bally - qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

13
Jean-Louis Chiss Charles Bailly : qu'est-ce qu'une « théorie de l'énonciation » ? In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 8, fascicule 2, 1986. pp. 165-176. Abstract ABSTRACT : In the second stage of his studies after his stylistics, Charles Bally, starting from a psychological linguistics, aims at a linguistics that would take into account "renonciation totale". In this paper we expose the theses developed in the first part of Linguistique générale et linguistique française (published for the first time in 1932), which is entitled 'Théorie de renonciation". Opposing narrow conceptions of the fields of enunciation, Bally does not separate the way language functions from the problem of the "sujet parlant". His "Théorie de renonciation" allows us to connect the principals of general linguistics with the building of a theory of the linguistic specificity of a given language. Résumé RÉSUMÉ : A partir d'une « linguistique psychologique », Charles Bally, dans le second mouvement de son travail après sa Stylistique, se dirige vers une prise en compte de l'« énonciation totale». On présente les orientations développées dans la première partie de Linguistique générale et linguistique française (lre édition en 1932) intitulée «Théorie de renonciation ». Face à des conceptions réductrices du champ de renonciation, Bally ne sépare pas fonctionnement de la langue et inscription du sujet et du sens ; sa théorie de renonciation permet d'articulier principes de linguistique générale et théorisation de la spécificité linguistique d'une langue donnée. Citer ce document / Cite this document : Chiss Jean-Louis. Charles Bailly : qu'est-ce qu'une « théorie de l'énonciation » ?. In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 8, fascicule 2, 1986. pp. 165-176. doi : 10.3406/hel.1986.2230 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hel_0750-8069_1986_num_8_2_2230

Upload: miragedefeu

Post on 05-Jul-2015

347 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

Jean-Louis Chiss

Charles Bailly : qu'est-ce qu'une « théorie de l'énonciation » ?In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 8, fascicule 2, 1986. pp. 165-176.

AbstractABSTRACT : In the second stage of his studies after his stylistics, Charles Bally, starting from a psychological linguistics, aims ata linguistics that would take into account "renonciation totale". In this paper we expose the theses developed in the first part ofLinguistique générale et linguistique française (published for the first time in 1932), which is entitled 'Théorie de renonciation".Opposing narrow conceptions of the fields of enunciation, Bally does not separate the way language functions from the problemof the "sujet parlant". His "Théorie de renonciation" allows us to connect the principals of general linguistics with the building of atheory of the linguistic specificity of a given language.

RésuméRÉSUMÉ : A partir d'une « linguistique psychologique », Charles Bally, dans le second mouvement de son travail après saStylistique, se dirige vers une prise en compte de l'« énonciation totale». On présente les orientations développées dans lapremière partie de Linguistique générale et linguistique française (lre édition en 1932) intitulée «Théorie de renonciation ». Faceà des conceptions réductrices du champ de renonciation, Bally ne sépare pas fonctionnement de la langue et inscription du sujetet du sens ; sa théorie de renonciation permet d'articulier principes de linguistique générale et théorisation de la spécificitélinguistique d'une langue donnée.

Citer ce document / Cite this document :

Chiss Jean-Louis. Charles Bailly : qu'est-ce qu'une « théorie de l'énonciation » ?. In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 8,fascicule 2, 1986. pp. 165-176.

doi : 10.3406/hel.1986.2230

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hel_0750-8069_1986_num_8_2_2230

Page 2: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

Histoire Épistémologle Langage VHI-2 (1986) 165

CHARLES BALLY : QU'EST-CE QU'UNE

« THÉORIE DE L'ÉNONCIATION » ?

Jean-Louis CHISS

ABSTRACT : In the second stage of his studies after his stylistics, Charles Bally, starting from a psychological linguistics, aims at a linguistics that would take into account "renonciation totale". In this paper we expose the theses developed in the first part of Linguistique générale et linguistique française (published for the first time in 1932), which is entitled 'Théorie de renonciation". Opposing narrow conceptions of the fields of enunciation, Bally does not separate the way language functions from the problem of the "sujet parlant". His "Théorie de renonciation" allows us to connect the principals of general linguistics with the building of a theory of the linguistic specificity of a given language.

