armée et maintien de l'ordre dans le monde romain

Upload: strabo

Post on 19-Jul-2015

326 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Cycle de confrences

ARME ET MAINTIEN DE LORDRE

Centre dtudes dhistoire de la Dfense 2002

SOMMAIRE

PRSENTATION DES AUTEURS

Dominique DAVID Arme et maintien de lordre : le militaire peut-il ordonner le monde ? Patrick LE ROUX Arme et maintien de lordre dans le monde romain Romain TELLIEZ Arme et maintien de lordre dans le royaume de France la fin du Moyen ge Pascal BROUILLET Arme et maintien de lordre dans la seconde moiti du XVIIIe sicle Michel VERG-FRANCESCHI La tentative de maintien de lordre dans les ports et arsenaux par la marine en 1789 Jean-Franois CHANET Arme et Rpublique, mouvement ouvrier et conflit religieux Jules MAURIN Arme et maintien de lordre en France au dbut du XXe sicle

PRSENTATION DES AUTEURS

Pascal BROUILLET, professeur agrg dhistoire, doctorant lcole Pratique des Hautes Etudes. Jean-Franois CHANET est ancien lve de lcole normale suprieure, matre de confrences lUniversit Charles de Gaulle-Lille III et membre junior de lInstitut universitaire de France. Dominique DAVID est charg de mission auprs du Directeur de lIFRI, responsable des tudes de scurit, et professeur lcole spciale militaire (ESM) de Saint-Cyr. Patrick LE ROUX, spcialiste de la pninsule ibrique dpoque romaine et de larme romaine dans les provinces occidentales, est professeur lUniversit de Rennes II. Il est lauteur de LArme romaine et lOrganisation des provinces ibriques dAuguste linvasion de 409. Paris, publication du Centre Pierre Paris-8, 1982 ; Romains dEspagne. Cits et politique dans les provinces IIe sicle av. J.C.-IIIe sicle ap. J.C., Paris, 1995 ; Le Haut-Empire romain en Occident dAuguste O. Svre, Paris, 1998 (nouvelle histoire de lAntiquit-8). Jules MAURIN est Professeur Histoire contemporaine lUniversit Paul-Valry Montpellier III et directeur de lUMR 5609 Etats-Socits-Idologies-Dfense. Romain TELLIEZ est matre de confrences lUniversit de Paris IV-Sorbonne et auteur dune thse intitule Les officiers devant la justice dans le royaume de France au XIVe sicle ( paratre). Michel VERG-FRANCHESCI est professeur dHistoire moderne lUniversit de Savoie. Laboratoire dHistoire et dArchologie maritime du CNRS. (CNRS/Paris IV-Sorbonne/Muse de la Marine).

ARMEE ET MAINTIEN DE LORDRE : LE MILITAIRE PEUT-IL ORDONNER LE MONDE ? Dominique DAVID Le paradoxe est dsormais connu : jamais les armes franaises nont t autant utilises que depuis quest proclame la fin de la menace. Mais quel est donc cet ordre ou ce dsordre du monde qui interpelle tant les institutions militaires qui semblent prises contre-pied ? UN ORDRE CLAT Il nexiste pas aujourdhui dordre mondial, au sens dun systme structur, rfrenc, appelant lintervention dun gendarme identifi quand cette structure ou ces rfrences seraient mises en cause. Existent des ordres internes, justes ou injustes, qui sorganisent autour de rfrences politiques permettant la coexistence dans la cit (on peut aussi appeler cela une morale), autour dun droit qui pose les rgles techniques de cette coexistence, autour dun systme de forces garantissant le fonctionnement de lensemble. Aucun de ces lments nexiste au niveau international, sinon de manire lacunaire. Il nest pas vrai quun mme systme de rfrences soit partag par lensemble des acteurs du jeu international ou mme par lensemble des tats. La diffusion des rfrences occidentales depuis dix ans sexplique plus par leffondrement des systmes concurrents que par une adhsion volontaire et cette domination est trs certainement provisoire : il est sans doute inutile de rappeler des historiens que dix ans constituent une priode trs courte. Le droit international, sil progresse, demeure partiel et est souvent ressenti comme partial et manipulable. En tout tat de cause, il apparat plus comme un difice en construction que comme une maison stable, refuge, couverture universellement acceptes. LONU reprsente cette bauche dordre bas sur des valeurs et une codification : mais elle la reprsente au sens thtral du terme, elle la porte devant les spectateurs du monde, elle la dfend, elle la met inlassablement en scne, plus quelle ne lincarne. Dans ce monde compliqu, il ne peut y avoir de gendarme. LONU na nullement les moyens de promouvoir physiquement lordre quelle dfend, puisquelle nest rien en dehors des tats, et prcisment des tats qui veulent et qui peuvent intervenir, ou non, face toute conjoncture de crise. Le gendarme, dfaut dtre onusien, serait-il national, rgional, tatique ou intertatique ? Les tats-Unis ont amplement dmontr depuis dix ans quils nentendaient ni ne pouvaient tre ce gendarme-l, charg partout de lordre plantaire, et ils ont strictement limit leurs interventions par rfrence leurs intrts stratgiques et nationaux. Les organisations rgionales nont gure progress cette dernire dcennie sur une voie faussement vidente : en

Europe mme, o elles sont plthore et disposent dinstruments politiques, juridiques et militaires remarquables, elles ne constituent pas un systme crdible, autosuffisant. Les difficults de la gestion globale du monde, les clipses de lONU ne doivent pourtant pas masquer les progrs rels. Ce que nous nommons la communaut internationale a ainsi progress. Mme si elle est loin dinclure la totalit des acteurs, le poids de certaines rfrences sest accru. Les valeurs ne sont pas universellement reconnues mais sans doute le droit lautodtermination (cest--dire la dmocratie pluraliste), lconomie ouverte (cest--dire la reconnaissance de la liaison entre changes conomiques, dveloppement et dmocratie), le droit des populations tre protges ( travers les concepts dingrence et de responsabilit pnale internationale) sont-ils plus centraux quhier dans le dbat international. Ces bauches, on peut imaginer de les transformer en acquis. Et ce dautant que notre volont de nation morale voir dvelopper ces notions correspond notre intrt tout court de ne pas tre immergs dans un ocan danarchie. Il ne peut exister dsormais dautarcie de scurit dans un monde largement ouvert la circulation des images, des biens et des hommes. Les conditions de la scurit interne, des interventions extrieures leur ncessit pour stabiliser des rgions dont le chaos peut revenir sur nous, leurs modalits : bref les principales hypothses dusage court court terme des forces armes, ont dj chang. Dans ce cadre international, la fois plus gouvern par la coopration ponctuelle des puissances et moins rgul par les quilibres de puissances, les formes du maniement des forces sont contraintes dvoluer. Les actions mener changent progressivement de nature. Les conflits classiques, intertatiques, perdurent ( preuve, les armes franaises en ont men deux depuis dix ans), mais dans des logiques et des modalits autres. Surtout, lvolution internationale nous oblige mener dautres manuvres, dans des logiques dorganisation de la paix plutt que de victoire militaire, ou pour parer des menaces non-conventionnelles que lon ne peut combattre par la guerre au sens traditionnel du terme. Enfin, les acteurs du jeu sont de plus en plus souvent extrieurs au cadre intertatique, ce qui nous oblige sortir de conceptions qui, bon an mal an, organisent nos raisonnements et nos forces depuis plusieurs sicles ? UN ORDRE INTERNE MENAC ? Dans ce contexte, la rflexion sur le rle des Armes dans les procdures de maintien de lordre, concerne dabord, bien sr, la prennit de lordre interne, de notre scurit, sur notre territoire. La menace militaire massive, frontalire, a, au moins provisoirement, disparu pour nos socits. Ceci, la fois en raison de la liquidation de la puissance sovitique, parce que la

dissuasion traite dventuels conflits intertatiques, et parce que le champ des affrontements possibles se dplace, avec linvention dautres formes, dautres dangers. Do les rformes fondamentales engages pour nos appareils militaires, organiss autour dhypothses peu prs constantes depuis lmergence du monde westphalien. Notre scurit ne sera plus mise en cause, moyen terme, par la menace dinvasion aux frontires, mais plutt par des atteintes priphriques nos conditions de survie (voies de communication, dapprovisionnement) ; des menaces ponctuelles de type terroriste ; des attaques portes sur les vulnrabilits particulires de nos socits dveloppes, les deux dernires hypothses pouvant, ou non, se combiner. Ces deux dernires hypothses la premire relverait de contre-mesures videmment collectives dfinissent la scurit comme le rsultat de manuvres complexes, et la dfense comme autre chose quun barrage aux frontires. Le militaire classique est ici en quelque sorte tourn la fois par le diplomate, le policier, le journaliste ; le diplomate, au sens le plus large du terme, parce que le dveloppement du terrorisme dpend de toute vidence de la capacit que nous aurons ou non de stabiliser un certain nombre de rgions du monde (MoyenOrient, Asie centrale, sous-continent indien, Asie du Sud-Est, Balkans, Caucase). Le policier parce que les tches de renseignement, de reprage, de traque des rseaux, de protection des lieux et des systmes renvoient plus la fonction de scurit intrieure qu la manuvre de type napolonien, ft-elle au got du jour. Le journaliste enfin parce que lordre interne se dsagrge dabord dans les ttes. La ralit est bien que nous ne disposons aujourdhui, devant des hypothses de crise largement indites, ni de systmes dalerte crdibles, ni de concepts de gestion psychologique de crise, dans un monde o la prvalence mdiatique est norme, et o elle sinstalle avec force un niveau qui traverse les tats (circulation des images et des

paniques).La problmatique du maintien de lordre renvoie ici des ralits la fois physiques et psychologiques. Physiquement, il sagit de maintenir la continuit du fonctionnement dune socit dmocratique ; ce qui, en notre temps technologique, pose des problmes neufs : scurit des systmes de communication civils, des chanes industrielles dangereuses, etc. Psychologiquement, il sagit de maintenir lordre dans les ttes, cest--dire dviter la diffusion de la peur, travers des circuits mdiatiques que la logique de la mondialisation nous interdit de plus en plus de contrler. Le moins que lon puisse dire est que les Armes, telles que dfinies aujourdhui, ne sont pas spcifiquement prpares ce genre de manuvre. En fonction de ce que nous apprenons progressivement du monde nouveau et de ses exigences, le rle des Armes doit donc, incessamment, voluer.

