arts et cultures des tatouages

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ARTS ET CULTURES DES TATOUAGES par le Docteur Marie-Bernard DILIGENT, membre associé libre Les peintures corporelles et faciales des peuples dits primitifs d'Amé- rique, d'Australie ou de Polynésie suscitent en nous une vive émotion esthétique. Dans le même temps, nous ne pouvons nous défendre d'une angoisse diffuse devant ce qui nous apparaît comme l'étrangeté même. Cela est plus vrai encore en ce qui concerne les tatouages « peintures indélébiles ». Il s'agit des taches ou dessins qui résultent de l'introduction volontaire dans le derme de particules colorées et insolubles qui persistent indéfiniment. L'origine du mot est océanienne, il vient de l'expression « tatau » que les indigènes prononçaient « tatahou », dérivée de la racine « ta » (dessin) et qui signifie : dessin inscrit dans la peau. Il s'agit d'un mot piège dans la mesure où chacun de nous en a une représentation particulière. Il peut être chargé d'images de carnaval, de guerriers Maori, de marins ivres, de « rock-stars » et malheureusement d'images de l'holocauste puisqu'on sait que les détenus des camps de concentration étaient tatoués d'un matricule. Ainsi le tatouage suscite curiosité, répulsion, excitation ou appréhension. Chacun a son idée précon- çue, sa référence tirée de son expérience personnelle (V. LAUTMANN). C'est le traducteur du second voyage de Cook en Océanie qui l'emploie pour la première fois en 1778. On trouve ensuite les mots tatoué et tatouage que Littré adopte dès 1858 après les travaux médico-légaux de Tardieu en 1855. Comment peut naître l'intérêt porté au tatouage? A l'âge de 28 ans, dans l'exercice d'une activité d'assistant médico-légal à la Faculté de Médecine de Nancy, j'ai été amené à observer et disséquer des corps nus montrant toutes les cicatrices et les stigmates de la vie marqués sur la peau. La grande fréquence des tatouages, sur des endroits généralement cachés, me conduit à cette question : quelle est la personnalité et quelles sont les motivations de ces inscriptions sur la peau? Ce fut donc au départ un regard particulier et une approche d'apparence scientifique qui cachait peut être une curiosité dont les mobiles étaient moins certains. Les résultats de ce travail de recherche étaient présentés à la Société de médecine légale de

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Arts Et Cultures Des Tatouages

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ARTS ET CULTURES DES TATOUAGES

par le Docteur Marie-Bernard DILIGENT, membre associé libre

Les peintures corporelles et faciales des peuples dits primitifs d 'Amé­rique, d 'Austra l ie ou de Polynésie suscitent en nous une vive émotion esthétique. Dans le même temps, nous ne pouvons nous défendre d 'une angoisse diffuse devant ce qui nous apparaît comme l 'é t rangeté même. Cela est plus vrai encore en ce qui concerne les tatouages « peintures indélébiles ». Il s 'agit des taches ou dessins qui résultent de l ' introduction volontaire dans le derme de particules colorées et insolubles qui persistent indéfiniment. L 'origine du mot est océanienne, il vient de l 'expression « tatau » que les indigènes prononçaient « tatahou », dérivée de la racine « ta » (dessin) et qui signifie : dessin inscrit dans la peau.

Il s 'agit d 'un mot piège dans la mesure où chacun de nous en a une représentation particulière. Il peut être chargé d ' images de carnaval, de guerriers Maori , de marins ivres, de « rock-stars » et malheureusement d ' images de l 'holocauste pu isqu 'on sait que les détenus des camps de concentration étaient tatoués d 'un matricule. Ainsi le tatouage suscite curiosité, répulsion, excitation ou appréhension. Chacun a son idée précon­çue, sa référence tirée de son expérience personnelle (V. LAUTMANN).

C 'es t le traducteur du second voyage de Cook en Océanie qui l 'emploie pour la première fois en 1778. On trouve ensuite les mots tatoué et tatouage que Littré adopte dès 1858 après les travaux médico-légaux de Tardieu en 1855.

Comment peut naître l ' intérêt porté au ta touage? A l 'âge de 28 ans, dans l 'exercice d 'une activité d 'assis tant médico-légal à la Faculté de Médecine de Nancy, j ' a i été amené à observer et disséquer des corps nus montrant toutes les cicatrices et les stigmates de la vie marqués sur la peau. La grande fréquence des tatouages, sur des endroits généralement cachés, me conduit à cette question : quelle est la personnalité et quelles sont les motivations de ces inscriptions sur la p e a u ? Ce fut donc au départ un regard particulier et une approche d 'apparence scientifique qui cachait peut être une curiosité dont les mobiles étaient moins certains. Les résultats de ce travail de recherche étaient présentés à la Société de médecine légale de

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France en 1973. Dans cette perspective médico-légale, le tatouage se trouva longtemps centré sur le problème de l ' identification. Avant la mise en pratique de la dactyloscopie, les méthodes d'identification reposaient sur les données anthropométriques, sans valeur formelle, auxquelles se joignaient les particularités individuelles telles que les caractérist iques cutanées (coloration, trouble de la pigmentat ion) , telles que les cicatrices et les tatouages. Nous savons que le tatouage reste actuellement un mode classique d' identification, ne serait-ce que le tatouage des animaux en particulier au niveau de l 'oreille du chien.

La valeur du tatouage comme élément d'identification reste toutefois discutable car un tatouage peut toujours être transformé, surchargé, voire supprimé. Au fil de la recherche, ma démarche n 'é tai t pas seulement médico-légale, mais prenait une dimension de curiosité psychologique. J 'é tais dans le même temps psychiatre clinicien dans un établissement spécialisé, faisant également des consultations psychologiques dans un établissement de réadaptation fonctionnelle. Je passais de la situation où j ' e s saya i s de faire parler les tatouages découverts sur les cadavres, à une autre où j ' écouta i s les confidences des sujets tatoués. Une des questions qui me taraudait l 'esprit pour servir de fil conducteur à ma recherche était celle-ci : le tatouage est-il fait pour être vu ? Le tatouage est-il fait pour être regardé par tous ou au contraire pour être vu par certains et dans certaines situations préc ises? En ce sens y avait-il un message part iculier: c 'est en terme de communication que nous pouvons aborder ce problème.

Seule la question du tatouage se posai t : il n 'y avait pas encore les autres entreprises pour « changer le corps » comme en témoigne un ouvra­ge paru en 2000 abordant bien d 'autres transformations corporelles : body building, chirurgie esthétique, modifications corporelles, modifications du pénis, cyborgs, piercings, transsexualisme. Toutes ces techniques qui s ' ins­tituent quelquefois en discipline, s 'autorisent à un mili tantisme au nom d 'un « esthétisme évolutionnaire » et de motivations complexes que nous envisagerons ultérieurement de manière transculturelle.

H I S T O R I Q U E D E S T A T O U A G E S

L'exécution des tatouages remonte aux temps les plus anciens de l 'histoire de l 'humanité et chez les habitants de toutes les régions du globe. On en retrouve des traces sur les momies de la Haute Egypte.

Chez les Phéniciens, les esclaves fugitifs ou les criminels, possédaient ces stigmates en signe de honte. Certains tatouages pouvaient extérioriser le sentiment de possession que le maître entretenait envers son esclave.

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Par la suite, on trouve une signification religieuse : c 'est ainsi que les Phéniciens se gravaient sur le front, le signe de leur divinité ; on peut en rapprocher actuellement les peintures frontales des disciples de Shiva aux Indes.

Plus tardivement, au cours de pèlerinages organisés à Bethléem, l ' industr ie du tatouage prospérait à proximité des églises et chez les marchands d'objets de dévotion.

