alfonso m. iacono-fetichisme, histoire d'un concept

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  • P H I L O S O P H I E S

    LE FTICHISME HISTOIRE

    D'UN CONCEPT

    PAR A L F O N S O M. IACONO

    P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S DE FRANCE

  • PHILOSOPHIES

    Collection dirige par Franoise Balibar, Jean-Pierre Lefebvre

    Pierre Macherey et Yves Vargas

    i s b n 2 13 044590 x i s s n 0766-1398 Dpt lgal l r e dition : 1992, juin Presses Universitaires de France, 1992 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

  • Sommaire

    5 Du ftiche au ftichisme L'origine du mot ftiche et l'invention du concept de

    ftichisme , 5 Van Dale, Fontenelle, Bekker : conformit des croyances religieuses

    et uniformit de la nature humaine, 7 Bosman, Des Marchais : les ngriers et la description des

    ftiches , 10 Lafitau : les sorts des sauvages amricains et les ftiches

    des ngres africains, 14 Le sauvage devient primitif , 16 Lafitau : la comparaison, 19 Fontenelle : une autre comparaison, 25 Hume, l'histoire conjecturale et l'origine de la religion, 31

    39 Le ftichisme : l'invention de Charles de Brosses Dtermination du concept, 39 Une thorie de la pense primitive, 46 Le ftichisme dans les temps les plus reculs, 51 Le ftichisme avant le polythisme, 54 Observateur, observation, faits observs, 61

    65 Le ftichisme aprs Charles de Brosses 77 La thorie du ftichisme des marchandises chez Karl Marx

    Le problme thorique du ftichisme des marchandises, 77 Le dplacement de l'observateur dans la critique politique du jeune

    Marx, 79 La thorie du ftichisme de la marchandise, 82 Deux modles historiques et deux modles imaginaires, 91 La relation entre l'observateur et l'observation, 99

    101 La fin du ftichisme en tant que concept ethnologique et sa transformation Marx et Freud, 101 Le contexte et l'observateur, 112 Un immense malentendu , 116 Pour une histoire du concept de ftichisme, 120

  • Du ftiche au ftichisme *

    L'origine du mot ftiche et l'invention du concept de ftichisme

    Le mot ftiche vient du portugais feitio, lequel vient son tour du latin facticius, qui signifie artifi-ciel et s'applique ce qui est le produit conjoint de l'habilet humaine et de la nature. Dans sa compo-sante non naturelle, il signifie soit fabriqu, soit faux, postiche, ou encore imit, et cette ambivalence du faux et du fabriqu dans le mot feitio, pris comme subs-tantif, a dbouch sur la notion de sortilge 1.

    L'origine du terme est donc europenne. F-tiche est le nom donn par les Blancs aux objets de culte et aux pratiques religieuses des peuples et des civilisations de Guine et d'Afrique occidentale, aux xve et xvie sicles.

    Il en va autrement de la notion de ftichisme . Ce concept d'une thorie gnrale de la religion des peu-ples sauvages et primitifs n'apparat qu'en 1760, dans l'essai anonyme publi par le prsi-dent Charles de Brosses, Du culte des dieux ftiches2.

    * J'ai dj donn une premire formulation de ces ides sur l'histoire du concept de ftichisme dans mon prcdent livre, Teorie del feticismo, Milano, Giuffr, 1985.

    1. Cf. D. Vieira, Grande Diccionario Portuguez ou Thesouro da Lingua Portugueza, III, Porto, 1873, p. 623. Le mot feitio est dans J. Barros, Deca-dal, 1552 (livr. 3, chap. 10 ; livr. 8, chap. 4 ; livr. 10, chap. 1). Sur l'origine et la diffusion du mot, cf. W. Pietz, The problem of the fetish, II ( The origin of the fetish ), Res, n. 13, printemps 1987, p. 23-45 ; cf. aussi les parties I et Ilia, Res, n. 9, printemps 1985, p. 5-17 et n. 16, automne 1988, p. 105-123.

    2. Ch. de Brosses, Du culte des dieux ftiches ou Parallle de l'ancienne re-ligion de l'Egypte avec la religion actuelle de la Nigritie, sans nom d'auteur

  • 10 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    Dans la priode qui spare la naissance du mot ftiche et l'apparition du terme ftichisme , on peut observer et apprhender le processus de diffusion et de gnralisation de cette notion initia-lement labore dans le strict contexte guinen, qui finit par s'appliquer la totalit des peuples et civi-lisations sauvages et primitifs . La progres-sion de la colonisation blanche poussait homog-niser au niveau thorique et idologique la reprsentation des peuples et des civilisations assi-gns au premier stade de l'chelle de l'volution sociale et humaine. La notion de ftiche et le concept de ftichisme, pouvaient videmment satis-faire cette idologie coloniale dans le domaine de la religion. Les objets de culte dsigns par les Eu-ropens sous l'appellation de ftiches corres-pondaient ce qui, conformment aux prjugs culturels des Blancs l'gard de l'Autre, apparais-sait comme une condition de primordialit sociale et intellectuelle.

    La gnralisation thorique opre par Charles de Brosses lorsqu'au XVIIIe sicle il inventa et utilisa le concept de ftichisme pour dsigner ce qu'il consid-rait comme le culte primordial de l'humanit est donc le rsultat de la diffusion d'ides qui circulaient en Europe pendant tout le processus de la dcou-verte, de la conqute et de la colonisation modernes. De Brosses runit dans sa thorie du ftichisme "trois lments : les rsultats de la mthode comparative, avec l'ide de la conformit des religions, usages et murs chez les peuples anciens et chez les peuples ni de lieu (Genve), 1760. Le texte, revu par Madeleine V.-David, a t r-dit dans la collection Corpus des uvres de philosophie en langue franaise , Paris, Fayard, 1988. Par la suite nous citerons cet ouvrage partir de cette dition.

  • Du ftiche au ftichisme / 7

    sauvages contemporains ; d'autre part, les consquences de la discussion mene de son temps sur l'origine de l'humanit, la suite de la dcou-verte des peuples sauvages ; enfin l'idologie du progrs.

    Van Dale, Fontenelle, Bekker : conformit des croyances religieuses et uniformit de la nature humaine Pour comprendre le passage de l'ide de ftiche

    l'ide de ftichisme, il faut prendre en considra-tion le domaine de la rflexion philosophique entre le XVIIe et le XVIII e sicle, c'est--dire dans la priode o l'on a cherch liminer le recours aux tres surnaturels (Dieu, les dmons...) dans la descrip-tion et l'explication des faits historiques. C'est--dire le contexte dans lequel des philosophes comme Hobbes ou Spinoza avaient discut le problme de l'origine de la religion et des croyances des peu-ples, et o le Hollandais Antonius Van Dale, en 1683, avait crit dans le cadre d'une polmi-que avec les catholiques que les dmons n'taient point les protagonistes des oracles, et qu'il tait faux de dire que les oracles avaient cess d'exister aprs la naissance du christianisme1. Fon-tenelle assura une grande diffusion aux thses de Van Dale en publiant en 1686 une Histoire des oracles, qui est une adaptation de l'ouvrage hol-

    1. A. Van Dale, De Oraculis Veterum Ethnicorum Dissertationes Duae, Amsterdam, 17002 (1" d., 1683). Lors de la premire dition de cet ou-vrage, Pierre Bayle en avait fait un compte rendu favorable : cf. Nouvelles de la Rpublique des Lettres, mars 1684, Amsterdam, 171S3,1.1, p. 1-18.

  • 10 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    landais1. Les contributions de Van Dale et Fonte-nelle liminrent les dmons du domaine de l'inter-prtation historique : un pas trs important fut franchi vers la sparation entre l'objet de la tholo-gie et l'objet de l'tude des croyances religieuses. Ces dernires se trouvaient rapportes au domaine des tudes du comportement de la nature humaine. A la question sur les causes des fausses croyances, il convenait de rpondre dsormais dans les limites de la dfinition de la nature humaine. On allait donc construire une liaison entre l'interprtation historique et la thorie philosophique qui sera typique de la pense du XVIIe sicle et dterminera l'un des deux axes du dveloppement de la m-thode comparative. La dfinition de la nature hu-maine et de ses principes uniformes va devenir le fondement thorique de la comparaison entre les diffrentes croyances, murs et coutumes de peu-ples loigns les uns des autres dans l'espace et dans le temps2.

    Un autre Hollandais, Balthazar Bekker, publia en 1691 une analyse comparative entre les religions paennes anciennes et les religions des sauvages ,

    1. B. de Fontenelle, Histoire des oracles, dition critique par L. Mai-gron, Paris, Didier, 1971, Prface. Sur le rapport Dale-Fontenelle, l'His-toire des oracles, et la discussion qui s'ensuivit (Leclerc, Battus, Bernard, Dumarsais), cf. L. Maigron, Fontenelle. L'homme, l'uvre et l'influence, Paris, 1906 ; J.-R. Carr, La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison, Paris, 1932 ; F. E. Manuel, The Eighteenth Century Confronts the Gods, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1959 ; M. Roelens, Introduction et notes Fontenelle, Textes choisis, Paris, Editions Sociales, 1966 ; G. Paganini, Fontenelle et la critique des oracles entre libertinisme et clandestinit, Fontenelle. Actes du colloque tenu Rouen du 6 au J0 oc-tobre 1987, publis par A. Niderst, Paris, PUF, 1989, p. 333-347.

    2. Sur les rapports entre historiens et philosophes au XVIIIe sicle face l'explication des croyances religieuses, cf. A. Momigliano, Historiogra-phy of Religion. The Western Tradition, Encyclopedia of Religion, New York, 1987, VI, p. 383-390.

  • Du ftiche au ftichisme / 11

    intitule Le Monde enchant1. La comparaison de Bekker est globale et s'applique la totalit des peu-ples anciens et sauvages . Le fetisso de Guine est compar aux pratiques et usages des autres peuples sauvages d'Afrique et d'Amrique, et cette compa-raison vise en faire ressortir la conformit, ou si l'on veut la parent formelle profonde. Si le fetisso se trouve encore limit la civilisation guinenne, il fait dj partie d'un plan gnral de comparaison.

    Je parcours le monde entier crit Bekker dans Y Abrg du Premier Livre pour y dcouvrir d'o est-ce que ce sentiment a tir son origine, et je ne laisse pour cet effet ni temps ni lieu en arrire. Je remarque que le Sujet dont'il s'agit doit tre examin deux gars ; l'gard du Diable, pour savoir quelle est sa connaissance et son pou-voir ; et l'gard des hommes, pour voir ce qu'ils peuvent apprendre et effectuer par son entremise. Mais parce que ces choses sont au-dessus de la Nature, ou qu'on les estime tre telles, et que par consquent elles ne sont bien connues qu' Dieu, j'ai jug qu'il toit ncessaire de savoir quels sont les sentiments des hommes touchant la Divinit, et touchant les Esprits en gnral soit bons soit mauvais, et les Ames Humaines spares des corps par la mort, lesquelles sont ainsi des Esprits. Je fais la recherche de tous ces choses premirement dans les Livres des Anciens, et ensuite dans ceux des Modernes, dans toutes les Religions, et parmi toutes les peuples, dont je fais nanmoins la distinction en Paens, Juifs, Mahomtans, et Chrtiens, par raport l'tat o le Monde se trouve prsent2. Bekker dlimite l'objet de la recherche : n'est-il

    pas possible d'tudier le diable ou ce que font les 1. B. Bekker, Le Monde enchant ou Examen des communs sentimens

    touchant les Esprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration, et leur opration, 4 vol., Amsterdam, 1694 (dition originale hollandaise : Die Betooverde Weereld, Leuwarden, 1691).