Les Armes ont manifestement un rle et plus gnralement le ministre de la Dfense dans lapprciation des vulnrabilits nouvelles de notre socit. Lide que la modernit gnre des vulnrabilits spcifiques est diffuse, mais na pas encore fait lobjet dune exploration systmatique. Deuxime champ de rflexion : la redfinition des concepts de dfense intrieure et de scurit civile, avec en contrepoint celle des rles respectifs de la gendarmerie, de larme de terre et des services civils de scurit pour la protection du territoire. Troisimement, certaines fonctions de dfense vont devoir tre privilgies ce qui appelle non un bouleversement mais au moins un rglage de priorits , fonctions de renseignement, dobservation, dalerte avance, de projection rapide et lgre, de protection ponctuelle du territoire. Enfin, cest la place des Armes dans une stratgie intgre (inter-institutionnelle) de gestion de crise quil sagit de redessiner. Le 11 septembre 2001, sil nouvre pas forcment un temps dattaques terroristes sans fin, annonce srement un temps de peurs multiples. La gestion de peurs cres par des attaques qui ngligent les frontires et touchent bien le territoire physiquement et encore plus mentalement exige des mutations dans la pense stratgique qui se traduiront invitablement par des mutations dans les appareils arms et leurs concepts demploi. Lide classique du maintien de lordre interne doit donc sarticuler dautres manuvres qui, ensemble, produiront les instruments complexes dune vritable gestion de crise. Et les Armes verront leur rle redfini autour du triple impratif de prvention, de protection, et de gestion des crises, en rapport avec des hypothses nouvelles mettant en cause le territoire national. O SARRTE LORDRE INTRIEUR ? Il faut parler de sanctuaire national parce quin fine le sentiment de scurit sapprcie par rapport la communaut culturelle la plus proche, dans notre cas la Nation. Lvolution internationale depuis dix ans, dans la double dimension qui nous touche dveloppement de crises internationales appelant une gestion commune, affirmation de menaces internes de type nouveau , dessine une indniable continuit entre espace intrieur et espace extrieur. Lactuelle marche leuropanisation des Armes, ouverte officiellement pas les dcisions de Cologne et dHelsinki, est le reflet de leuropanisation de notre espace conomique et montaire, culturel et humain, et de la conscience que nous avons de former un espace solidaire de scurit ce qui signifie simplement que peu de nos problmes de scurit peuvent dsormais tre rgls solitairement. Nous nous trouvons dailleurs ici au cur de la contradiction europenne : il sagit dune Union dtats, cest--dire dentits qui, in fine, sont

les inalinables responsables de leur scurit et de leur ordre internes ; mais nous savons quen dpit des apparences conjoncturelles, ces derniers ne peuvent tre assurs dans un cadre national que le fonctionnement de lUnion contribue faire clater, jour aprs jour. Sous lide, affirme Maastricht, de la cration dun espace politique et de scurit unique, les institutions correspondantes navancent que timidement : procdures centralises de Schengen, cooprations policires et judiciaires du troisime pilier , etc. Pour lheure, la coopration des Armes, dans le cadre de lUnion, ne concerne que les hypothses dintervention extrieures pour la gestion de crise. Les Europens tentent donc dorganiser leur pense stratgique autour dun concept de stabilisation qui est, dune certaine manire, un concept de maintien de lordre (international). Mais cette pense ne concerne que leur extrieur. La perspective de llargissement correspond la mme logique : pourquoi souvrir lespace balkanique, sinon pour y tendre notre ordre ? LUnion est ainsi, plus que jamais, lobjet politique mal identifiable depuis longtemps dcrit. Ni thatchrienne : elle est dj bien audel de lespace de libre-change ouvert ; ni encore mitterrandienne , car loin dtre un acteur international autonome ; mais dj un espace se proccupant du dsordre environnant : une sorte dempire dmocratique se chargeant de grer son tranger proche La coopration des Armes europennes dans le cadre doprations assurant la re-cration dun ordre international est une ralit. La mise en place des institutions nouvelles de la PECSD, la confrontation des situations o faire la guerre nest gure pertinent, vont dans ce sens. Il faut sans doute dsormais approfondir la coopration, lui donner tout son sens. Dans le montage actuel, la dfense aux frontires est assure par un mixte armes nationales / Alliance. Lintervention extrieure dans la gestion des crises est assure ou le sera en Europe par un mixte Alliance atlantique / Union europenne. Lordre interne de lUnion, pour sa part, est maintenu par les systmes nationaux et des systmes de coopration civile trs inachevs. Il est fort vraisemblable qui, de plus en plus, va simposer la ncessit dun vritable systme de scurit intrieure europen, unifiant et articulant les comptences policires, judiciaires, et militaires. La redfinition de la PECSD, jusquici seulement concerne par les missions extrieures de type Petersberg, devrait, en toute logique, simposer. Nous sommes bien conscients davoir sous-estim depuis la fin de la guerre froide les tches de sauvegarde intrieure de nos socits ; que les appareils nationaux ne peuvent les prendre seuls en charge, sauf dmanteler, et pour quelle efficacit, ce qui est dj construit dUnion ; enfin que lAlliance risque de voir sa fonction militaire relativise moyen terme par la ncessit dy accrocher, dune manire ou dune autre, tout le continent europen y compris la Russie, par la

rorientation des Amricains sur dautres zones plus dterminantes pour leur propre scurit, etc. Dans un cadre plus structur, larticulation des appareils militaires europens devra se rfrer trois tches : la dfense globale contre lextrieur dans un esprit de complmentarit avec lOTAN, laide la gestion des crises extrieures, le maintien de la scurit intrieure. La premire tche demeure, mme si elle nest plus centrale. Les deux dernires impliquent une large composante maintien de lordre : il ne sagit ni de faire la guerre chez soi, ni de limposer aux zones dstabilises. Il nest pas sr que lUnion europenne se trouve dans une posture politique qui lui permette aujourdhui deffectuer ce grand saut : laboration de concepts communs, production dune culture commune entre appareils de scurit, rorganisation des appareils en fonction des nouvelles tches. Il est pourtant clair, dune part, que lordre interne ne sapprcie plus dabord en fonction de frontires devenues relatives, et que donc si lon parle de scurit intrieure, celle-ci est tout autant europenne que nationale. Et dautre part, que lordre interne lUnion est intimement li notre capacit stabiliser nos environnements. ces deux gards, il faut considrer le niveau europen comme essentiel pour penser notre scurit future. LES TCHES DE LEN-DEHORS Dans les interventions internationales auxquelles nous participons, la dimension organisation de la paix , cest--dire restauration des conditions dune vie normale, devient dterminante. Les Armes sont ici diversement mises en cause. Elles doivent rcuprer lintgralit de leur palette de comptences, toutes les modulations de lusage de la contrainte arme. Elles assurent aussi des tches de police, ou sont charges de rendre possible lexercice de ces tches par dautres corps (comme le futur corps de police civile europen). Enfin, cest dans la mesure o elles assurent un ordre minimal, une stabilit politique retrouve, que les autres types de stratgie (reconstruction, aide conomique, sociale, culturelle, etc.) peuvent tre efficaces. Le problme de linterface entre ces divers types dactions est bien connu dsormais des militaires qui ont particip aux oprations extrieures. Derrire la large palette de ces tches, la lgitimit politique de lintervention ne doit pas pouvoir tre conteste. Cette lgitimit ne peut reposer sur notre seule bonne conscience cette dernire risque dtre de moins en moins accepte dans les annes venir. Et cette lgitimit nest quimparfaitement produite par les organes internationaux : ONU, TPI, organisations rgionales de scurit. Seule une rforme profonde pourrait crdibiliser la seule organisation

pouvant fonder cette lgitimit de manire incontestable : lONU. Les armes doivent savoir pourquoi nous intervenons, et pourquoi leurs sont imposes des tches complexes. Les populations chez qui nous intervenons doivent savoir pourquoi et au nom de quoi nous venons les aider. Double message absolument ncessaire au succs des oprations. Certes, il sagit l dune quasi-rvolution dans nos conceptions de lemploi de nos appareils de contrainte arme. Le mtier militaire a toujours consist allier lusage de la force et lorganisation de laprs-victoire, cest--dire de la paix. Nous sommes pourtant les hritiers directs du monde bipolaire qui survalorisait lusage de la force dans la production de scurit, au dtriment par exemple des modes de gestion sociale de la violence, ici ou l dvelopps loccasion de la colonisation. En matire dapprentissage, et en particulier pour larme de terre, le problme pos est exigeant. Il demande la fois le maintien des apprentissages traditionnels et une profonde mutation de culture : culture interne linstitution, culture des relations avec dautres forces, au premier chef la gendarmerie. Tant il est vrai que de plus en plus, lextrieur comme lintrieur, les deux armes se retrouveront, en temps de crise, ensemble. Lobligation de travailler, lextrieur, dans des environnements humains complexes, fait lever nombre dinterrogations. Quel est le degr souhaitable dintgration des doctrines, par exemple ? Les nouvelles doctrines doivent-elles tre combines de manire ce qu une opration multinationale corresponde une doctrine multinationale ? Les travaux raliss dans cet ordre dides dans certains pays du nord de lEurope, ou au Canada, mritent notre attention. Comment les Armes doivent-elles agir avec les autres acteurs du thtre : ONG, organisations internationales, acteurs locaux puisquil sagit bien dorganiser la paix, et non dimposer notre ordre ? Enfin, dans la pense du continuum des oprations, le passage de lordre militaire lordre civil, cest--dire le dveloppement dune gestion intgre de long terme, pose des problmes que les Armes ne sont pas supposes rsoudre seules. Il faut donc inventer, pour toutes les tapes de lintervention (y compris pour les tapes proprement militaires), de nouveaux cadres conceptuels, mais aussi de nouveaux modes daction, de nouveaux savoir-faire. Les armes franaises y travaillent depuis des annes et tentent apprhender les pivots de laction ncessaire. Quatre domaines, la fois classiques et redessins par lexprience de ces dernires annes, importent ici : les techniques de matrise de lespace, et bien souvent despaces urbaniss malaisment abords par les armes traditionnelles, dans un contexte o il ne sagit plus de contrler un champ de bataille ; les techniques de matrise des hommes, alors quil sagit vritablement dagir au milieu de populations traumatises et parfois au moins partiellement hostiles ; le concept de matrise des armements dans un monde o les circulations darmes apparaissent de moins en moins

contrles surtout concernant les armes lgres, les plus dvastatrices dans les conflits en cours ; enfin, les mthodes de matrise de linformation : non pour la contrler, comme lautorit politique ou militaire est souvent tente de le faire en temps de conflit, mais simplement pour ne pas se laisser dborder par un flux dimages et de mots qui ont une efficacit propre, la fois sur les populations des pays qui interviennent et les populations au sein desquelles on intervient. Ces savoirs slaborent sur le long terme, alors que les crises exigent des rponses de court terme. Mais cest sur le moyen terme que lon adapte les structures institutionnelles, et sur le long terme que lon modle les cultures nouvelles. Cest bien en effet de culture nouvelle quil sagit : pour comprendre et agir dans un monde o les conflits, les acteurs, les espaces stratgiques, les appareils mmes qui nous sont opposs, sont nouveaux. UNE NOUVELLE CULTURE DE SCURIT Lhistorien sait que lHistoire ne cesse de repasser, mais toujours dans des habits neufs. Lide quon puisse grer les situations conflictuelles actuelles avec les anciennes recettes du maintien de lordre classique la nostalgie coloniale est aussi peu pertinente que son contraire : ce que nous voyons nest pas compltement neuf, et nos mthodes et moyens nont pas changer tous les cinq ans pour coller aux effets de mode, qui existent en matire stratgique comme dans les autres domaines. La problmatique Armes / Maintien de lordre se pose aujourdhui la confluence de deux questions. Dabord, quest-ce que lordre, au niveau international, et dans la mesure o cet ordre jamais parfait sauf lordre des cimetires est souhaitable, quelle place les Armes peuventelles jouer pour son administration (dans nombre de cas, il sagit bien de production ou dadministration de lordre, plus que de maintien technique). Enfin, que nous suggre la configuration des risques ou des menaces possibles pour redfinir les tches de scurit internes et donc de gestion de cet ordre interne, et en consquence comment voluent le rle et la structure des Armes ? Une seule chose est claire, la rpartition commode des spcialits et des ordres : police-gendarmerie pour lintrieur / autres armes pour lextrieur ; rpartition qui na jamais t parfaite, mais tait lossature de lorganisation de la dfense. La distinction claire entre intrieur et extrieur, entre ordre civilis du sanctuaire et barbarie extrieure : cela appartient au pass. Il reviendra peut-tre, mais terme inconnu.