Chez les Kabyles, les femmes portent sur le front, entre les sourcils, une croix bleuâtre tracée avec de l 'oxyde d 'antimoine. Lorsque la jeune fille se marie, le taleb enlève ce signe en appliquant de la chaux et du savon noir.

Les indigènes des tribus du Nouveau Monde qui les pratiquaient furent dénommés Peaux Rouges.

Parfois le tatouage a un but médical, soit prophylactique, soit curatif ; des exemples en ont été relevés en Birmanie et en Afrique du Nord. A titre prophylactique, il avait une valeur de talisman.

Il a été aussi un signe marquant l 'état physique ou social en Haute Egypte ; au Japon, sur certains sujets, on tatouait le récit de certains événe­ments qui, autrement, auraient pu être oubliés.

U N E E S T H É T I Q U E D E L A P E A U

Un tableau vaut par ce qu ' i l représente plus que par ce sur quoi il est peint. Le tatouage, tableau vivant, tire une partie de son originalité de son support : la peau humaine. C 'es t une peinture en mouvement qui se désigne tout à la fois comme œuvre d'art , défi agressif, demande sexuelle. La peau tatouée est un compromis ambigu entre l 'exhibit ionnisme de la nudité et la pudibonderie d 'un vêtement qui n 'ose se désigner ainsi.

Au cours des siècles, le tatouage est passé du domaine magique et religieux à celui de la marginalité et de la délinquance, non sans faire une incursion dans le domaine de la noblesse et de la gentry. « Comme on le fait remarquer complaisamment, écrit M. BOURGEOIS, les enfants de la Reine Victoria, pendant un voyage autour du monde (ce qui fâcha beaucoup maman), Edouard VII, Georges V, Frédéric III de Prusse, Georges 1 e r de Grèce, Frédéric VIII et Frédéric IX de Danemark, le tsar Nicolas II, Alexandre de Yougoslavie, Georges II de Grèce, e t c . . étaient tatoués sans oublier Franklin Roosevelt, Kennedy et Staline qui portait une tête de mort sur sa poitrine ».

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Il reste qu 'au jourd 'hui , ce sont surtout les dermatologues et les psychiatres qui s'intéressent aux tatoués. Les premiers sont confrontés à des problèmes de surinfection ou de dermatose allergiques, mais surtout à des demandes de détatouage. Les seconds se penchent sur le psychologie du tatoué et tentent à partir d 'études statistiques de cerner la personnalité, le comportement et le devenir de cette curieuse demande artistique. De nombreuses études portent sur les jeunes appelés du service militaire, les pensionnaires de maisons d'arrêt et les malades d 'hôpitaux psychiatriques. Disons, tout de suite, que la proportion des tatoués dans cette dernière catégorie n 'excède pas celle que l 'on trouve dans une population dite normale. Ceci pour éviter d 'emblée l ' impression que le tatouage serait un symptôme d'affection mentale.

Il n ' en reste pas moins que le tatouage par son originalité et sa relati­ve rareté pose des questions d 'ordre psychologique. Faut-il le cantonner à un comportement de semi-délinquance ou l 'élargir à une conduite de contestation plus large, c 'est un premier point. Pour y répondre, il faut d 'abord tenter de décoder la signification à la fois artistique et symbolique d 'un message cutané, qui tantôt s 'exhibe, et tantôt se voile, ne se découvrant qu ' à certains moments de la vie et de ses actes.

LE TATOUAGE EST LA RENCONTRE D'UNE PERSONNALITÉ ET D'UN TATOUEUR. QUE FAIRE DE CE MESSAGE ?

Exemple particulier de la loi de l'offre et de la demande, le tatouage résulte de la rencontre d 'une personnalité et d 'un tatoueur. Pourquoi à tel moment d 'une existence, ce mode bizarre d 'expression cutanée trouve-t-il à se matérialiser, telle est la question. Beaucoup de tatoués, les années ayant passé, ne se souviennent plus de leurs motivations premières ou les considèrent comme ridicules. Cependant la marque indélébile de leur premier désir est toujours là. Ils sont confrontés à cette première image d 'eux-mêmes, qu ' i ls veulent oublier et qui sans cesse se rappelle à eux comme si le temps s'était aboli.

On se tatoue jeune. On se tatoue pour dire quelque chose à quelqu 'un. On se tatoue pour se révolter ou pour séduire, pour ne pas parler, pour s ' imposer, pour entrer dans une confrérie imaginaire. On se tatoue aussi pour inquiéter, intriguer, surprendre un interlocuteur potentiel, qu 'on place malgré lui en position de voyeur. Le message du tatouage est complexe. Il a un contenu manifeste : ce qui est donné à voir. Il a un contenu latent : ce qu ' i l veut signifier. Entre les deux, l ' inconscient du sujet. Le tatouage ne serait-il qu 'une sorte de passage à l 'acte du rêve, une incrustation dans la peau d 'un imaginaire encore flou et mal contrôlé ? La tatouage, c 'est aussi

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un rite de passage, une forme exaspérée de l 'adolescence qui écrit sur son corps la forme omniprésente de sa révolte.

On reproche aux psychiatres leur goût pour les classifications. Cepen­dant, comment les éviter ici ? Pour comprendre, il faut d 'abord ordonner, au sens de mettre de l 'ordre dans ce qui n 'es t au départ qu 'un appel inarticulé. Parmi les dizaines de classifications, choisissons un peu au hasard celle de Ferguson-Rayport . Elle a le mérite de la clarté et nous avons pu y ranger toutes les formes de tatouage trouvées chez des patients d 'hôpital psychia­trique, des jeunes recrues du centre de sélection et, last but not least, des cadavres de l ' Insti tut de médecine légale.

Les tatouages d'identification

Ils sont rares aujourd'hui , surtout sous la forme explicite du nom, ou surnom ou des initiales du sujet. Plus fréquents sont les vestiges hérités du système militaire ou pénitentiaire : numéros matricule, emblèmes de régiment, dates d ' incorporation ou de libération. Rappelons pour mémoire que les Waffen S.S. portaient tatoué leur groupe sanguin au niveau du creux axillaire, tandis que leurs victimes des camps de concentration portaient sur un bras le tatouage de leur numéro de prisonnier. Autrefois, il n 'é ta i t pas rare de rencontrer des tatouages professionnels, indiquant l 'appartenance des sujets à tel ou tel corps de métier. Indication intéressante, puisqu 'e l le situe le tatouage comme le signe visible d 'une appartenance subie ou revendiquée à un groupe particulier.

Les tatouages antisociaux

TATOUAGES ANTISOCIAUX à base de points

m «MORT AUX VACHES»

«SEUL ENTRE QUATRE MURS»

«J'EM... LA JUSTICE»

«MORT AUX VACHES e t J'EM... LA JUSTICE»

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TATOUAGES ANTISOCIAUX à base de traits ou de lettres

«NE FAIS CONFIANCE A PERSONNE» ou s y m b o l e p lus généra l d e mort ou de souffrance.

«NI DIEU NI MAITRE»

CONDAMNE A TEMPS

«MEFIE-TOI DES COPAINS» ou croix d e s v o y o u s .

«DEVINE QUI JE SUIS»

«SEUL CONTRE TOUS»

SYMBOLE DE SOUFFRANCE

«NE POUR MOURIR, VIVRE POUR SOUFFRIR»

«MORT AUX VACHES»

Ce sont de loin les plus nombreux et les plus diversifiés. Pour GRAVEN, le tatouage est une sorte d 'argot dont la fonction est le clivage entre les initiés et les autres. D 'où l 'aspect symbolique et volontairement énigmatique de certains hiéroglyphes.