RÉSUMÉ : A partir d'une « linguistique psychologique », Charles Bally, dans le second mouvement de son travail après sa Stylistique, se dirige vers une prise en compte de l'« énonciation totale». On présente les orientations développées dans la première partie de Linguistique générale et linguistique française (lre édition en 1932) intitulée «Théorie de renonciation ». Face à des conceptions réductrices du champ de renonciation, Bally ne sépare pas fonctionnement de la langue et inscription du sujet et du sens ; sa théorie de renonciation permet d'articulier principes de linguistique générale et théorisation de la spécificité linguistique d'une langue donnée.

Le travail présenté ici est au moins triplement contextualisé. D'abord par l'actualité de nos interrogations sur le devenir de la linguistique : quand J.-C. Milner (1978 : 126) écrit que « se développe incessamment une antilinguistique », celle qui s'inté-

Page 3: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

166 Chiss : Charles Bally

resse au sens porté par l'être parlant responsable et à la société où il s'inscrit comme citoyen, on peut se demander quel est le « domaine de mémoire » de cette antilinguistique et examiner les configurations théoriques où le concept de sujet parlant apparaît central, en regard de celles où il fonctionne de manière excentrée (Saussure) ou dominée (le « structuralisme »).

En termes historiques - et c'est le contexte du Groupe de Recherches en Histoire de la Linguistique de Paris X - cet examen peut se focaliser sur deux conjonctures théoriques de prise en compte des problèmes du langage : l'une à la charnière du xix* siècle et du XXe où la linguistique se construit comme discipline prétendant à l'autonomie et à la généralité avec comme terreau et horizon des problématiques psychosociologiques (d'où l'intérêt par exemple pour Van Ginneken et Tarde) ; l'autre, contemporaine, avec la constitution d'une pragmatique au sens large comme théorie des actes de langage qui inscrit en son sein des problématiques sociolinguistiques, psycholinguistiques, énonciatives - avec la notion d'interaction, qui au-delà du champ linguistique, domine celui de l'anthropologie culturelle (cf. par exemple, E. Goffman). On ne sait pas si la tenue de ce rapport entre deux situations doit être pensée en termes de méta-paradigmes (analyse du langage en tant qu'action vs analyse du langage en tant que système), de reconstitution d'une «histoire cachée de la pragmatique » (Nerlich 1984 et 1986), de modèle historiographique des précurseurs. Il s'agit au moins de repérer des constantes et variations de réception, de défaire des relations de filiation et/ou de complémentarité trop vite acceptées.

C'est dans ce cadre que l'œuvre de Charles Bally a déjà retenu notre attention (d'où le troisième contexte : Chiss 1985 et Médina 1985) : elle s'enracine au point d'émergence de la linguistique générale sur un terrain investi par la psychologie et la sociologie avec leurs catégories sujet et/ou individu; elle prétend intégrer la conceptualité saussurienne dans une problématique elle-même tributaire de la thématique alors dominante : celle des rapports entre pensée et langage ; elle propose, en couronnement de son édifice conceptuel une « théorie de renonciation ».

Page 4: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

Chiss : Charles Bally 167

Entre la linguistique psychologique et Saussure

Un ensemble comme celui que M. Cifali (1985) a récemment réuni met en évidence quelques aspects significatifs de la situation et de la réception de Bally. Si l'on interroge certains textes des années 1930 (par exemple Claparède 1935) on voit comment s'opère son insertion dans une tradition de philosophes du langage qui va de Rousseau à Jespersen et dans laquelle s'affirme la primauté du sentiment sur les idées ; dans la génération précédant celle de Bally, un théoricien comme Hugo Schuchardt met en avant cette même thèse selon laquelle on communique des sentiments et des volontés plus que des pensées. Tout se passe comme si pour certains commentateurs la construction récente de la stylistique par Charles Bally confirmait des orientations plus anciennes sur l'origine du langage (1) :

Et en mettant le sentiment, la passion à l'origine du langage, en en faisant comme le noyau primitif d'où la parole est sortie, Rousseau apercevait déjà un fait, que notre collègue, le professeur Ch. Bally, a le premier parmi les linguistes mis en lumière, et qui est d'une importance capitale pour la science du langage. Ce fait, c'est que le langage, loin d'être une construction purement intellectuelle est au contraire toujours animé, mobilisé par l'affectivité. M. Bally, on le sait, a donné le nom de « stylistique » à l'étude de la valeur affective des faits du langage organisé (Claparède : 107).