Il sagit donc dlaborer une nouvelle culture de scurit, sans quoi nos discours stratgiques demeureront vains. Depuis dix ans, nous avons essay de penser lintervention extrieure, avec tout ce que cela impliquait en matire de conception de lordre international et de techniques militaires en posture de projection de forces. Dans les annes venir, nous allons tre contraints rajouter une rflexion sur nos vulnrabilits internes. Tout ceci doit tre intgr dans une culture de scurit adapte notre temps, cest--dire qui articule tous les facteurs susceptibles de produire de la scurit et conjugue toutes les mthodes de maintien et dorganisation de lordre, sans croire que le militaire peut, seul, garantir cet ordre et gouverner le monde.

ARMES ET ORDRE PUBLIC DANS LE MONDE ROMAIN LPOQUE IMPRIALE* Patrick LE ROUX Au lendemain des guerres civiles, Auguste rorganisa peu peu larme romaine dont lempereur fut dsormais le matre exclusif. Pour lessentiel, les armes, devenues permanentes en droit, taient des armes provinciales cantonnes la priphrie de lempire, tendance qui sest renforce au cours du Ier s. ap. J.-C. durant lequel se poursuivit la conqute. Sy ajoutaient les units cantonnes Rome ou en Italie et les flottes militaires italiennes (Misne et Ravenne) ou provinciales (institues progressivement). Les lgions provinciales, recrutes parmi les citoyens romains dItalie et des provinces, au nombre de 28, puis de 25, puis nouveau 28, avant datteindre 30 et enfin 33 sous Septime Svre1, taient composes de 60 centuries de fantassins qui, malgr leur nom, natteignaient pas 100 hommes. Chaque lgion possdait ordinairement un effectif denviron 5 000 5 500 hommes, inclus les quatre turmes (de 30 hommes chacune, soit 120 h.) de cavaliers et les officiers2. Elles taient flanques par les auxiliaires, recruts chez les prgrins en principe et formes dailes de cavalerie ou de cohortes de fantassins, montes ou non, dont leffectif total doublait au moins celui des lgions. Ces armes provinciales devaient atteindre au IIe s. 340 350 000 hommes (environ). La garnison de Rome abritait les cavaliers de la garde personnelle (400 hommes) devenus sous Trajan les equites singulares (au nombre de 1 000), les cohortes prtoriennes (aux ordres du prfet du prtoire) dont le nombre varia entre 9 et 16 au Ier s. ap. J.-C. pour se stabiliser 10, les 3 puis 4 cohortes urbaines ou police diurne (aux ordres du prfet de la Ville), et les sept cohortes de vigiles ou police de nuit et corps de pompiers3 (aux ordres du prfet des vigiles). Au total, selon les priodes, entre 10 et 20 ou 25 000 hommes, auxquels il faut ajouter avec le temps les* Le texte est une version, revue et augmente de notes, de la confrence que j'ai eu l'honneur et le plaisir de prsenter le 18 dcembre 2000 l'invitation de M. Vasse, alors directeur du CEHD, que je remercie vivement ainsi que P. Le Pautremat, Charg de mission, dont j'ai pu apprcier la disponibilit. L'article a bnfici des questions formules l'issue de l'expos et je suis reconnaissant envers tous ceux qui sont intervenus ou m'ont fait part ensuite de leurs suggestions et ont ainsi enrichi ma rflexion. Les traductions des auteurs latins (modifies ou non) sont proposes d'aprs l'dition CUF. 1 Il n'est tenu compte que de l'arme de l'poque classique. Les volutions du IIIe sicle postrieures 235 sont trop complexes pour tre voques ici succinctement. Depuis Septime Svre, une lgion, la IIe Parthique, tait cantonne normalement en Italie, Albano. 2 La question se pose de savoir dans quelle catgorie il convient de placer les centurions ou commandants d'une centurie, les grads ou les officiers ? Le terme d'officier n'avait pas d'quivalent en latin et seuls les cadres de rang questre ou snatorial entraient d'emble dans la catgorie des commandants ou officiers de plein exercice. Les centurions constituaient un groupe intermdiaire et htrogne. Pour la plupart d'entre eux la carrire prenait fin avec ce grade qui ne leur confrait qu'exceptionnellement un vritable commandement : c'tait proprement parler des subalternes ou des sous-officiers professionnels. En revanche, l'lite de ceux qui servaient dans la premire cohorte et taient parfois promis une ascension honorifique, tait assimilable un groupe d'officiers de rang infrieur. 3 R. Sablayrolles, Libertinus miles. Les cohortes de vigiles, Rome, CEFR-224, 1996 (= Sablayrolles, Vigiles), p. 5-37 en particulier. Les incendies taient plus redouts la nuit, car l'clairage, source de feu, et l'effet de surprise s'ajoutait la difficult organiser l'alerte et la lutte en l'absence d'un corps spcialis.

cohortes de Pouzzoles, Ostie, Carthage et Lyon. Les flottes de Ravenne et de Misne possdaient ensemble un effectif de 20 25 000 marins. Au total, les armes reprsentaient un minimum de 375 400 000 hommes au service de lempire, pour 70 millions dhabitants au moins. Par ordre public , jentends le fonctionnement normal de la cit, cest--dire un tat de la cit conforme aux rglements et aux lois tablis4. Jexclus, sauf exception lie la mort de Caligula, les oprations aux frontires, les guerres civiles et les troubles politiques conscutifs la disparition violente de lempereur. En revanche, les motions, meutes ou rvoltes inopines, dues des maladresses ou des imprities de la part des autorits responsables, sont prises en compte, de mme que le vol, le crime ou la manifestation bruyante et en public de dsaccords ou de mcontentement. On doit en outre oprer une hirarchisation entre les actions individuelles et les actions collectives relevant du maintien de lordre. Celui-ci nest quune des facettes la plus visible du problme de lordre public. Lordre public, en pratique, tait une ralit floue et lastique. Dans quelles circonstances et dans quelles conditions le pouvoir imprial romain et ses dlgus jugeaient-ils bon dutiliser la force militaire dans des oprations de maintien de lordre et quest-ce que les illustrations ou rponses que lon peut en offrir nous apprennent sur les armes romaines elles-mmes5 ? La tche tait-elle confie indiffremment lun ou lautre des corps de troupes ? Peut-on, linverse, y dceler des spcialistes du maintien de lordre public ? Comment les gouvernants conciliaient-ils ces missions avec le reste des fonctions quils assignaient larme ? Les interrogations formules sinsrent dans un questionnaire gnral sur la place de la violence, de ltat, de la police et des relations entre civils et militaires dans lAntiquit romaine. Un temps, a prvalu limage dune monarchie de plus en plus oppressive et rpressive soumettant les civils la rudesse et au bon plaisir dune soldatesque corrompue et sans retenue, oublieuse de la guerre laquelle elle aurait d, au contraire, se prparer srieusement. R. Mac Mullen est all jusqu rendre ces faits responsables dune confusion, mortelle pour lempire romain, entre civils et soldats, laquelle tourna, partir des Svres, la militarisation de la

L'ordre public, comme l'inscurit dont il convient de le distinguer, est une notion moderne. La notion d'ordre public est en cause chaque fois que des troubles ou meutes prennent naissance et se dveloppent, quelles qu'en soient les causes, et que le respect de la loi est invoqu. L'ordre public n'est une rfrence que lorsqu'il est objectivement troubl. Le maintien de l'ordre est alors assimilable une rpression violente dcide par l'autorit politique. L'inscurit va de pair avec le sentiment d'inscurit et fait donc une place non ngligeable la subjectivit. C'est dans la relation trouble/rpression que l'ordre public rejoint l'inscurit, dans la mesure o le degr de danger, laiss l'apprciation de l'autorit, influe sur la dcision de rprimer ou non. On pourra se reporter l'tude rcente de H. Mnard, L'inscurit de la Rome impriale : entre ralit et imaginaire , Histoire urbaine. Peurs citadines, 2, 2000 (= Mnard, Inscurit), p. 59-71. 5 Je ne prtends donc pas aborder ici la question des causes de trouble, bien que le problme soit sous-jacent mon expos : ce serait l'objet d'une autre recherche.

4

socit et au renforcement de labsolutisme6. Paralllement, dautres recherches ont mis en valeur laspect civilis et civilisateur de larme impriale au service dun pouvoir plus soucieux et respectueux du bien public que ne le laissaient entendre les textes dformants des snateurs attachs juger et dnigrer un pouvoir qui avait tenu le snat en tutelle7. Enfin, tout en attirant lattention sur larme comme instrument dune domination imprialiste, des travaux plus rcents sefforcent de poser la question des attitudes et des comportements quotidiens qui ne se laissent pas mettre en quations simples et rvlent des changes et des influences rciproques essentielles la bonne comprhension dune domination au total supporte sans trop de heurts8. Sans pouvoir aborder le thme de lordre public, de la violence et de ltat dans sa totalit, sans avoir le loisir de reprendre au fond les discussions relatives larme romaine impriale et sans perdre de vue que celle-ci navait pas en principe pour raison dtre celle dune force de police, je me propose dinventorier, dans un premier temps, les catgories dinterventions militaires visant au maintien ou au respect de lordre public de faon dfinir ensuite, dans la mesure du possible, des attitudes et des conduites romaines en la matire, mais je naurai garde doublier le volet des excs qui pouvaient dcouler de laction mme des soldats9. La configuration de lempire et la place singulire de la Ville par excellence, Rome, demandent que soient traites part Rome et lItalie10. AU CENTRE DE LEMPIRE : ROME ET LITALIE Les sources renferment trop peu de donnes dtailles ou dinformations concernant les actions violentes et les troubles visant lordre public. Mais il est parfois question de laR. Mac Mullen, Soldier and civilian in the Later Roman empire, Cambridge Mass., 1967 (= Mac Mullen, Soldier), dont les conclusions ne sauraient tre aujourd'hui acceptes pour l'essentiel. 7 R. W. Davies, Service in the Roman Army, D. Breeze et V. Maxfield d., New York, 1989, lve prmaturment disparu d'E. Birley, dans un recueil d'articles choisis a posteriori, propose une vue cohrente de la modernit d'une arme dont les activits multiples s'adaptaient aux besoins de l'tat. Voir aussi rcemment la remarquable synthse de J. Nelis-Clment, Les beneficiarii : militaires et administrateurs au service de l'empire (Ier s. a. C. - VIe s. p. C.), Bordeaux, 2000 (Ausonius-Publications. tudes 5) (= Nelis-Clment, Beneficiarii), qui met en valeur, l'aide d'une documentation complte et varie, l'intgration de l'arme dans l'tat et dans la socit, et le rle dcisif de l'tat la recherche de la meilleure efficacit au fur et mesure des volutions politiques et sociales. 8 Voir, par exemple, B. Isaac, The limits of empire : the roman army in the East, Oxford, 1992 ou R. Alston, Soldier and society in roman Egypt, Londres, 1995 (= Alston, Soldier), qui, malgr son caractre limit aux contacts entre villageois et soldats, nuance l'ide d'une machine parfaitement huile, destine conqurir et sre de sa supriorit. Id., Ties that bind : soldiers and societies, dans The roman army as a community, A. Goldsworthy et I. Haynes d., Porthsmouth, Rhode Island, 1999 (JRA Supplementary series number 34) (Alston, Ties), p. 175-195. 9 Cet aspect est important pour la bonne apprciation de l'attitude du pouvoir face la question de l'ordre public. Mais, comme nous le verrons, il s'agit aussi de ne pas tomber dans les piges des sources qui se complaisent dcrire les points ngatifs dont on ne niera pas cependant la ralit. Alston, Ties, p. 191-192, oppose quelques contreexemples, mais ne fournit pas de donnes prcises sur le caractre amical et affectueux des relations et utilise une mthode qui ne convainct pas toujours. 10 Mnard, Inscurit, p. 60, souligne juste titre la faiblesse des donnes quantitatives dont dispose sur ces sujets, comme sur d'autres, l'historien de l'Antiquit. L'Orient est mieux loti que l'Occident et Rome concentre bien sr la plus grande part des tmoignages en un mme lieu, mais le dossier y demeure relativement mince par rapport aux faits disparus qu'on ne peut que souponner.6

