brigitte gothière — l214

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Entretien avec Brigitte Gothière Co-fondatrice et porte-parole de l’association de protection animale L214 Membre de la rédaction des Cahiers antispécistes Entretien mené par Valentine Serres et Magali Guaino Le 7 avril 2014 à Sciences Po

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L214 est une association loi 1901 de protection animale aspirant à l'abolition de l'élevage. Créée en 2008, Brigitte Gothière en est la co-fondatrice.

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Entretien avec Brigitte Gothière

Co-fondatrice et porte-parole de l’association

de protection animale L214 Membre de la rédaction des Cahiers antispécistes

Entretien mené par Valentine Serres et Magali Guaino Le 7 avril 2014 à Sciences Po

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Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre rôle au sein de L214 ?

Je m’appelle Brigitte Gothière, et j’ai co-fondé L214 en 2008. Cette association prend la suite de Stop Gavage, la première association dont je faisais partie, et qui s’est fondue dans L214. On s’y sentait à l’étroit, car elle était centrée sur le gavage des oies et des canards. Maintenant, Stop Gavage est devenue une campagne sectorielle de L214. On a créé L214 parce qu’à l’époque, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas d’association centrée sur l’élevage en lui-même et sur les animaux de ferme. Notre combat, c’est le boycott des produits d’origine animale. Nous avons rencontré la directrice de CIWF France, une ONG qui nous semble moins radicale dans sa cause, puisqu’elle ne désire pas l’abolition de l’élevage mais centre sa lutte sur le bien-être des animaux au sein des fermes. Oui, CIWF prône la diminution de la consommation de viande, alors que nous militons pour son arrêt total. Mais nous ne sommes pas tous au même niveau de radicalité au sein de l’association. Au niveau de nos membres, on doit être tous d’accord sur le noyau de l’association et en phase avec ses idées, cependant, certains mangent de la viande.

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Comment vous différenciez-vous des associations similaires à L214, telles que 269 Life par exemple ? 269 Life est un collectif, il est donc plus souple que L214, puisque nous sommes une association loi 1901, donc plus structurée. Chez 269 Life, ils ne vont pas chercher d’information, ils compilent juste l’information existante alors que nous, chez L214, on va la produire. Et puis, on ne fait pas forcément les mêmes actions. Je joue parfois le rôle de conseiller technique pour 269 Life, et souvent, nous participons à leurs actions. Il arrive aussi qu’on organise des évènements en commun. Pensez-vous qu’il est possible d’élever des animaux de manière responsable ? Pour nous, il est impossible d’élever des animaux de manière responsable. Dans un élevage, les animaux sont la propriété de l’éleveur : ils ne sont pas libres de leurs mouvements, ils sont asservis, et on les tue à la fin. Dans n’importe quel élevage, même bio, tout un tas de problèmes se posent à l’égard de la cause animale. Les groupes sociaux ne sont pas respectés. Par exemple, les poules vivent normalement par groupe d’environ 25 bêtes, ce qui n’est jamais le cas dans les élevages. Toutes les solutions que l’on pourrait mettre en place seraient inadaptées. Même dans le bio, les coqs, puisqu’ils ne font

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pas d’œufs, sont gazés ou broyés à la naissance, les poules sont débecquées, puis, au bout d’un an de ponte, sont envoyées à l’abattoir. Vous savez, la poule la plus vieille que j’ai rencontré avait 18 ans, cela prouve bien que ce sont des animaux qui sont capables de vivre longtemps. En moyenne, un poulet de chair est élevé pendant 42 jours ; dans le bio, cela varie de 80 à 120 jours. 80% des poulets sont élevés en batterie. On n’a jamais perdu autant de races que depuis qu’on élève. Il faut prendre en compte les animaux, or toutes les productions animales nécessitent de leur faire du tort. Quel est votre avis sur les labels ? Ne pensez-vous pas qu’il y a un progrès dans la responsabilisation de la production d’origine animale? C’est vrai que les labels sont un pas en avant, mais l’élevage force à considérer que l’animal est un bien à notre service. La vision non spéciste (discrimination fondée sur le critère d’espèce, ndlr) du monde est de dire que ce sont des êtres à part entière, et que de la même façon que je ne permettrais pas d’asservir mon voisin, je n’imagine pas asservir les animaux… je veux dire, c’est comme si demain des extraterrestres débarquaient sur Terre et disaient “les humains sont une espèce inférieure à la nôtre, nous allons donc les tuer pour les manger”. D’ailleurs, c’est marrant de constater que les animaux qu’on élève sont