Plus lisibles ou plus évidents sont les tatouages comportant des armes ou des animaux dangereux: le poignard, surtout agrémenté d 'un serpent, signifie la vengeance : vengeance à venir, si le serpent a la tête dirigée vers le haut, vengeance accomplie, si la tête est dirigée vers la pointe du poignard (fig. n° 1). Une tête de mort sur le premier espace inter­digital signifie également un désir de vengeance, et un coucher de soleil avec un chemin vers l 'horizon est un symbole de liberté pour les anciens bagnards.

D'autres tatouages affirment avec plus d 'éclat encore l 'appartenance à un milieu marginal : le souteneur se symbolise volontiers par un aigle soutenant une femme ou sous forme d 'un serpent enlaçant une femme nue. Le symbolisme des cartes est utilisé sous forme de jeux de mots : quatre as marquent une intention maligne : « je te pique au cœur, je te laisse sur le carreau, je te prends ton trèfle ». On appréciera l 'agressivité du message. La

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Fig.l

tête de lion est un signe d'invincibili té, celle du tigre celui d 'un besoin de vengeance. Des inscriptions diverses, en clair cette fois, peuvent renforcer l ' intention d 'hosti l i té à la Société : « aimer, souffrir, haïr », « la femme est une vipère », « ni Dieu, ni maître », « vaincre ou mourir », « oublier peut être, pardonner jamais , e t c . .

Q u ' y a t-il de véri tablement agressif derrière ces graphismes vengeurs ? Non pas une haine véritable semble-t-il , mais plutôt la démesu­re d 'un instant, la proclamation stéréotypée de l 'expression d 'une contes­tation généralisée, l 'affirmation d 'appartenance à un milieu marginal, mais rarement un sentiment profond et personnalisé.

Les tatouages erotiques et sentimentaux :

Les tatoués ne sont pas avares de serments d ' amour éternel et de fidélité pour la vie. La biographie du sujet témoigne à l 'évidence du carac­tère illusoire de ces serments. Que peuvent penser toutes celles qui ont suivi lorsqu'el les voient tatoué sur le bras de leur amant : « A Rosie, mon cœur pour la vie » ? Belle démonstration cutanée de la relativité des serments

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d'amour. Plus prudents, certains préfèrent éviter les noms propres et se font tatouer leur idéal féminin sous des aspects purement plastiques (fig. n° 2 et n° 3). Libre ensuite à l 'élue de s'identifier à l ' image idéale à laquelle on la confronte. Quant aux grands sentiments, ils vont de préférence à la mère, qui reste un personnage mythique et sacré. Rappelons que « dans le milieu », les insultes à la mère sont les plus durement ressenties. Enfin le message peut être plus général impliquant une sorte de croyance naïve en un amour universel (fig. n° 4). Prolongeant le domaine sentimental ou suppo­sant à lui, les tatouages erotiques se localisent sur des zones du corps avoisinant les parties génitales. Les inscriptions varient avec les généra­tions. La belle époque se trahit à travers les « robinet d 'amour » ou « au plaisir des dames », qui couronnent certaines régions pubiennes masculines. Nous avons même rencontré une botte directement tatouée sur la verge et un as de pique venant orner un gland. Les femmes, notamment les prostituées, exhibent quelquefois des tatouages analogues. Témoin celle qui s'était fait tatouer dans la région lombaire « entrée des artistes ». A vrai dire, les tatouages réellement pornographiques sont rares. La plupart baigne en réalité dans une sorte de sentimentalisme niais ou de bravade conquérante.

Les tatouages de conjuration et religieux :

Le symbolisme mystique qui devait exister dans les tatouages du passé cède la place aujourd'hui à des sentiments de désarroi, d ' incomplé-tude, d 'appréhension de l 'avenir. La croix, réduite au symbole de souffran­ce et de mort, veut signifier : « ma vie est un calvaire ». Le portrait du Christ est à interpréter comme : « j ' a i souffert comme toi » ou « toi seul est mon juge ». Le fer à cheval, le nombre 13, l 'ancre de marine sont des talismans protecteurs. L'appel au destin s 'exprime plus clairement par « enfant du malheur », « né pour mourir, vivre pour souffrir ». Parfois enfin, Dieu est pris à témoin d 'une profession de foi anarchiste (fig. n° 5).

L E S I N T E R L O C U T E U R S D U M E S S A G E ,

P O U R Q U E L L E S T R A T É G I E D E C O M M U N I C A T I O N

Le tatouage est donc un moyen d'expression, à étudier comme moyen de communication. Reste à identifier ceux qu ' i l veut atteindre et à décryp­ter la manière dont il veut le faire. La localisation du tatouage a donc autant d ' importance que son graphisme. La relation entre celui qui donne à voir et celui qui regarde, n 'es t pas la même, lorsque l ' image cutanée est en perma­nence exhibée, par exemple, et lorsqu'el le se cache presque en permanence sous les vêtements. Selon les localisations préférentielles, se dessine un code symbolique particulier :

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• sur les parties découvertes, comme le visage et les mains, apparais­sent de façon préférentielles les tatouages symboliques, ésotériques, énigmatiques, détectés par les seuls initiés. Par exemple, ceux qui ont été décrits au début du précédent chapitre. Ils s 'adressent implicitement aux complices du même milieu marginal et ont un caractère antisocial marqué. Du premier coup d 'œil , l ' initié saura que son interlocuteur a été en prison, qu ' i l appartient au monde des souteneurs ou des homosexuels , qu ' i l se drogue ou qu ' i l a fait son service dans des bataillons disciplinaires. Il s 'agit d 'une sorte de code de ralliement entre mauvais garçons ou entre des sujets qui estiment avoir encouru les mêmes souffrances ou avoir recours, pour vivre, aux mêmes expédients.

• Aux avant-bras et aux épaules, est destinée l ' immense majorité des tatouages dits artistiques. Ces sont des dessins stylisés, les protestations d 'amour ou les cris de haine faisant état de la permanence d 'un sentiment en face de la société des femmes ou des camarades de travail. Ces tatouages, en effet, ne sont visibles que lorsque le sujet retrousse ses manches ou se met torse nu. Il est donc destiné à impressionner les relations de travail ou les femmes à séduire. Il témoigne d 'une protestation de virilité (figures de l 'aigle ou du tigre centrées sur un poignard - fig. n° 6) ou cherche à intri­guer par un symbolisme compliqué de l 'ordre du rébus vivant.

Fig. 6

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• Sur le torse, on trouve généralement des graphismes sophistiqués dont le but est de faire du corps humain une œuvre d'art exhibée avec la nudité qui la sous tend (fig. n° 7 et 8). l ' interlocuteur dans ce cas est le plus souvent féminin, ou masculin si se profile un règlement de compte « à la loyale ». Sorte d'équivalent cutané de l 'uniforme flamboyant qu'arboraient autrefois les militaires avant de s'affronter à leurs ennemis . . . ou à leurs amies.

L ' O C C A S I O N D E R E N C O N T R E

Nous avons décrit les circonstances où fleurissent les tatouages -prison, armée, groupes de camarades. Dans ces circonstances, l 'espri t d ' imitation est important. GRAVEN écrivait que le milieu composé d ' indi­vidus affichant un mépris total des règlements, des habitudes, des conven­tions, est au fond très conformiste. Ce conformisme nous échappe parce qu ' i l est basé sur des critères qui nous sont totalement étrangers. C 'est pourquoi le milieu connaît ses modes, aussi bien dans la façon de s 'expri­mer que dans celle de se vêtir ou de se comporter. Pour les jeunes , la première démarche d 'adhésion au milieu se fait à travers le tatouage, pour imiter les durs. C 'es t donc une marque d ' imitat ion -souvent maladroite- et également d ' intégration.