    2. Ibid., vol. I : Abrg du Premier Livre, pages non numrotes.

  • 10 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    hommes cause du diable ? Est-il possible au contraire d'analyser les sentiments des hommes en-vers la divinit ? Les pratiques et les croyances reli-gieuses font l'objet de la recherche de Bekker. Il s'agit d'tudier ce que les hommes pensent et font face la croyance en des tres surnaturels. Le pro-gramme de Bekker est anthropologique et la m-thode comparative est surtout descriptive. Nous n'y trouvons pas une thorie gnrale de la comparai-son, ni une explication des causes possibles qui ren-dent conformes les pratiques et les croyances de tous les peuples ; nous trouvons toutefois dj une appli-cation globale de la comparaison dans une optique anthropologique. Parmi les fetissos dont parle Bek-ker, on trouve le fetisso de la montagne : les habi-tants de Guine croyaient que les montagnes taient la cause des foudres et des tonnerres. Nous trouvons ainsi en marge un lment qui fera objet d'une gn-ralisation chez de Brosses, savoir l'ide de l'origine du ftichisme , en tant que croyance primi-tive , comme divinisation des phnomnes irrgu-liers de la nature, dont la mentalit primitive ne pou-vait pas comprendre la cause.

    Bosman, Des Marchais : les ngriers et la description des ftiches Un autre Hollandais encore, Willem Bosman,

    source directe de Bayle et du prsident de Brosses, crit en 1704, le Voyage de Guine1. Employ de la

    1. G. Bosman, Voyage de Guine contenant une Descrition nouvelle et trs-exacte de cette Cte o l'on trouve et o l'on trafique l'or, les dents d'Elphant, et les Esclaves, Utrecht, 1705 (dition originale hollandaise : W. Bosman, Nauwkeurige beschryving van de Guinese Good-, Tond- en Slave-Kust, Utrecht, 1704).

  • Du ftiche au ftichisme / 11

    Compagnie hollandaise des Indes occidentales, n-grier, Bosman dclare n'avoir pas bien compris le sens des ftiches pour les habitants de Guine, ce qu'ils reprsentent en ralit pour eux. Ainsi, crit-il :

    Je n'ai p encore dcouvrir ce qu'ils veulent reprsen-ter par leur Ftiches, et de quelle manire ils se figurent leurs Idoles, parce qu'ils ne le savent pas eux-mmes. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'ils croyent en un trs-grand nombre d'Idoles, puisqu'ils en donnent une chaque personne, ou du moins chaque famille. Ils croyent que cette Idole prend de fort prs garde la conduite d'un chacun, rcompensant le bien, et punis-sant le mal ; ils font consister la rcompense dans le grand nombre de femmes et d'esclaves, et la punition au contraire n'en avoir point. Mais ils croyent qu'il n'y a point de punition plus terrible que la mort, qu'ils crai-gnent aussi extraordinairement, et c'est la crainte de la mort qui les rend si zls dans leur idoltrie, et qui les fait abstenir des viandes dfendues, s'imaginant forte-ment qu'ils mourraient, s'ils venaient en goter. Ils ne comptent point entre les pchs le meurtre, l'adultre, le larcin, ni d'autres crimes de cette nature, parce qu'ils peuvent s'en dcharger en payant une certaine somme d'argent ; mais il n'en est pas de mme de manger des viandes dfendues1.

    Dans cette description on peut voir la grande va-leur religieuse et symbolique attribue aux f-tiches avec la fonction de la prohibition, et pour-tant Bosman ne comprend pas ce que les habitants de Guine veulent reprsenter avec ces ftiches . Nous nous trouvons ici, avec cette description de Bosman, l'origine du malentendu dont parlera

    1. Ibid., p. 158-159.

  • 12 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    en 1907 Marcel Mauss, malentendu entre la civilisa-tion occidentale et la civilisation africaine1.

    L'incapacit de comprhension et d'explication de la part du ngrier, de l'observateur occidental, du colonialiste Bosman, fait qu'il prsente comme confus et arbitraire le comportement des hommes qu'il observe, les habitants de Guine. La prohibition, dont Bosman parle, suppose des codes et des fonc-tions symboliques importantes, mais les prjugs occidentaux sur la mentalit des sauvages cachent sa perception et sa comprhension le rapport entre les ftiches et les prohibitions. L'incomprhension ou la ngation de la valeur symbolique des f-tiches , et, en gnral, du rle des ftiches dans les pratiques religieuses des Africains, correspond l'image d'une mentalit primitive , n'ayant aucune facult de symbolisation ou de reprsentation, ou bien l'ayant un niveau trs bas. Apparat ici un autre lment important pour l'invention du concept de ftichisme chez de Brosses : les ftiches comme objets de culte d'une religion primordiale, encore incapable de symboliser et de reprsenter ; objets de culte pour des peuples et des hommes, dont la menta-lit est au niveau le plus bas.

    Dans son dernier ouvrage, Rponse aux questions d'un provincial, Pierre Bayle, en comparant le paga-nisme des Grecs et des Romains avec la religion des peuples sauvages pour en indiquer la confor-mit, fait rfrence Bosman et au ftiche de Guine ; sur la base de la description de Bosman, Bayle dit que les pratiques des ftiches ne peu-vent tre mises en rapport avec les bonnes murs, car la religion de Guine est fonde surtout sur l'ex-

    1. Sur Mauss et 1' immense malentendu , voir plus bas, p. 116 et s.

  • Du ftiche au ftichisme / 13

    triorit du culte. De l'avis de Bayle, les pratiques des ftiches sont extrieures, en ce qu'elles sont en rapport avec les intrts et les besoins des hommes' . Lorsque Kant , en 1793, dfinit la diff-rence entre la religion et la magie, il appelle fti-chisme la magie et il donne au ftichisme le ca-ractre de l'extriorit2.

    Le P. Jean-Baptiste Labat, racontant l'expdition du chevalier Des Marchais, ngrier, charg de convoyer les esclaves guinens Cayenne, crit propos de la religion des Africains :

    Leur culte est tout entier pour les Ftiches, ce sont leurs Dieux, ils les craignent et ne les aiment point, ils les prient pour viter d'en tre maltraitez, car ceux qui ont un peu plus d'esprit que les autres, conviennent qu'ils n'en peuvent attendre aucun bien. Ces Ftiches n'ont aucune forme ou figure dtermine ; c'est un os de poulet, une tte sche d'un singe, une arrte de poisson, un caillou, un noyau de datte, une boulle de suif, dans laquelle on a lard quelques plumes de perroquet, un bout de corne plein de diverses ordures, et mille autres choses semblables3. Des Marchais, de mme que Bosman, parle du

    culte de ces montagnes, o le tonnerre s'tait fait entendre. Mais surtout il remarque un autre l-ment qui caractrise, aux yeux des Occidentaux, le culte des ftiches : les objets de culte, qui ser-vent pour les sortilges, semblent choisis au hasard.

    1. P. Bayle, Rponses aux questions d'un provincial (1704-1706), uvres diverses, La Haye, 1737, t. Ill , I Partie, p. 970-971.

    2. La religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin, revue par M. Naar, Paris, Vrin, 1983, p. 194-195.

    3. J.-B. Labat, Voyage du Chevalier des Marchais en Guine, Isles voi-sines, et Cayenne, 4 vol., Amsterdam, 1731 (1re d., Paris, 1730), t. I, p. 296.

  • 10 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    hommes cause du diable ? Est-il possible au contraire d'analyser les sentiments des hommes en-vers la divinit ? Les pratiques et les croyances reli-gieuses font l'objet de la recherche de Bekker. Il s'agit d'tudier ce que les hommes pensent et font face la croyance en des tres surnaturels. Le pro-gramme de Bekker est anthropologique et la m-thode comparative est surtout descriptive. Nous n'y trouvons pas une thorie gnrale de la comparai-son, ni une explication des causes possibles qui ren-dent conformes les pratiques et les croyances de tous les peuples ; nous trouvons toutefois dj une appli-cation globale de la comparaison dans une optique anthropologique. Parmi les fetissos dont parle Bek-ker, on trouve le fetisso de la montagne : les habi-tants de Guine croyaient que les montagnes taient la cause des foudres et des tonnerres. Nous trouvons ainsi en marge un lment qui fera objet d'une gn-ralisation chez de Brosses, savoir l'ide de l'origine du ftichisme , en tant que croyance primi-tive , comme divinisation des phnomnes irrgu-liers de la nature, dont la mentalit primitive ne pou-vait pas comprendre la cause.

    Bosman, Des Marchais : les ngriers et la description des ftiches Un autre Hollandais encore, Willem Bosman,

    source directe de Bayle et du prsident de Brosses, crit en 1704, le Voyage de Guine1. Employ de la

    1. G. Bosman, Voyage de Guine contenant une Descrition nouvelle et trs-exacte de cette Cte o l'on trouve et o l'on trafique l'or, les dents d'Elphant, et les Esclaves, Utrecht, 1705 (dition originale hollandaise : W. Bosman, Nauwkeurige beschryving van de Guinese Good-, Tond- en Slave-Kust, Utrecht, 1704).

  • Du ftiche au ftichisme / 11

    Compagnie hollandaise des Indes occidentales, n-grier, Bosman dclare n'avoir pas bien compris le sens des ftiches pour les habitants de Guine, ce qu'ils reprsentent en ralit pour eux. Ainsi, crit-il :

    Je n'ai p encore dcouvrir ce qu'ils veulent reprsen-ter par leur Ftiches, et de quelle manire ils se figurent leurs Idoles, parce qu'ils ne le savent pas eux-mmes. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'ils croyent en un trs-grand nombre d'Idoles, puisqu'ils en donnent une chaque personne, ou du moins chaque famille. Ils croyent que cette Idole prend de fort prs garde la conduite d'un chacun, rcompensant le bien, et punis-sant le mal ; ils font consister la rcompense dans le grand nombre de femmes et d'esclaves, et la punition au contraire n'en avoir point. Mais ils croyent qu'il n'y a point de punition plus terrible que la mort, qu'ils crai-gnent aussi extraordinairement, et c'est la crainte de la mort qui les rend si zls dans leur idoltrie, et qui les fait abstenir des viandes dfendues, s'imaginant forte-ment qu'ils mourraient, s'ils venaient en goter. Ils ne comptent point entre les pchs le meurtre, l'adultre, le larcin, ni d'autres crimes de cette nature, parce qu'ils peuvent s'en dcharger en payant une certaine somme d'argent ; mais il n'en est pas de mme de manger des viandes dfendus1.

