argot de guiraud 1!!!

Upload: sat-chit-ananda

Post on 15-Jul-2015

653 views

Category:

Documents


10 download

TRANSCRIPT

QUE SAIS-JE ? LE POINT DES CONNAISSANCES ACTUELLES

700

LARGOT

par

Pierre GUIRAUDProfesseur la Facult des Lettres et Sciences humaines de Nice

CINQUIME DITION

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE1

INTRODUCTION

L'ARGOT A l'origine le mot, qui date du XVIIe sicle, dsigne non une langue mais la collectivit des gueux et mendiants qui formaient dans les fameuses Cours des Miracles, le Royaume de l'Argot ; le terme s'est ensuite appliqu leur langage ; on a dit d'abord le jargon de l'Argot, puis l'argot. L'argot est donc le langage spcial de la pgre, mais cette notion a volu. Hritier de l'ancien jargon, l'argot est selon les dictionnaires du temps : le langage des gueux et des coupeurs de bourse, qui s'expliquent d'une manire qui n'est intelligible qu' ceux de leur cabale (Dictionnaire, de Richelet. 1680). L'existence de ce jargon est atteste ds le XIIIe sicle (cf. infra, p. 10) et partir du XVe apparaissent des documents prcis sur cette langue secrte des malfaiteurs ; ils se multiplient par la suite. Jusqu' Vidocq, tous les tmoignages attestent le caractre cryptologique du jobelin, du blesquin, du narquois, de l'Argot, langages secrets et conventionnels dont se servent les classes criminelles pour luder l'attention de leurs dupes. Cependant, cette dfinition s'tend ; pour Littr, la fin du xix sicle, l'argot est toujours un langage particulier aux vagabonds, aux mendiants, aux voleurs et intelligible pour eux seuls mais aussi par extension une phrasologie particulire, plus ou moins technique, plus ou moins riche, plus ou moins pittoresque dont se servent entre eux les gens exerant le mme art et la mme profession. L'argot des coulisses par exemple. Le rcent Lexique de la terminologie linguistique, de J. Marouzeau prcise et explicite cette dernire dfinition en s'loignant encore de l'acception originale ; un argot, nous dit-il, est une langue spciale, pourvue d'un vocabulaire parasite, qu'emploient les membres d'un groupe ou d'une catgorie sociale avec la proccupation de se distinguer de la masse des sujets parlants . On voit l'volution : langue secrte des malfaiteurs > phrasologie particulire > signum social (1). Il y a eu transfert de la fonction linguistique au cours duquel la nature de2

l'argot a chang : langue secrte d'une activit criminelle, il devient une simple manifestation de l'esprit de corps et de caste une faon particulire de parler par laquelle un groupe s'affirme et s'identifie. Il y a donc aujourd'hui des argots : argot des casernes, des typographes, des coles, des champs de course, des coulisses, etc. Cependant, parmi ces argots, l'Argot l'argot du milieu (seul objet de la prsente tude), occupe une place particulire, car s'il est essentiellement, comme tout argot, un signum social, il reste un langage spcial originalement diffrenci. On appelle langage spcial toute faon de parler propre un groupe qui partage par ailleurs la langue de la communaut au sein de laquelle il vit. Relevons en passant et une fois pour toutes qu'un langage spcial se rduit gnralement un vocabulaire, l'usager gardant la prononciation et la grammaire (temps de verbes, constructions de la phrase, etc.), de sa langue d'usage. L'argot donc est la langue spciale de la pgre, c'est--dire l'ensemble des mots propres aux truands, et des malfaiteurs, crs par eux et employs par eux l'exclusion des autres groupes sociaux qui les ignorent ou ne les utilisent pas en dehors de circonstances exceptionnelles. Trois lments rentrent dans la constitution de cette langue spciale : 1 Un vocabulaire technique exprimant des notions, des activits, des catgories propres la pgre et qui refltent d'autre part une forme de culture, un mode de la sensibilit, une mentalit, une conception de la vie particuliers ; 2 Un vocabulaire secret n des exigences d'une activit malfaisante et disposant de moyens de crations verbales originaux ; 3 Un vocabulaire argotique constitu par l'ensemble des mots techniques et plus particulirement des mots secrets qui survivent leur fonction premire comme un signum diffrenciateur par lequel l'argotier reconnat et affirme son identit et son originalit. En mme temps, dans sa triple fonction, l'argot reste une branche de la langue populaire et, comme tel, caractris par une hypertrophie des formations expressives. Ces fonctions sont troitement imbriques car un mot technique, dans la mesure o il3

est trs spcialis, est souvent obscur et peut faire fonction de terme secret ; les termes techniques, d'autre part, par leur nature mme, sont souvent affects d'un nom secret. Enfin, les termes techniques et les termes secrets prsentent un vocabulaire trs diffrenci, la fois par les modes de vie d'une classe en marge de la socit, par des activits et des techniques spciales (prostitution, mendicit, vol, etc.) et par des procds dformateurs d'origine cryptologique qu'ignore la langue commune ; c'est pourquoi ils constituent un signum du groupe. C'est de cette triple fonction que drive la forme originale de l'argot ainsi que les lois particulires de sa cration et de son volution. Dans leur complexit, elles concilient ou dissipent la plupart des jugements abusifs et contradictoires qui grvent les tudes argotiques, en expliquant comment l'argot peut tre la fois riche et pauvre , pittoresque et terne , expressif et objectif , ouvert et clos , archaque et volu , etc. Un mot encore. Un scrupule me vient d'avoir enferm l'argot dans ses bornes strictement linguistiques, en dfinissant avant tout les fonctions d'o il tire sa forme originale. Mais dans ses manifestations quotidiennes et ostensibles, l'argot de la rue, du bistro, de la chanson, du roman, est beaucoup plus gratuit ; c'est une exubrance du langage, le jeu d'une imagination qui s'gaie de la forme des mots, qui en savoure la substance. C'est la fantaisie qui utilise et souvent cre la plus grande partie de son vocabulaire ; mais principal, sinon presque unique, usager des modes de formations argotiques, ce n'est pas elle cependant qui les a conus ni labors.

4

CHAPITRE PREMIER

L'ARGOT SECRET I. L'argot ancien

L'argot (des malfaiteurs) est une langue secrte ; c'est la dfinition mme de l'argot ancien, et bien que ce caractre ait t gnralement dni l'argot moderne, c'est par une interprtation qui risque de fausser tout le problme ; par une assimilation abusive qu'on a faite d'une part, entre l'argot et le langage populaire, qui en fait ne se confondent que sur une partie de leur domaine, d'autre part entre l'argot et les argots professionnels et scolaires qui, tout en assurant comme lui la fonction d'un signum social (cf. p. 97), n'ont eux rien de secret. Or, l'argot non seulement a t mais reste encore dans une large mesure un langage secret. Et si on admet que sa fonction cryptologique se soit considrablement voire compltement atrophie, ses modes de formation survivent dans l'argot usuel. Dans un ouvrage un peu vieilli (1912), mais toujours classique, Le gnie de l'argot de M. Alfredo Niceforo, l'auteur dfinit l'argot comme :Un langage spcial qui reste intentionnellement secret, on qui forge toutes les fois que la ncessit le rclame, des mots et des phrases intentionnellement maintenus dans l'ombre, car son but consiste essentiellement dans la dfense du groupe argotier... L'intention de demeurer secret afin de protger le groupe argotier, ou l'intention de natre dans l'ombre la prmditation forme sa marque d'identit. La dfense du groupe qui parle l'argot constitue alors l'ide centrale, la raison d'tre de l'argot, de mme que la prmditation en constitue la marque d'identit... Telle est la loi qui prside la naissance de l'argot : ncessit de dfense. Si la loi de naissance de l'argot se trouve dans le besoin de dfense de tout groupement sentant la ncessit de cacher ou de voiler sa pense, sa loi de dveloppement repose sur le mme principe : plus le groupe a besoin de lutter et de se cacher, plus l'argot devient complexe, tendu et organis, et d'un simple recueil de paroles qu'il tait, il devient une vritable langue enrichie du plus complet des dictionnaires (1).

De telles langues secrtes qu'il est prfrable de ne pas identifier aux signums de groupe desquels nous avons donn une dfinition diffrente existent dans tous les milieux et prennent toutes les formes : Formules magiques, langues sotriques des rites d'initiation primitifs, mots de passe des socits secrtes, codes diplomatiques, des plus labors jusqu'aux plus5

rudimentaires ; car partout o svit le pion, l'adjudant, le contrematre, naissent des formes plus ou moins embryonnaires et phmres de langages secrets. Mais ce sont surtout les classes dites dangereuses qui ont partout et de tous temps eu leur argot : voleurs, tricheurs, mendiants professionnels ; de mme que de nombreuses professions honntes mais qui sont plus ou moins en contact avec la pgre ou ont compter avec la crdulit du chaland. L'existence d'un jargon des gueux est atteste ds une date trs ancienne ; Le jeu de saint Nicolas, de Jean Bodel d'Arras, la fin du XIIe sicle, met dans la bouche de trois truands des rpliques indchiffrables et qui semblent bien un langage conventionnel et secret. Ds le milieu du XIII sicle, un trait de grammaire provenale, Le Donats provensals mentionne un gergon ou langue des truands ; vers la mme poque, le pome Richars li Biaux met en scne une bande de voleurs qui utilisent un gargon dont on ne nous donne malheureusement pas d'exemple. Ds cette poque diffrents documents en particulier les archives de la police, consignent un certain nombre de termes jargonnesques dont quelques-uns, en passant dans la langue, ont survcu jusqu' nos jours : mouche au sens d'espion (1389), rossignol pour fausse-cl (1406), dupe (1426). Au milieu du XVe sicle le procs des Compagnons de la Coquille (1455) livre, avec le nom des principaux d'entre eux, un vocabulaire de leur jargon dvoil par l'un des leurs, le barbier Perrenet le Fournier. On sait que les Coquillards, dbris de la guerre de Cent Ans, dissmins travers la France au nombre d'un millier, formaient une corporation de voleurs, d'escrocs, de faussaires, de tricheurs, avec ses apprentis, ses matres et son chef ou Roi de la Coquille. La mme organisation se retrouve chez les merciers (ou marchands) ambulants dont le commerce semble avoir t le plus souvent prtexte des vols, des rapines et surtout la mendicit organise. Leur existence nous est connue par La vie gnreuse des Mercelotz, Gueuz et Boesmiens, contenans leur faon de vivre, subtilitez et Gergon (1596).6