protection de lempereur et des dignitaires de lempire, de la protection des difices et espaces publics, de la dtention des personnes, du contrle de la foule et de la rpression de lagitation menaant de dgnrer en rvolte11. Dabord, lempereur. Il bnficiait dune protection rapproche quand il sjournait dans son palais12, se dplaait dans Rome ou en Italie et sa prsence dans un lieu de spectacle impliquait le redoublement de la surveillance13. Les biographies de Sutone apportent divers exemples, quils soient faits pour railler lempereur ou pour souligner une grave difficult rclamant des mesures durgence. On note ainsi que Caligula, qui vnrait son cheval Incitatus comme un dieu, la veille des jeux du cirque, faisait respecter le silence dans le voisinage des curies laide des soldats14. Les soldats ne sont pas identifis, mais il est probable quil sagisse en ce cas de prtoriens15. Quand Sutone raconte qu la nouvelle du dsastre de Varus (en 9 ap. J.-C.) Auguste fit placer des gardes (excubiae) dans toute la Ville pour empcher tout dsordre, on peut penser que la charge en incomba au prfet du prtoire, car lempereur craignait autant pour sa personne que pour son pouvoir16. Ce nest videmment pas par hasard que le dserteur Maternus, sans doute en 187, se dguisa en prtorien avec ses comparses pour approcher Commode et tenter de lassassiner aux dires dHrodien17. Les tches de scurit et de maintien de lordre durant le jour relevaient normalement des cohortes urbaines places sous le commandement dun snateur prestigieux et chevronn, le prfet de la Ville. Il nest pas ais de dcider si ce sont les urbains ou les prtoriens qui11

Pour une premire approche, voir W. Nippel, Public order in Ancient Rome, Cambridge, 1995 (= Nippel, Order), qui tend cependant minimiser le poids et l'efficacit des mesures et des solutions arrtes par les empereurs Rome mme en limitant la prise en charge des problmes aux ractions et interventions dues la seule perception que l'empereur au pouvoir avait de la situation un moment donn (ce qui n'est qu'une partie de la question). En outre, se reporter R. J. A. Talbert, The senate of imperial Rome, Princeton, 1984 (= Talbert, Senate), p. 383-386 plus spcialement ; il se place sur le plan des responsabilits administratives. 12 Tacite, Ann., I, 13, 7 : Il est avr qu'Haterius, ayant pntr dans le Palais pour implorer son pardon, rencontra Tibre en promenade et se jeta ses genoux, mais faillit tre tu par les soldats parce que, soit hasard, soit qu'il se ft embarrass dans les bras du suppliant, Tibre tait tomb par terre. 13 Tacite, Ann., I, 77, 1 : Cependant les dsordres du thtre, qui avaient commenc l'anne prcdente, clatrent alors avec plus de gravit. Non seulement des gens parmi la plbe, mais aussi des soldats et un centurion furent tus et un tribun du prtoire bless, en cherchant empcher les insultes aux magistrats et les divisions du public. 14 Sutone, Cal., 55 : En ce qui concerne son cheval Incitatus, la veille des Jeux du cirque, pour que son repos ne ft pas troubl, il avait coutume de faire imposer silence au voisinage par des soldats. 15 Les textes historiques sont en gnral muets sur les domaines d'intervention de chacune des catgories d'unit cantonnes Rome. La hirarchie des commandements dterminait certainement les comptences et les initiatives. Chaque fois que la protection de la personne impriale ou de la famille tait en cause, il me parat vident que la police relevait en priorit des prfets du prtoire, sauf circonstances particulires. Voir Dig., I, 11 : Puisque le gouvernement de la res publica a t transfr aux empereurs vie, les prfets du prtoire, l'instar des matres de la cavalerie, sont choisis par les princes. Ils ont toute licence de redresser le manquement des citoyens la discipline. La comparaison avec les matres de la cavalerie renvoie la dictature qui fut abolie par Auguste. 16 Sutone, Aug., 23, 2 : cette nouvelle [la dfaite de Varus], Auguste fit placer des sentinelles dans toute la ville, afin de prvenir tout dsordre [] 17 Hrodien, Histoire, I, 10, 6 : Maternus trouva que c'tait l une bonne occasion de masquer son complot. En effet, en prenant lui-mme l'uniforme des prtoriens, en en habillant pareillement ses complices, en se mlant enfin la foule des gardes pour sembler faire partie intgrante sans donner l'veil personne, il esprait pouvoir fondre sur Commode et l'assassiner.

surveillaient les lieux de spectacle pendant les jeux publics. Malgr tout, Tacite indique, propos de dsordres au thtre, en 15 de notre re, que mme des soldats et un centurion furent tus et un tribun du prtoire bless, en cherchant empcher les insultes aux magistrats et les divisions du public. 18 Quoi quil en soit, la troupe se contentait de livrer les coupables et les factieux au prteur qui incombait, depuis 22 av. J.-C., la charge dinstruire les affaires lies aux jeux. Si Nron eut la vellit de se rendre populaire en loignant des lieux de spectacle la cohorte, sans doute prtorienne, charge ordinairement de monter la garde19, il dut revenir vite aux dispositions antrieures. La surveillance et les interventions de nuit allaient de pair avec la lutte contre les incendies passant pour plus dangereux et redoutables que ceux qui se dclaraient le jour en raison dun moindre contrle par la population. R. Sablayrolles a rappel juste titre que le chiffre de 3 500 ou 7 000 pompiers pour une ville dun million dhabitants donnait une proportion trs leve (suprieure 1/1 000 observe ailleurs), mais que cela sexpliquait par la diversit des tches20 alors quil nest pas douteux, comme le montre Sutone, que les vigiles taient des milites21. La surveillance tait minutieusement rgle. Il semble que chaque mois, tour de rle, lun des soldats tait charg de lclairage du circuit de ronde et portait alors le nom de sebaciarius 22. Les cohortes de vigiles neurent jamais cependant le visage dune force de maintien de lordre spcialise. Le cas de lanne 31 tient lincertitude politique en raison de la conjuration de Sjan et de lattitude imprvisible des autres corps de troupe. Lutilisation des vigiles dans la poursuite des esclaves fugitifs pourrait navoir t que circonstancielle23. En revanche, partir des Flaviens, les vigiles dtachrent rgulirement Ostie un contingent de quatre centuries

Tacite, Ann., I, 77, 1 (supra n. 8). en croire Dig., I, 12, 1, 12, le maintien de l'ordre aux spectacles tait d'abord du ressort du prfet de la Ville : La tranquillit des citoyens (populares) et le respect de la discipline durant les spectacles est, premire vue, du ressort du prfet de la Ville ; et il doit mme absolument rpartir des soldats dans des postes de garde pour veiller la tranquillit des citoyens et l'informer de ce qui se passe. Le mot de populares ne dsigne videmment pas les places les moins avantageuses, dites populaires dans les lieux modernes de spectacle, mais les civils par opposition aux soldats et les citoyens d'une cit (voir par exemple, P. Le Roux, Armes, rhtorique et politique dans l'empire gallo-romain. propos de l'inscription d'Augsbourg, ZPE, 115, 1997, p. 283-284). 19 Tacite, Ann., 13, 24, 1 : la fin de l'anne, la cohorte qui montait habituellement la garde aux jeux est retire, afin de donner une plus grande apparence de libert, pour que le soldat, soustrait la licence du thtre, chappe mieux la corruption [] Aussi, Ann., 13, 24, 4 : La licence aux jeux et les cabales en faveur des histrions tournrent aussi en combats [] jusqu'au moment o, devant les discordes populaires et la crainte d'un mouvement plus grave, on ne trouva d'autre remde que de chasser les histrions hors d'Italie et de poster nouveau des soldats au thtre. 20 Sablayrolles, Vigiles, p. 371. 21 Cl., 18, 1 : Durant un incendie qui faisait rage dans le quartier milien [] comme les soldats et la foule de ses esclaves ne suffisaient pas la besogne [] Voir aussi Sablayrolles, Vigiles, p. 380-382. 22 Sablayrolles, Vigiles, p. 375-376. 23 Dig., I, 15, 5 ; I, 15 a trait la juridiction du prfet des vigiles, comptent pour toutes les causes impliquant un incendie, qu'il s'agisse de lutte contre le feu ou de rpression des actes criminels, sauf si on est en prsence de quelqu'un de si atroce et de si clbre qu'il faille le remettre au prfet de la Ville. (I, 15, 1).