    Dans cette description on peut voir la grande va-leur religieuse et symbolique attribue aux f-tiches avec la fonction de la prohibition, et pour-tant Bosman ne comprend pas ce que les habitants de Guine veulent reprsenter avec ces ftiches . Nous nous trouvons ici, avec cette description de Bosman, l'origine du malentendu dont parlera

    1. Ibid., p. 158-159.

  • 12 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    en 1907 Marcel Mauss, malentendu entre la civilisa-tion occidentale et la civilisation africaine1.

    L'incapacit de comprhension et d'explication de la part du ngrier, de l'observateur occidental, du colonialiste Bosman, fait qu'il prsente comme confus et arbitraire le comportement des hommes qu'il observe, les habitants de Guine. La prohibition, dont Bosman parle, suppose des codes et des fonc-tions symboliques importantes, mais les prjugs occidentaux sur la mentalit des sauvages cachent sa perception et sa comprhension le rapport entre les ftiches et les prohibitions. L'incomprhension ou la ngation de la valeur symbolique des f-tiches , et, en gnral, du rle des ftiches dans les pratiques religieuses des Africains, correspond l'image d'une mentalit primitive , n'ayant aucune facult de symbolisation ou de reprsentation, ou bien l'ayant un niveau trs bas. Apparat ici un autre lment important pour l'invention du concept de ftichisme chez de Brosses : les ftiches comme objets de culte d'une religion primordiale, encore incapable de symboliser et de reprsenter ; objets de culte pour des peuples et des hommes, dont la menta-lit est au niveau le plus bas.

    Dans son dernier ouvrage, Rponse aux questions d'un provincial, Pierre Bayle, en comparant le paga-nisme des Grecs et des Romains avec la religion des peuples sauvages pour en indiquer la confor-mit, fait rfrence Bosman et au ftiche de Guine ; sur la base de la description de Bosman, Bayle dit que les pratiques des ftiches ne peu-vent tre mises en rapport avec les bonnes murs, car la religion de Guine est fonde surtout sur l'ex-

    1. Sur Mauss et 1' immense malentendu , voir plus bas, p. 116 et s.

  • Du ftiche au ftichisme / 11

    triorit du culte. De l'avis de Bayle, les pratiques des ftiches sont extrieures, en ce qu'elles sont en rapport avec les intrts et les besoins des hommes 1 . Lorsque Kant , en 1793, dfinit la diff-rence entre la religion et la magie, il appelle fti-chisme la magie et il donne au ftichisme le ca-ractre de l'extriorit2.

    Le P. Jean-Baptiste Labat, racontant l'expdition du chevalier Dies Marchais, ngrier, charg de convoyer les esclaves guinens Cayenne, crit propos de la religion des Africains :

    Leur culte est tout entier pour les Ftiches, ce sont leurs Dieux, ils les craignent et ne les aiment point, ils les prient pour viter d'en tre maltraitez, car ceux qui ont un peu plus d'esprit que les autres, conviennent qu'ils n'en peuvent attendre aucun bien. Ces Ftiches n'ont aucune forme ou figure dtermine ; c'est un os de poulet, une tte sche d'un singe, une arrte de poisson, un caillou, un noyau de datte, une boulle de suif, dans laquelle on a lard quelques plumes de perroquet, un bout de corne plein de diverses ordures, et mille autres choses semblables3. Des Marchais, de mme que Bosman, parle du

    culte de ces montagnes, o le tonnerre s'tait fait entendre. Mais surtout il remarque un autre l-ment qui caractrise, aux yeux des Occidentaux, le culte des ftiches : les objets de culte, qui ser-vent pour les sortilges, semblent choisis au hasard.

    1. P. Bayle, Rponses aux questions d'un provincial (1704-1706), uvres diverses, La Haye, 1737, . Ill , I" Partie, p. 970-971.

    2. La religion dans les limites de la simple raison, trad. J. Gibelin, revue par M. Naar, Pans, Vrin, 1983, p. 194-195.

    3. J.-B. Labat, Voyage du Chevalier des Marchais en Guine, Isles voi-sines, et Cayenne, 4 vol., Amsterdam, 1731 (1" d., Paris, 1730), t. I, p. 296.

  • 14 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    Lafitau : les sorts des sauvages amricains et les ftiches des ngres africains

    Absence de symbolisation et de reprsentation, extriorit du culte, hasard dans le choix des objets- ftiches : les prjugs occidentaux tracent les contours d'une religion primitive . Le culte des ftiches s'annonce comme un cas particulier de cette religion suppose commune aux peuples sau-vages : il y a conformit des pratiques et des croyances. La comparaison, dans le contexte de ces prjugs, ouvre le passage de la notion de ftiche au concept de ftichisme .

    C'est pourquoi il faut, maintenant, nommer celui qui est considr comme l'un des pres de la m-thode comparative, le jsuite Joseph-Franois Lafi-tau. Celui-ci parle de ftiche seulement dans une note de Murs des sauvages amricains, mais il y compare directement le ftiche des Africains au manitou des Amricains et au culte des bar-bares de l'le de Formose :

    Le Ftiche est une espce de Talisman, ou quelque chose qui rpond au Manitou des Amriquains. Ces N-gres Idoltres de l'Afrique ont des usages bien semblables ceux qu'on voit rpandus dans l'Amrique, surtout dans les choses qui concernent la Religion. On voit encore une mme conformit de murs parmi quelque Peuples bar-bares des Indes Orientales avec les Amriquains ; mais je n'en voit point, o cette conformit soit plus parfaite, qu'elle l'est chez les Barbares de l'Isle Formose au voici-nage de la Chine et du Japon1. 1. J.-F. Lafitau, Murs des sauvages amricains compares aux murs

    des premiers temps, Paris, 1724 (les citations sont tires de l'dition en deux tomes), t. I, p. 264, note b. Lafitau tire l'argument du ftiche de G. Loyer, Relation du Royaume d'Issini, Cte d'Or, pats de Guine, en

  • Du ftiche au ftichisme / 15

    Ftiche et Manitou : la conformit d'usages entre les sauvages amricains et les ngres d'Afrique conformit que Bekker, nous l'avons vu, avait dj souligne se trouve avec Lafitau confirme. Des Manitous et F-tiches Rousseau se souviendra au moment d'crire le quatrime livre de l'Emile1. Et pourtant les au-teurs jusqu'ici discuts n'appliquent encore la no-tion de ftiche qu'aux peuples de Guine : les prmisses de sa gnralisation avec le concept de ftichisme sont dj poses, mais les auteurs, tout en mettant en comparaison les diffrentes prati-ques des peuples sauvages afin de mieux en rele-ver la conformit, n'en sont pas encore les unifier dans un mme concept, continuant ainsi les dsi-gner par des noms diffrents. Si les pratiques chez les anciens et les sauvages paraissent conformes entre elles, les objets de culte, qu'ils soient dsigns comme ftiches ou par d'autres noms, paraissent choisis tout fait au hasard. Lafitau utilise le mot sort pour indiquer les objets qui servent aux In-diens amricains de sortilges contre le malheur. Il faut se souvenir que ftiche signifie soit artifi-ciel , soit, en tant que substantif, sortilge , terme qui vient du latin sortilegus, celui qui lit le sort. L'ide de sort pour les Amricains corres-pond l'ide de ftiche pour les Africains.

    Le pre Garnier avoit entre les mains plusieurs de ces sorts, que les Sauvages qu'il avoit convertis, lui avoient remis. Un jour j'excitai en lui une curiosit qu'il n'avoit Afrique, Paris, 1714, p. 168. Lafitau, comme Bosman, remarque la ressemblance entre les ftiches africains et ceux des habitants de For-mose.

    1. J.-J. Rousseau, Emile ou de l'ducation (1762), Paris, Garnier-Flam-marion, 1966, p. 334.

  • 16 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    pas encore eu, et je le priai que nous les examinassions ensemble. Il en avoit une assez grande quantit ; c'toient des paquets de cheveux entrelasss, des os de serpens, ou d'animaux extraordinaires, des morceaux de fer, ou de cuivre, des figures de pte, ou de feuilles de bled d'Inde, et plusieurs autres choses semblables qui ne pouvoient avoir par elles-mmes aucun rapport avec l'effet qu'on s'toit propos, et qui ne pouvoient oprer, que par une vertu au-dessus des forces humaines, en consquence de quel-que pacte formel, ou tacite1. Lafitau, avant ce qu'crira Des Marchais pro-

    pos des ftiches, relatait des choses analogues propos des sorts , et notamment leur caractris-tique d'tre choisis au hasard en tant qu'objets de culte.

    Le sauvage devient primitif De ce bref excursus d'auteurs qui ont parl de

    ftiches voyageurs, esclavistes ou jsuites, qui ont vu directement les cultes des sauvages , ou philosophes qui ont eu connaissance, par les voyageurs, de ces cultes , nous pouvons tirer le tableau suivant :

    a / La conformit entre les pratiques des peuples sauvages et les pratiques des peuples anciens contient dj beaucoup d'lments de systmati-sation.

    b / Cette systmatisation, qui a trait la possibi-lit de comparer tous les peuples sauvages entre eux, va d'ailleurs de pair avec l'ide de la grossiret des croyances des sauvages et des Anciens.

    1. J.-F. Lafitau, Murs des sauvages, op. cit., t. I, p. 383.

  • Du ftiche au ftichisme / 17

    c / Cette ide de la grossiret des croyances sauvages et primitives , si elle reste ancre dans le discours traditionnel sur les religions paennes, devient par ailleurs essentielle au dessin rationaliste visant exclure le surnaturel des expli-cations des faits humains et, par consquent, l'analyse historique et sociologique. Les cultes paens ne sont pas le rsultat de l'action du diable ou de sa facult d'imiter l'agir de Dieu. De ce point de vue, l'analyse historique des comportements de la nature humaine (et de sa facult de s'amliorer et de progresser) va s'ouvrir la rflexion des philo-sophes. Voil l'observateur occidental plac au som-met de sa montagne-ftiche, image mme de la sup-riorit de sa civilisation. L' autre est son miroir recul dans le temps.

    d / Le ftiche ne sort pas encore des limites gographiques de l'Afrique. On constate l'analogie entre les pratiques africaines des ftiches et les pratiques des sauvages de l'Amrique ou de l'le de Formose, ou entre ces pratiques et celles des An-ciens. Il s'agit, de l'avis des observateurs, d'une forme d'idoltrie propre la condition la plus pri-mitive.

    e / Le ftiche est arbitraire. Les objets- f-tiches sont les plus divers : objets naturels ou arti-ficiels qui n'ont aucune relation apparente avec les fonctions que les sauvages leur attribuent. On constate seulement que les ftiches opposent des prohibitions et offrent des remdes.

    f / Les ftiches concernent des pratiques ext-rieures. Le ftiche n'est pas aim, il est surtout craint. La relation entre les sauvages et les ftiches est fonde sur les intrts et sur les be-soins.

  • 18 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    g / Il y a des ftiches particuliers pour chaque individu et des ftiches gnraux pour la famille, le roi, le pays (Bosman, Des Marchais).