L'orientation anti-logiciste, anti-intellectualiste très tôt affirmée par Bally et qu'il serait intéressant de rapprocher des positions de Bréal, Steinthal ou Baudouin de Courtenay s'inscrit dans une matrice où la psychologie constitue la référence, une psychologie des désirs, passions et sentiments, une conception de la pensée que Bally a ainsi explicitée dans Le Langage et la vie : « c'est la pensée telle que la vie la façonne ». Des auteurs comme Ferdinand Brunot ou Damourette et Pichon ont, à leur manière, essayé de saisir les mécanismes de cette pensée-langage ; c'est une des directions de ce que Damourette et Pichon appellent en 1928 la «psycholinguistique » et qui oppose le rationnel à la fois au vivant et à la pensée :

La négation, telle qu'on la conçoit communément au point de vue rationnel et telle que nos habitudes scolaires, voire

Page 5: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

168 Chiss : Charles Bally

scolastiques nous l'ont léguée, est à peu près étrangère aux conceptions vivantes qui tissent en langage la pensée des Français (Damourette et Pichon : 131).

Le concept de vie, en ce qu'il porte à la fois le motif de la subjectivité et celui de l'action, constitue le pôle organisateur de la démarche de Bally à tel point qu'il évoque un jour de 1915 (cf. Cifali 1985:137) la possibilité de substituer à « stylistique » le terme « bio-linguistique » davantage susceptible de restituer l'idée « que la langue parlée affective est par définition « la langue parlée en fonction de la vie réelle» (Bally 1915:137).

Le parler, la « parole animée » constituent nécessairement le matériau privilégié du travail linguistique contre la domination de l'écrit qui implique celle de la grammaire et de l'intellect en général. Ce n'est évidemment pas un hasard si Saussure, en lisant les cinquante premières pages du Traité de stylistique de Bally en 1905, juge abrupt que cette discipline doive consister en « l'étude ce qui est affectif dans la langue » (Saussure 1905:143) et, plus d'une fois, Bally s'est fait le champion de tout ce qu'il y a d'« inégal », d'« impulsif », de «capricieux» dans le langage par opposition à un Saussure qu'il range parmi les intellectualistes, les scientifiques intéressés à

trouver, ce qu'il y a dans toute langue, et dans le langage en général, de régulier, de géométrique, d'architectural (Bally 1913:23/24).

Au-delà de la différence des styles épistémologiques, l'acceptation de ces éléments de réception et de la manière dont Bally s'auto-situe court le risque de reconduire une vulgate de l'histoire de la linguistique qui pense la contestation du saussurisme en termes de comblement de manques, de gestion des « restes » ; or, précisément, resituer la cohérence interne de la démarche de Bally c'est insister sur le trajet qui mène d'une linguistique psychologique avec les problèmes inhérents à la notion de sujet parlant à une prise en compte de phénomènes rangés sous l'intitulé « énoncia- tion » qui, pour la première fois, s'énonce comme « théorie ».

Page 6: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

Chiss : Charles Bally 169

LE CHAMP DE DÉNONCIATION

Le travail a donc pour référence l'ouvrage Linguistique générale et linguistique française (désormais LG) publié en 1932, réédité et refondu en 1944 (on renverra à cette seconde édition). La première partie de l'ouvrage s'intitule « Principes de linguistique générale » et la première section « Théorie de renonciation » dans la première édition puis « Théorie générale de renonciation » dans la seconde édition. C'est bien, selon ses propres termes, vers un élargissement à « renonciation totale » que Bally infléchit sa réflexion.

La question de savoir quel est le champ couvert par cette problématique de renonciation se pose d'autant plus que cette fameuse première section est intégrée au sein d'un ensemble dont le point d'aboutissement est de mettre en évidence « la caractéristique du français d'aujourd'hui » (LG:&).

A travers la méthode comparative qui met en parallèle le français et l'allemand, Bally s'interroge sur les attributs conférés à ces deux langues (tendance analytique et tendance synthétique) en considérant que « cette recherche soulève à son tour la question de renonciation tout entière» (LG:29).

Ainsi, pour parvenir à la théorisation de la spécificité linguistique - et culturelle - d'une langue, le détour s'impose par la position de quelques principes de linguistique générale et, précisément, par un examen de ce qu'est « une langue considérée d'abord sous l'angle des signifiés» (LG:29), ce dont on peut s'autoriser pour lire la «théorie de renonciation» comme une sémantique qui étend considérablement le champ de la première stylistique en intégrant les conditionnements logiques, psychologiques et linguistiques « de toute énonciation de la pensée par la langue » (LG:35). Recherche donc, me semble-t-il, pour expliciter les mécanismes par lesquels il se produit du sens dans un énoncé.

