êtres qui, quoiqu'extrême-

ment petits, sont pourtant organisés, & quiéchappant a !a recherche la plus exacte

,Sc la

plus fine de nos sens ; quand nous poussons

nos découvertes encore plus loin, que nousconsidérons des êtres plus petits de tant de dé-

grés, ceux enfin qui approchent encore plus

des derniers échelons de l'échèle de le'xìsten-

ce j ces atomes presqtunvisibles que nos feus

& notre imagination peuvent à peine tracer,& dans lesquels ils se perdent, nous res-

tons étonnés des merveilles de la petitesse,

nous sommes confondus ; nous ne pouvons

Page 183: Burke - Sublime

pas non plus distinguer dans son effet cet ex-trcme de la petitesse, de celui de la grandeurmême considérée quant à l'étendue. En effet,il faut que la division, ainsi que l'addition soitinfinie

, parce qu'on ne peut pas plus parvenirà ridée d'une unité parfaite, qu'à cellre d'un

tout complet auquel il n'est pas possible dé-

rien ajouter.

SECTION VIII.De l'Infinité.

Il est encore une autre source du sublime,c'est l'infinìiá, supposé qu'elle n'appartienne

pas plutôt en quelque façon à la grandeur

quant à ['étendue. L*infinité tend à remplirl'esprit de cette espèce d'horreur qui donnedu contentement, de qui est fesser le plus na-turel

, & la preuve ía plus évidente, du subli-

me. À peine y a-t-il des choses qui, réelle¬

Page 184: Burke - Sublime

ment infinies, ou telles par leur nature ,puis-

sent devenir des objets de nos sens. Mais

comme l'oeil ne peut pas appercevoir les bor-

nes de bien des choses, elles paroiíïent ctreinfinies, & elles produisent le même effet,

que si elles 1 etoient effectivement. Nous noustrompons de même, quand les parties dequelque objet fort étendu, sont portées à unnombre indéfini, de manière que l'imagina

tion ne trouve aucun obstacle qui l'empêchede les étendre à sa volonté.

Toutes les fois que nous répétons souvent

une idée, nocre esprit par une sorte de méca-

nisme,

la repère long-tems après que la pre-mière cause a cesse d'agir (I). Lorsqu'après

avoir tourne un certain tems, nous nous ar-rêtons

, tous les objets qui nous environ-nent, paroissent encore tourner. Après unbruit suivi de quelques heures, comme celui

(1) Part, 4. Sect, 12.

Page 185: Burke - Sublime

de la chute des eaux, ou celui que font les

marteaux quand on forge, imagination sem-bîe entendre encore le bruit de ces marteaux,& celui des eaux, quoiqu'il y ait long-tems

que les premiers sons aient cessé de l'affecter,ils se perdent enfin presqu'imperceptiblement.Prenez un long bâton droit, tenez le suspendu,

mettez vocrc- oeil à un des bouts, i! vous pa-roitra d'une longueur presqu'incroyable. Pla-

cez fut ce bâton un certain nombre de mar-ques uniformes & également éloignées les

unes des autres, elles vous feront tomber

dans la même erreur, elles vous sembleront

multipliées à infini. Lorsque les sens sont

une fois fortement affectés d'une manière oud'une autre, il n'est pas possible qu'ils chan-

gent promptement détat, ou qu'ils se livrentsubitement à d'autres choses j ils restent dansleur situation, jusqu'à ce que la force du pre-mier moteur commence á se perdre. C'est làla raison de ce qui arrive fort souvent aux

Page 186: Burke - Sublime

fous, ils font des jours, des nuits, quelque-fois des années entières, à répéter fans cesse

telle, remarque , ou telle plainte, ou celle

chanson. Au commencement de leur frénésie

cette remarque a considérablement frappé

leur imagination dérangée,,

chaque sois qu'ellese répère, elle acquiert toujours une force

nouvelle ; leurs esprits 11econnoiííent plus de

bornes,

ils s'égarent , 3c les limites de leur

raison prolongent leur erreur jusqu'à la fin

de leurs jours.

SECTION IX.De la Succession & de l'Uniformité

des parties.LA

succession & l'uniformité des parties

font ce qui constitue l'infini artificiel. Pre-mièrement

,il faut de la succession, pour que

Page 187: Burke - Sublime

les parties se contiennent si long-tems, &suivant une direction telle, que par leursimpulsions fréquentes sur les sens affectés elles

mettent dans d'imagination une idée du pro-grès qu'elles ont fiit au delà de.leurs bornes

actuelles. Secondement, l'uniformité est né-cessaire ; car si l'on changeoit la figure des

parties, l'imagination trouveroit à chaquechangement un obstacle

,à chaque change-

ment on verroit la fin d'une idée & le com-mencement d'une autre. C'est ce qui feroitqu'il íeroit impossible de continuer fans in-terruption cette progression

,qui feule peut

imprimer le caractère de l'infinité à des ob-jets bornés (I). C'est, à ce que j'imagine, dans

(i) M. Addifon dans son Spectateur, touchant lesplaisirs de l'imagination, croit que c'est parce quedans la Rotonde d'un seul coup d'oeil on voit lamoitié de l'édifíce. Je ne crois pas que ce soit là lavéritable cause.