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Malgré la hardiesse des inscriptions ou l 'agressivité des représenta­tions, l ' intention maligne n 'est pas évidente. C'est une figure gravée dans la jeunesse que le tatoué n 'a ime plus évoquer : bêtise de jeunesse.

Le tatouage n ' a guère plus de sens que les graffiti qu ' i l a vus ou qu ' i l a barbouil lés, lui-même sur les murs de son quartier, sur les arbres du square, sur les parois des vespasiennes ou sur les murs de la prison.

Ainsi le travail de William McLean « Iconographie populaire de l 'éro-tisme » mettait en évidence cinq grands thèmes de graffiti: la mort, la politique, l ' identité individuelle, la violence ou l 'agressivité et l 'érotisme parmi bien d'autres thèmes. Ces thèmes sont les plus fréquents dans les graffiti et les seuls que l 'on peut qualifier d'obsessionnels. Parmi eux, la sexualité et la mort sont les seuls thèmes obsessionnels clairement manifestés par les graffiti figuratifs... Le thème de la sexualité représenterait au moins la moitié sinon les trois quarts de tous les graffiti figuratifs de Paris. Il apparaît que ces œuvres murales sont réalisées par des adolescents. Nous apercevons la convergence entre les deux formes d'expression, avec cette différence fondamentale que le tatouage est une marque inscrite sur le corps du sujet, le graffiti étant une décharge émotionnelle qui demeure dans l 'anonymat. Le tatouage est un élément qui s'introduit dans la relation interpersonnelle, pour signifier quelque chose à autrui à travers l 'enveloppe corporelle.

L E R Ô L E D E L ' A I G U I L L E

L'aiguille n 'es t pas seulement le moyen qui introduit la substance colorante dans la peau ; elle entraîne un stimulus modifiant le niveau percep­tif. Pour Hella LOBSTEIN, psychanalyste, plusieurs analogies se retrouvent entre punctures et psychanalyse : l ' impression de protection éprouvée par le sujet, la recherche d 'un rééquilibre entre deux opposés complémentaires (tendresse/agressivité, sympathique/vagotonique). Entrent également en jeu les relations du puncteur et du patient, la satisfaction d 'un certain sadoma­sochisme, de déviations psychosexuelles.

Deux éléments psychiques sont donc à considérer : le couple tatoueur-patient, le couple aiguille-patient, sans négliger peut-être une action nerveu­se et vasomotrice pouvant avoir un retentissement psychique chez un sujet en état de stress comme l 'étude des circonstances du tatouage peut le montrer.

La puncture n 'es t généralement pas douloureuse mais énervante, irritante, donnant envie de pleurer, comme nous l 'ont expliqué les sujets. De ce fait l 'opérat ion se déroule fréquemment en état d 'alcoolisation afin de mieux supporter les effets secondaires. L' idée de l 'hyposensibil i té ou de l ' insensibili té à la douleur, qui persiste depuis les travaux de Lombroso, ne peut être retenue. Le tatouage tel qu ' i l est pratiqué dans les prisons n 'est pas

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douloureux, au contraire des tatouages par incision profonde pratiqués dans certaines peuplades.

L A P E A U

La peau forme la limite de notre corps ; elle est le « lieu propre des échanges humains intimes ». Pour un individu donné, une ornementation corporelle peut révéler une tendance pulsionnelle primitive à l 'agrandisse­ment de son propre moi, qui est une recherche de compensation. Selon Campagne, la limite virtuelle entre le dedans et le dehors se matérialise par le tatouage devenant réalité somatique durable. Le tatouage à usage interne (sous la peau) est fétiche incorporé assurant la valeur et la sécurité du corps. Il est aussi destiné à l 'extérieur, participant au monde visuel de la distance, captant le regard pour le subjuguer.

Au même titre, les psychodermatoses , selon la dénominat ion de Bolgert, sont des manifestations qui mettent en évidence le rôle de la peau pour signifier à autrui un conflit intrapsychique. Les hiéroglyphes cutanés apparaissent ainsi comme une précaire parade, une agressivité qui se retourne contre le sujet sous forme d 'une blessure permanente.

L E R E G A R D

Le tatouage éveille la curiosité d'autrui. Le comportement de curiosité est intimement lié à la démarche erotique. Sa manifestation spécifique consis­te à voir et être vu. Held a décrit quelques aspects de la psychopathologie du regard. « Posséder autrui pour ne pas être possédé par lui, lui appliquer la loi du talion, le châtrer pour ne pas être châtré soi-même, le mépriser pour ne pas être méprisé soi-même ». Nous avons vu l ' importance de préciser certains thèmes de tatouages par rapport à leur localisation qui conduit à situer à quel moment se fait l 'exhibition, suivant que le tatouage est habituellement décou­vert ou caché. Y a-t-il recherche d 'une surprise ou mépris du partenaire? Quelque chose de caché devient tout à coup apparent et fait naître le scanda­le, l'horreur, la colère ou la répulsion dans le regard d'autrui. Les tatouages de poignards sont situés en général au niveau des avant bras, c'est-à-dire au niveau des zones communément découvertes. Ils apparaissent comme un symbole d'agression mais peuvent être interprétés comme une défense, le tatoué signifiant à autrui : « ne m'approchez pas de trop près « ou » j ' a i besoin de cette agressivité pour vivre, autrement que me resterait-il ? »

Les inscriptions, prénoms, initiales célébrant un être aimé, ou les êtres successivement aimés, sont disséminés sur toute la surface corporelle. Il est intéressant de noter leur situation pour savoir à quel moment d 'une relation avec un nouveau partenaire ils vont apparaître, lui révélant d 'une manière soudaine ces précédents concurrents.

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Il existe toutefois une volonté sadique à l 'égard du nouveau partenaire, le forçant à cohabiter avec les anciennes amours.

Il se crée souvent une incompréhension fondamentale entre le tatoué et le spectateur dans la mesure où le tatouage est un stigmate, une parole adressée autrefois à autrui qui a perdu son actualité mais est vécu par le partenaire comme un langage actuel. Le tatoué devient victime de cette cicatrice parlante. C 'es t alors que le tatouage trouve sa signification primi­tive d 'empreinte « être marqué ». . . Il apparaît comme une soumission à un destin clos né pour souffrir, comme une aliénation agressive à un avenir dont se sent la victime : enfant du malheur, marche ou crève.

Finalement le tatouage, mécanisme de défense contre le destin, ou pour se protéger des autres, enferme le tatoué un peu plus à l 'étroit dans son moi. Il est le signe de son échec. Le sujet demeure prisonnier de manifes­tations exhibitionnistes de son adolescence en désarroi.

L A P E R S O N N A L I T É

Par delà l 'opérat ion du tatouage, nous apparaît la personnali té du tatoué. Elle se caractérise par la pauvreté de l 'expression verbale, la passi­vité, l ' immatur i té psychoaffective avec fixation narc iss ique; il existe fréquemment un désinvestissement des relations affectives caractérisées par la pauvreté de l ' image féminine ; la femme « c 'est la femelle, la marmi­te, l 'hôtel du besoin où l 'on se soulage ». Les relations affectives se carac­térisent également par une fixation à une image maternelle très ambivalen­te, apparaissant à travers les tatouages sentimentaux ou re l igieux: « j ' a i souffert pour toi », souvenir de la parole maternelle aliénante. Il existe une absence d ' insert ion sociale augmentant généralement avec le nombre de tatouages.

L E S F O R M E S D E T A T O U A G E S

L E T A T O U A G E A R T I S T I Q U E

Par le tatouage, le corps dans son ensemble devient une surface ornementale et s'offre comme support d 'une expression artistique que chacun décline à sa manière.