En 1628, le Jargon de l'argot rform nous dcrit son tour l'organisation des socits de mendiants, groups autour de leur chef ou Grand Coesre assist de ses lieutenants, les Cagoux comme les mercelotz, les argotiers ont leur jargon qui va d'ailleurs prendre le nom d'argot. Les diffrentes ditions de L'argot reform, qui se succdent jusqu'au milieu du XIXe sicle, nous permettent de suivre l'volution de ce langage secret des Cours des Miracles. Le XVIIIe sicle nous renseigne sur l'argot des bandes de voleurs de grand chemin, par exemple celle de Cartouche (1) et plus tard celles des Brigands Chauffeurs en particulier les Chauffeurs d'Orgres dont le procs, en 1800, dvoila le jargon. Ceci nous mne au vocabulaire argotique de Vidocq (1837), forat-policier qui nous a laiss un lexique de plus de mille cinq cents mots sur l'argot parl dans les bagnes au dbut du sicle. Un document qui vient d'tre exhum rcemment, le lexique d'Ausiaume, ou argot en usage au bagne de Brest en 1821 (2), complte le vocabulaire de Vidocq tout en confirmant la valeur qui a t quelquefois mise en doute. L'existence d'un jargon de l'ancienne pgre est donc copieusement atteste ; et il ne fait aucun doute, d'autre part, qu'il s'agisse d'un langage secret ; tous les tmoignages concordent ; on les trouvera runis avec la plupart des dictionnaires et documents concernant l'argot de Villon Vidocq dans l'ouvrage de Lazare Sainan : Les sources de largot ancien (1912). La plupart des pays ont possd un argot criminel dont l'existence est atteste partir du XVe sicle ; l'Italie a eu le fourbesque, l'Espagne la Germania, le Portugal le Calao, l'Allemagne le Rotwelsch, l'Angleterre le Cant. D'autre part, les anciens jargons, ct de l'argot du crime et de la gueuserie, ont connu des langages secrets professionnels aujourd'hui disparus ; les plus intressants sont les argots de certaines professions ambulantes ; les peigneurs de chanvre du Jura avaient leur langue secrte ou bellaud, de mme les tailleurs de pierres de Samoens (en Haute-Savoie), le mourm ; ces langues n'taient pas parles la maison mais au cours des migrations saisonnires qui dispersaient les travailleurs loin de leurs7

villages ; les frontires linguistiques et les valles fermes semblent avoir t le centre de ces argots dont les plus vivants taient dans la rgion des Alpes (1). L'argot a de tous temps veill la curiosit des linguistes et des amateurs ; dj Henri Estienne, le plus fameux grammairien de la Renaissance, relevait la richesse en mme temps que la nature secrte du jargon des truands qui ont, nous dit-il, a tellement enrichi depuis nostre temps leur langage jargonnesque et l'ont si bien estudi que, pour avoir peur d'estre dcouvers par autres que ceux de leur profession, savent negotier fort dextrement ensemble . A partir de la fin du xix sicle avec Auguste Vitu, Francisque Michel, Marcel Schwob, les richesses de l'argot commencent tre systmatiquement inventories et tudies d'un point de vue scientifique, mais c'est avec Lazare Sainan, pre des tudes argotiques modernes que l'argot, au dbut du sicle, conquiert ses lettres de noblesse linguistiques (2) ; ses thses reprises, critiques et nuances par Albert Dauzat, Gaston Esnault, Marcel Cohen, sont aujourd'hui le centre d'une discussion qui est loin d'tre close. La question se pose peu prs ainsi : 1 L'argot est-il un langage secret ou simplement un langage spcial, clos et par consquent obscur ; l'argot est-il un langage parasite et second ou un simple dveloppement technique du parler usuel de l'argotier ? 2 En admettant qu'il soit secret et parasitaire, l'argot est-il un langage artificiel ; une cration arbitraire dlibrment forge des fins cryptologiques comme les chancelleries diplomatiques tablissent et rforment leurs codes ? 3 Etant admis que l'argot ancien (jusqu' Vidocq) soit effectivement un langage secret, depuis un sicle ne s'est-il pas vulgaris et rsorb dans le parler usuel en perdant son caractre cryptologique? Il y aurait donc eu un argot, il n'y en a plus. L'accord sur ce point laissant toujours ouvert le problme de la nature artificielle ou non de cet argot. Pour Sainan, l'argot ancien est une langue secrte, parasite et artificielle qui s'est teinte l'poque moderne. La plupart de ses successeurs reprennent cette thse mais en niant le caractre8

artificiel de l'argot ancien. Jusqu'au XIXe sicle, le monde du crime a constitu une socit close, dont pourraient donner une ide approximative nos actuels romanichels, avec leur roi lu chaque anne aux Saintes-Marie-de-la-Mer, leur langue sinon secrte, en tout cas demeure trs obscure leurs points de ralliement, leurs quartiers rservs dans les villes et l'isolement o les maintiennent la suspicion et les prjugs. Il en va de mme de l'ancienne pgre, organise en grandes bandes fortement hirarchises ou enfermes dans des quartiers clos, ces fameuses Cours des Miracles dont la plus connue, sur l'emplacement de l'actuelle place Maubert, constituait un ddale de venelles, de passages et de culs-de-sac o la police elle-mme n'osait pntrer. Vivant dans une socit close, les truands avaient un langage clos ; au point qu'on peut se demander s'ils avaient vraiment besoin d'un langage secret parasitaire ; cependant, si on admet l'existence d'un tel langage et je suis de ceux qui l'admettent il est peu prs certain que les lexicographes du temps ont d souvent le confondre avec un parler technique ncessairement obscur. Si, entre les deux, le dpart est aujourd'hui difficile, tout porte croire que les dictionnaires de l'argot ancien et les documents dont nous disposons contiennent des mots techniques appartenant au parler usuel, tout autant que des mots vraiment secrets dans leur principe et leurs intentions. Ceci dit, tout atteste l'existence d'un jargon secret ; non seulement d'innombrables tmoignages explicites, mais les faits eux-mmes qui montrent que cette langue tait lettre-morte, non seulement pour le public, chose comprhensible, mais pour la police elle-mme ; seules les rvlations d'un complice ont permis, au procs des Coquillards, de dresser un lexique embryonnaire de leur jargon. La situation change partir du XIXe sicle o, la pgre, en rompant son isolement social, perd le bnfice de son isolement linguistique ; tout y concourt : la disparition des grandes bandes, la dmolition des vieux quartiers, la dissolution des bagnes mtropolitains, l'organisation de la police provinciale, le dveloppement des communications, l'effacement des cloisons sociales ; la pgre cesse progressivement9

d'tre un milieu clos et son langage secret est condamn se vulgariser rapidement. Perdant son caractre cryptologique il cesse d'tre un langage second pour tomber dans le parler quotidien du truand, puis dans celui de son entourage. C'est pourquoi, aux yeux du linguiste, il n'y a plus d'argot. Lazare Sainan insiste particulirement sur ce point :L'argot et le bas-langage (nous dit-il), ont dsign jusque vers le milieu du XIXe sicle, deux catgories linguistiques foncirement distinctes. Ces deux idiomes, malgr des croisements plus ou moins frquents, ont longtemps gard un caractre part et des tendances absolument divergentes. Ce n'est que de nos jours et grce des raisons d'ordre social, que ces deux langages se sont rapprochs et peu peu fondus en un idiome unique : l'argot parisien. Constitu depuis des sicles, le vulgaire parisien, grossi en dernier des diffrents argots professionnels, en mme temps que des survivances de l'ancien jargon des malfaiteurs, est aujourd'hui parl par le menu peuple de Paris et de la France. A l'appui de cette unification qui est comme l'aboutissement de nos recherches, nous avons apport des preuves multiples et premptoires. C'est l un fait accompli qu'on ne saurait mettre en doute, mais qui est loin d'tre gnralement reconnu. On continue tablir une stricte dmarcation entre le langage populaire et l'argot des classes en marge de la socit. Cette distinction parfaitement relle dans le pass, n'existe plus aujourd'hui et il n'est peut-tre pas superflu d'insister nouveau sur la fusion dfinitive du jargon dans le vulgaire parisien (1).

Et d'une faon caractristique, aprs avoir consacr ses premires recherches L'argot ancien, qu'il fait aller jusqu' Vidocq, Sainan intitule la suite de ses tudes : Le langage parisien au XIXe sicle, c'est--dire le langage populaire ou bas-langage qui, dsormais, s'identifie avec l'argot qu'il absorbe. Cette vue est celle des linguistiques modernes, d'Albert Dauzat (1), de Gaston Esnault qui dclare son tour que l'argot a n'existe pas... Delasalle devrait tre fondu dans Littr (2) ; entendez le dictionnaire d'argot devrait tre incorpor au dictionnaire gnral. Malgr l'autorit des tmoignages ici en cause, je ne souscrirai pas cette vue au moins pas entirement. En fait, tout en tablissant une vrit fondamentale, elle masque ce qui est sans doute l'essence du problme. Il est clair, en effet, qu' l'poque moderne le langage de la pgre se confond avec le vulgaire parisien dont il n'est qu'une branche diffrencie par quelques mots10

spciaux, comme en ont les diffrentes collectivits. Il est clair aussi que l'argot ancien ou langage secret des truands, s'est vulgaris, dvers dans leur langage usuel et, par son intermdiaire, dans la langue populaire dont il fait partie. Les trois quarts de Vidocq sont tombs dans l'usage ; voyez par exemple, en s'en tenant la lettre A : abouler, venir et payer ; accroche-curs, favoris ; affranchir, corrompre, apprendre quelqu'un les ruses du mtier de fripon ; aile, bras ; se donner de l'air, se sauver ; andosse, dos ; andouille, homme indolent, sans caractre ; arlequins, morceaux de viande de diverses sortes, provenant de la desserte des bonnes tables et des restaurateurs ; arpions, pieds ; auber, argent monnay ; d'autor, d'autorit ; avaloir, gosier. L'ancien lexique secret des malfaiteurs s'est donc bien fondu dans le bas-langage ; mais remarquez que, dans les termes o elle est gnralement pose, cette constatation suggre qu'il y avait autrefois, d'une part une langue des malfaiteurs qui tait secrte, d'autre part une langue du peuple, les deux s'tant fondues avec la fusion sociale des deux groupes. Mais s'il y avait une langue du peuple, tout postule que c'tait aussi la langue des malfaiteurs, leur langue d'usage ; et ils possdaient en outre une seconde langue parasite et secrte, l'argot. La langue des malfaiteurs, leur langue d'usage, ne s'est pas fondue dans le baslangage, elle en a toujours fait partie ; c'est leur vocabulaire secret qui s'est vulgaris, mais sans pour cela disparatre ; devenus clairs, les mots ont t incorpors au parler ordinaire par les truands d'abord, ensuite par l'ensemble du peuple qui les entendait dans leur bouche. II. L'argot secret moderne Ainsi, partir du XIXe sicle, et par suite d'un changement dans les conditions sociales, la pgre perd son vocabulaire secret qui devient public en se vulgarisant. Mais pourquoi n'a-t-il pas t remplac ? Et ne l'a-t-il pas t ? C'est l qu'on doit examiner l'exacte nature des langages secrets.11