Page 188: Burke - Sublime

cette espèce d'infinité artificielle, que nous de-

vons chercher la cause pour laquelle unerotonde sait un si bel effet. Car, dans une ro-tonde

,soit que ce soit un édifice

, ou bien

un plan d'arbres, il n'est point d'endroit où

vous puissiez fixer des bornes. Tournez-vousde tel coté que vous voudrez.

3

il paroit tou-jours que le même objet reste, & l'imagina-tion n'a point de repos. Il faut que les partiessoient uniformes & circulaires, pour donnerà cette figure toute fa force

, parce que la.

moindre différence marquée, soit dans ladisposition, soit dans la figure, ou mêmedans la couleur des parties, prejudicie beau-

coup à l'idée d'infinité que toute espèce dechangement doit affoiblir, diviser, puisqu'àchaque changement commence une nouvellesuite. D'après les mêmes principes de suc-czíJìon & d'uniformité

,il fera aisé de rendre

raison de l'air de grandeur qu'avoient les

anciens Temples Payens, qui étoient géné¬

Page 189: Burke - Sublime

râlement de figure oblongue, avee un rang de

piliers uniforme de chaque côté. C'est aussi

à la même cause que l'on peut attribuer le

grand eífèt que produisent les ailes des nefs

d'un grand nombre de nos vieilles Cathédra-les. La forme d'une croix que l'on a em-ployée dans quelques Eglises, ne me paroit

pas ccre d'un auíïì bon choix que le parallé-lograme des Anciens. J'imagine du moins

qu elle ne va pas si bien pour l'extérieur Car,supposé que les bras de la croix soient égaux

en cous sens, si vous vous mettez parallèle-

ment à aucune cles murailles latérales, ou des

colonades, an lieu de vous trouver dans le cas

de croire l'édifice plus grand qu'il n'est, vous

en perdez une partie considérable, les deux

tiers de fa longueur actuelle} c'est fans doute

pour empêcher toute possibilité de progres-sion, que les bras de la croix, prenant une nou-velle direction

,sont une angle droit avec le

rayon, par là ils éloignententièrement l'imagi¬

Page 190: Burke - Sublime

nation de la répétition de la première idée.Ou bien, supposons le spectateur placé dans

un endroit, d'où ii puisse voir directement unpareil édifice, quelle en fera la conséquence ìqu'il doit perdre immanquablement une bon-

ne partie de la base de chaque angle formé

par l'intersection des bras de la croix ; qu'ilfaut que le tout prenne une figure démem-brée

,fins connexion ; les jours feront iné-

gaux ,ici il les trouvera forts, là ils feront

foibles le tout fans cette belle gradmion queproduit toujours la perspective d-ms los par-ties dilposées de fuite en ligne droite. Quel-

ques-unes de ces objections, ou toutes en-semble, iront contre tous les édifices quifont faits en forme de croix, sous quelquepoint de vue que vous les regardiez, je l'aiprouvé par l'excmpie de Li croix grecque ,

ces défauts font plus visibles que dans aucune

autre figure, mais ils ie font toujours dans

toutes sortes de croix. Et en effet il n'y a

Page 191: Burke - Sublime

rien qui préjudicie tant à la grandeur majes-tueuse des édifices que l'abondance des an-gles. Ce défaut frappe dans beaucoup de bâ-timens ; c'est à un gout outré pour la variété,

que l'on doit l'attribuer. Toutes les fois qu'ilprévaut

,il laisse très peu de place pour le vrai

gout, le bon goût.

SECTION X.