Souvent considéré comme un banal graffiti, art de la rue, le tatouage rejoint l 'art populaire traditionnel des tribus nomades, se rapproche de l 'art naïf ou peut atteindre le chef d 'œuvre pictural.

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Certains tatoués ont des albums de photos de leurs propres tatouages, comme on pourrait avoir une collection de tableaux. A la propreté soignée des tableaux de maître succèdent les voluptueuses griffures, les vives éclaboussures d 'une couleur qui transperce et boursoufle.

A défaut d'être artistes, les tatoués s'offrent comme toiles. Certains parcourent le monde à la recherche du prix qui récompensera la beauté et la finesse de l 'œuvre gravée dans leur chair. Ils se regardent complaisamment et s'admirent, se suffisant à eux mêmes, comme dans une relation masturbatoi-re. Ils s'exhibent et s'exposent, comme dans une galerie, au regard d'amateurs surpris, puis peu à peu captivés. Se baladant, à l 'aventure, l 'œil erre puis s 'accroche de curiosités en surprises pour essayer de décrypter un message qu' i l pressent. Le tatouage, art curieux, ne laisse personne indifférent.

Un tag à l 'âme :

« Beaucoup de dessins tatoués dérivent de l 'argot. Pour assurer plus de vie à l ' image, plus de relief à la pensée, plus de pittoresque à l 'expression, le criminel donne à ses tatouages la forme d 'une allégorie embryonnaire. Elle est empruntée parfois aux Latins et surtout aux Grecs, chez qui chaque élément était personnifié. La mort devient un squelette armé d 'une faux ; le temps, un vieillard qui porte un sablier ; la just ice, une femme aux yeux bandés tenant une balance dans les mains. »

Bien des gens pensent que l ' inscription tégumentaire n ' es t qu 'une tentative d'expression, un balbutiement artistique proche du barbouillage de l 'enfant qui sait à peine écrire.

Les annotations irrespectueuses, les dessins hâtifs, bâclés, griffonnés à l 'a iguil le - d a n s un bar ou une c e l l u l e - témoignent d 'une parenté indéniable avec les graffiti qui foisonnent sur les murs des villes. Ils sont aussi le reflet d 'une insolence toute enfantine.

Comme le graffiti, le tatouage est incision, griffure - au sens étymo­logique du terme - et gravure sur une surface suffisamment malléable pour se laisser pénétrer. Il procède des mêmes inquiétudes, des mêmes besoins convulsifs. Il exprime de manière spontanée un sentiment d 'urgence, une nécessité physiologique de survie dont le lexique symbolique ne se décryp­te pas toujours aisément.

Ces idéogrammes frondeurs sont les moyens d 'expression privilégiés de toutes les contestations, la marque hésitant entre l 'écri ture familière, ordurière ou obscène et le dessin malhabile , rustre ou enfantin. Cette graphie ludique, leste ou naïve, réprouvée ou ailleurs simplement tolérée, s 'adresse à tous. Elle s'affiche volontairement et par défi sur les parties

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visibles du corps comme sur les murs. La maladresse et la déformation stylisée des traits traduisent la catégorie du monstrueux, tendu entre l ' inquiétant et le grotesque si cher à l 'enfance.

La communication agressive ou pour le moins licencieuse, paraît être là un mot d 'ordre . Violence, mort et sexe sont les sujets favoris.

Une autre constatation permet de mettre décidément en parallèle tatouages et graffiti, celle de la découverte de peintures rupestres, ancêtres de nos inscriptions murales, et de statuettes marquées de l 'ocre rouge, premières traces de tatouages. Il paraît probable que cette première manifestation humaine, contemporaine de l 'âge de pierre, témoigne du besoin de communicat ion de l ' homme de Neanderthal . Peintures ou gravures, elles sont indéniablement des œuvres d'art . Ces croquis d ' instan­tanéité - r e n n e s au galop, bisons à l 'œil torve, chevaux sauvages en f u i t e -fixés pour l 'éternité par des traits, des pointillés, des dégradés d 'ocre et de noir dans d 'obscures cavernes, sont d 'un surprenant impressionnisme.

U N A R T P O P U L A I R E M I L L É N A I R E

Le tatouage se rapproche parfois de l 'art populaire de tribus nomades. Avec la danse et le chant, il fait partie du folklore, des traditions, plus précisément dans les peuplades primitives du Pacifique, chez les Berbères et chez les Indiens.

Les mêmes motifs calligraphiques sont retrouvés sur la peau, dans les productions architecturales, sur les vêtements, les tapis, les objets domes­tiques. Trois mille ans plus tôt, on les retrouvait sur les poteries mycéniennes et les amulettes néolithiques.

Aucune représentation n 'es t réellement figurative. Fleurs, plantes et animaux sont reproduits de manière stylisée, les formes les plus primitives de dessins consistant en points, lignes et courbes. L 'agencement des traits, sinusoïdes, signes cabalistiques se fait selon un code précis, issu de tradi­tions ancestrales transmises oralement.

Dans le Maghreb, les dessins réalisés sont la fameuse silaya au front - p a l m i e r stylisé - ou bien la feuille d'alfa, porte bonheur connu des temps pré-islamiques symbole de la protection d 'Allah.

Curieusement, il existe dans le choix des motifs, comme dans celui des couleurs, des archétypes. Ceux-ci font sans doute appel à une sorte d ' inconscient collectif, cher. . . Jung, et commun à toutes les civilisations. Les ethnologues ont toujours été frappés par la constance de certaines structures formelles. On les retrouve sur les outils domestiques et les armes

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de guerre du Pacifique dans la peinture des cases des Indiens d 'Amérique ou la décoration des vases chinois archaïques, l ' identité des symboles suppo­se l ' identi té des croyances primitives.

La spirale, par exemple se retrouve dans toutes les civilisations, quelles que soient les époques. Universelle, elle est ce lien qui unit les peuples dans une recherche d ' immortali té. Au fil des siècles, cette figure se complique en chevrons et entrelacs, triskel, roue ou croix gammée - svasti­k a - pour se déterminer en cercle parfait, souvent matérialisé par l 'ouro-bouros, le serpent qui se mord la queue. Tous ces motifs décoratifs, communs au pourtour méditerranéen, aux pays orientaux de l 'Empire byzantin, à l ' Inde et à la Chine, communs à l 'Amérique et l 'Afrique - outre la recherche du beau - ont une fonction magique ou religieuse. Ils sont à la base du symbole taoïste « yin-yang ». Ils sont liés à la vie et à la mort, à la recherche existentialiste humaine.

Ce n 'es t pas par hasard si l ' homme préhistorique, en sortant de sa caverne, construit des huttes de branchages circulaires, prenant exemple sur certains animaux, insectes ou oiseaux.

Ce n 'es t sûrement pas non plus par hasard, si, chez les Esquimaux, les Indiens, les Pygmées, tous les abris - i g l o o s , tipis, c a s e s - ont une base circulaire. Le cercle, considéré comme le premier acquis architectural et le balbutiement artistique de l 'être humain, a aussi une fonction magique. Il est ce cocon, ce nid, cette coquille dans lesquels l ' homme et l 'animal sont enfermés avant leur naissance et qu ' i l cherchent sans cesse à recréer. Parce qu ' i l peut s 'enrouler et se dérouler à l ' infini, le cercle, finitude en lui-même et pourtant mouvement perpétuel , reste le symbole du continuel renouvellement, de la résurrection, de l 'é terni té . C 'es t la raison, sans doute, de sa permanence et de son ubiquité. Il est d 'ai l leurs curieux de constater que le réflexe d 'un enfant qui ne sait pas écrire et qui s 'empare d 'un crayon est de gribouiller des cercles ou du moins des formes arrondies. Est-ce le signe d 'une impulsion héréditaire ?