18

releves tous les quatre mois et charges de missions semblables celles quelles effectuaient Rome24. Aprs Rome, lItalie, centre civique de lempire. Plusieurs exempla illustrent le problme. Sutone crit propos de Tibre25 : Il prit soin avant tout de garantir la tranquillit publique contre les vols [grassaturae], les brigandages [latrocinia] et les dbordements propres aux meutes [licentia seditionum]. Il multiplia les postes de soldats [stationes] distribus dans toute lItalie. Un peu plus loin dans le mme paragraphe, le biographe ajoute26 : La plbe de Pollentia [du Picenum] ayant tenu arrt sur la place publique le convoi dun centurion primipilaire, jusqu ce quelle et, par contrainte, extorqu ses hritiers la somme ncessaire pour un spectacle de gladiateurs, il fit partir une cohorte de Rome, une autre du royaume de Cottius, sans indiquer le motif de la marche, puis tout coup on fit dcouvrir les armes, des sonneries retentirent, les soldats pntrrent dans la ville par diffrentes portes, et la plupart des habitants et des dcurions furent jets en prison pour le reste de leurs jours. On note que linitiative dintervenir dans les affaires dune cit autonome mana de Tibre seul et que lavis du snat ne parut pas ncessaire. En 58, lopposition entre la plbe et les dcurions de Pouzzoles tourna lmeute et il fallut dpcher une cohorte prtorienne27, sans doute la demande du snat. En revanche, lors de la fameuse rixe de 59 qui clata entre les gens de Pompi et ceux de Nucrie pendant des jeux donns lamphithtre28, Nron fut le premier saisi de laffaire quil renvoya au Snat qui lui-mme chargea les consuls du rtablissement de lordre. Le Snat pronona la sentence : [] on interdit pour dix ans la municipalit de Pompi ce genre de runions, et les collges qui sy taient fonds au mpris des lois y furent dissous, etc. Le brigandage fut en partie la cause de la dissmination de postes de garde en Italie29. Tibre suivit Auguste qui avait dj pris des dispositions en faisant appel larme et avait donc montr la voie. On sait aussi par le pote satirique Juvnal quil fallait toujours redouter le bandit capable, limproviste, de jouer du couteau30 : Il ne manquera pas de gens pour vous dpouiller, une fois les maisons closes, quand partout les boutiques font silence, volets fixs, chanes de sret en place [] Tandis que les patrouilles armes font rgner la scurit dans lesSablayrolles, Vigiles, p. 383-384. Tib., 37, 1-2. 26 Tib., 37, 5. 27 Tacite, Ann., 13, 48 : Cette sdition tant alle jusqu'aux pierres et aux menaces d'incendie et risquant de poussser au massacre et aux armes, on choisit C. Cassius pour y porter remde. Comme sa svrit rvoltait les esprits, sur sa propre demande, on transmet ce soin aux frres Scribonius, en leur donnant une cohorte prtorienne ; la terreur qu'elle inspira et le supplice de quelques meneurs ramenrent la concorde parmi les habitants. Il y avait, depuis Claude, Pouzzoles, une cohorte (sans doute urbaine) en garnison (Sutone, Cl., 25, 6) ; elle est prsente comme ncessaire la lutte contre les incendies. 28 Tacite, Ann., 14, 17. Nippel, Order, p. 89-90. 29 Nippel, Order, p. 101. 30 Sat., III, v. 302-308. Les patrouilles sont en principe les vigiles la nuit dans Rome. Il est difficile de dterminer qui des urbains ou des prtoriens taient censs s'occuper du Latium et de la Campanie. On peut penser que la cohorte urbaine de Pouzzoles devait tre prte intervenir ailleurs en Campanie.25 24

marais Pontins et la fort Gallinaria31, les brigands sabattent de l-bas sur Rome comme sur une proie. Le propos est videmment dsabus et caustique, soulignant lincurie des responsables dune scurit qui assurait la paix aux dserts et exposait les lieux peupls aux mfaits impunis. Le bandit Bulla Felix, fort de ses 600 voleurs, tint tte en Italie aux empereurs et aux soldats durant deux ans sous Septime Svre, vers 205-207 ap. J.-C.32 Parfaitement habile se dguiser, il sapprocha mme un jour du centurion qui devait lexterminer et, se faisant passer pour un autre, proposa au sous-officier de lui livrer le brigand quil cherchait et le captura aisment en lui faisant emprunter un dfil avec ses hommes. Il semble que, malgr les indications de Sutone33, aucune mesure ne suffisait garantir la scurit des citoyens ; les donnes du problme varirent ainsi avec les empereurs. On peut observer que jamais, en dpit de la multiplication des postes des curateurs de voie pendant les deux premiers sicles, ces snateurs napparaissent responsables de la scurit, et ce nest que par hypothse quon peut supposer quils devaient tenir inform le pouvoir en cas de troubles ou dinscurit manifeste34. Le cursus publicus ou service du courrier imprial sappuyait sur un rseau de stationes ou relais qui donnaient lieu des surveillances varies. Le dcs Toiano, prs de Pouzzoles, dun centurion des castra peregrina, sans doute sous Septime Svre, sexplique par une activit de police lie la route et la transmission des nouvelles35. Les affaires religieuses faisaient normalement lobjet dun contrle attentif dans la mesure o elles risquaient dengendrer des troubles ou de dgnrer36. Les collges, dont la finalit tait surtout sociale et religieuse et non comme on le dit trop souvent funraire, donnaient rgulirement lieu des interdictions, ainsi que nous lavons constat Pompi. Toutefois, les sources ne parlent gure que de Rome dans ce domaine et lItalie ne semble pas avoir suscit la mise en place de mesures particulires quil se soit agi de philosophes, dastrologues, de magiciens ou des chrtiens37. Les exemples recenss Rome et en Italie attirent lattention sur un emploi apparemment habituel de soldats dans le maintien de lordre et la rpression de troubles dont la frquence nous chappe, mais dont le retour cyclique ne saurait faire de doute. Les interventions impliquaient lusage de troupes particulires qutaient les prtoriens et les autres units de la garnison romaine, les urbains et les vigiles. Le cumul de forces susceptibles de rprimer les31 Elle tait situe dans la rgion de Cumes, et constitue aujourd'hui la Pineta qui couvre les dunes de Castel Volturno, 33 km au NO de Naples : voir en particulier Strabon, V, 4, 4. 32 Dion, 77, 10. R. Mac Mullen, Enemies of the roman order. Treason, unrest and alienation in the empire, Cambridge Mass.-Londres, 1967 (= Mac Mullen, Order), p. 192-193 et 267. 33 Tib., 37, 1-2 (voir supra n. 25). 34 W. Eck, Costruzione e amministrazione stradale, dans L'Italia nell'impero romano. Stato e amministrazione in epoca imperiale, Bari, trad. ital., 1999 [1979] (= Eck, Italia), p. 57-70. Talbert, Senate, p. 383. Le problme est ici encore celui d'une dlimitation des responsabilits qui relevait de la pratique et non d'une codification stricte, ce qui n'est pas pour autant un signe d'inefficacit. 35 AE, 1994, 424. Le port de Pouzzoles, malgr la cration d'Ostie, est rest, au Haut-empire, un centre important d'changes qui justifiait des mesures de scurit sur place et au voisinage. Voir galement Eck, Italia, p. 109. 36 Talbert, Senate, p. 383-384.

dsordres montre que ltat tait soucieux de rgler avec un soin jaloux les problmes particuliers soulevs par le gigantisme de la capitale impriale mieux protge que lItalie municipale. Dans les faits, il ne semble pas y avoir eu de frictions graves et permanentes entre les divers commandements, mme si rien nindique que des rgles prcises fixaient une fois pour toutes les responsabilits38. Les oprations de maintien de lordre ne sauraient tre considres comme systmatiques et frquentes, ce qui peut paratre dailleurs un gage defficacit au quotidien. Mais les provinces offrent de ce point de vue dautres dossiers qui compltent en lclairant lutilisation de larme au service de la scurit publique et du maintien de lordre, tout en marquant les nuances dune politique de lordre public selon les territoires et les conditions politiques locales. LE CONTRLE DES PROVINCES Les inscriptions et les papyrus viennent ici au secours des textes littraires et historiques pour nous fournir un large ventail dinterventions et dexemples quil convient dessayer de classer, alors que prdominent les actions sapparentant des tches et des oprations de police. Commenons par lgypte, dont la documentation est riche et varie, et introduit des situations que nous navons pas rencontres Rome et en Italie39. On peut sappuyer en particulier sur le travail pionnier de R. Davies qui sest intress des activits qui ressortissent pour nous la police judiciaire puisquil sagit denqutes sur divers crimes40. Beaucoup darchives manent de loasis du Fayoum, situe louest de la basse valle du Nil41. Les soldats auxquels les plaignants sadressent sont ou un centurion chef de district, ou un dcurion, mais aussi un bnficiaire ou un stationarius ou chef de poste42. Toutefois, je ne suis pas convaincu quon doive, malgr Th. Mommsen, attribuer un quelconque pouvoir de justiceTalbert, Senate, p. 383-386 ; Mac Mullen, Order, p. 95-162. Avec le temps, comme le suggrent les rubriques du Digeste sur les actions des prfets, les comptences judiciaires des commandants ont t mieux dfinies et ont donc mieux dessin ce que j'appellerai les domaines d'intervention . 39 Je laisse volontairement de ct la rpression du brigandage que rvlent, entre autres, les ostraka du dsert (par exemple, Alston, Soldier, p. 81-83, o sont dfinis les dekanoi et les curatores). La documentation papyrologique claire le rle permanent de l'arme au contact des populations locales que les soldats en dtachement ctoyaient rgulirement. Elle met en vidence le recours au centurion, personnage cl de l'ordre dans les villages. On ajoutera qu'est atteste ailleurs aussi la prsence de centurions portant le nom de centurio regionarius (c'est--dire prposs une rgion au sens romain du terme un district extrieur aux territoires des cits proprement dits ) et assists d'un dtachement ou vexillation pour surveiller le district : par exemple IRG, III, 301 (Antioche de Pisidie) ou mme le centurion G. Iulius Saturninus (AE, 1985, 738) de la rgion de Montana (Mihailovgrad), en Msie infrieure. 40 R. W. Davies, The investigation of some crimes in Roman Egypt , dans Service in the Roman Army, D. Breeze et V. Maxfield d., New York, 1989 (= Davies, Service), p. 175-185. 41 Voir aussi N. Lewis, Life in Egypt under roman rule, Oxford, 1985 (= Lewis, Egypt), p. 77-81 et 185-195. 42 Th. Mommsen, Le droit pnal romain, I, Paris, 1907 (Manuel des Antiquits romaines XVII) (= Mommsen, Droit pnal), p. 366. Mac Mullen, Soldier, p. 55. Sur le sens de stationarius, distinct de beneficiarius, voir en outre Nelis-Clment, Beneficiarii, p. 18, 75 et 221 en particulier ; il s'agit, notamment au pluriel (stationarii), de soldats en38 37

rglementaire au centurion sous prtexte quun plaignant sadressait aux deux reprsentants de lautorit en mme temps, savoir le stratge du nome et le centurion43. Ce dernier devait jouer le rle de lenquteur charg, dans les causes mineures, de contraindre les accuss se manifester et accepter ventuellement un accord lamiable sous peine de les faire transfrer devant le tribunal comptent. Les cas recenss dans lesquels sont impliqus des militaires concernaient le vol, lagression, les personnes disparues ou les testaments. Quelques exemples suffiront ici sen faire une ide. Le 27 septembre 184, Stotoesis, fils dAncophis, se plaignait au centurion Aurelius Antonius dtre la victime des violences dHecusis, un de ses parents par alliance, quil accusait dabuser de sa faiblesse au dtriment de leur bien commun ; il lui avait ainsi arrach un acte crit en le menaant de mort. Le plaignant assurait avoir dautres charges contre son parent, mais il les rservait pour laudience44. Le 7 avril 216, le prtre Aurelius Pacysis Tesenoupheus se plaignit la fois au centurion Aurelius Calvisius Maximus et au stratge Aurelius Didymus du vol de sept artabes45 de froment en son absence par percement du plancher du grenier. Malgr leur promesse, les habitants du village avaient refus de tmoigner ; le plaignant demandait au centurion darrter ceux quil dsignait comme les coupables46. Ces plaintes, comme dautres, indiquent que le recours au centurion visait obtenir une protection contre la violence et contraindre les accuss, en les arrtant ou en les interrogeant, accepter de rparer les torts quils avaient causs. En temps ordinaire, lenqute et linterrogatoire taient donc du ressort du soldat (en fait du centurion), mais non la sentence47.