De la Grandeur dans les Edifices

ILparoit que la grandeurdans les dimensions

est nécessaire au sublime en fait d'édifices; car

il n'est pas possible qu'un petit nombre departies,petites par elles-mêmes,donne à l ima-gination aucune idée d'infinité. Si les dimen-sions ne font pas,auísi grandes qu'il convient,quelle que soit l'excellence du gout qu'on y au-ra employé, elle ne dédommagera jamais de ce

Page 192: Burke - Sublime

défaut. On ne doit pas craindre que cetterègle fasse concevoir à personne des projets

excravagaus5

il suffic de la considérer, pour

ne pas être tenté d'en former. Trop de lon-

gueur dans un édifice détruit le but du su-blinae qu'on vouloit établir ; la perspectiveendiminue la hauteur en proportion de ce qu'il

gagne en longueur, & le réduit enfin à unpoint} elle réduit route la figure à une espècede triangle; & c'est de presque toutes les figu-

res qui peuvent frapper la vue 7La plus pau-

vre dans son effet. J'ai toujours remarqué

que les colonades & les avenues d'arbres d'unelongueur modérée, ont sans comparaison

un bien plus grand air, que si on les proîon-geoit immensément. Le vrai Artiste doit tou-jours tromper agréablement les spectateurs :pour exécuter de grands projets, jl fuir qu'iln'ait recours qu'à des moyens faciles. Lesdesseins qui doivent leur grandeur unique-

ment à leurs dimensions, annoncent tou¬

Page 193: Burke - Sublime

jours une imagination ordinaire & peu éle-

ves. Les ouvrages de l'art ne peuvent êtrevraiment sublimes qu'autant qu'il y a de 1 il-lusion ; il n'appartient qu'à la nature de l'être

autrement , c'est: fa prérogative. L'oeil justefixera le vrai milieu entre une longueur, ouune hauteur excessive

, car la même objectionregarde l'une ôc l'autre

, & une quantité cour-te , ou interrompue. Je pourots s

je crois, le

fixer moi même avec urt certain dégté d'exac-titude, si mon projet étoit d'entrer fort avant,dans les particularités d'aucun art.

SECTION XI.

De l'Infinité dans les Objets agréables.

L'INFINITÉ

,quoique différente ici de

celle dont il vient d'être question, entre poufbeaucoup dans le plaisir que nous donnent

Page 194: Burke - Sublime

les images agréables, aussi bien que dans le

contentement qui nous vient de cellesqui fontsublimes. Le printems est la plus agréable de

coures les saisons•,

les petits de la plupartdes animaux, quoiqu'il s'en faille beaucoupqu'ils soient bien formés, produisent une sen-sation plus agréable que les grands, parceque l'imagination se plaît à espérer, à se pro-mettre quelque chose de plus, & qu'elle nese contente pas de ce qui la frappe dans le

moment présent. Dans des esquisses impar-faites j'ai quelquefois vu des choses qui m'ont

fait bien plus de plaisir que les tableaux iesmieux finis} & je croîs devoir ['attribuer à la

cause que je viens d'assigner.

Page 195: Burke - Sublime

SECTION XIIDe la Difficulté.

UN doit regarder la difficulté comme une

ancre (I) source du sublime. Toutes les foisqu'un ouvrage paroit avoir demandé beau-

coup de force & de travail pour l'exécution,l'idée qu'on en conçoit, est sublime. Stone-henge (2) n'a rien d'admirable, ni pour ladisposition, ni pour l'ornement ; mais ces

(1) Parc. 4, Sect. 4. 5. 6.(1) Monceau de pierres d'une grandeur énorme,

qu'on voir proche de Sdisbnry dans la plaine qui

porte ce nom. Ces pierres sont si pesantes, ellesfont placées les unes sur les autres à une hauteursi considérable, qu'il n'y a point de machine au-jourd'hui , qui put les élever si haut. On y reconnoit

encore la forme d'un cercle qui paroit avoir été trèsrégulier. Bien des gens supposent que c'étoit autre-fois le Temple des Druides.

Page 196: Burke - Sublime

grandes pierres qui, posées perpendiculaire-

ment, & entassées les unes sur les autres,forment des espèces de montagnes escarpées,

portent tk fixent l'esprit far la force immensenécessaire pour faire un pareil ouvrage. Leraboteux, le sauvage de cet ensemble, aug-mente cette cause du sublime, en tant qu'ilexclud toute idée d'art & d'arrangement étu-dié. Quant à l'adresse

,elle produit une au-

tre espèce d'effet, qui diffère assez de celui-ci.

SECTION XIII.De la Magnificence.

LAmagnificence, est pareillement une sour-

ce du sublime. Une grande profusion de cho-ses splendides, ou précieuses en elles-mê-mes, est magnifique. Le ciel étoilé, quoi-qu'il se présente si souvent à notre vue, ne

Page 197: Burke - Sublime

manque jamais d'exciter en nous une idée degrandeur. On ne peut pas attribuer cet effet