La spirale simple se rencontre dans la plupart des peuples, mais les Celtes utilisèrent les premiers des spirales doubles, triples et quadruples qui réclament une grande rigueur mathématique et géométrique, et témoignent d 'un art évolué. Si les Maoris furent des artistes en matière de courbes, l 'art celte paraît néanmoins le plus élaboré.

L E T A T O U A G E T R I B A L

Le style tribal, remarquablement graphique, est l 'un des plus intéres­sants qui aient émergé avec la renaissance du tatouage et prospéré dès les années 1960. Le terme tribal s 'applique aux motifs indigènes des cultures

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préindustrielles du monde entier. Les tatouages tribaux actuels pourraient trouver leur origine chez les Sea Dayak de Bornéo, chez les Maori de Nouvelle Zélande, les Haida d 'Amérique ou les indigènes des îles Hawaï.

Ces vigoureux dessins monochromes comptent parmi les plus anciens de l 'histoire du tatouage - c e qui ne les préserve pas pour autant d 'une disparition proche. En effet, vers la moitié du XX e siècle, des décennies d ' intégrat ion culturelle ont failli anéantir ces remarquables traditions décoratives. Mais quelques artistes ambulants familiers du genre ont été les catalyseurs d 'un renouveau dont le dynamisme ne se dément pas. Cliff Raven, Dan Thomé, Roger Ingerton, Michael Malone et Kandi Everett, ainsi que l 'historien du tatouage Léo Bereton, ont tous pris fait et cause pour les styles tribaux dès les années 1960. L 'engouement ne se déclencha pourtant qu ' au début des années 1980, suscité par la publication d 'un numéro spécial de Tattootime et consolidé par l 'at t irance des punks pour la noirceur et la puissance de ces motifs.

Léon Zulueta est sans doute le tatoueur le plus proche de l 'art tribal, son langage graphique s 'appuyant presque exclusivement sur les traditions culturelles du Pacifique - l a Polynésie, la Micronésie et Bornéo entre autres. En 1981, avant même d'en faire son métier, Zulueta se fit tatouer sur le dos une œuvre de tradition micronésienne qui eut sur le milieu un impact aussi marquant que le style japonais sur le génération précédente.

Aujourd 'hui , les motifs tribaux se manifestent de multiples manières, trouvant même leur place dans les collections de planches et sur les étagères des tatoueurs provisoirement à la mode. Pourquoi cette popularité ? D'abord parce que le style tribal, à l 'évidence très éloigné des autres styles, apporte un contrepoint aux images violemment colorées qui furent les « piliers » du tatouage depuis les années 1960. Ensuite, parce que ces motifs épousent magnifiquement l 'anatomie de l ' individu, soulignant les structures et contours particuliers de chaque corps.

La profusion des symboles liés à l ' immortal i té est particulièrement frappante dans l ' iconographie du tatouage. Qu ' i l s 'agisse de cercles, d 'entrelacs à la mode celte, de serpents, de dragons ou autres animaux mythiques stylisés comme le phénix des pays orientaux, il semble toujours que le tatoué ait à conjurer la mort. Le tatouage est bien un langage collé au corps plus significatif qu 'un simple bijou que l 'on peut changer.

L E T A T O U A G E A R T N A Ï F

Si le tatouage tribal peut paraître le fruit d 'une recherche d'épure, les motifs habituels sont des copies vendues par planches et que le tatoueur de base se contente de décalquer. Le tatoué qui manque d'imagination consulte

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un catalogue et fixe son choix sur une panthère stéréotypée ou une rose artifi­cielle. On est loin de la création artistique. Il ne s'agit plus que d 'une simple transposition.

Pourtant, emportés par une frénésie reproductrice et comme drogués, un certain nombre de tatoués se placardent d'autocollants. Ils enjolivent leur façade à la manière du facteur Cheval. Le corps est marqueté, recouvert de mosaïques aux couleurs criardes, et surprend par son étrangeté.

Le tatoueur se prend, à l 'occasion, pour un naturaliste ou un peintre naïf. Il fait des incursions dans le domaine des contes de fées, dans le règne animal, pour mieux s 'évader hors de l 'uniformité.

Exposant fièrement ses animaux féroces ou mythiques, bombant le torse et roulant des mécaniques, il se présente comme au cirque. On l 'assi­mile aux nains, aux géants, aux frères siamois et à tous ces êtres bizarres, hors norme, qui attisent la curiosité des badauds venus au spectacle. Il pourrait aisément figurer dans un film de Fellini ou de Grenaway.

Il se transforme en peintre paysan du dimanche, rejoignant ainsi le Douanier Rousseau, les peintres haïtiens ou ceux de l 'école yougoslave de Hlebine. Les dessins sont assemblés côte à côte, sans ordre thématique, au gré de l ' imaginat ion qui dérive.

En dépassant la tradition, le tatouage, comme la peinture naïve, fait fi des conventions. Tous deux, dans la marginalité, issus de la pénombre de l 'histoire et de la conscience culturelle, sont au confins du domaine de l 'art .

Sans préjuger de la grande majorité de tatoués lorrains méconnus, l 'enquête réalisée à propos de consultations ne se situe pas au niveau d 'un art cutané et ne suscite pas d 'émotion esthétique.

Le nombre de personnes tatouées est en augmentat ion semble-t-il . Certes, il y a de nombreuses personnes portant un unique tatouage, emblé­matique d 'une appartenance militaire ou d 'un corps expéditionnaire, ou d 'un choix longuement mûri. Les uns et les autres peuvent se prévaloir de grands chefs militaires ou de monarques tatoués. Il est évident que les futurs monarques , servant dans la marine de guerre, ont donné aux tatouages ses lettres de noblesse. Ce furent d 'a i l leurs les médecins de marine qui furent les premiers spécialistes du tatouage donnant une dimen­sion scientifique et psychologique à ce phénomène culturel. Ils en souli­gnaient le caractère d 'é t rangeté . Actuellement, il existe une relative généralisation et une banalisation des tatouages, dans toutes les entreprises

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contemporaines pour « changer le corps » comme en témoigne la chirurgie esthétique, les modifications corporelles, le piercing, les cyborgs. Toutes ces disciplines s 'autorisent à faire une propension au nom d 'un esthétisme évolutionnaire et de motivation complexe.

La résurgence actuelle des pratiques de tatouage se fait essentiellement au nom des arts primitifs dits tribaux. A partir du XVI e siècle, suite aux explorateurs, les anthropologues décrivirent et enregistrèrent les dessins et coutumes qui leur sont associés. Une variété considérable de tatouages apparaît lorsqu 'on se penche sur les dessins des tribus. Les dessins tribaux représentaient souvent des images abstraites, soit dans un but de décoration, soit pour évoquer un symbole religieux ou d 'autres croyances. Une autre fonction était de signaler le statut de la personne, par exemple pour en indiquer la prospérité, la noblesse ou la puissance et plus particulièrement pour les femmes, pour indiquer leur nubilité. Les dessins d 'animaux étaient utilisés dans l 'espoir qu ' i ls transmettent à la personne les mêmes attributs que ces figures. En Asie du sud-est, les pêcheurs se décoraient de « panta­lons-tatouages » très élaborés, combinaisons de dessins de dragons, serpents et espèces aquatiques pour se protéger des risques professionnels. On retrouve cette tradition dans la culture populaire ; ces dessins ornemen­taux polychromes recouvrant de larges surfaces corporelles créent une rêverie exotique. Il est pourtant remarqué que cet art vaut moins pour son raffinement, que comme l 'expression de l 'endurance. « L'endurance » était le mot pour désigner le tatouage au Japon. La ténacité et la traversée de la douleur comptent plus au Japon que le message symbolique. Se faire graver et colorer l 'épiderme ne pouvait relever du simple coup de tête. Les procé­dés étaient bien plus laborieux et douloureux qu 'aujourd 'hui . Les instru­ments et techniques utilisés feraient grelotter d 'angoisse un phobique des aiguilles. Les Maoris ciselaient l i t téralement la chair selon un procédé douloureux qui prenait des mois et exigeait une grande dextérité. D'ail leurs symboles de prestige et d ' identi té, les têtes ornées des motifs « mokos » étaient si recherchées par les belliqueux Maoris qu ' i ls conservaient pieuse­ment celles de leurs ennemis exécutés.