service dtach quelle que soit leur unit d'origine et leur grade. Le stationarius des papyrus est le soldat responsable localement de la paix publique en gypte. 43 Mommsen, Droit pnal, p. 368-369. Alston, Soldier, p. 92-93, qui indique avec raison, cependant, que le centurion did not supervise the nome administration ; Alston, Ties, p. 187-189, admet que le rle des stationarii demeure obscur, mais il reprend l'ide d'un mlange entre civils et militaires au nom d'une police de proximit partage par le soldat et la population, ce qui n'est pas dmontrable. Le centurion est prsent comme le maillon essentiel de la relation entre l'autorit politique et administrative et le civil, et le temps du sjour devait tre relativement bref. Alston ne se proccupe gure dans ce travail du rle judiciaire, ni des problmes qu'il soulve (mais voir Soldier, p. 88-90). Enfin, il n'voque pas le fait qu'une prsence militaire dans les villages visait suppler au dpart l'absence d'autorit municipale faute d'une organisation en cits (voir, cependant, Soldier, p. 96, o l'auteur insiste sur le rle des centurions comme reprsentants du prfet, ce qui parat tre la meilleure manire de concevoir l'activit de ces sous-officiers dont on ne sait pas, en dehors du dsert, quand ils taient lgionnaires dtachs et quand ils dpendaient d'units auxiliaires plus ou moins proches). 44 P.Amh, 78 = Davies, Service, p. 176. 45 Il s'agit d'une mesure de 43 l soit, pour sept units, d'un montant de 301 l ou 47 boisseaux. 46 BGU, 322 = Davies, Service, p. 177. 47 Davies, Service, p. 182. Sur le rle des centurions et la dure de leur mission : R. Alston, Soldier, p. 86-96, qui montre que les centurions de district (tableau p. 88-90) n'avaient pas de domaine bien dlimit d'intervention ; il souligne l'existence de doubles ptitions en direction du stratge et du centurion, et suggre une extension de fait avec le temps des ordres de problme le concernant. Il rappelle que les affaires judiciaires taient l'essentiel et cite (p. 86) le cas de Gemellus Horion s'adressant au prfet d'gypte pour qu'il donne l'ordre au centurion de transfrer l'accus (un collecteur d'impt) devant son tribunal (P. Mich. VI, 425). Voir aussi, rcemment, Alston, Ties, p. 187-189 (toutefois le problme qui nous retient y est biais par le point de vue adopt, savoir le rle du centurion comme figure d'un pouvoir moins lointain qu''il ne semblait jusqu' prsent. la suite de R. S. Bagnall, il s'agit surtout de ragir contre l'ide d'une communaut villageoise d'gypte autonome et isole).

La prsence des soldats ntait pas motive au dpart par les fonctions de police judiciaire48. Celles-ci se greffaient sur les missions de surveillance et de contrle et pouvaient contribuer la dcouverte de nouvelles affaires. Quoi quil en soit, aprs enqute, le militaire devait remettre le suspect lautorit civile comptente, comme on le constate aussi dans le cas des poursuites contre des chrtiens49. La recherche de caches darmes, les contestations de limites entre propritaires, la surveillance des festivits publiques dans les villages compltaient un ventail dactivits non dlimit lavance. Plusieurs documents en Thbade ou Alexandrie50 montrent que les soldats taient employs la perception directe de droits de douanes. Les autres provinces apportent encore un autre clairage et toffent le bilan. Linscription de Souk el-Khemis dans la valle du Bagradas, sous Commode, rvle par la ptition des colons (des mtayers) du domaine imprial, dit saltus Burunitanus, que le procurateur charg du domaine navait pas hsit recourir la force arme pour satisfaire les exigences dun conductor (fermier), Allius Maximus51. Le clbre tarif de Zara en Numidie, dat de 20252, concerne un poste situ sur une voie venant de petite Syrte et se dirigeant vers la Maurtanie : les produits varis font lobjet dun tarif doctroi sous le contrle dune cohorte. La surveillance des communications et des routes tait assurment une tche dvolue toutes les armes provinciales o quelles fussent cantonnes : elles occupaient des postes ou des forts le long des voies navigables aussi bien que des routes, comme on le voit dans les provinces germaniques et danubiennes grce larchologie et lpigraphie. Un groupe de soldats illustre particulirement ces tches au service de lordre public : les beneficiarii ou bnficiaires53. Le nombre des inscriptions qui les font connatre est suprieur au millier. Avec les papyrus dgypte, la documentation des provinces rhnanes et danubiennes est de loin la plus abondante et la plus loquente.

48 Le souci de protger les intrts de l'tat et de l'empereur (domaines impriaux, terres publiques, convois de bl) tait primordial, mais comme je l'ai dj suggr, l'arme tait d'autant plus sollicite que l'institution locale tait peu autonome et peu capable de se dfendre seule. 49 Pline le Jeune, Epist., X, 96 (la lettre sur les chrtiens ). Mommsen, Droit pnal, p. 366-367. R. W. Davies, The daily life of the roman soldier under the principate , dans Service in the Roman Army, D. Breeze et V. Maxfield d., New York, 1989 (= Davies, Service), p. 57. Nippel, Order, p. 95. 50 Davies, Service, p. 62. 51 CIL, VIII, 10570 : (ton procurateur) a envoy les soldats dans ce mme domaine de Buruni, a fait arrter et maltraiter certains d'entre nous, en a fait enchaner d'autres, et battre de verges et de btons quelques-uns qui taient pourtant citoyens romains. Tout cela sous prtexte que nous avions, en implorant Ta Majest, crit une lettre incorrecte On ne sait pas qui sont exactement ces soldats (Y. Le Bohec, La troisime lgion Auguste, Paris, 1989 (tudes d'Antiquits africaines), n'y fait pas allusion) : on peut hsiter entre des auxiliaires ou des lgionnaires ou encore des urbains mis la disposition du procurateur par le proconsul de Carthage. En l'absence de spcialisation technique des units et des hommes en fonction d'oprations de maintien de l'ordre, le rang du fonctionnaire demandeur, l'urgence de la situation, les intrts en jeu, la nature des lieux aussi conditionnaient l'emploi d'lments prlevs sur tel ou tel corps de troupe. 52 CIL, VIII, 4508. 53 Davies, Service, p. 54-66. Voir surtout Nelis-Clment, Beneficiarii, qui accorde toute la place qui convient la question des routes et des postes routiers (plus spcialement p. 149-193).

Ces soldats taient des grads dont le statut variait avec le rang de leur commandant, mais ceux qui nous intressent ici portaient, partir du IIe sicle, le titre de bnficiaire du consulaire (beneficiarius consularis), et achevaient le plus souvent leur carrire de 25 ans munis de ce titre quils jugeaient digne de figurer sur leur tombeau54. Au nombre de trente au moins par gouverneur, ils taient affects au service du lgat dans la capitale tout en continuant dpendre administrativement de leur lgion55. Une des responsabilits importantes de leur fonction consistait se faire dtacher pendant six mois ou plus, tour de rle et avec possibilit de prolongation, dans une statio (un poste) routire dans laquelle les bnficiaires avaient leurs ordres une petite poigne dhommes placs sous leur tutelle. Ces postes taient souvent au voisinage dun fort ou dune agglomration. La dure du sjour, les priodes ou calendrier, les transferts dun poste lautre nobissaient aucune rglementation densemble et chaque secteur provincial avait donc ses rythmes propres fixs par le gouverneur lui-mme56. La surveillance des greniers publics, la rpression du brigandage et la scurit des transports publics justifiaient ces missions qui se dvelopprent sous Antonin le Pieux et Marc Aurle. Sans quil faille sen tonner, ni en dduire que la tche tait particulirement prilleuse, on doit admettre que cest par le biais de ddicaces religieuses que ces activits sont le mieux connues, car chaque arrive et chaque dpart donnaient lieu en principe des vux propitiatoires et des remerciements de la part du bnficiaire57. Les dplacements des fonctionnaires et autres personnages officiels supposaient la prsence dune escorte. Le gouverneur lui-mme dans sa province, chaque fois quil allait rendre la justice, le procurateur charg de percevoir les revenus impriaux ou denquter, le lgat de lgion venant occuper son nouveau poste ou quittant lancien y avaient droit58. Mais le gouverneur pouvait aussi tre sollicit par les autorits de telle ou telle communaut devant la menace dune famine due en particulier la spculation, comme Antioche de Pisidie, sous Domitien59. Quoi quil en soit, la population pouvait se retourner contre le reprsentant du pouvoir et mettre sa vie en pril : si Vespasien neut affronter que des navets lors de son proconsulat en Afrique60, un gouverneur dphse, capitale de la province dAsie, faillit tre

Nelis-Clment, Beneficiarii, p. 47-85 en particulier. Pour une mise au point, Nelis-Clment, Beneficiarii, p. 115-122 : selon l'opinion dominante, il y avait 30 bnficiaires du gouverneur pour une lgion, ce qui voudrait dire qu'une province deux lgions en procurait soixante. Il faut se garder de tout maximalisme en l'absence de donnes chiffres interprtables avec certitude. Voir aussi P. Le Roux, Ejrcito y sociedad en la Tarraco romana , Butllet Arquelgic, 19-20, 1997-1998 (= Le Roux, Tarraco), p. 90-91. 56 Nelis-Clment, Beneficiarii, p. 203-210 en particulier. 57 Nelis-Clment, Beneficiarii, p. 30-47 plus spcialement o il est trait du contenu et de la signification des dvotions des grads. 58 Voir Davies, Service, p. 62-63. 59 AE, 1925, 126 = 1926, 78 = 1997, 1482, de 92 ou 93 ap. J.-C. 60 Sutone, Vesp., 4, 5 : Il administra [l'Afrique] avec une totale intgrit et non sans une grande considration, sauf lors d'une meute Hadrumte o on lui lana des navets. Nippel, Order, p. 109.55

54

lapid par ceux qui se plaignaient de la temprature des bains publics61. De mme, les transports de bl destination des greniers impriaux ou de Rome, le convoi constitu de mtaux prcieux ou de la paie des soldats fournissent des exemples complmentaires dactivits routinires et bien attestes ou dcelables dans la documentation62. Arrestations et dtentions dcoulaient videmment de ces fonctions de police. Lenvoi dun soldat dans un village pour prendre possession dun prisonnier est mentionn Oxyrhynchos63 et phse un lgionnaire porte le titre dagens curam carceris, cest--dire de charg de la prison64. Les prisonniers taient parfois des damnati ad metalla quil fallait garder en attendant leur transfert sur le lieu de leur condamnation65. La prsence de soldats dans les secteurs miniers contrls par lempereur trouvait l une part de sa justification66. Le Nouveau Testament offre aussi des exemples originaux quil sagisse de larrestation de Jsus ou de la crucifixion qui fut excute par une escouade compose dun centurion et de quatre soldats arms67. Les diverses dtentions de Paul de Tarse se firent sous garde militaire que ce ft Csare, durant le voyage ou Rome68. La passion de saint Fructueux, mis mort dans lamphithtre Tarragone en 259, voque son arrestation effectue par les bnficiaires du gouverneur69. Ce dernier exemple, corrobor par dautres, achve de convaincre que si larme tait normalement sollicite au service de lordre public et de la justice, il ny avait pas de corps spcialis et il ne me parat pas prouv que les castra peregrina et leurs locataires (les frumentaires) jouaient un rle particulier comme service de dtention ou prison officielle70.61 62