Ils sont de deux types : on cache, ou bien le sens des mots, ou bien leur forme ; dans le premier cas, il y a substitution de vocable, beau est remplac par bath, chouette, girond, dans le second cas, il y a dformation, beau se dissimule derrire laub, laubiche, baveau. Le premier procd aboutit la constitution d'un lexique secret ; le second n'est qu'un code ; son pouvoir est virtuel, il n'introduit pas de nouveaux mots dans la langue, mais fournit aux initis une cl derrire laquelle il peut reconnatre une forme voile au profane. C'est pourquoi, en dehors de quelques formes qui finissent par se lexicaliser, ils ne laissent pas de trace dans les dictionnaires, pas plus que dans la mmoire des sujets parlants ; aussi l'importance du procd a-t-elle chapp l'attention des linguistes qui n'y ont vu qu'une fantaisie. Ils auraient d cependant relever ce phnomne capital : l'argot ancien est un lexique secret ; et c'est au moment o ce lexique se vulgarise que les procds de dformation ou codes, font leur apparition et se dveloppent. Il n'y a donc pas eu disparition du langage secret de la pgre, mais disparition de son lexique secret auquel a t substitu un code ; tant bien entendu, comme on le verra, que certains codages rudimentaires apparaissent ds une date trs ancienne, et que le truand moderne continue employer des fins cryptologiques, les procds de substitution lexicale. Ceci ressort des faits ; et rappelons que les principaux procds de codage, qui seront tudis en dtail plus bas (cf. p. 67), consistent soit masquer le mot par un suffixe parasite, directement ou aprs l'avoir tronqu : valise devenant valtreuse, valdingue, etc., soit introduire dans le corps du mot des lettres parasites : jargon devenant largonji. Or, on constate que, jusqu' Vidocq, d'une part la dformation (procd largonji) est entirement trangre l'argot ; d'autre part, la suffixation parasitaire est un phnomne isol, trs peu vivant et qui n'a laiss de trace que sur un nombre infime de mots :angluche, anglais (1628) boutanche, boutique (1628) mouchailler, moucher (1628) lanscailler, lancer (1628)12

floutire, flou (1628) francillon, franais (1628) girolle, gis ? (1628) icicaille, ici (1634) mollanche, mol (1628)

Parouart, Paris (XVe) pictancher, picter (1628) rivancher, river (1628) rastichon, ras (1628) toutime, tout (XVIe)

A ces mots s'ajoutent les pronoms personnels, je, tu, il, etc., qui se cachent ds Villon sous la forme monis, monan, et ensuite mesis, mesiere, mezingand, jusqu'au moderne mzigue, mcolle. Cette liste frappe par son exigut, d'autant plus qu'on pourrait encore la rduire en considrant que dans lanscailler, mouchailler, rouscailler, le frquentatif -aille (qu'on trouve dans criailler, piailler) est une forme expressive rgulire plutt qu'un suffixe parasite ; dans pictancher, rivancher, -anche reprsente de mme, un suffixe dialectal. Il nous reste donc quelques formes trs caractristiques : des adverbes d'affirmation, girolle ; de ngation, floutire ; de lieu, icicaille ; les pronoms mezis, tezis et toutime (tout) ; enfin trois noms de ville ou de peuple. Parouart, Angluche, Francillon. Or, chez Vidocq et ses contemporains je dnombre plus de cent cinquante mots cods. En mme temps, les procds de dformation s'enrichissent et se diversifient. La suffixation parasitaire est toujours vivante avec de nouveaux suffixes : icigo (ici), burlin (bureau), promont (procs), camerluche (camarade), etc. La troncation apparat : aff, affaire ; come, commerce ; d'autor, d'autorit ; rdam (grce, rdemption) ; delige, diligence, etc. Enfin, et surtout, le largonji fait son entre: linspre, prince ; Lorcefe, (La) Force. Non moins typique est l'examen des catgories smantiques o on retrouve toujours : des adverbes de lieu : icicaille, icigo, lago, labago ; des noms de villes : Boccari (Beaucaire), Canelle (Caen), Saint- Denaille (SaintDenis), Lillange (Lille), Pampeluche (Paris) ; les noms de prisons : Biscaye (Bictre), Pelago (Sainte-Plagie), Lontou (Toulon),13

Toulabre (Toulon), Lorcefe (La Force), etc. ; des noms de peuple : francillon (franais), jegollier (normand), etc. ; toujours les pronoms personnels : tezigo, tezigue, etc. ; enfin des noms d'activits criminelles : si l'innocent passer se cache sous pastiquer, passacailler, pasquiner, c'est qu'il s'agit de passer en fraude, poisser (voler) devient de mme poissancher ; broder (crire), brodancher, car l'envoi des lettres est prohib dans les prisons, etc. Tous les mots cods sont des mots cls ; car que reste-t-il si on cache les pronoms, les noms de lieux, ceux des personnes, les ngations et les affirmations : on ne sait ni qui fait l'action, ni o elle a lieu, ni si elle a eu ou non effectivement lieu ! Tout montre donc que les nouveaux procds de codages ne sont pas utiliss au hasard ou par manire de plaisanterie ; leur fonction cryptologique est vidente (1). A partir de Vidocq, ils se gnralisent et se multiplient, au moment prcis o l'ancien lexique s'est vulgaris et o les procds traditionnels de substitution de sens ont perdu leur efficacit, car dans les conditions nouvelles o vit la pgre elle ne peut esprer garder assez longtemps l'incognito d'un vocable lexicalis. Cependant, les codes eux-mmes se vulgarisent, les mots trop souvent cods se rvlent sous leur masque, c'est pourquoi on change priodiquement la cl du code (cf. p. 69). Un dernier exemple mettra en vidence ce caractre cryptologique de l'argot, tant ancien que moderne, et le mcanisme de son renouvellement, la fois par les procds de codages et les traditionnelles substitutions smantiques : l'tude de l'affirmation et de la ngation qui constituent des notions-cls dans un langage secret. La plus ancienne particule affirmative atteste est gis qu'on trouve dans La vie gnreuse (op. cit.), 1596 : Ne sera-t-il pas bon de l'atrimer au tripeligourd ? dict le Cagou. Chascun rpond gis, gis, gis. Le mot est encore actuellement trs vivant dans le milieu et dans le peuple sous la forme gy qui signifie oui, d'accord . Francisque Michel, un des pionniers des tudes argotiques, y voyait la lettre j premire lettre de ita qui remplaait ce mot latin dans certains actes de procdure ;14

Albert Dauzat, mieux inspir, le donne comme une abrviation de j'y (vais) . C'est ignorer dans les deux cas la forme primitive qui, on vient de le voir, est gis, J'estime que gis reprsente je is o is est la forme mdivale du latin ipse (mme, en personne) ; je is serait donc ego ipse, c'est--dire moi-mme sousentendu je le veux, je l'accorde, je le fais ; ce qui est une des formes classiques de l'affirmation. Que is soit une forme dialectale et archaque tombe en dsutude depuis deux cents ans au moment de l'apparition de l'argotique gis, ne fait aucune difficult, ce sont ces caractres qui, prcisment, assurent la nature cryptologique du mot (cf. p. 65). Gys, transform en gi sous l'influence de la prononciation, apparat sous la forme girolle (1628) et, dans la mesure o cette filiation conjecturale est exacte, ce serait une des plus anciennes suffixations parasitaires ; dans les modernes gid, gigo, en tout cas, -d et -go sont bien des suffixes parasites qu'on retrouve dans lad, lago, labad, labago, etc. ; enfin, suivant l'volution des codes (cf. p. 70), la dernire incarnation de gis est ligodu, forme code de gigo. De ces formes on rapprochera jave qui est je en javanais comme beau est baveau ; jave rpond navon (non). A ct de gy et de ses drivs apparaissent des formes telles que gitre qui semble tre la premire personne du verbe itrer (avoir) ; gitre (1660) est ultrieurement cod en litre. Non moins inventive est la ngation. Elle a sa source dans des formes populaires qui sont presque toujours codes par le truand. Flux, flou et frou, qui sont des onomatopes imitant le bruit d'aile d'un oiseau qui s'envole, sont courants dans le peuple au XVIIe sicle ; flux ! note Oudin dans ses Curiositez francoyses (1640) est une interjection pour donner entendre que l'on n'accorde pas ce qu'un autre dit , comprenez flux, puis plus rien, l'oiseau s'est envol. Flou et, ultrieurement, frou sont des ngations dans le jargon du XVIIe qui a en mme temps floutire (1628) et frontire par suffixation parasitaire, que l'dition de 1660 renouvelle en frousteau. Notre moderne flute est vraisemblablement une forme15

tronque de floutire. Un autre procd de la ngation populaire consiste opposer l'interlocuteur quelque objet sans valeur ; on rpond : des haricots, des nfles, des dattes, des dopes, etc. . L'un des mots de cette srie a eu une fortune singulire : des bernicles qui sont des petits coquillages trs ordinaires ; le mot, sous sa prononciation populaire, est devenu bernique ; il a connu une grande faveur sans doute en tombant dans la double attraction du vieux verbe niquer et faire la nique qui signifient refuser, et celui de coquille qui, au Moyen Age, signifie mensonge. L'argot s'en est empar en le dformant ; on trouve niberque dans le lexique des chauffeurs d'Orgres (1800) par une interversion des syllabes, rare en argot franais, et dont on a ici le premier exemple attest ; Vidocq a nibergue aujourd'hui tronqu en nib et en nib. On trouve aussi dans la bouche de Vautrin de Balzac, la forme nique qui a donn nisco (rien) et plus rcemment nix, peut-tre sous l'influence de l'allemand. Telle est la postrit argotique de bernique. Par un procd de formation affective voisin du premier, le peuple oppose aussi volontiers son adversaire les attributs de sa virilit, avec en outre, dans le Midi, un geste imag de l'avant-bras, la manichetta des Italiens ; tous les termes dsignant le laboureur de nature y passent. A cette srie appartient le populaire peau de balle (rien) qui serait mieux orthographi peau de balles et sur lequel le gnie dformateur de l'argot s'est successivement exerc. On en a tir d'abord la forme elliptique la peau, abrge en lape et suffixe en lapuche : II n'y entrave que lape (il n'y comprend rien). Peau de balle devient balpeau par anagramme et ce dernier balmuche par substitution de suffixe. Le perptuel renouvellement des procds de codages nous assure de l'intention cryptologique de ces crations. En constatant la disparition de l'argot l'poque moderne et sa fusion dans le langage populaire, le linguiste doit donc mesurer les limites exactes de ce phnomne. D'une part, le vocabulaire secret de l'ancienne pgre a d tre d'un emploi limit et16

de dimensions rduites ; les mots intentionnellement secrets ne constituent, selon toute vraisemblance, qu'une trs faible partie des vocables qui ont t recueillis dans les dictionnaires d'argot ; les lexicographes ayant confondu mots secrets et mots techniques, gnralement obscurs. D'autre part, si les anciens procds de substitution smantique tendent tomber de plus en plus en dsutude, en tant que modes de cration cryptologique, il est inexact de dire qu'ils ont t entirement abandonns ; le milieu continue forger des mots secrets ; mais en donnant une place toujours plus grande aux formes codes. Il est donc inexact de dire qu'il n'y a plus d'argot. III. Un langage artificiel ? Nous admettrons donc que l'argot en tout cas l'argot ancien est un langage secret et par consquent second et parasitaire. Mais comment nat-il, comment se renouvelle-t-il ? S'labore-t-il comme un code diplomatique, o se dcide l'intrieur des chancelleries le sens arbitraire de mots priodiquement renouvels ? Disons tout de suite que c'est l une vue insoutenable, mais qui, rejete, ne rsout pas pour autant la question, source des polmiques les plus vives. La plupart des tmoignages anciens nous prsentent l'argot comme une langue artificielle dont les mots taient consciemment crs des fins cryptologiques, renouvels sous le contrle d'une autorit spcialise, et enseigns aux nouveaux adeptes de la pgre. Le procs des Coquillards (1455) relve qu'ils ont entr'eulx un langage exquiz (entendez choisi) que les autres gens ne scavent entendre, s'ils ne l'ont revelez et apprins . Le Jargon de l'argot rform (1628) nous dit que : Les vieux merciers ordonnrent un certain langage entre eux , langage qui a t rform , retranch et enseign aux nouveaux-venus par les Archisupposts. Et l'dition de 1630 demande que les doctes Archisupposts aient le soin de composer un nouveau jargon pour tre enseign toutime les frres . Au dbut du XIXe sicle, on mentionne encore la prsence, dans la bande des Chauffeurs d'Orgres, d'un instituteur des mioches qui s'appliquait surtout leur17

apprendre l'argot . De ces Archisupposts, la chronique nous a laiss une description pittoresque :Les Archisupposts sont ceux que les Grecs appellent Philosophes, que les Hbreux nomment Scribes ; les Latins, Sages ;les Egyptiens, Prophtes ; les Indiens, Gymnosophistes ; les Assyriens, Caldens ; les Gaulois, Druides ; les Perses, Mages ;les Franoys, Docteurs et les Miramolins, Bonzes. En un mot sont les plus savants, les plus habiles Marpaux de toutime l'Argot, qui sont des Escoliers dbauchez, et quelque Ratichons, de ces coureurs qui enseignent le jargon rouscailler bigorne, qui ostent, qui retranchent et rforment l'Argot ainsi qu'ils veulent.