à rien dans les étoiles, si on les considère sé-

parément ; c'est certainement le nombre qui

en est la cause. Le désordre apparent augmen-

te la grandeur ; car il suffit que quelque choseparoisse recherché, étudié, pour être dès-

lors contraire aux idées que nous avons de la

magnificence. De plus les étoiles se trouventdans une confusion íì frappante qu'il est im-possible, sans la plus grande arcention, de les

compter. Cela leur donne l'avantage de pa-roitre en quelque façon infinies. Dans les

ouvrages de l'art, cette forte de grandeur,qui consiste dans le nombre , ne doit être ad-mise qu'avec beaucoup de précaution, parceque d'abord

, ou l'on ne pouroit pas parvenirà une certaine profusion de choses excellentes,

ou ce ne seroit qu'avec trop de difficulté5 en

second lieu, parce que dans bien des cas, cetrebrillante confusion détruiroit toute espèce

Page 198: Burke - Sublime

d'utilité, à laquelle il faut faire la plus exacteattentiondans la plupart des ouvrages de 1 art*On doit remarquer qu'à moins qu'on ne puisse

produire une apparence d'infinité par le dé-sordre, on n'aura que ce dernier sans ma-gnificence. II y a pourtant des espèces de feuxd'artifice, & plusieurs autres choses, qui parlà réunissentbien, & qui font vraiment grands.

On trouve auffi dans les Poètes & les Orateursbien des descriptions, qui doivent leur subli-mité à la richesse 5c à l'abondance des images,qui éblouissent l'esprit de manière qu'il nousest impossible d'observer dans les allusions

cette liaison exacte, cet accord parlait, que

nous exigerions dans toute autre occasion. Je

ne me souviens pas pour le présent á cet égardd'un exemple plus frappant que la description

de l'armée royale qu'on lit dans la Tragédie

d'Henri IV.

All furnished , all in arms,Ail pluraed líke cstrichcs that wuh the virid

Page 199: Burke - Sublime

Baited like eagles having lately bathed ;As full of spirit as the month of May,And gorgeous as the fun in mimidfummer,

Wanton as youthful goats, wild as young bulls.

I saw young Harry with his beaver onRise from the ground like Mercury ;And vaulted with fuch eafe into his featAs If an angel dropped down from the clouds

To turn and wind a fiery Pegafus.

» Tous étoient cuirassés, tous étoient ar-»

més, tous avoient des plumes fur leurs tê-33 tes, semblables à des autruches qui battent

» des ailes au gré des vents, comme des ai-» gles qui viennent de se baigner ; ils avoient

33la vivacité 8c le feu de la jeunesse la plus

» ardente, & leurs habits étoient aussi brillans

33 que le soleil, qui darde ses rayons fur les

» richesses de l'Afrique j ils faucoient com-» me de tendres agneaux, ils couroient çà &» là comme de jeunes taureaux. J'ai vu le

» jeune Henri avec son plumet sur la tête,» s'élancer comme un autre Mercure

»& se

» placer aussi aisément sur son coursier que

Page 200: Burke - Sublime

»>Pefit fait un Ange qui seroít sorti des nua-

» ges, pour venir manier & conduire un Pé-

« gafe furieux,Dans cet excellent livre

,fi remarquable

par la vivacité de ses descriptions,

ainsi quepar la solidité & la profondeur de ses idées &

de ses pensées, intitulé l'Ecclésiastique, ontrouve un beau panégirique du Grand-PrêtreSimon fils d Onias. Nous pouvons le citer

comme un très bel exemple pour prouver lavérité de ce que nous avançons.

» Lorsqu'il sortoit du Temple, il étoit com-

» blé d'honneurs & de gloire au milieu du» peuple ; il étoit comme l'étoile du matin

au milieu des nuages, & comme la lune,» quand elle est dans son plein ; comme un» autre soleil qui brille sur le Temple du« Très-Haut, & comme un Arc-en-ciel dont

33les couleurs vives & brillantes illuminent

» les nuages où il s'est forme*, comme la rôle

» que le Printems voit éclorre,

& comme

Page 201: Burke - Sublime

» les lis qui croissent le long des rivières ;» comme l'arbre qui en distillant l'encens, par-» fume les airs pendant l'été, & comme le

« feu & Pencens clans Pencensoire ; comme

« un vase d'or maíîìf, orné de pierres précîeu-» ses ; comme un bel olivier chargé de fruits,

« commeun ciprès qui élève fa têce jusqu'aux

« nues. Lorsqu'il prenoit sa robe de gloire, Sc

» qu'il se paroit de tous les ornemens de sa

» dignité, pour monter au saint autel, il

« sembloit ajouter à la sainteté & à la gloire» de ses ornemens, il se tenoit debout, com-

» me un jeune cèdre sur le Liban, entouré» de ses frères, à côté de l'autel, où ils» étoient rassemblés comme des palmiers au-» tour de lui. Tous les enfans d'Aaron l'en-

« vironnoient dans leur gloire j ils tenoient

» dans leurs mains les oblations qui devoient

» être présentées au Seigneur. &c. Ecclé-

» stastiq. chap. 50.