Philostrate, Vie d'Apollonios, I, 16. Nippel, Order, p. 109. Davies, Service, p. 62-63. 63 Mommsen, Droit pnal, p. 360 et 366. Davies, Service, p. 182 (avec les rfrences p. 282). 64 ILS, 2368 = IEph, 2244 (il s'agit d'un frumentarius de la lgion I Adiutrix). 65 Davies, Service, p. 57 et 63. P. Le Roux, Exploitations minires et armes romaines : essai d'interprtation, dans Minera y metalurgia en las antiguas civilizaciones mediterraneas y europeas. Coloquio internacional asociado Madrid, 24-28 octobre 1985, II, Madrid, 1989 (= Le Roux, Exploitations), p. 176-177. En dernier lieu, H. Cuvigny, Mons Claudianus. Ostraca graeca et latina III, Le Caire, 2000 (IFAO), p. 35-36, qui recense des documents concernant aussi la libration de condamns aux carrires d'albtre en particulier. 66 Le Roux, Exploitations, p. 177, et Dig., 48, 19, 8, 4. 67 Nouveau Testament : Matth., 27, 54 ( Le centurion et ceux qui gardaient Jsus ) ; Marc, 15, 39 ( le centurion qui se tenait en face de Jsus ) ; Luc, 23, 36 et 47 ( le centurion vit ce qui tait arriv ; il loua Dieu et dit ) ; Jean, 19, 23 (qui fait allusion la prsence des stratitai et au partage en quatre des vtements de Jsus) : voir aussi Davies, Service, p. 57. Mme si on ne peut assurer l'exactitude du rcit, il est plausible que le dtachement charg par Ponce Pilate de la mise en croix ait t command par un centurion (quelle qu'ait t son unit de rattachement). Il y a l assurment un bon reflet de la place occupe par les centurions dans les oprations de police. 68 Actes des Aptres, 21-28 et M. Durry, Les cohortes prtoriennes, Paris, 1938 (= Durry, Cohortes), p. 351-354. Davies, Service, p. 57. Nippel, Order, p. 106-107. 69 Passion de Fructuosus, 1, 2 (d. Musurillo) : Mais alors que l'vque Fructueux se reposait dans sa chambre, des bnficiaires prirent place dans sa maison, savoir Aurelius, Festucius, Aelius, Pollentius, Donatus et Maximus ; ayant entendu leurs pas, il se leva aussitt et s'avana dehors dans leur direction en sandales. Les soldats s'adressrent lui : Viens ! le gouverneur te demande avec tes diacres. Le Roux, Tarraco, p. 91. Nelis-Clment, Beneficiairii, p. 223. 70 Les camps, quels qu'ils fussent, possdaient une prison ou carcer, ne serait-ce que pour punir le soldat indisciplin, mais aussi pour tenir sous bonne garde un condamn ou prisonnier : voir G. Wesch-Klein, Soziale Aspekte des rmischen Heerwesens in der Kaiserzeit, Stuttgart, 1998 (HABES 28), p. 151-152. Cependant, les sources ne permettent pas de conclure l'existence Rome (mme si Calpurnius Flaccus, Declamat., 4, dcrit le carcer publicus) d'une prison impriale attitre et les castra peregrina dont la raison d'tre tait autre n'existaient

LEMPIRE, LA POLICE ET LARME Le dossier runi, mme incomplet71, est riche danecdotes et de donnes varies dont lassemblage nest pas vident de prime abord. Deux questions principales se dgagent, me semble-t-il, malgr tout. La premire a trait aux modalits de lintervention des troupes et la seconde aux conditions dans lesquelles larme pouvait tre ou tait effectivement sollicite. Runies, les deux interrogations font cho au problme du fonctionnement mme de ltat romain et de la manire dont celui-ci se reprsentait son propre rle ; linterprtation implique aussi une rflexion sur les contours de lactivit militaire et ses fluctuations sous lempire. Les diffrentes situations relates par les sources indiquent que les interventions des soldats romains concouraient essentiellement empcher le dveloppement dactions violentes et non devancer une perturbation quelconque de la paix publique72. En outre, la protection des personnes dans lexercice de leur autorit et des communauts menaces dans leurs biens ou lintgrit de leurs membres tait primordiale. Autrement dit, il est difficile, de prime abord, de dceler dans les sources lexistence dune politique claire, plus forte raison constante, de la sret publique visant rduire la criminalit ou empcher les rvoltes ou les meutes. Dans le mme ordre dide, le recours la force visait favoriser par la contrainte le retour le plus rapide possible au calme. Le point commun des actions recenses invite considrer les soldats comme une force de lordre, une force de police, utilise sans rgularit et sans ide prconue selon une procdure dicte par les circonstances73. Dans la majorit des cas, rien ne permet daffirmer par ailleurs que les militaires ont outrepass cette rgle, ni quils se soient rigs ensans doute pas avant Trajan (ce qui ne veut pas dire que l'empereur n'utilisait pas des lieux privilgis lorsqu'il jugeait bon de faire emprisonner quelqu'un Rome : voir Sutone, Tib., 61, 11. Toutefois, ce passage suggre que la dtention ne se confondait pas systmatiquement avec une prison). Le choix d'un lieu de captivit et son degr punitif et humiliant devaient dpendre des circonstances, de la juridiction concerne, dtermine par la gravit du crime, et de la personne mme des prisonniers (Mnard, Inscurit, p. 68-69, rappelle la plainte convenue de Juvnal, Sat., III, v. 309-314 sur la ncessit de multiplier les prisons de son temps). J.-U. Krause, Prisons et crimes dans l'empire romain, dans Carcer. Prison et privation de libert dans l'Antiquit classique. Actes du colloque de Strasbourg (5-6 dcembre 1997), C. Bertrand Dagenbach, A. Chauvot, M. Matter, J.-M. Salamito d., Paris, 1999, p. 117-128, rejette l'ide, dfendue par R. Mac Mullen, d'une augmentation de la criminalit partir du IIIe s. ; tout en rappelant que la prison punitive n'tait pas normalement une pratique romaine, l'auteur attribue une plus grande efficacit de la police et l'extension du droit pnal et de la dure des dtentions en attente l'accroissement des arrestations sous le Haut-empire. 71 Les donnes trs disperses sont malaises runir et des oublis sont toujours possibles. L'chantillon prsent, qui ne vise donc pas l'exshaustivit, me parat typologiquement peu prs complet cependant. 72 Ce qui n'est pas propre l'empire romain et doit se comprendre comme une condition ncessaire l'exercice d'un pouvoir capable d'assurer normalement la paix publique. 73 Je ne veux videmment pas dire par l que le pouvoir du Haut-empire se serait comport en dilettante et devrait tre oppos l'tat autoritaire de l'Antiquit tardive, ttillon et policier (c'est le point de vue propos par Mac Mullen, Soldier, p. 51-54). Il est incontestable que, dans le domaine du maintien de l'ordre comme dans d'autres, la monarchie augustenne a affin les mthodes nes sous la Rpublique et a pu leur donner une efficacit nouvelle par le recours des moyens nouveaux. Le gigantisme mme de l'agglomration romaine exigeait autre chose qu'une politique au jour le jour. Le problme de fond est celui des motivations et des comportements qui, comme on verra,

pouvoir de justice aux dpens de ladministration judiciaire et civile. En revanche, il est probable quils ont contribu asseoir et renforcer tel ou tel tmoignage, et informer ceux qui taient chargs de linstruction et de la dcision, soit en produisant des tmoins, soit en fournissant eux-mmes des renseignements de premire main sous forme dun rapport crit ou oral74. Il arriva, en gypte, mme dans des cas o aucun soldat ntait impliqu, que le centurion ait t appel par lautorit judiciaire formuler un jugement, mais il nest pas sr quil ait pris linitiative de la peine et de son application75. Par ailleurs, en temps normal, un soldat en service ntait pas cit directement comme tmoin lors dun procs civil76, sauf si le cas concernait ses intrts immdiats ou ceux dun proche. Dans le Digeste, daprs Macer77, il est rappel que le soldat ne peut pas tre accusateur. Un rescrit de Gordien III (entre 238 et 244) soulignait quun soldat ne pouvait poursuivre sa femme pour adultre que si les obligations du service nen taient pas affectes78. Prtoriens, urbains, vigiles, lgions voire auxiliaires, tous pouvaient tre appels participer au maintien de lordre, la surveillance des lieux publics, la protection des personnes, mme sil semble que la place occupe par les ailes et cohortes dans ce type dopration ait t relativement restreinte et fonction de la situation locale. Certains indices permettent en effet daffirmer que le rle de force de lordre faisait, thoriquement et en fait, partie intgrante du mtier de soldat quel quil ft, non seulement Rome, mais aussi dans les provinces79. Les sources crites et les stles funraires attirent ainsi lattention sur le fustis ou bton noueux destin carter ou serrer la foule autant qu frapper en cas dmeute et fustiger en guise de

ne peut se rduire une question de peur ou de simple recours arbitraire la force, mais engage une culture politique au sens fort du terme. 74 Par exemple BGU, 275 (21 dcembre 215 ap. J.-C.) : Davies, Service, p. 178. Le centurion, dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, est essentiellement charg de l'enqute la demande du plaignant. Le verdict nonc concerne ainsi les rsultats de l'enqute, non un jugement excutoire : c'est ce que montre le dossier runi par B. Campbell, The emperor and the roman army 31BC - AD235, Oxford, 1984 (= Campbell, Emperor), p. 431-435. Les plaintes adresses aux centurions se justifient par le souci de contraindre les tmoins se manifester et de dcouvrir les coupables et non par la volont d'obtenir une condamnation immdiate, mme si les arrangements l'amiable, garantis par le soldat, devaient exister, ne serait-ce que pour allger l'activit du juge ou lorsque la cause tait vraiment mineure. Contra Campbell, Emperor, p. 431-432, qui invoque l'isolement du centurion pour lui attribuer une juridiction informelle, ce qui est difficile admettre, mme avant la muncipalisation svrienne, d'autant que les archives manent des bureaux des stratges en gnral. En outre, le rescrit de Gordien III, cit p. 434 (CJ 7, 48, 2), indique clairement qu'il n'y avait pas en principe de juridiction militaire indpendante en dehors des camps. Voir aussi Nippel, Order, p. 105. 75 Le poids du rapport d'enqute tait certainement trs important et influenait, n'en pas douter, la dcision finale, d'o l'esprit des ptitions adresses aux centurions ou aux bnficiaires (voir Campbell, Emperor, p. 432, qui ne distingue pas cet aspect de l'acte d'mettre personnellement la sentence). 76 Campbell, Emperor, p. 254-265, sur le soldat et sa situation lgale et de facto face la justice. 77 Dig., 48, 2, 8, 798 : (ceux qui ne peuvent pas porter d'accusation) les autres, cause de leur sacramentum, tels ceux qui sont au service militaire . 78 CJ 9, 9, 15. 79 M. P. Speidel, The fustis as a soldier's weapon, AntAfr, 29, 1993 (= Speidel, Fustis), p. 137-149. On ne sait pas si les soldats recevaient un entranement particulier en matire de maintien de l'ordre ou si la prparation au mtier militaire semblait suffisante, ce qui est probable. Le maniement adroit et bien senti du bton tait ensuite affaire de sensibilit personnelle.