Sainan a cru aux Archisupposts qui ont par contre excit la verve d'Esnault et de Dauzat. Portant leur critique la fois sur le plan de l'histoire et de la linguistique, ils considrent que les anciennes chroniques, en particulier L'argot rform, constituent un rcit fictif. L'ide de truands runis en Estats gnraux sous le contrle de leur roi, le Grand Coesre, assist de ses lieutenants, les Cagoux, leur parat une parodie de la socit du temps et ils voient une touche bien caractristique dans l'apparition de ces Archisupposts rformateurs du langage au moment o allait se fonder l'Acadmie ; du point de vue linguistique, par ailleurs, la forme et l'origine des mots attestent des modes de crations normaux . Pour ma part, je serai moins svre pour le Grand Coesre ; pourquoi s'tonner que la pgre d'ailleurs noyaute par les merciers ambulants ait t organise sur le modle des corporations alors existantes, avec ses apprentis, ses matres, ses prvots, son syndic. D'ailleurs, le procs des Coquillards, qui n'est pas apocryphe, mentionne explicitement l'existence d'un Roy de la Coquille . Quant aux Archisupposts, si on admet l'existence d'une organisation corporative avec ses apprentissages, ses grades et ses initiations, rien ne s'oppose imaginer l'enseignement des finesses du mtier et, pourquoi pas, de son parler secret. Cela n'implique en rien un langage artificiel. Essayons de prendre un exemple : je relve comme une cration rcente de l'argot le mot perdreau (un policier) ; comment a-t-il pu natre ? Un truand aura pu dire un jour : Mfiance, un poulet, mais dsirant ne pas alerter l'attention du flic, il cherche un substitut plus discret et le synonyme perdreau se18

prsente. Le mot sera peut-tre repris et deviendra pour quelque temps le dsignatif secret du policier ; mais pour quelque temps seulement, et jusqu'au jour o, trop employ, parce qu'on le trouve expressif et amusant, il se vulgarisera et ira rejoindre dans la langue usuelle, les innombrables dnominations de la police ; remplac par un nouveau terme secret, drauper par exemple... On remarquera qu'une telle cration n'a rien d'artificiel ; elle est spontane et obit aux modes de crations ordinaires du langage ; elle n'en est pas moins cryptologique dans ses intentions (1). C'est ainsi qu'a d se former l'argot ancien ; mais dans ce langage, beaucoup plus clos que l'argot moderne, les mots ont pu conserver leur incognito pendant de longues annes ; rien ne s'oppose donc imaginer qu'ils aient t transmis aux nophytes par voie d'un enseignement, et que, par la mme occasion, les responsables aient exerc un contrle, conseillant de remplacer des termes trop anciens ou trop divulgus, par des crations nouvelles ; non pas des mots fabriqus arbitrairement par eux, dans cette intention, mais choisis parmi les mille crations spontanment inspires par les circonstances et l'instinct de dfense tel ou tel individu. De mme, on a souvent mis en doute l'authenticit de certains documents au nom d'une logique qui n'est prcisment pas celle de l'argot. Voici, par exemple, tire de la Prface des Voleurs, de Vidocq, la dclaration d'amour d'un argotier :Girofle Largue, Depuis le reluit o j'ai gambill avec tezigue et remouch tes chasses et ta forme d'altque, le dardant a coqu le rifle dans mon palpitant, qui n'aquige plus que pour tezigue ; je ne roupille que poitou ; je paumerai la sorbonne si ton palpitant ne fade pas les sentiments du mien. Le reluit et la sorgue je ne rembroque que tezigue, et si tu ne me prends la bonne, tu m'allumeras bientt caner.

Dauzat se refuse croire qu'un truand puisse parler ainsi ; il remarque que l'expression de l'amour prend, au contraire, une forme conventionnelle et banale dans le peuple ; et il a raison.19

Il faut bien le dire, c'est l un document trs douteux ; un des plus suspects de ceux donns par Vidocq (1). Je pense toutefois qu'il n'est pas impossible d'en accepter l'authenticit ; car si, de toute vidence, ce n'est pas le parler usuel d'un voleur, ce peut tre un message secret, destin, par exemple, djouer l'entourage de la femme qui vit dans un milieu honnte ; peut-tre aussi le jeu de deux amants qui s'amusent s'crire en code. En un mot, l'argot l'argot en tant que langage secret n'est pas artificiel dans ses modes de cration lexicale, mais il l'est dans son emploi. IV. Argot et sabir On ne doit pas confondre l'argot avec le sabir. Qu'il soit signum social ou langage secret, un argot est une langue close, replie sur le groupe qu'il dfend, isole et distingue. Les sabirs, bche-de-mer, pidgin english de l'Extrme-Orient, lingua franca du bassin Mditerranen, diverses formes du petit-ngre, sont au contraire tourns vers l'extrieur ; elles sont un effort pour communiquer et, par consquent, du point de vue fonctionnel, l'oppos mme des argots. L' argot des prisonniers de guerre, par exemple, est gnralement un sabir ; on s'est tonn de sa pauvret et de l'abondance des termes emprunts la langue ennemie, l o la dfense du groupe postule un langage secret ; en fait, ce langage secret existe, c'est tout simplement l'argot usuel du soldat, que pas un tranger n'est capable de suivre, connt-il parfaitement le franais. Et ce qu'on nous donne pour un argot est un sabir destin entrer en communication avec les autorits du camp. Les argots militaires sont de mme, imprgns de sabir ; les campagnes d'Afrique, en particulier, ont fait passer de nombreux mots arabes dans la langue des casernes, puis dans le franais populaire ; les truands, eux-mmes, ont d en ramener un certain nombre des rgiments disciplinaires, les Baf d'Af : Cad (un chef de bande) ; flouss, flouse (argent) ; chouia, un chouye (un peu) ; fissa (vite) ; bezef, beif (beaucoup) ; toubib (mdecin) ; caoua (caf) sont des mots vivants dans l'argot actuel. Un des noms les plus rcents des Nords-Africains, un crouillat, un crouille, est aussi d'origine arabe ; il date de la premire guerre mondiale. Crouia, c'est ami en20

arabe, le mot est donc l'origine un appellatif comme sidi (monsieur en arabe). Tous ces mots sont des termes de sabir qui ont pntr la langue populaire et l'argot par les casernes ; ils ne doivent pas tre considrs comme des emprunts, car l'argot n'emprunte pas (cf. p. 88) ou, tout au moins, il n'emprunte que dans son entourage immdiat : dialectes, mtiers, autres argots.

21

CHAPITRE

II Argot et langage populaire : la double fonction du langage

L'ARGOT USUEL I.

Derrire chaque truand il y a l'homme d'un mtier, barbeau, casseur ou bonneteur ; l'homme d'un milieu le Milieu ; et l'homme du peuple (en admettant qu'il soit en gnral un homme du peuple ) qui pense, agit et parle comme on le fait dans le milieu o il est n et o il vit. Ces diverses personnalits qui se recouvrent et se confondent sont souvent difficiles distinguer dans leur expression linguistique, mais l'argot, la langue usuelle des malfaiteurs, est une branche de la langue populaire; non qu'il se confonde entire-ment avec elle car il occupe une place originale par rapport aux argots professionnels et l'ensemble complexe des parlers qui constituent la langue; mais la pgre partage la grande majorit de ses mots et de leurs modes de formation avec les classes populaires dont elle est issue et au milieu desquelles elle vit, leur empruntant et leur donnant dans un brassage constant de la socit et du langage. A l'intrieur de ce langage populaire qui est le sien et dont il partage les tendances et les modes de formation linguistiques, l'apport original de l'argot est constitu d'une part par ses mots techniques dsignant des catgories, des activits qui lui sont propres, d'autre part par ses mots expressifs traduisant sa vision particulire du monde et de son milieu. En effet, tout parler assure une double fonction (1) : d'une part, on nomme les choses pour les dsigner dans les caractres objectifs qui les identifient : un vol avec effraction est un cassement ; d'autres mots, par contre, dsignent les choses par rapport celui qui parle, expriment la valeur qu'il leur attribue ; des mots comme un curieux (juge d'instruction) impliquent un jugement ; ils nous donnent la chose pour ce qu'elle est et en mme temps pour ce qu'elle vaut ; adjupte, tout en dsignant l'adjudant, exprime le mpris auquel il est vou. Tout parler possde ces deux catgories de mots : d'une part, des mots techniques dsignant l'univers matriel des sujets parlants, l'ensemble des choses, des tres, des22

ides au milieu desquels ils vivent ; d'autre part, des termes affectifs traduisant ses sentiments, ses jugements, son attitude vis--vis de son milieu. Ainsi en va-t-il de l'argot qui est la fois la langue d'une activit conomique et sociale, d'un certain mode de vie, et celle d'une mentalit, d'une sensibilit, d'une culture particulire. II. Les mots techniques L o nous voyons un rabot, le menuisier distingue selon leur forme, leur taille, leur fonction, une plane, une varlope, un bouvet, une mouchette, un sabot, etc., et il en est de mme pour toutes les techniques, qu'elles soient mtiers manuels, profes-sions librales, sciences, arts, sports, etc. Chaque mtier, chaque profession a ses mots : les menuisiers, les chasseurs, les mdecins, les coureurs cyclistes, les critiques littraires ont tous leur vocabulaire spcial ; la langue des Prcieuses est aussi un vocabulaire technique celui de l'amour et des rapports sociaux dont la Chambre Bleue s'tait fait une spcialit. Le nombre des vocabulaires techniques est donc infini, les uns sont rudimentaires, d'autres trs tendus : le lexique de la marine ou le dictionnaire philosophique comportent des milliers de termes. C'est que le technicien considre la ralit avec une plus grande attention ; il en distingue les lments, il en abstrait les caractres et en tire de nouvelles notions pour lesquelles il a besoin de nouveaux noms ; en fait, la grande majorit des mots nouveaux sont des crations techniques. Le dictionnaire montre que la plupart des mots que le franais a crs au cours de son histoire, viennent de la chasse, de l'arme, de l'glise, de la philosophie, de l'architecture, du droit, de la mdecine, etc. ; comme le remarque Antoine Meillet les langages techniques sont la grande source de la cration verbale. Ceci est vrai du langage des malfaiteurs qui est, avant tout, la langue d'un mtier et d'une activit sociale. Si les dictionnaires, trop accueillants, sont parfois trompeurs, chaque fois qu'on se trouve devant un lexique authentique de l'argot on peut constater qu'il est avant tout technique. Le plus ancien glossaire connu de l'argot, la liste tablie par le greffier du procs23