    L'observateur occidental parvient l'ide de la conformit des murs et des croyances entre sau-vages et sauvages d'une part et entre sau-vages et Anciens d'autre part, partir de deux pr-misses : 1 / la supriorit de la civilisation des Blancs ; 2 / la relation philogntique entre cette civilisation et les civilisations primitives , dont descend la civi-lisation occidentale moderne. La consquence de ces prmisses est une comparaison, o 1' autre , le sauvage (homme de la fort : dtermination spa-tiale), se transforme en primitif (homme des pre-miers temps : dtermination temporelle). Ce recul de

    l' autre dans le temps pass devient le signe de son infriorit. Les sauvages contemporains ressem-blent, dans les murs et dans les croyances, aux anc-tres des Europens civiliss . Les observateurs occidentaux dbattent sur la question de savoir si cette conformit entre les sauvages contemporains et les hommes des premiers temps est le rsultat d'une dgnrescence ou bien d'un retard de ces peuples autres dans la ligne du progrs universel des na-tions du monde. Nul doute en revanche sur leur condition d'infriorit aussi bien au niveau de la culture et de la civilisation que dans l'organisation conomique et politique de leurs socits, et dans la vie et les croyances religieuses.

    Dans ce contexte, l'assimilation de l'image du sauvage celle du primitif devient un l-ment trs important dans le dveloppement de l'ide moderne d'universalit. Cette assimilation d'une image spatiale une image temporelle est, en effet, l'expression d'un processus d'unification/diffrencia-

  • Du ftiche au ftichisme / 19

    tion des hommes, des peuples, des nations, opr par l'idologie occidentale moderne. Sur la base du principe d'uniformit de la nature humaine, la diff-renciation et la hirarchisation des hommes, des peuples et des nations sont difies par le temps le temps du progrs dans le procs de la civilisation. Les hommes, les peuples, les nations y occupent des stades diffrents. L'infriorit ou la supriorit d'un peuple ou d'une nation est toute dans la place qu'il occupe sur la ligne de ce temps progressif.

    Lafitau : la comparaison Selon Arnold Van Gennep, le prsident de

    Brosses, dans son livre Du culte des dieux ftiches, s'est inspir de Lafitau : Non seulement il cite ses Murs des sauvages amricains plusieurs reprises, mais ce sont manifestement l'esprit et la mthode du pre jsuite qui ont anim le prsident. 1 Or, s'il est vrai que de Brosses, encore que d'une manire plus limite, reprend les thmes et les thories de Lafitau, il est cependant ncessaire de prciser les contours de cette influence. Car, si la thorie de de Brosses re-pose pour une grande part sur celle de Lafitau, nanmoins la gnralisation du concept de fti-chisme devient possible justement partir de la combinaison des ides de Lafitau avec une thorie de l'histoire et du progrs et avec des hypothses et des conjectures, qui n'appartiennent pas au pre j-suite, son idologie, ses croyances. L'introduc-tion de l'ide de progrs et d'une histoire qui se d-

    1. A. Van Gennep, Religions, murs et lgendes. Essais d'ethnographie et de linguistique (5e srie), Paris, Mercure de France, 1914, p. 162.

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    roule linairement apporte des changements la forme de la comparaison projete par Lafitau.

    Il faut alors remarquer non seulement ce qui, venant de Lafitau, est inclus chez de Brosses, mais aussi ce qui en est exclu. En effet, chaque thorie, dans son effort d'organiser les connexions formelles, inclut des lments, et en exclut ncessairement d'autres. Et c'est bien partir du problme des exclusions qu'il devient possible de comparer les thories et les mthodes qui se succdent historique-ment. Si nous nous limitions en effet ne considrer d'une thse que ce qu'elle inclut et hrite d'une autre, antcdente, nous ferions tout juste une his-toire des influences des prdcesseurs sur les succes-seurs, ce qui ne peut suffire. Certes, une thorie ayant pour but de dcrire et expliquer des systmes de relations humaines doit ncessairement exclure des lments, afin de dlimiter le champ de son ana-lyse. En revanche, l'objet de la recherche historio-graphique tant d'claircir et de comprendre les dif-frences entre des thories ainsi labores, celle-ci doit faire porter son attention sur ce que ces thories excluent. Il faut donc considrer la thorie de Lafi-tau dans son ensemble, c'est--dire dans ce qu'il appelle son systme, qui est fait non seulement d'une mthode, mais aussi de conjectures et de croyances.

    Lafitau, qui vcut au Canada, chez les Hurons et les Iroquois, publia en 1724 Murs des sauvages amri-cains compares aux murs des premiers temps, ou-vrage qui devint un point de repre pour tous les phi-losophes intresss par la question des sauvages , bien qu'il ft durement critiqu par Voltaire1 et par de

    1. Voltaire, Essai sur les murs et l'esprit des nations, d. par R. Po-meau, Paris, Garnier, 1963,1.1, p. 29-30.

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    Pauw 1 . Goguet, Herder, Ferguson, Kames, Adam Smith, Millar, Robertson citent l'ouvrage de Lafitau, et l'utilisent comme source d'information sur les sauvages de l'Amrique du Nord 2 , de mme que Charles de Brosses. Il est singulier donc que Morgan, qui plus d'un sicle et demi plus tard crira des choses analogues propos du matriarcat, ne connaisse pas l'ouvrage de Lafitau 3. Tylor, Frazer, Lubbock, McLennan, Bachofen ont lu Lafitau 4, mais c'est sur-tout au XXe sicle que l'influence du jsuite devient considrable : il est cit non seulement en tant que source de renseignements sur la vie sociale des Indiens amricains, mais galement pour sa mthode compa-rative 5.

    1. C. de Pauw, Recherches philosophiques sur les Amricains, Londres, 1774, t. II, p. 54-55.

    2. A.-Y. Goguet, De l'Origine des Loix, des Ans et des Sciences ; et de leurs progrs chez les anciens Peuples, 3 tomes, Paris, 1758 ; J.-C. Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (1784-1791), Smt-liche Werke, d. par B. Suphan, vol. XIII et XIV, Berlin, 1877-1913 (r-impression : Hildesheim, 1967-1968) ; J. Ferguson, An Essay on the His-tory of Civil Society (1767), d. par D. Forbes, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1966 ; H. Home (Lord Kames), Sketches of the History of Man (1774), Basil, 1796 ; A. Smith, Lectures on Jurisprudence (Re-port 1762-1763), d. par R. L. Meek, D. D. Raphael, P. G. Stein, Ox-ford, Clarendon Press, 1978 (vol. V de The Glasgow Edition of the Works and Correspondence of Adam Smith) ; J. Millar, The Origin of the Distinc-tion of Ranks (1771), in W. C. Lehmann, John Millar of Glasgow, Cam-bridge, University Press, 1960 (rimpression de la 3'dition, 1779, p. 175-322) ; W. Robertson, History of America (1777), Works, vol. VI, London, 1827. Sur l'influence de Lafitau, cf. W. N. Fenton, E. L. Moore, Intro-duction to J.-F. Lafitau, Customs of the American Indians Compared with the Customs of Primitive Times, Toronto, The Champlain Society, 1974 ; P. Bora, Il popolo licio nel Murs des sauvages amricains di J.-F. Lafi-tau, Annali delta Scuola Normale Superiore di Pisa, vol. XVIII, 2, 1988, p. 803-842.

    3. W. N. Fenton, E. L. Moore, Introduction, op. cit., p. cvii. 4. Ibid., p. cx-cxi. 5. A. Van Gennep, Religions, murs et lgendes, op. cit., p. 12 ; G. Chi-

    nard, L'Amrique et le rive exotique dans la littrature franaise au X V I I e et au X V l I I e sicle, Paris, 1913, p. 319 s. ; A. Momigliano, The Place of

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    Chez Lafitau la comparaison procde de l'ide que l'origine de l'humanit est unique et qu'il n'existe au-cun peuple qui soit athe. Cette ide, oppose aux thses de Bayle1, devint la base d'une description sys-tmatique des Indiens amricains. Fontenelle, on le verra plus loin, propose une mthode comparative organise sur des prmisses trs diffrentes (il sera question de cette mthode et de ces prmisses au mo-ment de l'exposition de la thorie de de Brosses).

    La proccupation de Lafitau est la correspondance entre ses conjectures sur l'origine des Indiens amri-cains et les textes bibliques. L'ide que Grecs et In-diens amricains eurent des anctres communs tait la prmisse diachronique pour l'application de sa m-thode comparative. Mais c'est la comparaison qui re-prsente le centre thorique chez Lafitau. Son analyse dpasse les limites d'une description. L'originalit de son apport consiste dans le fait d'avoir organis et systmatis dans un domaine thorique plus gnral son exprience chez les Iroquois et chez les Hurons. Herodotus in the History of Historiography, in Id., Seconda contributo alia storia degli studi classici, Roma, Edizioni di storia e letteratura, 1960 ; A. Mtraux, Prcurseurs de l'ethnologie en France du xvi" au xviiie sicle, Cahiers d'Histoire mondiale, VII, 1963, n. 3, p. 721-738 ; M. Duchet, An-thropologie et histoire au sicle des Lumires, Paris, Maspero, 1971 ; S. Landucci, I filosofi e i selvaggi (1580-1780), Bari, Laterza, 1972 ; P. Vidal-Naquet, Le cru, l'enfant grec et le cuit, in Faire de l'histoire, d. par J. Le Goff et P. Nora, vol. II, Paris, Gallimard, 1974, p. 137-168 ; W. N. Fenton, E. L. Moore, Introduction to Lafitau, Customs of the Ame-rican Indians, op. cit. ; J.-P. Vernant, Mythe et socit en Grce ancienne, Paris, Maspero, 1974; E. Lemay, Histoire de l'Antiquit et dcouverte du Nouveau Monde chez les auteurs du xviiie sicle. Studies on Voltaire, 1976, p. 1313-1328 ; J.-P. Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris, Maspero, 1979; M. Detienne, L'invention de la mythologie, Paris, Galli-mard, 1981 ; M. Duchet, Le partage des savoirs, Paris, La Dcouverte, 1984 ; A. Pagden, The Fall of natural man, Cambridge University Press, 2e d., 1986.