Le tatouage était fait aussi pour effrayer ses ennemis, en ce sens, il provoque une répulsion qui stigmatise le tatouage.

L E T A T O U A G E , P H É N O M È N E D E S O C I É T É

L'approche sociologique des problèmes met l 'accent sur les facteurs socioculturels et leurs rôles prépondérants dans l 'é t iologie des faits sociaux. Elle peut privilégier les faits comme un phénomène essentielle­ment économique ou relevant de facteurs socioculturels : modèle culturel de

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l 'apprentissage, conflits de culture. Les tatouages comme d'autres manifes­tations sociales seraient alors la résultante des conditions individuelles et sociales. FERRI considère comme facteurs sociaux la densité de la popula­tion, l 'opinion publique, les us et coutumes, les mœurs de la religion. Sous cette rubrique, il aborde aussi la famille, le niveau de l 'enseignement, le degré de l ' industrialisation, de l 'a lcoolisme. Pour être complet il faudrait analyser encore les conditions de la vie économique, tant il y a des tatouages dans des catégories sociales particulières, même s'il y a tendan­ce à une certaine généralisation

1. - L'imitation :

Dans le cadre des explications sociologiques, nous pouvons retenir celles de Gabriel TARDE (1890) qui a fait de l ' imitat ion l 'emploi le plus important dans le domaine de la psychologie sociale influencée par la psychiatrie de son époque. Par l 'hypnotisme, il étudia la nature des vagues de crimes et des épidémies de crimes et finit par énoncer ses lois de l ' imi­tation qui d 'après lui sont aptes à expliquer plusieurs phénomènes sociaux. Ceux d 'entre nous qui ont été incorporés pendant le conflit mondial 1939-1945, dans des unités combattantes, ou après, durant les guerre d 'Outre Mer, ont pu constater cette forte pression sociale qu 'étai t l ' imitation, qui avait pour but de renforcer l 'appartenance au groupe. « L'acte d ' imitat ion est pour TARDE, l 'é lément type de la vie sociale car il constitue le premier éclair de conscience, il est le symbole de la première impulsion inter­mentale ». Les trois principales lois de l ' imitat ion sont les suivantes :

a) les hommes s ' imitent les uns les autres. L' imitation est d 'autant plus grande que les contacts sont proches et intenses (loi de propor­tion)

b )dans une société donnée, c 'es t en règle générale l ' inférieur qui imite le supérieur (loi de direction), c 'est vraisemblablement de ce fait qu ' i l est fait si souvent allusion aux « têtes couronnées et tatouées »

c) quand deux modes opposés et exclusifs entrent en collision, l 'un tend à se substituer à l 'autre (loi de l ' insertion)

2. - Le conflit de culture :

Dans son étude classique sur le conflit de culture et le cr ime, SELLIN (1938) souligne le rôle des conflits de culture dans la genèse des conduites déviantes, rôle part iculièrement apparent dans cette société aux vagues successives d ' immigrants qu 'es t la société américaine. Le crime résulte du choc entre les normes de conduites différentes dans la même

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société. Certes, il ne faudrait pas assimiler le tatouage à sa seule dimension déviante, quand bien même on l 'observe en grand nombre chez les sujets délinquants. Il faut donc une certaine prudence dans notre approche analo­gique entre dél inquance, déviance et ta touage. SELLIN déclare que le concept de « conflit de culture » n'offre pas par lui même une explication suffisante des variations du taux de délinquance, mais il doit être considé­ré dans le concept global des facteurs sociaux économiques , ce qui ne veut pas dire que ce conflit ne joue pas un rôle important à l ' intérieur de ce conflit. Le concept du conflit de culture a donné naissance à la théorie des sous-cultures. COHEN (1955), constate que le milieu prolétaire américain des grandes villes produit des sous-cultures délinquantes. Les systèmes de valeur et de norme qui caractérisent celles-ci permet aux individus de se tenir soutenus, intégrés, leurs conduites étant valorisées et appréciées. La sous-culture assure ainsi une stabilité et une durée aux relations sociales, conformes à sa propre échelle de valeur. COHEN caractérise ce système de valeur comme étant hédoniste, à court terme, favorisant les modèles de conduite non util i taires, malveil lants et négativistes. On se tatoue non pour la valeur esthét ique, mais pour magnifier son statut au sein du groupe. On s ' inscrit des tatouages antisociaux moins pour donner suite à une agressivité à l 'égard de que lqu 'un en particulier, que pour faire fi des règles de la culture dominante . Cette culture dominante est celle des classes moyennes , c 'es t pour réagir contre ses valeurs que certains adoles­cents des classes inférieures se révoltent et se fondent dans des sous cultures ayant des valeurs qui sont la négat ion de celle des classes moyennes . Nous pouvons observer la fréquence des ta touages dans certaines professions « motards » ou activités « routards », comme autre­fois les pèlerins de Jérusalem ou de Compostel le ou encore par situation carcérale.

Cela illustre bien les constatations de notre enquête. Il ressort que les dessins sont le plus souvent maladroits, monochromes ; leurs thèmes sont répétitifs, désolément pauvres quand bien même ils sont des cicatrices du passé du sujet qui sont à respecter. Ils expriment leurs amours passagères, des moments de fragilité et de crise. Deux pics de fréquence sont à signaler d 'une part vers la 17 e, 18 e année, d 'autre part vers la 20 e année alors qu ' i l s se trouvaient à faire le service national. Ainsi le tatouage survient dans des périodes où des individus sont confrontés à de nouveaux milieux de vie qui provoquent ces fragilités et les mettent dans une situation d' infériorité. Une proportion notable des jeunes issus de milieux défavorisés ne peuvent, pour des raisons tant psychologiques que sociales, atteindre les critères de succès établi par la culture globale. De nouveaux critères leurs sont fournis grâce aux valeurs déviantes qui sont des contre-valeurs de la sous-culture. Cette sous-culture leur assure un sens d 'appartenance, une estime de soi, un sentiment de virilité déjà diffus dans la culture propre aux classes ouvrières, mais atténué, dilué dans le système des valeurs que propagent les classes moyennes.

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L E T A T O U A G E A-T-IL U N S E N S P S Y C H O L O G I Q U E ?