des Coquillards (1455), en dehors d'un trs petit nombre de termes gnraux comme arton (pain), rufle (le feu Saint-Antoine), serre (main), ance (oreille), quilles (jambes), jarte (robe), galier (cheval) ne renferme que des termes de mtier qui dis-tinguent d'une faon prcise des choses ou des actions pour lesquelles la langue commune ne possde pas de noms. Et tout d'abord rnumration des diffrents types de criminels : ung crocheteur c'est celluy qui scet crocheter serrures ; ung vendangeur c'est un coupeur de bourses ; ung beffleur c'est un larron qui attrait les simples jouer . La liste dfinit successivement les envoyeurs, les desrocheurs, les planteurs, les fourbes, les dessarqueurs, les bazisseurs, les desbochilleurs, les blancz coulons, les baladeurs, les pipeurs, les gascatres, les bretons, les esteveurs. La vie gnreuse (1596) dcrit pareillement les diverses faons de mendier : Bier sur le rufe, c'est marcher en homme qui a brusl sa maison, et feindre y avoir perdu beaucoup de bien, et avoir une fausse attestation du cur de la prtendue paroisse o la maison doit tre brusle : et celuy donne un grand coesre ou son Cagou un rusquin, c'est un escu. On pourra aussi bier sur le minsu, bier sur l'anticle, bier sur la foigne, bier sur le franc mitou, bier sur le toutime. L'argot rform (1628) qui dcrit minutieusement l'organisation des mendiants mentionne : Les Orphelins (qui) sont ces grands Mions, qui triment trois ou quatre de compagnie, ils bient sur le minsu, c'est--dire truchent sans aucun artifice, ils fichent par chacun an deux menes de ronds au grand Coesre. II y a ainsi des mercandiers, des riffaudez, des millards, des malingreux, des callots, des piettres, des sabouleux, des coquillards, des hubins, des polissons, des francs mitoux, des capons, des courtaux de boutanche, des convertis, des drilles ou narquois. Quant aux dictionnaires de l'Argot contemporain une fois carts les vocables qui ne sont pas des crations du milieu , mais des emprunts aux casernes, aux mtiers, aux sports on constate que la grande majorit des mots est d'origine technique.24

A ct de boulot, affaire, travail qui sont des termes gnraux, ils distinguent le casse, cassement ou fric-frac qui est une effraction, le vannage qui est un vol la tire, la gouale ou chantage, la carambouille ou revente de marchandises non payes, l'arnaque ou tricherie au jeu, le rende ou vol au rendez-moi, etc. De mme, on ne confond pas la cravate ou serrage qui est une agression simple, avec le piquage, agression au couteau et le braquage ou mise en l'air. Avec le vocabulaire du vol c'est celui de la prostitution qui est le plus riche et le plus prcis ; entre un mac (un souteneur), un barbillon (jeune souteneur inexpriment) et un demi-sel (souteneur en marge du milieu ) il y a toute une hirarchie ; de mme entre la marmite (premire femme du souteneur) et le doublard et le triplard( deuxime et troisime femme). Le vocabulaire de l'amour de l'amour physique naturellement est aussi de la plus grande varit ; vient ensuite celui du jeu et des diffrentes faons de tricher. En dehors de ces catgories, on constate que les notions les plus richement reprsentes dans les dictionnaires de l'argot sont celles de se battre, donner des coups, blesser, tuer ; celles de mentir, tromper, duper, se moquer de ; celles de se cacher, s'enfuir, tre emprisonn. Rien de plus symptomatique, cet gard, que l'analyse du rcent Dictionnaire franais-argot du Dr Jean Lacassagne (op. cit.). La masse des argotismes, dont une trs grande partie d'ailleurs appartiennent au langage populaire, se groupe sous un petit nombre de notions. Les plus riches, avec les termes expressifs (cf. infra, p. 40) sont des mots techniques. C'est ainsi qu'il y a cent soixante faons d'exprimer le vol , l'action de voler , les catgories de voleurs ; quatre-vingt-six pour dsigner un niais , cinquante pour se moquer , quarante pour tromper . S'enfuir , s'en aller disposent de quarante-cinq mots ; se battre , de soixante, et soixante aussi pour dsigner un coup . Il y a cinquante faons de nommer une prostitue et soixante-dix pour la pdrastie . Tout nous ramne donc au langage d'une condition sociale et d'un mtier. Il est remarquable, par ailleurs, que c'est en tant que langage technique que l'argot a25

pntr la langue. Voici une liste des principaux mots franais d'origine argotique (j'entends l'argot des gueux et des malfaiteurs) :amadouer abasourdir arlequins arsouille boniment bribe broquante camelot chantage drille dupe escarpe flouer fourbe frappe fripouille gouape grivois gueux jargon jobard larbin matois de mche mouchard narquois pgre piper polisson rossignol roublard roulotte toc truc

cambrioleur godiche

Tous ces mots sont des termes techniques pris dans leur acception originale ou avec de lgers affaiblissements du sens. Tout d'abord des mots dsignant les malfaiteurs : argot, gueux, grivois, narquois, matois, drille, polisson, filou, escarpe, fourbe, pgre. Gueux se trouve dj dans les ballades en jargon de Villon ; il dsigne un mendiant professionnel. Grivois ou grivier est, au xvi sicle, un soldat (voyez le moderne grifton, griveton), terme driv de l'argotique grive (guerre), d'o on est pass au sens de libertin. Drille est de mme dans le jargon du XVIIe sicle, un soldat vagabond, classe qui a toujours fourni un fort contingent l'ancienne pgre. On interprte ainsi narquois qui, sous sa forme primitive narquin, remonterait par agglutination de l'article arquin qui dsigne soit un archer , soit chez Villon un perceur de coffre . Le matois est un enfant de la mathe, c'est- -dire le gibet. Le polisson, dans l'argot de la Cour des Miracles, est un voleur mendiant qui vagabonde presque nu avec un pourpoint sans chemise et un chapeau sans fond. Le mot qui vient de polir (voler) qu'on trouve chez Villon, est sans doute le synonyme de fourbir (voler), driv de fourbe qui dsigne l'origine un voleur. Tous ces mots, en passant dans la langue, ont perdu leur sens primitif en restant lis l'ide de ruse, de tromperie, de vie dissolue :26

le cambrioleur est le voleur de chambre ; la cambriole tant en dialecte picard, puis en argot, une petite chambre ; le camelot est un marchand ambulant, survivance de l'ancien Coesmelot, form sur coesme qui signifie la fois mendiant et mercier ambulant ; l'escarpe est un voleur d'aprs la forme provenale d'charper ; gouape est emprunt l'argot espagnol : guapo (un coupe-jarret) ; pgre vient du provenal pego (de la poix), par allusion la poix que les voleurs des quais marseillais taient censs avoir aux doigts. Voyez la forme franaise poissard, poisse. La plupart des autres mots de la liste rfrent au mtier de voleur, de tricheur, de mendiant. On verra plus bas (cf. p. 49) l'origine de dupe, jobard, godiche ainsi que de flouer et piper. amadouer c'est se frotter avec de l'amadou, substance tire de l'clair, dont les gueux de la Cour des Miracles s'enduisaient le visage pour se jaunir le teint et avoir l'air malade, en vue d'apitoyer les passants ; le boniment est le discours l'aide duquel les bateleurs, les marchands d'orvitan, les joueurs de bonneteau attirent leurs dupes. le truc, mot qui vient du fourbesque trucco, est l'origine le bton des gueux. Et, soit parce qu'ils s'en servaient habilement pour se battre (voyez le moderne tour de bton ) (1), ou peut-tre pour simuler une fausse infirmit, truc a pris le sens de manire particulire de voler , puis mtier de voleur , enfin industrie quelconque . tre de mche signifie tre de moiti, alors que dans vendre la mche, il n'y a pas mche, le mot est un italianisme qui veut dire il n'y a pas moyen . Ce sont deux sens diffrents du latin mdium (moyen et moiti) ; abasourdir vient de bazir, ou plutt de son driv basourdir. Bazir signifie tuer dans le jargon des Coquillards (XVe sicle). Tous ces mots sont purement techniques comme la plupart des vocables plus familiers ou plus vulgaires qu'on pourrait ajouter cette liste :27

se ballader o l'on passe du sens de baladin celui de mendiant , puis de flneur ; barbotter, faire les poches comme le canard qui fouille du bec la vase ; casquer, de l'italien cascar (tomber), qui signifie d'abord tomber dans un pige (Vidocq), puis payer . Les crations techniques forment la partie la plus importante du vocabulaire de l'argotier, la fois par leur nombre et leur intrt linguistique, car elles refltent les conditions de vie du truand, ses murs, sa mentalit ; que dans le jargon du XV e sicle la terre soit la dure et le lit le piau, le pieu, c'est--dire la peau sur laquelle on se couche, voil qui nous renseigne sur la vie des gueux. De mme trimer, au sens populaire actuel de travailler et qui remonte l'ancien argot trimer, marcher (encore attest par trimard, la route du vagabond) est un terme technique de mercier ambulant et de mendiant itinrant. C'est par une semblable extension de sens que maquiller est pass de tricher , frauder , voler la signification gnrale de faire ; qu'est-ce que tu maquilles ? Que fais-tu ? tre en cheville, tre associ pour un dlit, atteste les fers qui liaient deux deux les forats dans l'ancien bagne ; donner la couleur, avertir, prvenir est un mot de joueur d'o le moderne tre la couleur, la coule. Si l'argot contient un grand nombre d'images anutiques elles sont nes sur les anciennes galres. De mme les emprunts d'ailleurs trs peu nombreux aux langues trangres, nous renseignent sur les rapports des truands franais avec leurs voisins. A travers les mots techniques, c'est donc toute l'histoire de la pgre qu'on reconstitue, encore faut-il tablir l'origine de chaque mot, le milieu qui l'a cr, sa date d'apparition, sa signification, son aire d'emploi, son smatisme ou mode de formation linguistique particulier. III. Les mots expressifs Ds qu'elle sort du mtier pour lequel elle dispose d'un vocabulaire prcis, la28