    1. P. Bayle, Continuations de penses diverses, in uvres diverses, op. cit.. Ill , p. 311 s.

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    Ainsi que Michle Duchet l'a remarqu : Ni narra-tion ni description, il fera des murs l'objet d'un dis-cours nouveau, entirement fond sur la comparaison, seule raison du texte. 1

    Le titre de l'ouvrage de Lafitau est Murs des sau-vages amricains compares aux murs des premiers temps et les intentions systmatiques sont bien d-clares dans le Dessein et plan de l'ouvrage :

    Je ne me suis pas content de connatre le caractre des Sauvages, et de m'informer de leurs cotumes et de leurs pratiques, j'ai cherch dans ces pratiques et dans ces co-tumes des vestiges de l'Antiquit la plus recule ; j'ai lu avec soin ceux des Auteurs les plus anciens qui ont trait des Murs, des Loix, et des Usages des Peuples dont ils avaient quelque connaissance ; j'ai fait la comparaison de ces Murs les unes avec les autres, et j'avoue que si les Auteurs anciens m'ont donn des lumires pour appuyer quelques conjectures heureuses touchant les Sauvages, les Cotumes des Sauvages m'ont donn des lumires pour entendre plus facilement, et pour expliquer plusieurs choses qui sont dans les Auteurs anciens2. Chez Lafitau la comparaison est organise en sys-

    tme : Quelques-unes de mes conjectures paratront lgres en elles-mmes, mais peut-tre que runies ensemble elles fe-ront un tout, dont les parties se soutiendront par les liai-sons qu'elles ont entre elles3. La comparaison devient systme parce que l'en-

    semble des rapports entre les parties devient systme. Nous avons vu que chez Lafitau la comparaison sys-tmatique est organise partir de la prmisse de

    1. M. Duchet, Le partage des savoirs, op. cit., p. 30. 2. Lafitau, Murs des sauvages, 1.1, p. 3-4. 3. Ibid., p. 4.

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    l'origine unique de l'humanit et que cette prmisse dcoule de la narration biblique. Lafitau a labor un systme o les hommes des premiers temps pouvaient tre compars aux sauvages des espces loignes. Le sauvage, compar au primitif, deviendra primitif1. Lafitau est diffusionniste. Il a l'ide que les sauvages amricains descendent des Plasgiens , les anctres supposs des Grecs2.

    A partir de l, il met en rapport Iroquois et Plas-giens, peuples loigns dans le temps chronologique, mais proches dans le temps volutif. La filiation de-vient la base thorique de l'homognisation de l'hu-manit, dont Lafitau organise la comparaison et iden-tifie les diffrences. A la Demonstratio Evangelica de Pierre-Daniel Huet, o toutes les religions des peu-ples descendent de Mose, Lafitau oppose son sys-tme3, organis sur la base des conjectures suivantes : a / une religion pure fut donne aux premiers

    hommes ; b / un culte public existait ds la naissance des pre-miers peuples ;

    c / la premire religion des Pres a t transmise de gnration en gnration : la religion n'a pas t rpandue aprs le dluge par le peuple gyptien ; la religion existait ds les origines ; d / la premire religion a t corrompue par l'igno-rance et les passions. L'ignorance a invent des fables grossires pour expliquer les symboles des

    1. Cf. M. Duchet, Anthropologie et histoire au sicle des Lumires, op. cit. ; et Le partage des savoirs, op. cit.

    2. Lafitau, Murs des sauvages, 1.1, chap. II : De l'origine des peu-ples de l'Amrique , p. 27-102.

    3. Ibid., p. 12-13. Cf. P.-D. Huet, Demonstratio Evangelica ad serenis-sima, Delphini, Parisiis, 1679.

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    hiroglyphes (des Indes), dont les hommes avaient oubli l'explication ;

    e / malgr l'altration de la vrit originaire, il y a une certaine uniformit parmi les fables de tous les peuples.

    La force de ces conjectures vient de ce qu'elles sont runies systmatiquement en un unique point de vue. Elles se renforcent l'une l'autre du fait de leurs rap-ports et du fait de l'lment thorique central, c'est--dire la comparaison une comparaison qui ne se limite pas confronter les peuples d'Amrique du Nord avec les peuples des premiers temps , mais qui concerne tous les peuples de la Terre.

    Fontenelle : une autre comparaison 1724 est une date trs importante pour la mthode

    comparative. Au cours de cette anne sont en effet pu-blis les Murs des sauvages de Lafitau et l'essai De l'origine des fables de Fontenelle. L'apport mthodo-logique et thorique de Lafitau la comparaison en-tre sauvages contemporains et peuples des pre-miers temps est, nous l'avons vu, fondamental. Mais tout aussi dcisive est la contribution de Fontenelle.

    Selon les traditions du Prou crit-il , l'Ynca Manco Guyna Capac, fils du Soleil, trouva moyen par son loquence de retirer du fond des forts les habitants du pays, qui y vivaient la manire des btes, et il les fit vivre sous des loix raisonnables. Orphe en fit autant pour les Grecs, et il tait aussi fils du Soleil : ce qui mon-tre que les Grecs furent, pendant un temps, des sauvages aussi bien que les Amricains, et qu'ils furent tirs de la barbarie par les mmes moyens ; et que les imaginations de ces deux peuples si loigns se sont accordes croire fils du Soleil ceux qui avaient des talents extraordinaires.

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    Puisque les Grecs, avec tout leur esprit, lorsqu'ils taient encore un peuple nouveau, ne pensrent point plus rai-sonnablement que les barbares de l'Amrique, qui taient, selon toutes les apparences, un peuple assez nouveau, lorsqu'ils furent dcouverts par les Espagnols, il y a sujet de croire que les Amricains seraient venus, la fin, penser aussi raisonnablement que les Grecs, si on leur en avait laiss le loisir1. Si, en gnral, l'ide de la conformit d'habitudes,

    de murs et de mentalit entre les Amricains et les Grecs primitifs est commune Lafitau et Fonte-nelle, en revanche la mthode comparative dcoule chez l'un et chez l'autre de croyances, hypothses et points de vue trs diffrents. Lafitau voque la possi-bilit mthodologique d'tudier les Grecs primitifs partir de l'analyse des formes de vie sociale chez les Indiens amricains ; Fontenelle va au-del. Il en vient dire que, si les Espagnols n'avaient pas arrt le temps de l'volution des peuples amricains avec la conqute, ces peuples auraient probablement par-couru la mme voie volutive que les Grecs. Il ima-gine que s'il n'y a pas d'intervention de l'extrieur qui vienne dvier ou arrter le cours de cette volution so-ciale, celle-ci se reproduit en stades essentiellement analogues chez tous les peuples. Fontenelle pense donc que l'anciennet des peuples peut tre mesure partir du niveau des sottises que contiennent leurs fa-bles. La comparaison est dans cette ide d'un temps des peuples qui correspondrait aux stades d'volution de leur esprit. Ces correspondances sont dceles par les fables, qui contiennent les vestiges de faits histori-ques transforms par la narration. Dans la narration,

    1. Fontenelle, De l'origine des fables, dition critique par J.-R. Carr, Paris, Alcan, 1932, p. 31-32.

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    en effet, ralit et imagination, faits et inclination au merveilleux se mlent. C'est ainsi que, chez les Grecs, peuple plus rcent, l'histoire des Phniciens et des Egyptiens, peuples plus anciens, se transforme en fa-bles. Fontenelle remarque aussi que, lorsque l'cri-ture a t invente, les fables purent se rpandre d'une nation l'autre. Cette expansion servit enrichir un peuple de toutes les sottises d'un autre ; mais on y ga-gna que l'incertitude de la tradition fut un peu fixe, que l'amas des fables ne grossit plus tant, et qu'il de-meura peu prs dans l'tat o l'invention de l'criture le trouva 1 .

    En conclusion, selon Lafitau, les premiers hommes avaient reu une religion pure qui fut corrompue. Par consquent, les fables et les mythes seraient les altra-tions d'un savoir originaire. Leur uniformit s'expli-que justement partir de l'ide de l'oubli de ce savoir commun, dont il resterait toutefois des vestiges.

    Fontenelle, au contraire, explique cette uniformit partir du stade qu'auraient atteint les peuples dans leur chemin volutif. Il voit dans les fables les ves-tiges d'une vrit historique communique d'un peu-ple plus ancien un peuple plus jeune.

    De ce point de vue, la diffrence entre Lafitau et Fontenelle est norme. Le jsuite Lafitau est un voyageur. Son ouvrage est le rsultat de son exp-rience directe chez les Iroquois et les Hurons. Il d-crit systmatiquement tous les aspects de la vie so-ciale des Indiens amricains, les occupations, la religion, les usages, les systmes de parent, la lan-gue, la guerre, l'ducation. Mais il ne s'arrte pas la description, il organise les faits grce des conjec-

    1. Ibid., p. 40.

  • 28 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    tures, il emploie une mthode de comparaison qui se rapporte ses croyances religieuses.

    Les prmisses de Lafitau sont, en conclusion, au nombre de deux : a / il n'existe aucun peuple athe ; b / la comparaison entre Iroquois et Grecs primitifs est justifie sur la base de l'ide diffusionniste, qui drive de l'histoire biblique de la dispersion des peu-ples. Dans ce contexte, Lafitau organise la compa-raison en un modle gntique, qui explique la con-formit entre les fables grossires des peuples les plus divers par l'ide que celles-ci reprsentent les vestiges d'une unique et originaire communication divine, ensuite oublie. L'on peut donc bien, selon Lafitau, retrouver, dans les religions paennes, des vestiges de la religion originaire.

    Avec l'ide d'une communication divine origi-naire et de son oubli par les hommes et les peu-ples, Lafitau inclut dans son domaine thorique et idologique l'action de Dieu et du diable, qui peu-vent influencer, en termes de temps et de parcours, le chemin des hommes et des peuples vers la vrit rvle. Dans ce contexte, malgr leur unit origi-naire, s'ouvrent aux peuples des voies diffrentes pouvant les mener la dgnrescence comme au perfectionnement.

    Fontenelle, au contraire, est un libre penseur, hos-tile aux opinions fondes sur la tradition, protago-niste de la querelle des Anciens et des Modernes1, au-teur, en 1686, de l'Histoire des oracles2 et d'un fragment, Sur l'histoire, dont drive l'crit De l'origine

    1. Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes (1688), dition critique tablie par R. Shackleton la suite des Entretiens sur la pluralit des mondes, Oxford, Clarendon Press, 1955.

    2. Fontenelle, Histoire des oracles, dition critique tablie par L. Mai-gron, Paris, Didier, 1971.

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    des fables 1 . Ainsi, la diffrence de Lafitau, ne consi-dre-t-il pas la religion comme originaire chez les hommes et les peuples. Son ide, au contraire, est que les hommes et les peuples arrivent aux croyances reli-gieuses cause de leur ignorance et de leur inclination au merveilleux. Chez Fontenelle, les fables ne sont pas des vestiges d'une vrit divine originaire. Elles repr-sentent les premires et grossires explications des phnomnes de la nature et de la vie.

    L'histoire biblique tait le point de dpart de La-fitau. La nature humaine est celui de Fontenelle.

    Selon Fontenelle, les hommes et les peuples, qui se trouvent agir dans les mmes conditions historiques et sociales, se comportent de la mme manire. La na-ture humaine tant uniforme, les hommes et les peu-ples ont la facult et la capacit de progresser dans le temps. Quand un peuple est jeune, c'est de l'inclina-tion au merveilleux que les premiers systmes gros-siers d'explication tirent leur origine. La religion nat au moment o des phnomnes de la nature sont attribus au pouvoir des dieux. Mieux encore, l'ori-gine des croyances religieuses et des premiers sys-tmes philosophiques 2 drive, pense Fontenelle, du rapport entre les hommes primitifs ou sauvages et les phnomnes irrguliers de la nature3 :

    ... la premire ide que les hommes prirent de quelque tre suprieur, ils la prirent sur des effets extraordinaires, 1. Pour le fragment Sur l'histoire, cf. l'dition critique de L'origine des

    fables publie par Cari, op. cit. 2. Fontenelle, De l'origine des fables, op. cit., p. 15. 3. Canguilhem soutient, au contraire, que pour Fontenelle les

    croyances religieuses drivent de l'uniformit et de la rgularit de la na-ture. Cf. le trs important essai de G. Canguilhem, Histoire des religions et histoire des sciences dans la thorie du ftichisme chez Auguste Comte, in Id., Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968, p. 88-89.