La signification du tatouage appartient à son contenu manifeste ; elle est, comme nous l 'avons souligné, relativement pauvre. Les images évoquent des archétypes (le poignard, la croix, le serpent, le tigre, le cœur brisé, les fleurs, e t c . . ) et traduisent des sentiments stéréotypés de protes­tation virile, d 'expression tous azimuts ou d 'amour vaguement nié. Tout ceci ne semblerait pas nécessiter un déploiement de moyen graphique aussi complexe et surtout le support d 'un des biens les plus précieux de l 'homme : sa propre peau. Il faut donc que ce contenu manifeste comme le rêve dont il est une figure, un contenu latent. Celui-ci est le résultat d 'un désir incons­cient et d 'une rencontre de hasard. Le tatoueur est sans doute un personna­ge qui n ' a pas été suffisamment étudié ; que cherche-t-il en perçant ainsi de milliers de petits coups, douloureux, la peau de ses semblables ? Est-il un artiste qui travaille sur une toile vivante ou un sadique qui exprime de cette façon des pulsions qu ' i l ignore ? Il est certainement doué d 'un pouvoir de suggestion qui lui permet de vendre son art à des sujets jeunes , mal struc­turés, en proie à une obscure révolte. Les problèmes d'identification sont certainement majeurs en ce domaine où l 'influence des sujets les uns sur les autres est capitale. Le tatoué en puissance admire le tatoué en acte et « passe à l 'acte » dans un mouvement d'identification sans doute partielle­ment homosexuelle. Le désir d 'entrer dans un confrérie marginale fait le reste. Pour des jeunes mal orientés, le tatouage est souvent la première démarche d 'adhésion à un milieu, voire « au milieu ». Par cet acte, ils échappent à eux-mêmes, deviennent des durs dont ils prennent la marque. Ceci dit, le tatouage n 'es t pas seulement la marque d 'appartenance à une société plus ou moins marginale. Il est des moyens plus simples et plus profonds de se grouper par affinité dans ou contre la société. Le tatouage a un sens et une dynamique propre sur lesquels nous pouvons dire quelques mots. CH FROHWIRTH y voit la perversion d 'une pulsion par t ie l le : hypothèse qui selon lui s 'accorderait avec la pauvreté fantasmatique décri­te chez le tatoué : « la fixation par un moyen physique dans le derme de particule est signifiante et s 'apparente à une conduite magique d ' incorpo­ration ». Sans retenir totalement le terme de perversion, on peut retenir que l ' incorporation cutanée du tatouage est le fruit de plusieurs ordres de trans­gression.

Le tatouage comme transgression

- transgression de la pensée logique avec retour à un inconscient primitif et archaïque. N' insis tons pas sur les origines religieuses du tatoua­ge qui, autrefois, entraient dans le domaine des pratiques ritualisées. Il s 'agissait selon JT MARTENS de « stigmates mystiques » attestant que le corps du primitif était sacralisé aux yeux de la divinité et attestait son appartenance à la tribu, autant que sa soumission aux dieux. Dans ce

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« court-circuit du langage », selon l 'expression de R BOURGEOIS, l ' inter­locuteur est plus qu 'humain, c 'est le génie tutélaire, celui qui protège, celui dont il faut être vu.

Nul doute que cette origine sacrée n ' impl ique et n 'expl ique la néces­sité de souffrance : il faut souffrir pour ses rites et souffrir pour son Dieu.

- transgression ensuite du tabou que consti tue la peau. Ce « moi peau » (D. ANZIEU) est d 'une importance capitale pour l ' économie du sujet. Il est le lieu des échanges humains intimes, une limite entre le dehors et le dedans, l ' infranchissable barrière de l ' intériorité sauf aux endroits précis du corps que sont les lieux de l ' incorporation et de la déjection. La peau est sexualisée et la nudité en est la représentation pour autrui, le tatouage est d 'un exhibitionnisme séducteur. Il t ransmue l 'autre en voyant involontaire, tour à tour charmé, agressé, angoissé. Regarder un tatouage c 'est s 'aventurer dans un quartier peu recommandable , côtoyer de mauvais lieux et des garçons inquiétants paraissant investis d 'une virilité à toute épreuve. Mais passé le frisson, chacun revient à ses craintes et à ses rejets. Le tatoué garde le mystère de la transgression.

Retenons l ' importance de certaines localisations qui constituent une gradation dans l 'exhibition. C'est la surprise, l 'effroi, l 'admiration, l 'envie ou, qui sait, le mépris du partenaire qui est sollicité. Ce qui était caché, devient tout à coup apparent et fait naître le scandale, l 'horreur, la colère ou la répulsion dans le regard d 'autrui . La marque physique du tatoué devient psychologique pour celui qui le regarde.

- transgression enfin du temps vécu: le tatouage tente d'éterniser les plus éphémères des sentiments sur une enveloppe charnelle, elle-même desti­née à se décomposer. L'artiste qui peint sur une toile pactise avec l 'éternité. Il sait que son œuvre traversera les siècles, sera admirée longtemps après sa mort. Le tatoueur sait que son œuvre sera éphémère et pourtant il affection­ne les protestations symboliques qui n 'attendront même pas la fin du voyage humain. L'œuvre d'art est ciselée sur un corps périssable voué à la destruc­tion. A moins que, transgression des transgressions, la peau humaine tatouée ne soit, par les monstres historiques dont notre mémoire garde encore le souvenir, transmuée en un objet de l 'esthétique concentrationnaire.

L E T A T O U A G E F A I T L ' A C T U A L I T É D E S M É D I A S

« Partout dans le monde s 'exerce une influence croissante des artistes du tatouage tandis que naît un public de connaisseurs ». Sur les campus et dans la haute culture, dans les magazines et les films, à la télévision et sur les réclames des bus. partout la peau est nue, on entrevoit un autre domai-

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ne du tatouage, bien moins inquiétant que le stéréotype. La rue est devenue une galerie itinérante qui propose un assortiment de motifs monochromes élaborés, de créatures fantasmatiques et d ' images empruntées à des artistes peintres. Ces nouveaux tatouages font l 'objet de nombreuses publications dans des revues mensuelles qu 'on peut se procurer dans les kiosques, de nombreux ouvrages ont été publiés ces dernières années pour souligner l ' invention et l 'habili té expressive. Leurs défenseurs sont cultivés et savent se faire entendre.

Malgré nos réflexions, le tatouage garde son mystère. « Cette structu­ration symbolique du corps » selon GEORGIN apparaît une tentative pour dominer un imaginaire mal contrôlé. La célébration des corps est une des constantes de notre culture, y compris à avoir des prosélytes. Si nous ne connaissons pas bien les motivations individuelles, sociales ou culturelles au tatouage, nous pouvons découvrir a contrario dans le détatouage ce qui est l 'aspect de stigmatisation. Se faire détatouer marque la volonté de se réinsérer socialement et du désir d'effacer un passé préjudiciable.

Nous pouvons souligner que le tatouage est populaire parce qu ' i l est pratiqué par les gens du peuple. De plus en plus, il appartient à des groupes humains qui développent cette sous-culture du tatouage et du piercing comme une volonté de rompre avec la culture dominante. L'acte du tatoua­ge, c 'est-à-dire le sceau irréversible, est bien dans la transgression qu ' i l suggère. C 'es t une insoumission.

Le tatouage exhibe le conflit entre les sensations changeantes de notre corps et l ' immobil i té , la permanence des images qui nous entourent.

C 'es t donc une antimode impliquant un rejet des représentations admises, notamment morales et religieuses. Il est étonnant de voir la fréquence des propos antireligieux ou anticléricaux dans les revues spécia­lisées dans ce domaine. C'est , nous l 'avons souligné, l 'expression d 'une contre-culture, d 'une revendication d 'appartenance souvent sur des bases mythiques et dans une expression exhibitionniste. En définitive, il ne nous apparaît pas possible de trancher la question telle que nous l 'avions posée par les cultures des tatouages. Il y a deux formes de tatouage, cela est perceptible dans la demande de détatouage. En effet, nous pouvons obser­ver un tatouage stigmate, agenda cutané de personnes défavorisées qui recourent à ces pratiques dans des situations de fragilité et les tatouages actuels livrés au public dans les revues, dans les ouvrages, y compris dans des conventions réunissant sur un plan commercial tatoueurs professionnels et tatoués venant s'exhiber, comme une revendication d 'un art corporel et d 'une contre-culture.

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