Il faut ici souligner que, si l'on suit la présentation explicite de Bally, on interprétera la structure bipartite de LG (lré partie : «Principes de linguistique générale»; 2e partie : «Le français d'aujourd'hui ») en termes de fondement, de détour nécessaire (il faut poser des principes de linguistique générale pour s'occuper du français hic et nunc). On peut aussi y voir la trace d'un choix entre deux orientations globales à chaque fois qu'il est question d'énonciation chez les théoriciens du langage : il y aurait d'une

Page 7: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

170 Chiss : Charles Bally

part renonciation comme mise en acte par un sujet déterminé de sa langue dans une situation donnée; dans cette perspective, renonciation se présente tendanciellement comme extériorité ; elle est du côté de la parole ; elle peut être étudiée dans le cadre d'une théorie générale des actes de langage. D'autre part, renonciation serait entendue comme « sémantisation de la langue » (l'expression est de Benveniste), l'inscription de la subjectivité étant un aspect formel déterminant de ce procès mais un aspect seulement.

Depuis le Traité de stylistique française (1909), Bally soulignait que, s'il s'agit avec l'affectivité d'une dimension constitutive du langage, c'est dans la langue maternelle que se perçoivent toutes les nuances affectives. Dans LG, l'insistance est constante, à travers la comparaison français/allemand et au-delà des connotations des qualificatifs utilisés (« égocentrique », « socialisé »...), sur le rapport entre ce qu'est renonciation et la diversité des langues :

Ce n'est pas seulement d'un énoncé à l'autre, au sein d'une même langue, que les procédés de communication peuvent se manifester clairement ou rester dans l'ombre; dans son ensemble, un idiome peut différer d'un autre selon qu'il est plus que celui-ci «orienté vers l'entendeur», c'est-à-dire que les formes générales et spéciales de renonciation facilitent à l'interlocuteur la compréhension du discours, l'y intéressent, préparent et soutiennent son attention (LG:51).

C'est donc dans la seconde direction qu'il faut situer Bally : pour lui, renonciation est ce qui fait qu'une langue est la langue qu'elle est et pas une autre ; l'examen de ces « tendances internes » du français qui constitue la visée de LG intègre des dimensions syntaxiques, lexicales, phonétiques, gestuelles, c'est-à-dire toutes les manières dont la langue donne forme à la pensée communiquée (ce dernier membre de phrase pourrait figurer la « définition » que Bally donne à renonciation).

LOGICISME ET ENUNCIATION

Qu'il s'agisse des réactions à la première édition de LG ou à la seconde, on ne peut pas dire que la « théorie de renonciation » fasse événement : les compte-rendus de Vendryès et de Dauzat insistent sur la dimension de linguistique française que comporte

Page 8: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

Chiss : Charles Bally 171

incontestablement l'ouvrage. Pas de rupture épistémologique, de constitution d'un nouveau paradigme ou de révolution scientifique à l'horizon ! On se contentera de pointer un trouble significatif pour le débat général sur les théories de renonciation : malgré ses déclarations antigrammaticales et anti-logicistes, Bally se voit reprocher par le linguiste Juret (1933) son point de vue « logique » et son éloignement « du point de vue de la linguistique » (2). Or, précisément, une des directions que peut suggérer le chapitre ici en question, c'est que si le sens concerne renonciation, s'il a pour thème renonciation même qui le communique, il peut manifester, montrer d'autres sujets que le sujet parlant : autrement dit la pensée communiquée (donc celui qui réagit à la représentation puisque, pour Bally, penser c'est réagir à une représentation en la constatant, l'appréciant ou la désirant) n'est pas nécessairement identique à celle du sujet parlant. Il faut donc se garder de confondre le modus de Bally avec la modalité des grammairiens ou des logiciens, c'est-à-dire la prise de position du locuteur vis-à-vis du contenu exprimé. O. Ducrot (1984) a souligné le caractère fondamental chez Bally de la différence entre le sujet modal (celui à qui est attribué la réaction devant la représentation ou, en d'autres termes, la pensée dans l'acte de communication) et le sujet parlant, la différence entre pensée personnelle et pensée communiquée (distinction qui permettrait, selon Ducrot, une herméneutique du mensonge et de l'ironie) (3).