Page 202: Burke - Sublime

PHILOSOPHIQUES. 183

SECTION XIV.De la Lumière.

ÀPRÈSavoir considéré

l'étenduecomme

capable de produire des idées de grandeur,c'est la couleur que nous avons à examiner àprésent. Les remarques suivantes nous suffi-

ront. Toutes les couleurs dépendent de la

lumière. Nous verrons donc avant toutes cho-ses ce que c'est que la lumière

,ainsi que son

contraire, l'obscurité. A l'égard de la lumière,

pour en faire une cause capable de produirele sublime

,il faut qu'elle soit accompagnée

de quelques circonstances, outre la simple

faculté qu'elle a de faire voir d'autres objets.La lumière purement comme telle, est unechose trop commune pour faire une forte

impression sur l'esprit ; & il ne peut rien y

avoir de sublime sans une forte impression,

Page 203: Burke - Sublime

Cependant, une lumière, telle que celle du

soleil, présente une très grande idée au pre-mier moment, ou agissant fur les yeux, elle

anéantit pour ainsi dire la vue. Si une lumière

court avec beaucoup de célérité, quoiqu'ellesoit d'une force inférieure à la précédente

aelle a le même effet. Un éclair produit cer-tainement une idée du sublime

,qni n'est

principalement due qu'à l'extrême vélocité de

son mouvement. Le passage rapide de la lu-mière à l'obscurité, & de sobícuriré à la lu-mière, a encore un bien plus grand effet.

Mais l'obscurité produit plus d'idées subli-

mes que la lumière. Notre grand Poète enétoit convaincu ; il étoit même si rempli de

cette idée3 si pénétré du pouvoir de l'obscu-rité bien ménagée, qu'en décrivant la Divi-nité au moment où elle paroit, au milieu de

cette profusion d'images magnifiques que lagrandeur de son sujet le force à répandre de

tous côtés, il est forr éloigné d'oublier lobs-

Page 204: Burke - Sublime

curité qui entoure le plus incompréhensiblede tous les êtres, car,

With the majesty of darkness round

Circles his throne. Milt. P. P. l. 2.

» II entoure son trône de ténèbres pom-

» peuses, majestueuses.

Et ce qui n'est pas moins remarquable,c'est que notre Auteur a eu le secret de con-server cette idée au moment même, où il pa-roissoit devoir s'en éloigner le plus, où il adécrit la lumière & la gloire que répand la

présence divine. Cette lumière par son excès

se change en une espèce d'obscurité :

Dark with excessive light thy skirts appear-Mil. P. P. l. 3.

» Il semble que les extrêmités des rayons

» de ta gloire soient comme obscurcies par

» son éclat excessif.

Voilà une idée qui n'est pas seulement poé-

tique au plus haut point, mais qui est exacte¬

Page 205: Burke - Sublime

ment & philosophiquement juste. Une gran-de lumière offusque les yeux, elle fait disparoi-

tre tous les objets, de manière à ressembler

exactement dans son esset à Iobscurité. Aprèsavoir fixé pendant quelque tems le soleil,deux taclies noires, qui font Pimpression qu'illaisse, semblent danser devant nos yeux. C'estainsi que deux idées qui font aussi opposées

qu'on peut l'imaginer, se trouvent réuniesdans leurs extrêmes. Toutes deux, quoiquecontraires l'une à l'autre par leur nature, con-courent à produire le sublime. Ce n'est paslà le seul exemple, où des extrêmes opposés

agissent également en faveur du sublime, qui

en tout abhorre la médiocrité.

Page 206: Burke - Sublime

SECTION XV.De la Lumière dans les Bâtimens.

COMMEla distribution de la lumière est

une chose de grande importance en architec-ture, il n'est pas inutile d'examiner jusqu'àquel point cette remarque peut s appliquer aubâtiment. Je pense donc que tous les édifi-

ces par lesquels on se propose de produire

une idée sublime,

devroient être sombres

& obscurs, Òi cela pour deux raisons. La pre-mière est, que l'obscurité, même dans d'au-

tres occasions, comme on le fait par expé-rience, a plus d'effet fur les paísions que la

lumière. La seconde est que pour rendre unobjet fort frappant, on doit le rendre aussi

différent qu'il est possible des objets que l'onvient de quitter. C'est pourquoi, quand onentre dans un bâtiment, on ne peut pas paffer

Page 207: Burke - Sublime

dans un plus grand jour que celui dont onjouissoit au grand air ; quelques dégrés de lu-mière. de moins ne feroient même qu'un chan-

gement presqu'imperceptible. Pour rendre

ce passage bien frappant, il faut passer de laplus grande lumière à une obscurité qui soitanalogue

, autant qu'il est possible, aux usages

reçus en architecture. La nuit c'est tout lecontraire , & toujours pour la même raison ,plus un appartement sera éclairé alors

»plus la

passion sera sublime.