conversation, et surtout la conversation des gens sans culture, se dissout dans l'affectivit. On parle presque toujours pour ne rien dire ; moins pour communiquer que pour s'extrioriser ; on parle pour parler plus que pour transmettre des informations qui, la plupart du temps, d'ailleurs, n'intressent pas l'interlocuteur. On rumine les mmes ides, on remche les mmes mots, placidement, fivreusement, hargneusement, chacun selon son caractre ou son humeur, sans comprendre l'interruption, sans mme la suivre ou l'couter. Le chauffeur hurle son mpris en mme temps que sa rancur, sa dception, sa fatigue et surtout l'affirmation de sa supriorit et de son droit. Le joueur danse sur les ruines de son adversaire cras dans un belote et atout, ratatout, dix de der, capot et dans le... la balayette triomphant. On ne doit ni mpriser, ni minimiser un tel langage qui remplit une fonction psychologique et sociale importante ; on ne doit pas non plus le mesurer l'aune de la logique. On l'a compar quelquefois celui de la posie pour voir dans le peuple la source d'un gnie potique l'tat naissant. C'est simplement que l'un et l'autre se dveloppent dans des conditions et partir de postulats linguistiques en partie analogues. Mallarm, dans une image clbre reprise par Valry, compare la marche du prosateur la danse du pote ; on pourrait dire que la conversation est la libre et exubrante gambade du discours qui y libre son nergie dans de joyeux entrechats, de naves culbutes et, souvent, d'obscnes contorsions et de hideuses grimaces. L'expressivit linguistique est videmment fonction du caractre individuel, comme des intentions, de l'humeur et de la situation du sujet parlant ; cependant, il y a dans tous les parlers populaires une hypertrophie de l'affectivit. Ceci par l'absence d'une ducation qui inhibe, ailleurs, l'talage de nos sentiments et de nos motions; faute, d'autre part, d'une instruction qui nous impose les con-traintes d'un langage appris et dont les rgles se sont dfinies par des emplois purement cognitifs et logiques. Le peuple, par contre, nous donne les choses moins pour ce qu'elles sont que pour29

ce qu'elles valent et pour l'ide qu'il s'en fait ; sa sensibilit et sa mentalit affleurent sans cesse la surface de son parler et ses mots rfractent non seulement une condition, mais une nature et une vision du monde. Cette navet des parlers populaires indpendamment de leur valeur linguistique constitue leur originalit, leur intrt et souvent leur charme. Elle est d'autant plus sensible dans les formes les plus incultes, les plus vulgaires, les plus libres et les plus basses ; et, par consquent, trs vive dans l'argot o s'exprime caricaturalement la mentalit de la pgre la fois dans ce qu'elle a de spcifique et de commun avec les autres groupes constituant le peuple. Du point de vue linguistique cette mentalit s'exprime travers un certain nombre de constantes, vritables lois du langage populaire : la concrtisation de l'abstrait, la dgradation des valeurs (affectives, intellectuelles, morales, sociales), enfin l'ironie. a) La concrtisation de l'abstrait. Rien n'est moins naturel que la capacit d'abstraction ; partout o manquent l'cole et la littrature crite, dans les patois, dans les parlers indignes ou archaques, le vocabulaire est purement concret. C'est l'glise, l'universit, la philosophie, aux arts, aux sciences, aux salons que nous devons nos mots abstraits qui forment comme le langage spcial des classes cultives. Ils sont le fruit d'une ducation et d'un apprentissage et rien n'est plus tranger l'esprit populaire, pour qui la plupart de ces mots, bien que reconnus et parfois mme employs, sont le plus souvent lettre morte. Le vocabulaire du peuple est presque exclusivement concret ; l'picier qui efface une ardoise ou le clochard qui recueille un gosse sont des braves types, des curs d'or , personne n'aurait l'ide de parler de leur gnrosit ou de leur altruisme, abstractions dont l'esprit inculte est incapable. La malchance c'est la poisse, l'ennui le cafard, la misre la pure, un flatteur est un lche-cul, un importun un casse-pieds. Langage troitement matrialiste car les mots naissent de notre exprience ; nous ne pouvons nommer que les choses que nous connaissons et partir d'autres choses que nous connaissons directement ou indirectement.30

Il s'appuie ainsi sur la ralit immdiate d'un horizon limit auquel manque le prolongement d'une culture et d'une littrature ; le vulgaire parisien ignore la campagne, la mer, la montagne ; il tire par contre une multitude d'appellations des fruits, des lgumes, des ustensiles mnagers, des outils et des techniques artisanales. Mais c'est surtout le corps qui est la grande source des images ; le vocabulaire des motions, en particulier, reste li aux sens et aux organes par lesquels on les prouve; c'est le corps et non plus l'me qui est senti comme le sige des sentiments et des passions. L'amour pntre par les yeux, une mme vous tape dans l'oeil , puis par la bouche ou le nez, on la blaire, on la gobe ; il peut envahir tout l'organisme et on Va dans la peau . Le nez est le sige de l'instinct, on a du nez ; et aussi celui de la dfiance, on a quelqu'un dans le nez , on peut pas le blairer . Le poil est le signe de la virilit et du courage, surtout quand il est bien plac. La peur commence dans le ventre et finit dans la culotte. b) La dgradation des valeurs. Le langage populaire, reflet des sentiments lmentaires qui animent toute une classe, possde un vocabulaire trs riche pour exprimer les ides les plus basses, le dnigrement, la jubilation, la satit, l'ennui, l'irritation ; aucun ou presque, par contre, pour traduire les aspects les plus nobles et les plus dlicats de la sensibilit. Comme le relve M. J. Ma-rouzeau (op. cit.) : il ne comporte gure de mots pour traduire l'attendrissement, la compassion, l'humanit, la gnrosit, l'abngation, l'altruisme, la tolrance et mme l'lmentaire bont ; toutes les nuances de l'amour, affection, attachement, inclination, sympathie, tendresse aboutissent chez lui au dsinvolte et inexpressif bguin . Ajoutons l'nergique et pittoresque avoir dans la peau et nous pourrons souscrire ce jugement. Mais on ne saurait critiquer ici l'absence d'un langage qui est l'aboutissement de sicles de culture et s'est dfini dans les loisirs dsintresss des Cours d'Amour et des Chambres Bleues. Ceci dit, il est un fait que le peuple rpugne exprimer et montrer des sentiments dsintresss ; il y voit un signe de fminit, de purilit et il se dfend souvent de31

son motion par des violences et des obscnits qui compensent un sentiment de faiblesse et le pousse plastronner comme les soldats devant le feu ou le condamn sur l'chafaud. Ceci est particulirement vrai du Milieu dans lequel un homme ne peut maintenir son standing qu'en affirmant sa force et o toute sentimentalit est le fait d'une gonzesse et d'une tante. La suprme qualit est d'tre un dur ; en ajoutant d'ailleurs que ces sentiments qu'il refuse d'extrioriser dans leur navet, le truand est tout prt s'y abandonner par le biais de la littrature en se laissant prendre au charme de la goualante et l'motion du mlodrame. L encore il y a substitution. A la dgradation des valeurs sentimentales correspond celle des valeurs esthtiques. Le peuple n'a gure de mots pour exprimer la beaut, il dit bath, c'est chouette ou elle est gironde , quand il a mille faons de traduire la laideur physique et morale : blche, moche, tarte, tocard avec leurs drivs et de nombreuses images plus ou moins pittoresques : gueule de raie, tronche en coin de rue, etc. La misre, la maladie, la peur, la lchet, le mensonge, la puanteur, etc., tous les vices du corps et de l'me, toutes les tares de la socit disposent d'un vocabulaire innombrable sans contrepartie pour exprimer la beaut, la justice, l'humanit et l'harmonie. Le langage ne fait ici que traduire les conditions d'existence faites par la socit aux sujets parlants ; ce langage est celui de l'inscurit, de la misre et des taudis dont les remugles flottent la surface de la sentine linguistique ; voyez toutes les faons de dire sentir mauvais , cette maladie chronique des mal logs, des mal lavs, des mal nourris ; c'est cocoter, cogner, corner, cornancher, emboucaner, empoisonner, fouetter, gazouiller, poquer, puer, remuer, renifler, repousser, schlinguer, schlingoter schlipoter, taper, trouilloter ; et la mauvaise haleine qui repousse du goulot, qui tue les mouches quinze pas, qui trouillote du porte-pipe, etc. C'est l une des raisons de l'obscnit de ce langage, qui a t bien souvent releve. Niceforo y voyait un de ses caractres essentiels et l'expression d'une mentalit :Le stigmate de l'ordurier et de l'obscnit, qui marque assez souvent le bas-langage est encore une des expressions de l'me populaire. Le bas-langage en matrialisant, impose aux mots les plus nobles un sens ignoble ; cela ne lui suffit pas car il impose aux mots et aux phrases les plus clairs un32

sens quivoque, nous voulons dire un sens ordurier ou obscne ; ce qui est aussi une forme de la dgradation. Que le bas-langage soit trop souvent ordurier et obscne, c'est l un fait tant de fois signal et dmontr qu'il est inutile de s'arrter sur ce sujet (A. NICEFORO, op. cit.).

Voire, car si l'obscnit du bas langage s'explique par des conditions de vie et les dmarches d'une sensibilit enfonce dans la matire, elle est beaucoup plus gnrale et plus profonde. Elle n'est tenue ailleurs en chec que par des tabous artificiels que les Anciens et le Moyen Age ont ignors et que de trs grands esprits, souvent d'une relle distinction esthtique et morale, se sont complus bafouer. Elle joue dans le langage populaire le rle catharsique qu'Aristote prte la tragdie, en assouvissant des instincts fondamentaux frapps d'interdits sociaux et religieux ; comme le montre le got des enfants pour le sexe et l'ordure, manifest dans l'intrt qu'ils portent leur pipi , leur caca et le plaisir qu'ils ont prononcer ces mots dfendus. Quoi qu'il en soit, le matrialisme et l'obscnit de l'univers argotique clatent dans la distribution de son vocabulaire. L'analyse du rcent dictionnaire franais-argot du Dr Jean Laccassagne (op. cit.) montre que les notions les plus riches celles exprimes par le plus grand nombre de synonymes sont, aprs les mots techniques (cf. supra, p. 36) des termes expressifs travers lesquels se reflte l'univers du truand : Quatre mots pour dsigner le bras contre quarante pour 1' anus . Le nez (vingt-cinq mots) est un organe autrement important que 1' il (dix mots). L'argent (soixante-dix mots), l'amour physique (soixante-quatorze mots en face de quatorze pour dire aimer ), les organes gnitaux (soixante-dix mots), la nourriture (cinquante mots), l'ennui (quarante mots), la maladie (trente mots), la mort (quarante mots), le refus (soixante mots) sont les thmes essentiels de l'me populaire. c) Le sarcasme et l'ironie. Comme dans la sensualit la plus fruste, c'est dans le sarcasme et l'invective que s'exerce le gnie linguistique du peuple ; le mpris, l'ironie, souvent la haine sont la source de ses trouvailles les plus originales et les plus pittoresques. C'est qu'il vit dans un milieu hostile ; l'officier, le gendarme,33