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tous des animaux pacifiques, et pas des prédateurs capables de se défendre. Pensez-vous que les normes européennes ont un impact positif sur les conditions d’élevage ? La seule chose que ces normes ont changé, c’est que les truies doivent être élevées en groupe la moitié de leur vie, c’était la moindre des choses à faire parce que les truies ont besoin d’être en groupe. Avant elles étaient dans des cases individuelles, elles avaient tout juste la place de s’allonger. A propos de ça… On nous a expliqué que les cases permettaient aux truies d’éviter d’écraser leurs petits, parce qu’à force de les modifier génétiquement pour en faire des championnes de la naissance, elles ont perdu tout instinct maternel… Quel est votre avis ? Pour moi, c’est totalement faux. Si elles écrasent leurs petits, c’est parce qu’elles n’ont pas assez d’espace. Comment procédez-vous pour obtenir les informations que vous dénoncez ? C’est compliqué d’enquêter. Je ne vais pas tout vous dire car il y a certaines démarches que l’on garde secrètes. On filme souvent en caméra cachée. Severin Müller montre

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dans son mémoire (Visites à l’abattoir : la mise en scène du travail) qu’il est intéressant de voir que selon la qualité avec laquelle on se présente à un abattoir, on ne nous dira pas la même chose. Parfois, on a des complicités à l’intérieur. Quand on est salarié, on voit plus de choses au quotidien. C’est vraiment important pour nous d’avoir des images, parce que ce n’est pas la même chose que de dire les choses. Avec les images, il y a une prise de conscience, les gens pâlissent, elles permettent de sensibiliser. Sinon, on s’appuie sur des rapports de l’EFSA (l’Autorité européenne de sécurité des aliments, ndlr) et des publications scientifiques. Quelle est la chose la plus choquante que vous ayez vue durant vos visites d’élevages ? [Elle réfléchit longuement] Je pense que le plus choquant… c’était les truies “gestantes”, comme ils disent. Elles ne pouvaient plus bouger : ni avancer, ni reculer. Elles venaient de mettre bas. Et c’était impossible qu’elles approchent leurs petits. Comment on a pu envisager un système pareil ? Comment on a pu être aussi tordus pour imaginer de mettre les bêtes dans de telles situations ? C’est pas le mec qui le fait, c’est la société entière qui n’en a rien à foutre. L’éleveur, c’est juste le bras armé de notre porte-monnaie, c’est notre exécutant.

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Est-ce que vous intégrez les éleveurs à vos actions ? La majorité du temps, non. Mais c’est déjà arrivé. Par exemple, sur la question du transport des chevreaux, qui étaient transportés dans des caisses à dindes. La réglementation n’était pas respectée puisqu’il y était dit qu’ils devaient pouvoir se tenir debout. On a organisé des tables rondes où on faisait intervenir les éleveurs. D’autres fois, des éleveurs à la retraite, qui regrettent ce qu’impliquait leur activité, se joignent à nous pour certaines actions. D’ailleurs, il y a une histoire d’un éleveur de cochon aux Etats-Unis, qui a été hanté par les 2000 bêtes qu’il a envoyées à l’abattoir… On peut élever ses animaux du mieux qu’on peut, mais au bout du compte, c’est la finalité de l’élevage en elle-même qui pose question : la mort. Maintenir l’élevage, c’est maintenir des gens qui se ruinent la vie à ruiner d’autres vies. Pourquoi n’étiez-vous pas au Salon de l’Agriculture, comme CIWF ? Quand nous nous y rendons, c’est seulement pour mener des actions de sensibilisation du public devant l’entrée. Déjà, les stands là-bas sont hors de prix, nous n’avons pas les moyens. Vous savez, nous ne sommes financés que par des dons et par l’adhésion de nos membres. Et puis, au Salon, les tracts sont contrôlés : par exemple, on ne peut

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pas dire “Ne mangez pas d’œufs de batterie” mais plutôt “Mangez des œufs bio”. Il ne peut pas y avoir de dénonciation, il faut que des messages positifs. Pourquoi choisir de faire des actions violentes, telles que les opérations “barquettes humaines” ? Ne pensez-vous pas que cela puisse être perçu comme de la haine à l’égard de ceux qui mangent de la viande ? L’action des barquettes humaines est sympa pour bien faire ressortir le spécisme qui anime les gens : on va trouver ça horrible de voir un homme dans la barquette, mais pas un animal. On voit ça comme quelque chose d’extrémiste, alors que des milliers d’animaux sont tués chaque jour. Je me souviens d’une fois où j’étais moi-même couchée dans la barquette, couverte de faux sang, et des gens sont venus me voir pour me dire “qu’est-ce qu’on peut faire pour vous aider ?” C’est bizarre de voir à quel point les gens peuvent être choqués. Et puis nous faisons toutes sortes d’actions et pas seulement des actions de ce type. Une fois, on a récupéré et exhibé des lapins morts en cours d’élevage, qu’on avait trouvés dans les poubelles des exploitations. Mais parfois, on se contente de se déguiser en poules. On a un éventail d’opérations le plus large possible, parce qu’on s’adresse à tout type de publics. Les médias sont à la recherche du sensationnel, donc on rentre dans leurs codes, ça nous