  • 30 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    et nullement sur l'ordre rgl de l'univers, qu'ils n'taient point capables de reconnatre ni d'admirer1. Les premiers hommes considraient comme pro-

    dige tout ce qui se situait hors de leur exprience trs limite. Ces croyances taient donc le produit de leur ignorance. Selon Fontenelle, dont le point de vue est centr sur l'ide de l'uniformit de la nature humaine, il n'y a pas de diffrence entre les hommes primitifs ou sauvages et les hommes modernes. Les uns comme les autres s'efforcent d'organiser l'expli-cation des phnomnes dans les limites de leurs ex-priences respectives. C'est donc cause de leur ex-prience trs limite que les primitifs et les sauvages attribuent aux phnomnes de la nature les inten-tions et la volont d'un dieu. Plus prcisment : les primitifs et les sauvages, s'agissant des phnomnes irrguliers de la nature, joignent l'image d'un tre suprieur, auteur de ces phnomnes, la reprsen-tation du pouvoir2, c'est--dire la premire forme de relation sociale qu'ils connaissent.

    De cette philosophie grossire, qui rgna ncessairement dans les premiers sicles, sont ns les dieux et les desses. Il est assez curieux de voir comment l'imagination humaine a enfant les fausses divinits. Les hommes voyaient bien des choses qu'ils n'eussent pas pu faire : lancer les foudres, exciter les vents, agiter les flots de la mer ; tout cela tait beaucoup au-dessus de leur pouvoir3. Si l'on part de l'ide de croissance et de dveloppe-

    ment de l'exprience intellectuelle et sociale parmi les peuples et les nations, si l'on imagine des stades dans

    1. Fontenelle, De l'origine des fables, op. cit., p. 18. 2. Ibid., p. 18. 3. Ibid., p. 17.

  • Du ftiche au ftichisme / 31

    cette croissance et ce dveloppement, et si l'on place le pouvoir, en tant que pouvoir physique1, au premier stade, il devient possible de faire des conjectures sur l'antiquit des croyances, leur succession et leur dve-loppement, et donc d'tablir une comparaison entre Anciens et sauvages. Selon Fontenelle, il est des temps parallles l'intrieur desquels le progrs de chaque peuple est contenu, moins qu'un lment externe, telle une invasion ou la dcouverte d'un peu-ple par un autre, ne vienne en modifier le cours.

    L'ide de Fontenelle que la premire image des dieux descend des phnomnes irrguliers de la na-ture marque la diffrence entre sa thorie et la tho-rie de Lafitau. La divinisation des phnomnes irr-guliers de la nature, qui n'est pour Lafitau qu'un cas particulier de la croyance en des dieux mineurs, de-vient pour Fontenelle l'explication premire de la naissance de toute croyance religieuse.

    Hume, l'histoire conjecturale et l'origine de la religion L'ide que la religion tire son origine de la crainte

    des hommes primitifs face aux phnomnes irrgu-liers de la nature trouve sa source dans la pense an-cienne2. A partir de Hobbes 3, cette ide se rpand

    1. Ibid., p. 18. 2. Dmocrite, in Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, IX, 24

    (Diels-Kranz, 68 A 75) : cf. Dmocrite, Doctrines philosophiques et r-flexions morales, trad. M. Solovine, Paris, Alcan, 1928, p. 109 ; Lucrce, De la nature, V, 1186 s., texte tabli et traduit par A. Emont, Paris, Les Belles-Lettres, 1924, p. 255 ; Petronius Arbiter, Fragment 27 ; Stace, Te-bade, III, 661.

    3. Th. Hobbes, Lviathan (1651), chap. XII.

  • 32 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    parmi les philosophes modernes, de Spinoza Bayle, de Vico Boulanger ou d'Holbach 1.

    Dans l'Histoire naturelle de la religion, David Hume revient sur l'argument de la crainte des ph-nomnes irrguliers de la nature pour expliquer l'origine du polythisme :

    ... un animal barbare et ncessiteux (tel que l'homme la premire origine de la socit), press par tant de be-soins et de passions, n'a pas le loisir d'admirer l'aspect r-gulier de la nature ou de s'enqurir sur la cause de ces ob-jets auxquels, depuis son enfance, il s'est peu accoutum. Au contraire, plus la nature lui apparat rgulire et uni-forme, c'est--dire parfaite, plus il se familiarise avec elle et moins il est port la scruter et l'examiner. Une nais-sance monstrueuse suscite sa curiosit et lui parat un prodige. Elle l'alarme par sa nouveaut et immdiatement le fait trembler, le poussant de la sorte offrir des sacri-fices et faire des prires2. La crainte des phnomnes irrguliers de la nature

    rsultait donc, selon Hume, d'une condition, d'un milieu o les hommes primitifs vivaient presss par les besoins et les passions. L'ide de l'organisation du temps est prsente dans ce discours : le temps des hommes primitifs tait entirement sacrifi la tche de satisfaire leurs besoins et leurs passions. En consquence, ils n'avaient pas la possibilit de cher-cher les causes caches et relles de ces phnomnes.

    1. P. Bayle, Penses diverses sur la comte, LXV ; G. B. Vico, La scienza nuova (1744), Degli elementi , XL ; N. A. Boulanger, L'Anti-quit dvoile par ses usages ou examen critique des principales opinions, crmonies et institutions religieuses et politiques des diffrents peuples de la terre, Amsterdam, 1766 ; Holbach, Systme de la nature ou des loix du monde physique et du monde moral, Londres, 1771.

    2. D. Hume, Histoire naturelle de la religion, d. par M. Malherbe, Paris, Vrin, 1989, p. 42.

  • Du ftiche au ftichisme / 33

    Dans cette condition, dit Hume 1 et, avec lui, Adam Smith2 , la connaissance humaine de la na-ture n'est pas oriente vers la contemplation, elle d-rive, au contraire, de l'intrt pour les vnements de la vie, elle descend de la crainte et de l'espoir. Tant que les hommes sont contraints de consacrer tout leur temps au problme de la satisfaction des besoins les plus urgents, leur exprience s'arrte vi-demment aux limites marques par ces besoins ; il en va de mme, puisqu'elle en dcoule, de leur ide de la divinit.

    D'ailleurs, si les hommes ont une tendance uni-verselle concevoir tous les tres leur ressem-blance et transfrer tous les objets les qualits auxquelles ils sont habitus et familiariss et dont ils ont une conscience intime 3, il est vident qu'ils at-tribuent aux dieux des caractres et des qualits qui correspondent au niveau et aux limites de leur capa-cit de connaissance. En particulier, ils attribuent aux choses de la nature une volont et des intentions qui ressemblent la volont et aux intentions des hommes, mais avec un pouvoir plus grand.

    Cette absurde attribution de qualits, qui sont typiquement humaines, aux choses et aux tres vi-vants est gnrale. Les philosophes eux-mmes, continue Hume poursuivant son analyse, ne peuvent entirement y chapper lorsqu'ils parlent, relative-ment la matire inanime, de l'horreur du vide, des sympathies, des antipathies et des autres affec-tions de la nature humaine 4. La mme absurde

    1. Ibid., p. 45-47. 2. A. Smith, Essais philosophiques, trad. P. Prvost, Paris, 1797,

    Ire Partie, p. 171 s. 3. D. Hume, Histoire naturelle de la religion, op. cit., p. 48. 4. Ibid.

  • 34 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    tendance se montre quand nous levons les yeux vers les cieux et que, transfrant trop souvent des passions et des infirmits humaines la divinit, nous la reprsentons jalouse, prte la vengeance, capricieuse et partiale, en bref identique en tout point un homme mchant et insens, si ce n'est dans sa puissance et son autorit suprieures. Il n'y a rien d'tonnant alors ce que l'humanit, place dans une ignorance aussi absolue des causes et en mme temps si inquite de sa fortune future, re-connaisse immdiatement qu'elle dpend de puis-sances invisibles, doues de sentiment et d'intelli-gence. Les causes inconnues, qui occupent sans cesse la pense, apparaissant toujours sous le mme as-pect, sont saisies comme tant toutes de la mme sorte ou espce. Et il faut peu de temps pour que nous leur attribuions la pense, la raison, les pas-sions et parfois mme les membres et les formes hu-maines, afin de les amener une plus grande ressem-blance avec nous-mmes 1.

    La pression exerce par les besoins et les passions, l'exprience limite, l'incapacit d'expliquer les causes des phnomnes naturels et des vnements de la vie, tous ces lments constituent le scnario dans lequel Hume voit natre et se dvelopper la re-ligion. L'imaginaire primitif, selon Hume, et selon Fontenelle avant lui, se forme dans les limites de l'exprience des hommes par rapport au milieu qui les environne. Il tient la place de la connaissance po-sitive des phnomnes de la nature, qui sont en consquence diviniss.

    C'est en vertu de ces ides sur la nature humaine que le polythisme devient, chez Hume, la premire

    1. Ibid., p. 48-49.

  • Du ftiche au ftichisme j 35

    religion des hommes. Et pour appuyer sa thse sur la naissance de la religion partir de formes poly-thistes, Hume combine les faits avec les conjec-tures. Il refuse, comme Bayle avant lui, l'universalit des croyances religieuses : On a dcouvert quel-ques nations qui n'entretenaient aucun sentiment de religion, si l'on peut croire les voyageurs et les histo-riens ; et il n'y a pas deux nations, il n'y a pas gure deux hommes qui se soient accords avec prcision, sur les mmes sentiments. 1 La religion ne nat pas d'un instinct naturel comme l'amour de soi, l'affec-tion entre les sexes, l'amour des enfants, la grati-tude, le ressentiment. Tous ces instincts se sont montrs partout universels, contrairement la reli-gion, dont les premiers principes doivent tre se-condaires 2. La religion n'est donc pas inne chez les hommes, mais acquise historiquement. Et la pre-mire acquisition historique de la croyance reli-gieuse est le polythisme3. S'il n'y a pas universalit des croyances religieuses innes, il existe en revanche une universalit du polythisme en tant que croyance religieuse acquise.

    C'est un fait incontestable qu'il y a peu prs mille sept cents ans toute l'humanit tait polythiste. Les principes incertains et sceptiques de quelques philosophes ou le thisme d'une ou deux nations, thisme qui n'tait pas non plus entirement pur, ne constituent pas une objec-tion valable cet gard. Contemplez donc le clair tmoi-gnage de l'histoire. Plus nous remontons dans l'Antiquit, plus nous trouvons l'humanit plonge dans le poly-1. Ibid., p. 39. 2. Ibid., p. 39-40. 3. Sur le polythisme, cf. L'impensable polythisme. Etudes d'historio-

    graphie religieuse. Textes rassembls et prsents par F. Schmidt, Paris, Edition des Archives contemporaines, 1988.