punition pour atteinte la scurit ou lordre public80. Lusage du bton, au lieu des armes, contribuait distinguer les oprations de maintien de lordre de la guerre et le citoyen de lempire du barbare81. Les exemples romains sont les plus nombreux82, mais une stle dun fantassin de cohorte auxiliaire Cherchel montre que les soldats au service des gouverneurs taient appels exercer des tches semblables celles des units de la garnison urbaine83. Les mthodes et la violence des comportements ne sont jamais dcrites en dtail dans les textes, mme lors des crises politiques graves o elles ne sont que suggres et vont, par lusage des armes, bien au-del des oprations habituelles de maintien de lordre84. Aucune charge ne correspondait dans les units des fonctions spcialises de police en dehors de la garde de la prison (loptio carceris ou carcerarius chez les prtoriens, les urbains et les vigiles) qui servait aussi sans doute la dtention de prisonniers extrieurs larme (loptio custodiarum, quant lui, tait responsable des tours de garde et non dune prison)85. Cest surtout dans lofficium des prfets du prtoire ou des gouverneurs de province quon rencontrait des grads affects des tches spcialises dauxiliaires de justice86. On citera par exemple des soldats qui se disent quaestionarius ou a quaestionibus et taient chargs de linterrogatoire des accuss dans le cadre de procdures criminelles. Mais ces fonctions navaient quun temps et80 En revanche, la vitis ou cep, rserve aux centurions et vocats tait un bton droit (Speidel, Fustis, p. 137). L'une comme l'autre, reprsents sur les monuments funraires, revtaient ainsi une double signification : la participation au respect du bon droit s'ajoutait le sentiment du prestige d'un mtier exerc au service de l'empire. 81 Il ne s'agit pas proprement parler d'idologie ici, mais de vision de l'ordre par le gouvernant mfiant envers ceux qui ne paraissaient pas partager les valeurs de l'humanitas. 82 Sutone, Cal., 26 : Troubl dans son sommeil par la rumeur des gens qui, ds le milieu de la nuit, s'installaient aux places gratuites dans le cirque, il les fit tous chasser coups de bton (omnis fustibus abegit) Sur les cohortes urbaines et l'usage du fustis : Dig., 1, 12, 10, 21 ; pour les vigiles, Dig., 1, 15, 3, 1-2 (fustibus castigat [le prfet] eos qui neglegentius ignem habuerunt, aut severa interlocutione comminatus fustium castigationem remittit). Hrodien, 2, 4, 1 ( Il [Pertinax] ordonna aux soldats de mettre un terme aux excs auxquels ils se livraient contre les citoyens et de ne plus avoir de hache la main, ni non plus de frapper les gens qu'ils rencontraient. ) et 2, 6, 10 ( Il [Julianus] ajouta qu'il leur redonnerait la licence dont ils jouissaient sous Commode. ) tmoignent indirectement, l'occasion d'vnements exceptionnels, de la rudesse ordinaire de la rpression. 83 Speidel, Fustis, p. 138-144 : AE, 1976, 750 (corpore custos) ; ILS, 2568 (coh. Surorum) ; AE, 1921, 31 (coh. VI Delmatarum). Je n'en tirerai pas cependant la conclusion que Caesarea de Maurtanie tait une ville particulirement dangereuse (p. 144), mais qu'elle tait une capitale provinciale o la proccupation du maintien de l'ordre tait de ce fait plus visible qu'ailleurs. C'est ce que confirment le monument de C. Valerius Valens de la lgion VIII Augusta, dcd Corinthe et reprsent avec le fustis (AE, 1978, 777 avec le commentaire de Speidel, p. 146), et l'inscription du Pire CIL, III, 7287 = ILS, 1867, dont le ddicant est un publicain de la vicesima libertatis. 84 Voir, par exemple, Dion Cassius, LIX, 30 (sur le meurtre de Caligula et les ractions Rome). Toutefois, Sutone, Cal., 26 (supra n. 82) ou Tacite, Ann., I, 77, 1 (supra n. 13) montrent que les morts taient parfois nombreux alors que les lieux de spectacle, clos par dfinition, taient l'un des thtres privilgis de manifestations dbouchant sur la violence dont les soldats pouvaient galement tre victimes. L'impression gnrale tire de passages qui sont, il est vrai, des exempla, est celle d'une rpression relativement brutale et sans tats d'me. 85 Optio carceris ou carcerarius : A. von Domaszewski, Die Rangordnung des rmischen Heeres, 2. durchgesehene Auflage. Einfhrung, Berichtigungen und Nachtrge von B. Dobson, Cologne-Graz, 1967 (= Domaszewski, Rangordnung), p. 12-27. Voir, en outre, avec des rfrences, pour les prtoriens, Durry, Cohortes, p. 101 et 103 ; pour les urbains, H. Freis, Die Cohortes urbanae, Cologne-Graz, 1967 (Epigraphische Studien 2), p. 121 = CIL, IX, 1617 = ILS, 2117 (optio carcaris) et, en outre, CIL, VI, 531 ; pour les vigiles, Sablayrolles, Vigiles, p. 225226 et 232 (qui souligne le lien avec la fonction de police des units). Optio custodiarum (dans les lgions) : Domaszewski-Dobson, Rangordnung, p. 46 et 49, suivi par G. Watson, The roman soldier, Londres, 1981 [1969] (= Watson, Soldier), p. 126 et 205, y voit un gardien de la prison du gouverneur.

ntaient quune tape plus ou moins longue dans une carrire. On voquera aussi les frumentarii chargs au dpart des rquisitions en crales et devenus, sous lempire, un corps dtach Rome dans les castra peregrina dont les titulaires continuaient dpendre administrativement de leur lgion dorigine87. Utiliss comme courriers entre la capitale et les diffrents secteurs militaires de lempire, ces soldats taient parfois chargs de la surveillance discrte des hauts fonctionnaires pour le compte de lempereur88. On ne stonnera pas de trouver un centurion dsign comme juge par le prfet pour rgler, en Dalmatie, un diffrend territorial opposant deux communauts sur la validit du trac des limites intercommunales ou, en gypte, un problme de proprit89. De mme, lutilisation des marins de la flotte de Misne, pour manier le velum du Colise afin de protger les citoyens du soleil et des intempries ou pour la prparation des naumachies, na rien qui puisse surprendre, car il sagissait, en loccurrence, du confort des citoyens convoqus par lempereur pour des divertissements90. Plus gnralement, la documentation propose un ventail impressionnant dactivits diversifies qui incombaient aux units provinciales : le travail dans des carrires ou des mines, la construction des grandes routes, de canaux ou dadductions deau, ldification de remparts sajoutaient des missions de ravitaillement ou dachat de fournitures varies, parfois loin des bases91. Cest loccasion aussi de rappeler que le soldat romain tait pisodiquement occup des travaux de construction, dentretien et de rparation du camp. Ces observations dbouchent sur la question de la signification de ces activits et rejoignent le problme dbattu du rle des armes dans lempire et au service de lempire que soulvent aussi, nous lavons dit, les fonctions de police, dadministration, de maintien de lordre public qui impliquaient la prsence de soldats. Deux ides sont en cause me semble-t-il : dune part, celle de la militarisation de ladministration impriale, dautre part, celle dun dvoiement de lactivit des armes dont

86 Le Roux, Tarraco, p. 90-93. Voir surtout, R. Haensch, Capita provinciarum. Statthaltersitze und Provinzialverwaltung in der rmischen Kaiserzeit, Mayence, 1997 (Haensch, Capita), p. 855-87 (indices) en particulier. 87 Nippel, Order, p. 100-101 (avec la bibliographie essentielle). 88 M. Clauss, Untersuchungen zu den principales des rmischen Heeres von Augustus bis Diokletian. Cornicularii, speculatores, frumentarii, Bochum, 1973 (= Clauss, Principales), p. 82-117 (avec les textes grecs et latins indiquant l'activit des frumentarii). 89 CIL, III, 9832 = ILS, 5949 (les centurions sont dits iudices dati) et CIL, III, 9864 a = ILS, 5950, concernant la Dalmatie sous Caligula. Pour l'gypte : P. Oxy., 1637 (sous Valrien et Gallien) ; voir galement R. S. Bagnall, Army and police in roman upper Egypt, JARCE, 14, 1977, p. 67-86 ; Alston, Soldier, p. 93-96. Voir en outre pour l'ensemble de l'empire, Mac Mullen, Soldier, p. 49-76, et Davies, Service, p. 65, avec les rfrences, n. 187 et p. 178. 90 SHA, Commod., 15, 6. M. Redd, Mare nostrum. Les infrastructures, le dispositif et l'histoire de la marine militaire sous l'empire romain, Rome, 1986 (BEFAR 260), p. 451. 91 Voir, pour un inventaire succinct, Davies, Service, p. 51-65. Il convient de rester prudent et de ne pas croire que les soldats romains taient employs au service des communauts civiles comme le comprennent Mac Mullen, Soldier, p. 32-35, ou Y. Le Bohec, dans L'Africa romana, 11, 1996, p. 1391-1397. Presque toujours, des circonstances singulires et des ordres venus d'en haut rendent compte de la prsence militaire au service des cits.

linstitution tait en principe justifie par lentranement lart de la guerre et par la protection de la communaut impriale contre les menaces dadversaires extrieurs et intrieurs. La grande stratgie nest pas ici concerne92. En revanche, lintervention militaire dans le maintien de lordre public met en jeu la manire dont le pouvoir imprial concevait son rle et ses activits93. Or, on constate quen dehors de Rome, la scurit des citoyens locaux et la tranquillit publique dpendaient des autorits communales quel quait t le statut de la cit, colonie, municipe ou communaut prgrine94. Les indices sont maigres pour les priodes hautes et le sont plus encore pour les provinces occidentales que pour les provinces orientales. Lun des documents le plus souvent invoqu est la loi dUrso (Osuna, Sville, en Andalousie) dont le chapitre CIII stipule que le magistrat en charge de la juridiction pour lanne pouvait lgalement diriger la population en armes dans lintrt de la dfense du territoire avec laccord des dcurions ou conseil municipal, avec un rang quivalent celui de tribun militaire Rome95. On soulignera surtout lautonomie octroye la colonie en la matire lpoque de cration de la cit ( linitiative de Csar), mais galement le fait que lordre public relevait aussi des magistrats locaux. Deux inscriptions de Nyon96, compltes par celles de Bingen et de BoislAbbe97, prolongent en effet linformation par la mention dun prfet arcendis latrociniis, cest--dire dune fonction locale spcialise destine lutter contre le brigandage98. Nmes,

92 L'expression est due E. N. Luttwak et a t conteste juste titre. Les termes de contrle des frontires sont sans doute prfrables, car l'expansion romaine, sous l'empire, n'tait pas dtermine par des conceptions scientifiques en matire de frontire idale, mais privilgiait les rponses locales en fonction des moyens et de l'urgence au nom d'un empire sans limites dfinies. 93 De manire ngative et positive, mme si les textes nous laissent penser que le pouvoir romain raisonnait ngativement plus que positivement quand il s'agissait de fixer des normes, des domaines d'activit ou des comptences