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permet de toucher encore plus de gens et d’attirer leur attention. Quels sont vos combats actuels ? On milite contre la Ferme des 1000 vaches. Il y a aussi le foie gras et le gavage, qui était notre tout premier combat. On agit aussi sur l’élevage de veaux. Les poules pondeuses aussi, même s’il y a du progrès de ce côté-là. Le problème aujourd’hui, c’est la traçabilité. Quand on achète un produit, on n’a pas d’information sur les conditions d’élevage, ni sur l’abattage. Aymeric Caron, journaliste connu, a écrit No Steak, et se positionne lui aussi contre la consommation de viande. Qu’est-ce que cela vous apporte ? Pour nous, L214 n’est qu’un outil pour accéder à l’espace public, pour avoir une légitimité pour parler des animaux, et pour placer la question animale dans le débat public. Aymeric Caron fait entendre nos positions et permet à un plus grand nombre de personnes d’entendre le message qu’on veut faire passer, c’est un soutien important. D’ailleurs, nous sommes en contact avec lui. Vous souhaitez qu’on abolisse toute forme d’élevage. Est-ce que c’est envisageable alors que la

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consommation de viande est profondément ancrée dans notre culture ? Et puis, cela détruirait un pan important de l’économie française… Vous savez, l’industrialisation de l’élevage a supprimé bien plus d’emplois qu’elle n’en a créé. Le nombre d’éleveurs a baissé et continue de baisser. Aujourd’hui ils représentent 3% de la population : l’élevage n’a jamais aussi peu représenté qu’avant. Les éleveurs ont scié la branche sur laquelle ils étaient assis. Doit-on vraiment faire perdurer une industrie au profit des intérêts économiques et au détriment de l’éthique ? Il faut choisir. C’est comme avec les mines antipersonnel. On imaginerait pas soutenir cette industrie, même si elle génère des revenus et de l’emploi. Moi, je crois à la fin de l’élevage, même si je sais que cela ne se fera pas du jour au lendemain. Les arguments développés par les esclavagistes étaient exactement les mêmes que ceux qui refusent aujourd’hui la fin de l’élevage : pour eux, c’est normal d’avoir des animaux comme d’avoir des esclaves : c’est naturel, nécessaire et normal. C’est un choix de société. Il y a moyen qu’on sorte de ça sans que ce soit un drame. Et même du côté de l’économie, nous pensons qu’il est possible de trouver un autre modèle, mais tout le monde refuse de se pencher sur ce que serait une société sans élevage, on préfère

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trouver des moyens pour qu’il soit plus durable. Aujourd’hui, les filières de l’élevage français reçoivent des milliards d’euros de subventions et d’aides. Puisque vous plaidez pour une société sans élevage, vous aspirez donc à ce qu’elle adopte le régime végétalien ? Oui. Il a été prouvé que notre consommation alimentaire pouvait se passer totalement de produits d’origine animale. Nous avons des idées reçues sur la viande, comme quoi en manger est un gage de virilité, permet de développer sa musculature, que les protéines sont essentielles... On développe actuellement un pan au sein de L214 pour communiquer là-dessus, on informe sur l’alimentation végétalienne, puisqu’aucune information n’est disponible à propos de ça, les gens font de la désinformation. Le végétalisme est une question discutée… Que pensez-vous des experts qui disent qu’être végétalien n’est pas bon pour la santé ? C’est une question sociétale qui ne va pas de soi. Un certain nombre d’acteurs bloquent la discussion en maintenant des croyances fausses autour du régime végétalien. Regardez par exemple le Programme National Nutrition