  • 36 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    thisme. Aucune marque, aucun symptme d'une religion plus parfaite. Les plus anciens registres de la race hu-maine nous prsentent encore ce systme comme la croyance tablie et populaire. Le nord, le sud, l'est et l'ouest rendent un tmoignage unanime en faveur du mme fait. Que pouvons-nous opposer une vidence aussi entire1 ? En dclarant que des peuples athes ont exist et

    donc que les croyances religieuses sont des produits de l'histoire, Hume inscrit la religion dans l'histoire de la socit et de la civilisation. Et historiquement, la religion la plus primitive est, son avis, le poly-thisme. Hume renverse ainsi la thse jusqu'alors dominante qui identifiait la premire religion de l'humanit au monothisme. Une thse que Voltaire proposera encore, en 1764, justement contre Hume, mais, remarquons-le, dans le contexte nouveau le mme que celui de Hume d'une thorie psycholo-gique de la nature humaine 2.

    D apparat dit Hume aussi loin que l'criture ou l'histoire remonte, que l'humanit de l'Antiquit fut uni-versellement polythiste. Affirmerons-nous que dans des temps plus anciens encore, avant la connaissance des let-tres ou la dcouverte des arts et des sciences, les hommes entretenaient les principes du pur thisme? C'est--dire qu'ignorants et barbares ils dcouvrirent la vrit, mais qu'ils tombrent dans l'erreur, ds qu'ils acquirent connaissance et culture? Mais cette affirmation contredit non seulement toute

    apparence de probabilit mais aussi notre exprience ac-1. D. Hume, Histoire naturelle de la religion, op. cit., p. 40. 2. Cf. Dictionnaire philosophique, Religion . Une critique de l'His-

    toire naturelle de la religion se trouve dans le troisime tome des uvres philosophiques de Hume, Amsterdam, 1759 : Examen de l'histoire naturelle de la religion.

  • Du ftiche au ftichisme j Yl

    tuelle des principes et des opinions des nations barbares. Les tribus sauvages d'Amrique, d'Afrique et d'Asie sont toute idoltres. Nulle exception cette rgle'.

    Ces faits et ces tmoignages s'accordent avec l'ide du progrs naturel de la pense humaine 2. Pouvons-nous imaginer, continue Hume dans son argumentation, que les hommes habitrent des pa-lais avant d'habiter des huttes, ou tudirent la go-mtrie avant l'agriculture ? L'esprit s'lve pro-gressivement de l'infrieur au suprieur. 3

    De mme Adam Smith, aprs avoir analys l'ori-gine du polythisme d'une faon proche de celle de David Hume, dit que la philosophie est ne au mo-ment o les hommes, n'tant plus soumis la pres-sion des besoins les plus urgents, vivaient dans l'or-dre et la scurit conomiques. Ils avaient ainsi le temps de contempler la nature pour en dcouvrir les principes cachs4.

    Dans 1' histoire conjecturale de Hume et de Smith 5, il faut distinguer au moins deux aspects im-portants : d 'une part, le parallle entre les conditions sociales et le dveloppement de la pense ; d'autre part, la critique de l'ide de dessein et de providence, critique fonde sur le progrs naturel de l'esprit, et qui n'applique plus l'intentionnalit humaine aux vnements et aux objets de la nature, ni ne la trans-fre la volont des dieux.

    Le rapport entre les phnomnes irrguliers de la

    1. Histoire naturelle de la religion, p. 41. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. A. Smith, Essais philosophiques, op. cit., p. 171 s. 5. Cf. D. Stewart, Prcis de la rie et des crits d'Adam Smith, in

    A. Smith, Essais philosophiques, op. cit., Ire Partie, p. 55-56.

  • 38 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    nature et l'origine polythiste de la religion limine donc la question de l'idoltrie, fusse-t-elle consid-re comme dgnrescence d'un monothisme origi-naire ou bien comme substitution des dieux leurs images, des reprsentants aux reprsents. Le terme polythisme, utilis par Philon d'Alexandrie, est re-pris, au XVIIe sicle, par Cudworth 1. Celui-ci, bien que soutenant la thse inniste de la croyance origi-naire en un dieu unique, va contribuer, par l'analyse du terme polythiste, qu'il emprunte Philon, modifier le cours des rflexions sur l'histoire des reli-gions. Le centre de la rflexion n'est plus l'adoration des idoles (c'est--dire un culte des images en tant que substitut de la croyance originaire en un dieu unique), mais la croyance en tant que problme de la connaissance humaine. En refusant l'innisme et en tournant son regard du ct du rapport entre les hommes primitifs et les phnomnes irrguliers de la nature, Hume prenait parti pour le polythisme en tant que croyance religieuse primordiale. Le poly-thisme devenait ainsi l'expression de la forme gros-sire de l'exprience, qui pouvait tre organise par des hommes en proie aux besoins et aux passions.

    Chez Hume il est question surtout d'vnements et non d'objets. Les croyances primitives naissent cause des vnements extraordinaires ; les objets, en tant qu'objets de culte, reprsentent ce qui rsulte de la naissance de ces croyances. Hume parle soit de polythisme soit d'idoltrie, mais le mot dcisif reste, certainement, celui de polythisme2.

    1. Cf. F. Schmidt, Les polythismes : dgnrescence ou progrs, in L'impensable polythisme, op. cit., p. 25-27.

    2. Dans l'dition de 1777, la dernire qui ait t revue par Hume lui-mme, mais qui fut publie de faon posthume, le mot polythisme se substitue idoltrie.

  • Le ftichisme : l'invention de Charles de Brosses

    Dtermination du concept Le prsident de l'Assemble de Dijon Charles de

    Brosses, l'auteur bien connu des Lettres familires sur l'Italie1 et du Trait sur la formation mcanique des lan-gues dont Turgot s'est inspir pour crire l'article Etymologie de Y Encyclopdie2 , avait fait para-tre en 1756 une Histoire des navigations aux Terres Australes, un ouvrage en deux tomes, o il avait re-cueilli et rsum les rcits de voyages crits par les capi-taines qui avaient visit et dcrit ces mmes Terres aus-trales du dbut du xvie sicle au milieu du xviiie sicle.

    Dans cet ouvrage de Brosses remarque plusieurs reprises que les progrs effectivement accomplis par quelques-uns des peuples anciens dmontrent que tous les peuples peuvent progresser de la mme fa-on. Cette ide est en ralit l'expression d'une ido-logie colonialiste, trs bien claire par un passage

    1. Ch. de Brosses, Lettres familires sur l'Italie, par Y. Bezard, 2 vol., Paris, Firmin-Didot, 1931. Sur les Lettres, cf. les essais de E. Cagiano et E. Kanceff dans Charles de Brosses, 1777-1977, actes du Colloque de Di-jon, 3-7 mai 1977, textes recueillis par J.-C. Garreta, Genve, Slatkine, 1981, respectivement p. 15-34 et p. 35-46.

    2. Ch. de Brosses, Trait de la formation mcanique des langues et des principes physiques de l'tymologie, 2 vol., Paris, 1765. Sur Turgot et l'ar-ticle Etymologie , cf. F. E. Manuel, The Eighteenth Century Confronts the Gods, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1959, p. 184. Sur le Trait, cf. les crits de S. Auroux, D. Droixhe, C. Porset dans Charles de Brosses, 1777-1977, op. cit., respectivement p. 187-200, p. 201-203, p. 209-218 ; G. Gusdorf, L'avnement des sciences humaines au sicle des Lumires, Paris, Payot, 1973.

  • 40 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    du deuxime tome de cet ouvrage. De Brosses y crit, en effet, que tous les peuples peuvent tre dis-ciplins, et sont donc capables de recevoir une du-cation et de progresser1. Ils sont ainsi les objets pas-sifs d'une manipulation pdagogique.

    Quelques pages plus loin, de Brosses utilise, pour la premire fois, le terme ftichisme . Il le fait, c'est important, dans un contexte de comparaison. Il crit que le peuple de Manille est plus ancien que celui des autres colonies trangres du pays, qui l'a repouss parmi les rochers et les forts inaccessibles, o il est rest isol. Il s'agit d'hommes de race noire, qui adorent des pierres rondes, des troncs d'arbres et divers autres espces de ftiches, ainsi que les ngres africains 2. Ils ont de plus en commun avec les peuples les plus anciens le culte des Boetyles qui est une espce de ftichisme, semblable celui des sauvages modernes 3.

    Les ftiches des ngres de Manille sont donc semblables non seulement aux ftiches des ngres africains , mais aussi ceux des cultes des peuples les plus anciens. Nous trouvons l tous les lments de la doctrine de Lafitau : les lments de la comparaison,

    1. Ch. de Brosses, Histoire des navigations aux Terres Australes, conte-nant ce que l'on sait des murs et des productions des Contres dcouvertes jusqu' ce jour ; et o il est trait de l'utilit d'y faire de plus amples dcou-vertes, et des moyens d'y former un tablissement, 2 tomes, Paris, 1756, t. II, p. 372.

    2. Ibid., t. II, p. 377. 3. Ibid. Sur les Boetyles , voir ci-dessous. De Brosses dit qu'il a fait

    voir ailleurs la ressemblance entre le culte des Boetyles et le fti-chisme des sauvages modernes. Il existe, donc, un texte antrieur l'Histoire des navigations, o de Brosses utilise le terme ftichisme . Mais ce texte n'a pas t identifi : cf. M. David, Histoire des religions et philosophie au xviiie sicle : le prsident de Brosses, David Hume et Dide-rot, Revue philosophique, n 2, 1974, p. 156 ; Le prsident de Brosses his-torien des religions et philosophe. Ch. de Brosses, 1777-1977, op. cit., p. 130.

  • Le ftichisme : l'invention de C. de Brosses \ 41

    dans l'espace et dans le temps, entre peuples sau-vages contemporains et peuples des premiers temps.

    Un an aprs la publication de l'Histoire des navi-gations aux Terres Australes, Charles de Brosses lit l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres sa dis-sertation sur les Dieux ftiches 1, et en 1760 il fait paratre, anonymement, Du culte des dieux ftiches ou Parallle de l'ancienne religion de l'Egypte avec la religion actuelle de Nigritie, Ce texte est fondamental pour l'invention du concept de ftichisme, concept que l'on retrouvera ensuite dans tous les autres ou-vrages de de Brosses. Dans le Trait sur la formation mcanique des langues, de Brosses dit que la science tymologique est la vraie clef de l'histoire ancienne 2 et, tout de suite aprs, propos des dieux Cabires, dont le culte consistait dans l'adoration du soleil sous la figure du feu , il re-marque, en rptant la thse fondamentale du Culte des dieux ftiches, que tout l'ancien monde a t partag entre cette religion sabenne, et le culte plus grossier de certaines divinits matrielles, animes ou inanimes, tels qu'un animal, un arbre, un lac, etc., culte assez semblable celui que les peuples ngres rendent leurs Ftiches, dont on nous a de-puis peu donn l'histoire 3. A nouveau dans l'His-toire de la Rpublique romaine de Brosses parle des Cabires de l'le de Samothrace et des ftiches des peuples africains4. Mais c'est l'ouvrage Du culte

    1. Cf. M. David, Histoire des religions..., op. cit., p. 146 s. ; Le prsi-dent de Brosses..., op. cit., p. 132. 2. Ch de Brosses, Trait sur la formation mcanique des langues, Paris, 1765, t. I, p. 93.