SECTION XVI.De la Couleur considérée comme pro-

ductrice du Sublime.

ARMI les couleurs, celles qui sont douces,

ou gaies,

excepté peut-être le rouge foncé

qui réjouit, ne font pas propres à produire

Page 208: Burke - Sublime

de grandes images. Une montagne immense,

couverte d'un gazon verd, clair, & laisant,n'est rien à cet égard

, en comparaison d'une

autre qui l'autoic foncé,

tirant sur le brunnoir. Un ciel couvert de nuages est plus su-blime qu'un ciel azuré, La nuit a quelquechose de plus majestueux, de plus pompeuxque le jour. C'est pourquoi, en fait de pein-

ture dans les morceaux d'histoire, une dra-perie gaie & brillante n'aura jamais un eîíetagréable

?&: en fait de bâtimens, íì l'on se

propose de pousser les choses au plus hautdégré du sublime, les matériaux, comme les

ornemens,ne doivent être ni. blancs, ni verds,ni jaunes, ni bleus, ni d'un rouge pâle, niviolets, ni tacherés ; il faut qu'ils soient decouleurs tristes & sombres, comme le noir,le brun

,le pourpre foncé

, bí autres sembla-bles. Beaucoup de dorure, de mosaïques, depeintures, & de statues ne contribuent quefort peu au sublime. II n'est pourtant néces-

Page 209: Burke - Sublime

faire de mettre cette règle en pratique, que

dans le cas où l'on doit produire un dégréuniforme de la sublimité la plus frappante

,& cela dans toutes les différences parties. Il

faut remarquer que , quoique cette sombre es-pèce de grandeur, soit assurément la plus su-

blime, on ne doit pas remployer dans toutes

sortes d'édifices, où il faut pourtant faire usa-

ge de la grandeur. Dans ces cas, c'est de quel-

ques autres sources que l'on doit cirer la su-blimité , en observant de ne rien admettre deléger , ou de riant ; car ce seroit le moyen leplus fûr d'anéantir tout le gout du sublime.

SECTION XVII.Du Son & du Bruit excessif.

L'OEILn'est pas le seul organe de sensation,

qui puisse produire une passion sublime. Les

Page 210: Burke - Sublime

sons ont un grand pouvoir dans ces fortes depassions, comme dans la plupart des autres.Je ne veux point parler des paroles ; car ellesn'affectent pas simplement par leurs sons,mais par des moyens tout-à-fait différens.Un bruit excessif suffît pour étourdir l'esprír,

pour suspendre son action, & le remplir de

rerreur. Le bruit d'une grande cataracte, oud'une tempête furieuse, celui du tonnerre,

ou d'une nombreuse artillerie, produit dansl'esprit une grande sensation, mélangée decrainte

,& d'horreur j cependant l'on ne peuc

appercevoir aucune exactitude, ni aucun artdans cette espèce de musique. Le bruit des

acclamations d'un grand nombre de person-

nes produit un effet semblable. La seule forcedu son étonne, &c confond Pimagination aupoint que dans ce trouble, dans cet embar-ras, où se voit l'esprit, les caractères les plus

tranquilles ne peuvent résister au torrent, ilsse laissent entraîner, & se joignent au cri

Page 211: Burke - Sublime

commun, & aux résolutions générales dugrand nombre.

SECTION XVIII.Du Son, ou du Mouvement subit.

ILen est de même du commencement subit,

ou de la cessation subite du son, pour peuqu'ils soient considérables-, l'un & l'autre ontle même pouvoir, ils réveillent 1 attention

,donnent, pour ainsi parler

,Paliéné à toutes

les facultés , & les mettent fur leurs gardes.Tout ce qui, ou par la vue, ou par le son,rend le passage d'un extrême à un auçre, aisé,

ne cause point de terreur, & par conséquent

ne peut point produire le sublime. Dans toutce qui est subit & inattendu, nous sommes

naturellement portés à reculer de peur &d'effroi ; c'est-à-dire, que nous avons une

Page 212: Burke - Sublime

idée de danger, et que notre nature nousréveille pour que nous puissions chercher à

nous en préserver. On peut remarquer qu'unseul son d'une certaine force, quoiqu'il nesoit pas d'une longue durée

,s'il est répété

d'intervale en intervaîe, produit un effet su-blime. 11 est peu de choses plus majestueuses

que le son d'une grosse cloche , quand l'iicuresonne, & que le silence de la nuit empêche

que l'actention ne soit trop dissipée. On peutdire la même chose d'un seul coup de tam-bour, répété de tems à autre, 8c du bruit suc-

cessif de quelques canons que l'on tire à unecertaine distance. Tous les effets cités dans

cette section, ont des causes á peu près sem-blables.