Cette bipartition entre sujet modal et sujet parlant (voire la bipartition que Ducrot dessine avec la mise en évidence d'un troisième rôle, celui de sujet communiquant) permet d'inférer une conception polyphonique ou « théâtrale » de renonciation (ou du

sens)

comprise comme la confrontation des points de vue différents qui se juxtaposent, se superposent ou se répondent (Ducrot 1984:15).

Les thèses sur renonciation développées dans LG amorceraient ainsi

cette analyse polyphonique de la notion de sujet dont Bally est sans doute l'initiateur principal dans la linguistique moderne (Ducrot 1984:29) (4).

Page 9: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

172 Cmss : Charles Bally

Direction donc importante mais seulement l'une de celles que recouvre le caractère extensif de renonciation chez Bally.

DÉFINITIONS DE DÉNONCIATION ET SPÉCIFICITÉ DE BALLY

Si l'on se réfère à la définition que Benveniste propose de renonciation et au programme d'études qu'il prescrit, on peut schématiquement noter les non-recouvrements, les déplacements par rapport à la problématique de Bally. Rappelons deux approches de ce concept chez Benveniste, séparées par 14 ans mais sans variation significative pour notre présent propos :

II y a énonciation dès que se réalise l'un de ces actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en parole par un locuteur (1956:251). L'énonciation est la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation (1970:80) (5).

Pour Benveniste, renonciation est un procès à étudier sous trois aspects : 1. la réalisation vocale de la langue ; 2. la sémantisation de la langue ; 3. le cadre formel de la réalisation de renonciation. Pour le second point, il évoque une « théorie du fonctionnement de l'esprit» (1970:81) et annonce sa distinction sémantique/sémiotique.

En raisonnant à partir de cette tripartition, on posera que l'originalité de Bally réside dans le refus de séparer le second et le troisième points. Alors que Benveniste, travaillant à partir de la dichotomie langue/parole, insiste de fait sur l'unique, le singulier, en mettant en avant la situation et l'acte, le problème posé par Bally est celui de l'élargissement du cadre saussurien, ou plutôt d'une intégration dans le champ de la langue de ce qui pourrait apparaître extra-systémique. C'est précisément le cas avec son analyse des « signes extra-articulatoires » (signes « musicaux » ; mélodie, intensité, durée, rythme ; interjections ; « mimique : gestes, attitudes, physionomie ; « signes situationnels » élargis au « contexte »), tous éléments que Bally énumère dans le chapitre premier de « Théorie de l'énonciation » et qui « se reflète[nt] indirectement... dans la syntaxe de la phrase » (LG:44).

Page 10: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

Chiss : Charles Bally 173

Cet examen des

formes typiques de renonciation, en suivant un ordre qui nous éloigne progressivement de l'explicite et nous fasse parvenir aux expressions les plus synthétiques de la pensée (LG:40)

s'inscrit dans une théorie de la phrase : à l'analyse de la phrase explicite (les marques linguistiques qui traduisent le modus et le dictum), s'ajoute celle de l'actualisation, de la caractérisation, de la subordination/coordination, de la composition, de la transposition fonctionnelle, toute une syntagmatique du système grammatical, voire du système phonologique que Bally signale mais qu'il ne développe pas.

Si Benveniste insiste avec raison sur la nécessité de considérer autrement les fonctionnements linguistiques que «sous le seul angle de la nomenclature morphologique et grammaticale» (1970:79) en dégageant des notions comme «modes» et «plans» d'énonciation, son travail mais plus encore son héritage aboutit à une concentration sur un certain type de questions réputées nodales dans les problématiques énonciatives : c'est en particulier le cas des déictigues dans la mesure où ils font consensus dans l'approche variationnelle de renonciation. Ainsi Ducrot-Todorov (1972:405) les définissent comme des «éléments appartenant au code de la langue et dont pourtant le sens dépend de facteurs qui varient d'une énonciation à l'autre ».

Alors que les enseignements tirés - à tort ou à raison - de Benveniste amènent à découper dans le code certains éléments morphologiques (pronoms, adverbes), certaines relations syntaxi- co-sémantiques (le temps), la visée de Bally apparaît plus générale : l'étude de certaines couches lexicales, les évaluatifs par exemple (à laquelle on réduit parfois l'apport de Bally), comme celle des déictiques, constituent les pièces d'un très vaste ensemble qui est la théorisation de renonciation « entière » ou « totale ».