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Santé (PNNS) : il recommande, pour un bon équilibre alimentaire, de consommer de la viande, du poisson ou des œufs, 1 à 2 fois par jour. Ils disent aussi que les personnes qui ont un régime végétalien s’exposent à des risques de carences graves qui peuvent provoquer des anémies sévères et qu’ainsi, elles doivent prendre des compléments alimentaires. Les nutritionnistes sont les premiers à véhiculer ce discours verrouillé. Le professeur Cohen, qui est un personnage médiatique, a déjà dit des choses fausses sur le végétalisme. Vous savez, un certain nombre de nutritionnistes sont payés par l’industrie de la viande ou des produits laitiers, comme Danone : en France, on ne préoccupe pas trop de la question du conflit d’intérêts. Aujourd’hui, par exemple, les enquêtes sur le bien-être animal sont effectuées par des zootechniciens, qui sont aussi payés pour produire des études sur la productivité. Sur le cas du foie gras par exemple, les experts concluent que le gavage n’est pas préjudiciable. Pour vous, l’animal est un être doué de sensibilité, or cette question est sujette à la controverse [elle hausse les sourcils d’un air surpris]. Sur quels fondements basez-vous vos réflexions ? Il y a eu plein de travaux sur ce sujets en éthologie (branche de la biologie qui s'intéresse au comportement

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animal et humain, ndlr). En 2009, l’INRA a sorti un rapport d’expertise collectif. La sensibilité, c’est la sentience, c’est-à-dire être capable d’avoir des émotions, être sensible à la douleur, et au plaisir, que la vie nous importe. Si on prend par exemple la mémoire des poules, certains disent qu’elles ont une mémoire seulement de quelques secondes. Mais il y a une étude super intéressante qui a montré que les poules pouvaient retenir la couleur de gamelles remplies de graines et de gamelles vides et se diriger vers celle où elles pourraient picorer. Il y a une volonté de maintenir les animaux dans un rôle d’abrutis pour qu’on puisse tout se permettre - le mot “bête” vient de là d’ailleurs. Sauf que de plus en plus d’études montrent aujourd’hui l’étendue des capacités cognitives des animaux. Vous vous positionnez donc sur l’animal comme être sensible pour motiver votre combat. Est-ce que les questions écologiques vous importent aussi ? Pour nous, la question de l’éthique vis-à-vis des animaux devrait suffire à convaincre. Mais nous sommes dans une société éminemment spéciste, donc effectivement, nous avons développé d’autres outils, autour de la santé, de la nutrition… et l’écologie et la gestion des ressources en font partie. Nous mettons le plus d’arguments de notre côté pour alerter l’opinion.

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Le site viande.info s’inscrit aussi dans cette stratégie ? Nous avons monté ce site avec d’autres associations au moment du sommet de Copenhague sur le climat. Ils discutaient climat, mais ne parlaient que des transports. Or, un rapport de la FAO en 2006 a pointé du doigt que 18% des émissions de gaz à effet de serre provenaient de l’élevage, soit plus que les transports. Il y a aussi la consommation d’eau qui est énorme. Nous voulions montrer que réduire la consommation de viande permet d’agir là-dessus. Ce n’est quand même pas normal qu’en France, on ne questionne même pas le contenu de notre assiette. Éteindre le robinet, c’est bien pour économiser l’eau, mais réduire sa consommation de viande est aussi un levier efficace pour cela. Ce n’est pas juste de cacher une cause de gaspillage de l’eau aussi importante. On trouve ça assez malhonnête. Nous avons donc fait ce site pour que les gens qui cherchent de l’information puissent la trouver. Pour finir, pouvez-vous nous parler un peu de vous ? Comment cette vocation est née ? J’ai toujours été quelqu’un qui se situait dans la moyenne. J’ai fait des études en électricité et ingénierie électronique, ce qui n’a rien à voir avec la cause animale. Je mangeais de la viande deux fois par jour, j’étais intégrée dans la société.

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Parce que vous ne vous y sentez plus intégrée ? Si, je veux dire que j’étais dans la moyenne nationale. Ma prise de conscience est arrivée à 20 ans. Le déclic, je l’ai eu à table un jour : j’étais avec mon compagnon puis tout d’un coup il a regardé son assiette et m’a dit “tu te rends compte qu’on mange des animaux morts ?” À partir de ce moment là, ma vision des choses n’a plus jamais été la même. Il m’a ouvert les yeux. Du jour au lendemain, j’ai arrêté de manger des animaux. Ça a été un tournant décisif dans ma vie. Ça ne vous a pas manqué ? Non, ça ne m’a pas manqué. Dans un premier temps, on s’est dit “zut, là on est en train de faire une croix sur la gastronomie”. Mais quand on change une habitude de vie, tout dépend de pourquoi on le fait. A l’époque, on était isolés, on n’avait pas Internet, mais on savait pourquoi on avait décidé de mener ce combat Notre discours n’est pas basé sur la haine envers les gens qui mangent de la viande, ou envers les éleveurs et les abatteurs. On veut juste changer la “normalité” du régime carniste.

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