Page 213: Burke - Sublime

SECTION XIX.Du Son, ou du Mouvement

interrompu.

Nson bas, tremblant, interrompu, peutbien paroitre à quelques égards opposé à ce-lui donc je viens de parler, mais il produitégalement le sublime. Examinons comment.Il faut observer auparavant que ce n'est qued'après sa propre expérience, d'après ses ré-flexions

5qu'on peut décider le faìr. J'ai dêja

remarqué (I) que la nuit augmente peur-êtreplus notre terreur qu'aucune autre chose.

J'ajouterai que notre nature veut que, quand

nous ne savons pas ce qui peut nous arriver,

nous craignions ce qui peut nous arriver depis. De-là vient que lincercitude est fi terri-

(1) Sect. 3.

Page 214: Burke - Sublime

ble que souvent nous cherchons à nous en ti-rer au hazard de tomber dans un malheur cer-tain, Les sons bas

,confus

,incertains, nous

ìaiíîènt dans la même inquiétude, dans la mê-

me crainte touchant leurs causes, que fait le

défaut de lumière, ou une lumière incertaine,touchant les objets qui nous environnent.

Quale per incertam lanam fub luce maiignaEst iter in filvis. Virg. En. l. 6.

» En traversant les forêts, on voit la lune

» couverre de nuages qui ne répand qu'une

» lumière foibie & trompeuse.Mais une lumière qui tantôt paroît, & tan-

tôt disparoit, & alternativement & succes-

sivement, est encore bien plus terrible queles ténèbres les plus épaisses. Par la même

raison une espècede sons incertains, est, quandles dispositions nécessaires concourent ensem-ble, bien plus allarmante que le silence le plus

profond.

Page 215: Burke - Sublime

SECTION XXDes cris des Animaux.

Lessons qui imitent les voix

naturelles,

et non articulées des hommes , ou d'aucun

autce animal, qui sent de la douleur, ou quiest en danger, peuvent donner des idées su-blimes, à moins que ce ne soit la voix bien

connue de quelque créature qu'on a accoutu-mée de regarder avec mépris, ou indifférence,

Les sons furieux des bêtes sauvages font éga-lement capables de produire une grande sen-sation mêlée de respect & de crainte.

HInc exaudiri gemicus, iraque leonum,Vincla recufantum, & fcra fub node rudentum J

Setigerique fues, atque in proesepibus ursi

Saevire, & formae magnorum ululare luporum.l'irg. En. l. 7.

» Là on entend, aux approches de la nuit ,

Page 216: Burke - Sublime

» rugir des lions rebelles qu'on enchaîne

» hurler dans leurs prisons, des loups énor-

» mes, des ours, & des sangliers furieux.

On pouroit croire que ces modulations duson ont quelque connexion avec la nature deschoses qu'elles représentent, & qu'elles nesont pas purement arbitraires ; car les crisnaturels de tous les animaux, même de ceux

que nous ne connoîffons pas, se font toujoursassez comprendre. On ne peut pas dire la mê-

me chose du langage. Les modifications duson, qui peuvent produire le sublime, sontpresqu'infinies. Celles dont j'ai fait mention,

ne font que pour montrer sur quel principeelles font fondées.

Page 217: Burke - Sublime

SECTION XXI.De l'0dorat & du Gout ; des Amers

& des choses Puantes.L'ODORAT

&le

gout entrentpareillement

pour quelque chose dans les idées du sublime,

mais ce n'est que pour peu de chose ; par leur

nature, ils n'y contribuent que foiblement ;ils font aussi fort bornés dans leurs opérations.J'observerai seulement que l'odorat, ou le

gout, ne peut produire une sensation sublime

que par des amers excessifs, ou une puanteur

insupportable. Il est vrai que ces sensations,quand elles font dans toute leur force, &qu'elles touchent directement le sensorium ,(I) font simplement douloureuses ; elles ne

(1) Partie du cerveau qui passe pour être le siègede l'ame.

Page 218: Burke - Sublime

font accompagnées d'aucune espèce de con-lentement ; mais quand elles sont modifiées,

comme dans une description, ou une narra-tion

5elles deviennent des sources du sublime,

auíïî naturelles qu'aucune autre , & selon le

principe d'une douleur modifiée. Une merd'amertume, une vie toute remplie d'amer-tume ,

&c. voilà des idées qui font toutes du

reíïbrt d'une description sublime. Ce passage

de Virgile» où il sait si heureusement conspirerla puanteur de la vapeur d'Albunée avecl'horreur sacrée & le sombre effrayant de

cette forêt prophétique, ne laisse pas d'are

sublime.