l'employeur, le propritaire, le commerant et d'une faon gnrale, le bourgeois, sont l'ennemi dont on subit la contrainte ; le langage, qui agit encore une fois ici comme compensation , nous en libre en extriorisant un irrespect refoul de toutes parts. Proust a trs bien not que la vieille Franoise, qui adore ses matres et leur est plus dvoue qu'un chien fidle, ne manque pas une occasion de les rabaisser et de les humilier... en paroles. C'est pourquoi le peuple abuse des pjoratifs, des suffixes dprciateurs, des mtaphores ironiques (1) : l'adjupte, le singe, l'picemar, le probloque, autant d'expressions de son irrespect, de son mpris, de son envie qu'il projette en mme temps sur l'aspect physique, les gots, le comportement et les habitudes du bourgeois. Au point qu'on a pu dire que le langage populaire tait un des instruments de la lutte des classes ; et ses formes pjoratives disparaissent en effet du langage des groupes qui ne sont pas en conflit avec leur milieu, paysans, petits employs. Cette ironie n'est d'ailleurs pas un simple rflexe de dfense sociale ; elle est beaucoup plus gnrale, car l'homme du peuple a une vision comique du monde et qui s'tend tout ce qui l'entoure. Cela tient en partie son incapacit abstraire, se mettre la place de l'autre et le comprendre. Incapable d'admettre qu'on puisse avoir un autre comportement, d'autres gots que les siens, le moindre dtail lui parat farce ; il vit dans un comment peut-on tre persan ? gnralis ; un jus d'orange, un chapeau melon lui paraissent comiques ; et sa xnophobie, qui est trs grande, s'tend jusqu' sa propre porte, sur le passant, sur le voisin. Ce sentiment du ridicule est une des principales sources de son vocabulaire. C'est toujours M. Jules Marouzeau (op. cit.) qui relve que d'un index du franais vulgaire se dgage une impression de drlerie, le vocabulaire y reflte tous les aspects de l'amusant, du fantaisiste, depuis la blague innocente jusqu'au sarcasme grossier et l'humour macabre. On a souvent not l'abondance extraordinaire des termes populaires propres exprimer le comique : drle, rigolo, tordant, gondolant, bidonnant, boyautant, roulant, pilant, marrant, crevant, mourant, etc. Ce comique est assez naturellement ralis aux dpens du prochain par le jeu de dprciatifs indfiniment multiplis : idiot, imbcile, crtin, gourde, godiche, noix, ballot,34

fourneau, pied, nouille, buse, dinde, hutre, maboul, dingo, loufoque, pochete, bouch, timbr, tap, toque, piqu, cingl, etc. . On ajouterait indfiniment cette liste : andouille, baluche, baluchard, baluchon, bille, bille de clown, billot, cave, cave, con, conard, conoso, conno, cornichon, couillon, croix, cruche, cruchon, cul, culcul, duconeau, duconoseau, duschnok, empaill, empltr, empot, enfl, flaquedalle, fleur de nave, godichard, gogo, gourdichon, Jean foutre, Jean-Jean, job, jobard, lourd, moule, nave, navet, nud, panouille, panouillard, panosse, tourte, tronche, truffe, etc. Le nombre des argotismes est trs grand dans cette liste car on comprend que le truand ne pouvait qu'exploiter cette veine. Il le fait avec une ironie trs originale et qui le distingue du populaire, car, alors que ce dernier est facilement envieux et haineux, l'homme du milieu qui, lui, exploite son entourage, ne prend pas la peine de har sa victime ; il l'accable d'un mpris o s'affirme sa propre supriorit et le choix volontaire de sa condition. Tout le long de l'histoire de l'argot clate ce mpris universel de l'homme tranger au milieu . Le plus ancien argotisme connu et le premier aussi qui soit pass de l'argot dans la langue littraire est le mot dupe ; des archives de police datant de 1426 relvent que l'accus avait trouv son homme ou sa duppe, qui est leur manire de parler et que ilz nomment jargon, quend ilz trouvent aucun fol ou qu'ilz veullent dcevoir par jeu ou jeux et avoir son argent . La duppe est l'ancien nom de la huppe, anctre de notre moderne pigeon, la victime tant le gibier qu'on berne et qu'on plume ; les mots piper, frouer, flouer, c'est--dire attirer le gibier avec un appeau, sont aussi d'origine argotique dans leur acception moderne. De mme, le jobard et le godiche dsignent l'origine la victime du truand. Dans le jargon du XVe sicle, un job est un niais et un godiz un homme riche. La mme association d'ide se retrouve dans miche, mot qui date du XVIIIe sicle et dsigne encore aujourd'hui le client des filles. Miche, c'est la fois un imbcile, Michel tant le surnom du niais dans l'onomastique populaire, et un homme riche qui35

a du michon (de l'argent). Gonze qui vient de l'argot italien ou fourbesque y a le sens la fois de bourgeois et de niais ; le pante ou pantre, ce gibier de la pgre , comme dit Victor Hugo, est un mot provenal qui signifie rustre, lourdaud. Quant au moderne cave, son origine est plus obscure, mais sa forme originale, cave, semble le rattacher cave ; c'est la victime mise en cave, ou comme on dit mise en bote , on pourrait le rapprocher d'un autre argotisme, enfoncer, que Vidocq relve avec le sens de tromper, escroquer. Or le cave, notez-le, c'est l'imbcile, tout ce qui travaille, tout ce qui paie des impts, tout ce qui respecte l'ordre tabli, tout ce qui n'appartient pas au milieu . Si l'ironie populaire est gnralement sarcastique, elle peut prendre aussi des formes plus gratuites ; l'une des plus rpandues est le calembour qui va du comment vas-tu yau de pole ? des formes souvent assez fines qui ont laiss des traces dans la langue de l'argotier. C'est ainsi qu'en 1914 les soldats appelaient les journaux allemands tas de blague (Tageblat) ; Vidocq mentionne orientaliste comme un connaisseur mrite du jargon , c'est--dire qui connat la langue de Lorient, alors sige d'un bagne ; je relve dans un dictionnaire d'argot moderne, cloporte pour concierge et les camelots appellent blanchisseuse une cliente qui hsite et dit toujours : Je repasserai. Ce procd, ici, purement expressif, joue un rle important dans l'argot secret (cf. p. 59). Mais tels que nous les considrons ici, ces caractres concrtisation de l'abstrait, dgradation des valeurs morales, esthtiques, sociales , et l'ironie qui en est la consquence n'ont rien de spcifiquement argotique ; ils dcoulent d'un mode de vie et d'une mentalit qui sont celles du truand mais qu'il partage avec le milieu dont il est issu et au contact duquel il vit ; et d'ailleurs, les innombrables formations expressives recueillies dans les dictionnaires de l'argot n'appartiennent pas en propre au milieu ; il est mme douteux, le plus souvent, qu'elles soient des crations originales de l'argotier. IV. Technique et expressivit Pour la commodit de notre expos, j'ai distingu les deux grands modes de cration36

verbale : ques savantes la distinction est rigoureuse ; la chimie, la philosophie se crent des vocabulaires objectifs d'o sont limins tous jugements de valeur, toute trace d'affectivit. Il n'en va pas de mme dans les techniques populaires, car le mtier constitue pour l'individu une activit prdominante, objet d'une proccupation et d'un intrt constants et qui dteignent sur son comportement et sur toute son existence. Les mots de mtiers forment une sphre linguistique, un noyau qui, d'une part, attire toutes les autres notions de la langue dans son orbite, d'autre part, leur fournit son tour des mots et des images, par un double mouvement d'attraction et d'expansion (1) : le soldat, par exemple, appellera la mitrailleuse , moulin caf, sulfateuse, arroseuse, etc., et une femme prolifique lui apparatra, en retour, comme une mitrailleuse gosses. Entre l'ouvrier et son outil ou sa technique s'tablit un lien affectif, source d'images, de sobriquets, de qualificatifs qui refltent ses sentiments : affection, impatience, mpris, etc. Pour le cocher son cheval est un bourrin, bourdon, canard, canasson, carcan, hareng, plican, poulet d'Inde, saucisson pattes, etc. ; pour le chauffeur, sa voiture est un tobogan, un landaulet, un bahut, un fiacre, une bte roulettes, un tombereau, un bouzin, une bagnole, une charrette, etc. ; le souteneur parlant de femme dira ma boulangre, mon bifteck, ma mnesse, ma marmite, ma frangine, ma mme, ma gonzesse, mon taxi, ma julie, ma polka, etc. Par un mouvement inverse, le technicien envisage la vie sous l'angle de son mtier, travailler c'est boulonner, masser, maillocher, turbiner, gratter, trimer, souquer, bosser, bcher, piocher suivant l'ouvrier, le paysan, le bcheron, le marin... L o le soldat dira passer l'arme gauche (mourir) ou dfiler la parade ou descendre la garde, le marin file son cble, le commerant dpose son bilan, le joueur dvisse son billard, etc. On voit donc que si un langage technique considre les choses dans leur spcificit et leurs caractres objectifs (cf. p. 32), il est aussi imag et subjectif dans la mesure o il exprime les rapports affectifs entre l'individu et son mtier.37

C'est sans doute ce caractre qui mesure l'originalit et la fcondit linguistique d'un groupe social, car ds qu'un mot est bien fait, ds qu'il exprime pittoresquement ou nergiquement un aspect des choses et de la vie, la collectivit s'en empare et il tombe dans le dictionnaire de la langue commune. Or, contrairement un prjug trop rpandu, l'argot, le vritable argot des malfaiteurs, se rvle cet gard assez strile ; en dehors des mots techniques cits plus haut, il n'a fourni la langue qu'un trs faible contingent de locutions pittoresques. C'est d'ailleurs une erreur commune de voir dans le peuple la grande source cratrice du langage ; l'histoire du vocabulaire franais montre que ce sont les classes cultives qui ont toujours fourni le plus gros apport ; voyez, par exemple, au Moyen Age, l'expansion du vocabulaire de la guerre, de la vnerie, de la liturgie, du droit fodal. Pour en rester au seul langage populaire, celui de l'usine moderne est grossier, platement obscne, bourr de clichs ; celui des petites gens, employs, boutiquiers est terne ; et quant au milieu , chaque fois qu'on la juge sur des documents authentiques, sa langue est veule, ignoble et sans originalit. Par contre, certaines professions manifestent un rel instinct linguistique : les soldats, les marins et surtout les petits mtiers en marge : camelots, taxis, barmans, soigneurs, etc. Parmi les langages techniques rcents, un des plus riches, des plus originaux et des plus fconds me parat celui des chauffeurs de taxis ; et rien ne montre mieux combien le gnie linguistique est li au niveau de culture et aux conditions d'existence, car le chauffeur de taxi se place parmi l'lite du monde ouvrier. D'un ct par l'apprentissage d'une technique trs spcialise, par le choix d'une profession qui suppose le got de l'indpendance, de la libert et de l'initiative, et surtout par le contact permanent avec la rue et l'ensemble des diffrentes classes sociales. En effet, le grand moteur de la cration linguistique est moins dans les qualits intrinsques d'un groupe que dans la confrontation des techniques, des ides, des points de vue, des modes de vie les plus divers. Il est remarquable que les grandes littratures et les langues dont elles drivent 38

car c'est la langue qui cre la littrature sont nes autour des lieux de rencontre des techniques, dans les ports, les foires, les plerinages et le long des grandes voies de communication. C'est pourquoi Paris reste la grande source qui alimente et renouvelle la langue populaire aussi bien que littraire, comme les sciences, les lettres, les arts. Toutes les professions, tous les milieux y contribuent, la pgre avec les autres, mais sans aucun doute, beaucoup moins que bien d'autres.