A partir de ces considérations, il faut remarquer la coexistence, sur le terrain des discours universitaires à propos de renonciation, de deux points de vue : d'un côté le caractère multiforme du champ de renonciation fait obstacle à sa description et, parfois en alléguant le refus du réductionnisme tel qu'on le trouve chez Bally, on peut noter que renonciation « est une notion qui reste souvent assez vague » (Dubois 1973) ; d'un autre côté,

Page 11: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

174 Chiss : Charles Bally

renonciation sera définie comme passible d'une discipline juxtaposée à l'étude du système définie aussi en termes de disciplines linguistiques constituées (phonologie, syntaxe...) et connectée avec d'autres disciplines (comment?) comme la sociolinguistique et l'analyse des discours ou intégrée (comment?) dans la nouvelle matrice pragmatique.

L'inflation disciplinaire et son corollaire, à savoir les réécritures implicites ou explicites de l'histoire de la linguistique contemporaine en termes d'ajouts, me semblent contradictoires avec les directions saussuriennes indiquées par la distinction entre syntagmatique et paradigmatique et que Bally exploite, lui, dans le second mouvement de son oeuvre après sa stylistique, en proposant à la fois une théorie de renonciation et une théorie des associations. A travers la redécouverte ces dernières années de l'œuvre de Charles Bally, c'est encore une fois la délimitation des objets dont traitent les sciences du langage qui est en question.

NOTES

(1) Dans une section de « Théorie de renonciation » (Linguistique générale et linguistique française), Bally, à propos de ce qu'il appelle le < passage » du monorème à la phrase complexe, propose un élément de débat sur le thème de la pensée « pré-logique » avec des références tant au langage de l'enfant qu'à l'« état primitif hypothétique ». C'est dire que, même si elle est explicitement rejetée par ce tenant de la synchronie et de la langue vivante qu'est Bally, la problématique de l'origine du langage affleure - de fait - ici et là.

(2) Ce type de critique adressée à Bally se retrouve avant la parution de LG sous la plume de Bahktine dans un débat à propos du « style indirect libre » où il confronte les positions de Bally à celle des adeptes de K. Vossler, Lorch et Lerch : < Un auteur comme Bally aborde la langue du point de vue de la raison et c'est pourquoi il est incapable de comprendre celles de ses formes qui sont encore vivantes : Bally n'a pas saisi la spécificité du Discours Indirect Libre et, n'ayant pas trouvé en celui-ci une identité compatible avec la logique, il l'a exclu de la langue» (1929:205). Ces critiques se situent au sein d'un débat de grande importance pour le problème de la théorisation des formes littéraires dans les sciences du langage (cf. note 4) ; elles suggèrent aussi l'ensemble de la < lecture » par Bahktine de l'histoire de la linguistique dans laquelle Bally, qui a réintroduit la dimension de la subjectivité et mesuré le poids de l'affectif dans la langue, se voit rangé avec Saussure sous l'étiquette d'« objectivisme abstrait », l'autre terme de la symétrie réprobatrice étant le « subjectivisme individualiste ».

(3) On peut d'ailleurs se demander en suivant l'argumentation de Ducrot et le texte de Bally, le premier évoquant le «clivage», le «caractère schizophrénique inhérent à toute communication» (1984:11), et le second le «dédoublement de la personnalité» (LG:37), s'il n'y a pas, à travers ces indications, matière à interpréter des phénomènes comme le lapsus. Bien que la psychologie de référence de Bally soit une psychologie « sûre de son

Page 12: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

Chiss: Charles Bally 175

objet», qui s'appuie sur la «pensée réelle», qui suppose le choix du vouloir-dire, les éléments d'information et de réflexion fournis au colloque par M. Cifali incitent à déterminer plus avant le type de « rencontre » entre Bally et la psychanalyse.