At rex sollicitus monitrorum oracula fauni

Faridici genitoris adit. l. cosque fabaltâConfulit albuneâ, nemor ni quae maxime facroFontc fonat j fivamg :c cxhalar opaca mephitiiru

Virg. En. l. 7.

» Le Roi inquiet fur ces deux événemens,

« alla consulter le Dieu Faune son pere. Il

Page 219: Burke - Sublime

« rendoit ses Oracles dans une vaste forêt,

» près de la fontaine d'Àlbunée,

qui roulant

»ses eaux avec grand bruit

5exhale dliorrì-

» bles vapeurs.Dans le sixième livre

,et c'est une des-

cription bien sublime,

l'exhalaison empoison-née de l'Achéron n'est point oubliée

•,elle va

assez bien avec les autres images dans les-quelles elle se trouve comme enchaffée.

Spelunca alta fuit, vastoque immanis hiataScrupea, tuta lacu nigro, nemorumque tenebris :Quam fuper hacd ullx poterant iinp..ne volantesTendere iter pennis, talis sese haltius atrisFauctbus eifuiidensftipera ad convexa ferebat.

Virg. En. l. 6.

» Au milieu d'une foret ténébreuse, &

« sous d'affreux rochers, est un antre pro-« fond, environné des noires eaux d'un lac.

» De sa large ouverture s'exhalent d'horri-

» bles vapeurs, & les oiseaux ne peuvent

» voler impunément au dessus.

J'ai ajouté ces exemples, parcequequel¬

Page 220: Burke - Sublime

ques amis, au jugement desquels je m'ensuis rapporté, comme je fais ordinairement,

ont été d'avis, que fi les idées, dont il est

question ici, se trouvoiertc seules, & toutes

mes, elles pouroient au premier coup d'oeil

donner matière à plaisanterie, & être tour-nées en ridicule. J'imagine pourtant que cela

ne viendroit principalement, que de ce quel'on considéreroit l'amertume & la puanteur

comme accompagnées d'idées basses & mé-prisables, avec lesquelles il faut avouer qu'el-les se trouvent souvent unies : une pareilleunion dégrade le sublime dans tonte autrecirconstance, comme dans celle-ci. Pour êtrebien fur de la sublimité d'une imnge , il

ne saur pas savoir si elle devientbasse, quand

elle est accompagnée d'idées basses, mais íì,quand elle se trouve unie a des images d'unesublimité dont tout le monde convient, le

tout se soutient avec dignité. Les choses quifont terribles, font toujours sublimes} mais,

Page 221: Burke - Sublime

quand les choses ont des qualités qui fontdésagréables, ou qui ont quelque degré dedanger

,& de danger que l'on peut éviter

aisément, elles ne sont qu'odieuses, commeles crapauds, & les arraignées,

SECTION XXII.De la Sensation queproduit le toucher,

& de la Douleur.TOUT

ce qu'on peut dire de la sensation

que produit le toucher, c'est que l'idée dela douleur corporelle dans tous les modes,SC dans tous les degrés du travail

,de la dou-

leur, du chagrin, du tourment, produit le

sublime. Rien autre chose dans ce sens ne

peut le produire. II n'eft pas nécessaire que jedonne ici de nouveaux exemples ; ceux dessections précédentes rendent assez lumineuse

Page 222: Burke - Sublime

une remarque, qui n'a réellement besoin quede l'attention que demande la nature, pourque tout le monde la fasse.

A près avoir ainíì parcouru les causes du su-

blime à l'égarcL de rous les sens, on trouvera

ma première observation (1) aíscz vraie : c'estcelle ou j'avance que le sublime est une idéequi appartient à la conservation de soi-même»C'est donc une de celles que nous avons, qui

nous affectent le plus ; fa plus forte émotionest une émotion de douleur

,6c il n'y a point

de plaisir positif, ou absolu (2), qui lui appar-tienne. On pouroic apporter des exemples fansnombre, outre ceux qu'on a déja donnés pour

appuyer ces vérités, & en tirer bien des con-séquences peut-être fort utiles SC très avan-tageuses.

(1) Sect. 7.(2) Part, 1. Sect. 6.

Page 223: Burke - Sublime

Sed fugit laterea, fuglt irrevocabile tempus,Singula durn capti circumveiSaraur amore.

Virg. Geo. l.

«Mais tandis que je m'amuse à montrer

» le pouvoir de l'amour, le tems irrépara-

« ble s'enfuit.

Fin du Tome premier.