CHAPITRE

III

LA FORME CRYPTOLOGIQUE Tout langage secret agit par substitution, on change soit le sens des mots, soit leur forme. I. Les substitutions de sens Les substitutions de sens cryptologiques ne s'cartent pas, en apparence, des formes ordinaires de la langue claire ; l'argotier forme des mots par drivation, mtaphore, emprunts, etc. et il est souvent difficile de dmler si on a affaire une cration technique, une forme expressive ou un mot secret ; les trois fonctions se chevauchent et se confondent. Toutefois, l'hypertrophie de certaines formes semble indiquer qu'elles assurent une fonction cryptologique. a) L'pithte et la mtaphore de nature. Constituent les modes les plus courants de la cration cryptologique. Les plus anciens lexiques de l'argot montrent qu' l'origine l'argotier cachait presque toujours les mots sous des changements de sens. Pour Villon, les jambes sont des quilles ; l'oreille, une anse ; un coupeur de bourse, un vendangeur ; un joueur de ds, un pipeur ; une pice d'or, un cercle. Le vocabulaire des Coquillards est presque entirement constitu de mtaphores et d'pithtes de nature. L'pithte de nature consiste dsigner une chose par l'une de ses qualits, l'un de ses aspects conu comme permanent et essentiel : un fleuve, par exemple, est la chose qui coule , le latin fluvius tant form sur le verbe fluere ; la39

tortue est l'animal aux pieds tors , etc. Il en est de mme dans les mtaphores du type casser (cambrioler), bascule (guillotine), se dgonfler (avouer) o la chose est dsigne par un de ses aspects particuliers et significatifs. Le jargon de la Vie gnreuse (1596) et celui de L'argot rform (1628) en ont fait un emploi systmatique. Dans le blesquin ou jargon des Mercelotz, les yeux sont des louschans ; les dents, les piloches (elles pilent) ; les bras, les lions ; les paules, les courbes ;les mains, les gratantes ; la barbe, la file. De mme, le manteau est le volant ; la ceinture, l'estregnante ; les aiguillettes, les liettes ; les souliers, les passans ; les jarretires, les ligots. Le chemin est le pel. la terre est la dure, le prtre, un razis (un ras) ; le buf, un cornant, etc. Le procd reste toujours vivant ; aujourd'hui, la jupe est la collante ou la moulante; les bas, des tirants ou des bouzills (tatous), lorsqu'ils sont dessins ; la combinaison, la transparente (1). Si le lecteur veut bien se rapporter la liste des images argotiques de la page 85, il verra que plus de la moiti sont des pithtes ou des mtaphores de nature (2) : le cur est le battant; la lettre, la babillarde ; l'avocat, le bavard ; le juge, le curieux, etc., qui sont de pures formations techniques ct de mots expressifs comme les charmeuses (les moustaches), le valseur (le postrieur). Le plus souvent il y a polyvalence de la fonction sans qu'il soit possible de dcider ce qui rentre dans la cration du mot, de technicit, d'expressivit et d'intention cryptologique. L'pithte et la mtaphore de nature, en tous cas, constituent le type de la formation technique ou crypto-technique. Elles sont d'un grand intrt linguistique car elles nous renseignent sur l'origine des mots, sur les murs, la mentalit et la vision des choses des sujets parlants (cf. p. 39). C'est pourquoi elles jouent un grand rle dans les langages techniques o elles expriment les rapports particuliers entre l'usager et les choses dont il parle, sa faon40

spciale de les considrer. Il n'est pas inutile de relever que si cette vision peut nous paratre originale par les modes de vie excentriques qu'elle reflte, linguistiquement l'image est presque toujours trs sommaire, trs banale et trs vidente. b) La substitution synonymique que Marcel Schwob dsigne sous le nom de drivation ou filiation synonymique est une forme de changement de sens constante dans les parlers populaires. La tte tant assimile un fruit, tous les fruits ou lgumes deviennent susceptibles de la dsigner : de poire on passe pomme, cassis, fraise, citron, coloquinte, calebasse, tomate, patate, ciboule, etc. ; de pot drivent bouillotte, fiole, thire, cafetire, terrine, carafe, carafon, potiche, etc. Comme le relve M. Marouzeau : il n'y a pas proprement parler des mots lexicalisables et smantiquement adquats leur objet ; on constate plutt une possibilit quasi indfinie de dsignations dont toute nouvelle venue sera comprise ; condition de s'insrer dans une catgorie et d'tre explique par le contexte (J. MABOUZEAU, op. cit.). Le procd n'a rien de spcifiquement argotique, mais on comprend les possibilits qu'il offre un langage secret ; aussi a-t-il t constamment employ des fins cryptologiques ; en fait, j'y vois une des principales lois de la cration argotique qui met en vidence l'existence de sries synonymiques constantes : Voler tant fourbir, devient polir, nettoyer, laver, rincer, repasser ; Puer, de corner passe cogner, taper, fouetter. La femme du souteneur est celle qui le nourrit, sa boulangre, Villon disait dj en parlant de la Grosse Margot : Vente, gle, j'ai mon pain cuit ; sa marmite, son bifteck, etc. L'interdiction de sjour est la trique, le bton, la canne, le bambou. Dnoncer c'est manger peut-tre parce que la police laisse l'accus sans manger jusqu'au moment o il avoue ? en tout cas, on a toute une srie : manger le morceau, se mettre table, en croquer (tre un indicateur), casser le morceau, casser, d'o par un jeu de mot, casserole (dnonciateur).41

Le policier tant un rouan, devient roussin, bourrique, poulet, cogne (dnominations argotiques du cheval). La prostitue a t aussi, de tous temps, assimile un cheval, d'o, chez Vidocq, pon, cheval et ponante, prostitue ; dans le jargon de 1849, bourdon dsigne une prostitue qui ne gagne pas , de mme que le cocher de fiacre appelle bourdon un mauvais cheval ; une cocotte dsigne la fois un cheval et une femme lgre ; aujourd'hui, un bourrin est la fois un cheval et une prostitue qui se donne par vice au premier venu. L'tablissement de ces sries synonymiques est un des plus importants problmes de la recherche argotique ; entre plusieurs tymologies, la meilleure et la plus vraisemblable est celle qui rattache le mot une srie connue ; c'est la mthode la plus fconde et qui permet de corriger d'innombrables conjectures. Sainan, par exemple, voit dans pane, misre, un terme nautique, le malheureux tant tomb en panne comme un navire clou sur place. Mais pane est de toute vidence la forme tronque de panade et se rattache la longue srie, mouscaille, mlasse, pure, marmelade et mouise qui, dans Vidocq, signifie soupe conomique . Un autre exemple : artiche, argent est rapproch d'artichaut, bourse ; ce dernier mot serait une mtaphore comparant la bourse un artichaut ; puis, par un changement de sens constant, le contenant tant pris pour le contenu, et artichaut, bourse, aurait dsign l'argent sous sa forme tronque artiche. Or, il est beaucoup plus dans la logique de l'argot de faire remonter artiche, argent, artis, pain ; le jeu de mot mtaphorique artichaut, bourse, est alors quasi automatique. En effet, la srie synonymique pain = argent est une des plus anciennes et des mieux attestes en argot ; elle remonte au XVe sicle o grain signifie un cu , anctre de notre moderne bl, qu'on trouve aussi sous la forme millet ; de mme, la plupart des dnominations argotiques du pain dsignent aussi l'argent : on dit du michon (forme de miche) dans l'argot rform, puis du carme, mot qui dsigne d'abord un pain blanc, par allusion la robe blanche des Carmes, d'o l'actuel42

carmer, payer. Par la mme occasion, relevons que Sainan explique pognon (= argent) comme un driv de pogne (ce qu'on empoigne) ; mais la pogne est une brioche en Provence et le mot est un synonyme de galette (argent) ; de mme douille qui dsigne une sorte de gteau rond en Normandie; flouss, emprunt l'arabe, qui se rattache aussi flouzoun (un gteau auvergnat) et grisbi qui pourrait remonter au savoyard grisse . Un dernier exemple, roupiller, dormir, qu'on a interprt quelquefois comme se coucher dans la roupille, sorte de manteau militaire . Sainan s'lve contre cette tymologie, en relevant que le mot a, dans plusieurs dialectes, le sens de rler , murmurer , ronfler , d'o dormir ; mais l'tymologie roupille > roupiller est confirme par celle de piau > piausser (forme ancienne de pioncer) ; piau tant, sous sa forme picarde, la peau dans laquelle le vagabond s'enveloppe ; et dans les deux cas on est pass du sens de se coucher celui de dormir. c) La substitution homonymique consiste remplacer un terme secret par un mot de mme forme, un homonyme ; c'est une sorte de calembour. Certes, on doit voir dans chat (chas, pertuys), tas de blagues (Tageblatt, journal allemand), cloporte (concierge qui clt les portes), une blanchisseuse (la cliente hsitante et qui repassera ), etc., de simples jeux, des formes expressives de l'ironie populaire, mais le calembour est souvent une substitution homonymique destine crer un mot secret. Si polir, nettoyer, etc., signifient voler c'est en tant que synonymes de fourbir, mais ce dernier mot dans ce sens est un calembour sur fourbe, fourber (tromper) et fourbir (nettoyer). C'est par un jeu de mots sans doute que l'ancien basteau (le gobelet de l'escamoteur) a t confondu avec bateau , d'o monter un bateau (et non en bateau qui est une corruption de l'expression originale) ; dans l'argot du XIXe sicle, faire le bateau se dit de deux joueurs qui s'entendent pour faire perdre ceux qui parient contre un de leurs affids. Si dans L'argot rform (1628), ficher signifie payer, donner de l'argent, c'est en43

tant que synonyme de foncer, mais avec une quivoque sur le double sens de ce dernier mot qui remonte la fois fond (enfoncer) et fonds (argent). De mme bcher, mdire, calomnier, mot de Vidocq toujours actuel, reli des expressions comme pitiner les plates-bandes, jeter des pierres dans le jardin, charrier dans les bgonias, et dans lequel Sainan voit une image tire du travail agricole, donner des coups de bche , est une forme de becquer, c'est--dire becqueter, donner des coups de bec, tymologie propose par Esnault et autrement satisfaisante ; c'est par un calembour que bcher a t confondu avec bcher, source de la srie : jardiner, dbiner, etc. Baiser (tromper) est un jeu de mot sur boiser (tromper en ancien franais). L'tude de M. Ziwes sur l'argot de Villon montre l'importance du procd qui par un double calembour fait remonter la plupart des dnominations actuelles de la police un mot unique, la roue des Coquillards. Dans le jargon du XVe sicle, la justice est la roue ; bien que le supplice de la roue ne soit devenu officiel qu' partir de Franois Ier, on connaissait dj la roue du pilori et on a propos, d'autre part, de faire remonter roue au latin mdival rota, mot dsignant une chambre de justice. Quoi qu'il en soit, la justice est la roue, mot qu'on trouve encore chez Vidocq o roue dsigne le juge d'instruction et cabestan, un officier de paix. Ds Villon, les sergents du guet et le prvt des archers, tirent leur nom de la roue : rouastre dans Villon ; rouart chez Rabelais et ultrieurement, rouen, rouau, rouin, sans parler de roveau, mauvaise lecture vidente pour rouau (cf. p. 92). Or, c'est l que M. Ziwes met l'hypothse que rouan a t confondu d'une part avec rouan , le cheval rouan, d'autre part avec Rouen la ville, conjecture que confirment diffrentes graphies du mot. Ces deux calembours seraient l'origine de deux sries synonymiques. Rouan a suggr roussin, puis bourrique, enfin cagne et poulet (noms argotiques du cheval) d'o bourre, poule, rousse, cogne, toujours actuelles dsignations de la police, relayes par de nouvelles substitutions : la maison poulman, la poulaga, les perdreaux et les hirondelles ou agents cyclistes qui sont des poulets rapides et44

mobiles. Cependant, Rouen, sous son nom