(4) Un des bénéfices de cette conception est aussi de suggérer une théorisation de la fiction littéraire et poétique, ce qui autorise le rapprochement que fait Ducrot (1984) avec les thèses narratologiques de Gérard Genette (1972) : l'écrivain hors du récit, dans la position du sujet parlant hors du sens de l'énoncé; le narrateur dans la position du sujet communiquant : il fait savoir ; celui dont on choisit le point de vue dans la position du sujet modal (c'est-à-dire le sujet pensant de Bally). Alors que, malgré les ambiguïtés constamment récurrentes du terme, Bally a explicitement dégagé sa « stylistique » de toute préoccupation rhétorique ou littéraire, sa « théorie de renonciation » ouvrirait une voie vers la conceptualisation des discours, littéraires spécifiquement. Ce qui pourrait être source de confusion est en réalité l'indice d'une séparation de fait dans l'après-coup du structuralisme entre linguistique et littérature. Ce qu'illustre cette réflexion de Georges Mounin selon lequel Bally «est à l'origine de la théorie de renonciation qui règne aujourd'hui, surtout d'ailleurs chez les chercheurs en littérature. Ce sera un beau problème historique, par exemple, d'essayer d'établir les rapports, sur ce point, qui passent entre Bally, l'École de Prague, Jakobson et Benveniste » (1984:13). Une séparation donc, là où Bahktine (cf. note 2) par exemple, auquel on réfère traditionnellement le terme de « polyphonie », avait tenté de construire une interaction.

(5) La première de ces deux définitions est très proche de celle proposée par Ducrot-Todorov (1972) : « acte par lequel des phrases s'actualisent, assumées par un locuteur particulier, dans des circonstances spatiales et temporelles précises, le dernier membre de phrase autorisant l'identification partielle de la notion dénonciation à celle de situation de discours ». Quant à la seconde, elle est aussi celle de Dubois (1973).

RÉFÉRENCES

BALLY, Charles (1909), Traité de stylistique française. Heidelberg : Winter, et Paris : Klincksieck, 2 volumes.

BALLY, Charles (1913). Ferdinand de Saussure et l'état actuel des études linguistiques. Genève : Atar.

BALLY, Charles (1913). Le langage et la vie. Genève : Atar.

BALLY, Charles (1915). Lettre à une étudiante 25.6.1915 citée par Cifali 1985.

BALLY, Charles (1932, 2e édit. 1944). Linguistique générale et linguistique française. Paris : Ernest Leroux.

BAHKTINE, Mikhail (1929). Le marxisme et la philosophie du langage. Traduction française. Paris : Les Éditions de Minuit.

BENVENISTE, Emile (1956). «La nature des pronoms, republié in Problèmes de Linguistique générale I. 1976 Gallimard. Coll. TEL.

BENVENISTE, Emile (1970). «L'appareil formel de renonciation». Langages, 17, 12-18.

Page 13: Bally - Qu'est-ce qu'une théorie de l'énonciation

176 Chiss: Charles Bally

CHISS, Jean-Louis (1985). « La stylistique de Charles Bally : de la notion de "sujet parlant" à la théorie de renonciation ». Langages, 77, 85-94.

CIFALI, Mireille (1985). « Documents pour une histoire de la psychanalyse ». Le bloc-notes de la psychanalyse, 5, 133-141.

CLÂPARÈDE, Edouard (1935). « Rousseau et l'origine du langage ». Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau republié dans Le bloc-notes de la psychanalyse, 5, 93-107.

DAMOURETTE, Jacques et PICHON, Edouard (1928). «Sur la signification psychologique de la négation en français ». Journal de psychologie, republié dans Le Bloc-notes de la psychanalyse, 5, 111-132.

DUBOIS, Jean (direction) (1973). Dictionnaire de linguistique. Paris : Larousse.

DUCROT, Oswald (1984). «Charles Bally et la pragmatique». Ronéot. Conférence donnée à Genève sur l'invitation de l'association Charles Bally.

' DUCROT, Oswald et TODOROV, Tzvetan (1972). Dictionnaire encyclopédique des

sciences du Langage. Paris : Seuil.

GENETTE, Gérard (1972). Figures 111. Paris : Seuil.

JURET. (1933). « Compte rendu de Linguistique générale et linguistique française ». Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg.

MEDINA, José (1985). «Charles Bally : de Bergson à Saussure». Langages, 77, 95-104.

MILNER, Jean-Claude (1978). L'amour de la langue. Paris : Seuil.

MOUNIN, Georges (1984). «La notion de prédicat chez Charles Bally». La Linguistique, 2, vol. 20.

NERLICH, Brigitte (1984). «Pour une histoire de la pragmatique». Archives et Documents de la SHESL, 4, 45-68.

NERLICH, Brigitte (1986). La pragmatique. Francfort : Lang.

SAUSSURE, Ferdinand (1905). «Lettre à Charles Bally», publiée par Cifali 1985.

février 1986 Université Paris X et CNRS UA 381 adresse de l'auteur : 64, rue Amelot 75011 Paris France