    3. Ibid. 4. Ch. de Brosses, Histoire de la Rpublique romaine, Dijon, 1777, II,

    p. 532, n. 3 (de p. 531).

  • 42 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    des dieux ftiches qu'il faut se rapporter pour une analyse de l'invention du concept de ftichisme en tant que concept anthropologique.

    L'impression que l'on peut tirer du titre de l'ou-vrage brossien sur le ftichisme est que la compa-raison reste limite l'Egypte ancienne et la Nigritie moderne. En fait, de Brosses l'tend tous les peuples sauvages contemporains et tous les peuples anciens1. Selon de Brosses, les opi-nions dogmatiques et les rites pratiques des pre-miers temps roulent, ou sur le culte des astres, connu sous le nom de sabisme, ou sur le culte peut-tre non moins ancien de certains objets ter-restres et matriels appels Ftiches chez les ngres africains, parmi lesquels ce culte subsiste, et que par cette raison j'appellerai Ftichisme 2 . De Brosses opte pour le terme ftichisme et s'en explique ainsi :

    Je demande que l'on me permette de me servir habi-tuellement de cette expression : et quoique dans sa signi-fication propre, elle se rapporte en particulier la croyance des Ngres de l'Afrique, j'avertis d'avance que je compte en faire galement usage en parlant de toute autre nation quelconque, chez qui les objets du culte sont des animaux, ou des tres inanims que l'on divi-nise ; mme en parlant quelquefois de certains peuples pour qui les objets de cette espce sont moins des Dieux proprement dits, que des choses doues d'une vertu divine, des oracles, des amulettes, et des talismans pr-servatifs3. 1. Cf. S. Landucci, I filosofi e i selvaggi, op. cit., p. 241 et 256. 2. Du culte des dieux ftiches, d. cit., p. 11. Il faut remarquer en pas-

    sant que de Brosses attribue ici aux ngres africains le terme F-tiche . Mais, un peu plus loin (p. 15), il affirme que Ftiche drive de Feitio, mot portugais auquel il attribue une racine latine errone.

    3. Du culte des dieux ftiches, p. 11.

  • Le ftichisme : l'invention de C. de Brosses / 43

    Dans la thorie brossienne de la religion, le sa-bisme et le ftichisme sont plus primitifs que l'ido-ltrie1. Et surtout ces formes de croyances sont diff-rentes de l'adoration des hommes difis, qui est, son tour, une forme primordiale d'idoltrie2. D'au-tre part, le culte gyptien des animaux est commun plusieurs peuples anciens3. En gnral, donc, il s'agit d'oprer une classification, en plaant le culte des choses inanimes et des tres anims au premier stade de la religion, donc en plaant le ftichisme avant la dification des hommes et l'idoltrie.

    Comme Madeleine David l'a bien relev, cette classification brossienne contient des lments neufs. Le culte des pierres reprsente son point de dpart : Bien que les animaux sacrs d'Egypte, dit Made-leine David, soient ici au premier plan, une lecture attentive atteste l'importance premire du culte des pierres pour l'laboration de l'ide de ftichisme. 4 Et le terme d ' idoltrie , vague sous la plume de Hume et d'autres, s'claire dans les Dieux f-tiches, du fait qu'il s'applique exclusivement des objets figurs de dimensions varies, supportant un culte 5.

    Ce culte des choses inanimes et animes, que de Brosses a propos d'appeler ftichisme , en tant que forme primordiale de la religion, a pour origine

    1. Ibid., p. 12. Sur les thories classificatoires des formes de religion, cf. F. Schmidt, Les polythismes, op. cit. ; C. Bernard-S. Gruzinski, De l'idoltrie. Une archologie des sciences religieuses, Paris, Seuil, 1988.

    2. Sur l'idoltrie, cf. M. David, Les ides du xviiie sicle sur l'idoltrie, et les audaces de David Hume et du prsident de Brosses, Numen, XXIV, fa se. 2, August 1977, p. 81-94 ; C. Bernard-S. Gruzinski, De l'idoltrie, op. cit.

    3. Du culte des dieux ftiches, p. 13. 4. M. David, Les ides du xviiie sicle..., op. cit., p. 91. 5. Ibid., p. 92.

  • 44 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    l'ignorance et la crainte 1. De Brosses reste donc sous cet aspect dans la ligne thorique qui partant de D-mocrite va, nous l'avons vu, jusqu' Hume et au-del.

    Mais, si le ftichisme reprsente le premier stade de l'volution des croyances et des pratiques reli-gieuses, il faut expliquer pourquoi les sauvages contemporains en sont rests l et pourquoi au contraire d'autres peuples en sont sortis. L'explica-tion de de Brosses est ce propos trs ambigu sauf sur un point : la race choisie n'a pas connu le stade du ftichisme. Il dit en effet :

    A l'exception de la race choisie, il n'y a aucune nation qui n'ait t dans cet tat, si l'on ne les considre que du moment o l'on voit le souvenir de la Rvlation Divine tout fait teint parmi elles2. A ces considrations s'en ajoutent d'autres pouvant

    faire penser une adhsion de de Brosses aux thses de la dgnrescence : thses soutenues, rappelons-le, par Lafitau et plaant l'origine des croyances reli-gieuses le monothisme dgnr et corrompu par la suite. Ainsi de Brosses remarque-t-il :

    Le genre humain avait d'abord reu de Dieu mme des instructions immdiates conformes l'intelligence dont sa bont avait dou les hommes. Il est si tonnant de les voir ensuite tombs dans un tat de stupidit brute, qu'on ne peut gure s'empcher de le regarder comme une juste et surnaturelle punition de l'oubli dont ils s'taient rendus coupables envers la main bienfaitrice qui les avait crs3. Il semblerait toutefois s'agir plutt d'une argu-

    mentation traditionnelle probablement dicte par la 1. Du culte des dieux ftiches, p. 13. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 13-14.

  • Le ftichisme : l'invention de C. de Brosses / 45

    prudence. De Brosses en effet ne parle pas d'une v-rit donne de Dieu aux hommes, mais d'instruc-tions conformes l'intelligence de ceux-ci et dont ils n'ont pas t capables, pour la plupart d'entre eux, de profiter. Il faut, par consquent, conclure que la condition de stupidit o les hommes sont plongs est l'effet de la punition divine. On peut dire qu'il ne s'agit pas d'une thse fonde directement sur l'Ecri-ture, mais d'une conjecture sur l'histoire de la reli-gion qui justifie la plausibilit d'une telle thse. D'un autre ct, comment expliquer le fait que certaines nations soient restes au stade du ftichisme, tandis que d'autres, qui taient pass par cette forme de re-ligion et de culte, l'ont surmont ? De Brosses, propos de cette question, se garde d'voquer l'inter-vention divine. Il dit qu' une partie des nations sont restes jusqu' ce jour dans cet tat informe : leurs murs, leurs ides, leurs raisonnements, leurs pratiques sont celles des enfants. Les autres, aprs y tre pass, en sont sorties plus tt ou plus tard par l'exemple, l'ducation et l'exercice de leurs facul-ts 1. Si quelques nations sont restes au stade du ftichisme, ce n'est donc pas cause de la punition divine, mais cause de l'isolement qui les empche d'apprendre travers l'exemple d'autrui. Dans

    l'Histoire des navigations, nous l'avons vu, de Brosses avait parl des ngres de Manille qui taient rests ftichistes cause de leur isolement. Dans les Dieux ftiches cette considration est gn-ralise : une nation isole, quelle qu'elle soit, ne pouvant de ce fait recevoir d'ducation, ne peut pas dvelopper ses facults. D'ailleurs dans l'Histoire des navigations de Brosses avait dj remarqu que

    1. Ibid., p. 14.

  • 46 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    tous les peuples peuvent apprendre dvelopper leurs facults. Le prsident de l'Assemble de Dijon tait bien dispos, de par l'idologie coloniale, croire en la possibilit du progrs des peuples. Confiance qu'accompagnait la certitude nave de la stupidit brutale des peuples rests au stade du fti-chisme.

    Une thorie de la pense primitive Selon de Brosses, les mmes actions drivent du

    mme principe : c'est l'ide gnrale qui soutient toute la comparaison entre sauvages modernes et peuples des premiers temps.

    Aprs avoir expos quel est le Ftichisme actuel des Nations modernes, j'en ferai la comparaison avec celui des anciens peuples ; et ce parallle nous conduisant natu-rellement juger que les mmes actions ont le mme prin-cipe, nous fera voir assez clairement que tous ces peuples avoient l-dessus la mme faon de penser, puisqu'ils ont eu la mme faon d'agir, qui en est une consquence1. Nous trouvons donc, chez de Brosses, encore que

    sous forme d'une simple nonciation de principe, une thorie de la pense primitive, dont il fait dri-ver, comme Fontenelle avant lui, sa mthode comparative. Dans la premire section de son ou-vrage, de Brosses dcrit le ftichisme des ngres contemporains et des autres nations sauvages 2 . En comparant ces diverses nations, de l'Amrique la Laponie, aprs avoir parl de la nation de l'Ethio-

    1. Ibid. 2. Ibid., p. 15.

  • Le ftichisme : l'invention de C. de Brosses / 47

    pie, il en vient considrer la forme de culte propre au Yucatan :

    Un autre pays [le Yucatan] bien loign de celui-ci [l'Ethiopie] nous fournit un exemple de la manire dont les Sauvages font choix de leur Divinit, et nous prouve en mme temps combien ce culte ridicule, rpandu si loin et commun des peuples entre lesquels il n'y a eu aucune communication d'ides, tombe facilement dans la pense des hommes grossiers1. Les mmes actions ont les mmes principes : il n'y

    a pas besoin de communication, ni de diffusion d'ides pour tomber dans le ftichisme. C'est la pense primitive qui, dans l'isolement, produit, chez des nations sauvages diverses et loignes, des croyances grossires semblables. De Brosses est dans la ligne thorique de Fontenelle. Lafitau, au contraire, tait diffusionniste : il pensait que des croyances grossires semblables chez des nations dif-frentes taient la consquence d'une communica-tion d'un peuple un autre. Pour le jsuite Lafitau la croyance religieuse ne nat pas directement de la pense primitive des hommes, mais elle est au contraire le rsultat d'une rvlation divine origi-naire. Et les croyances grossires sont la cons-quence d'un oubli et de la dgnrescence.

    Par contre, de Brosses, dans le contexte d'une tho-rie de la pense primitive et de la ressemblance des cultes et croyances chez des peuples qui n'ont pas de communication entre eux, introduit, en discutant du ftichisme des peuples de l'Antiquit, un lment trs important. Il s'agit du passage d'une dtermination spatiale une dtermination temporelle du culte fti-

    1. Ibid., p. 27.

  • 48 / Le ftichisme. Histoire d'un concept

    chiste en tant que culte universel chez les peuples primitifs . Dans la deuxime section de l'ouvrage, o de Brosses parle du ftichisme des anciens peu-ples compar celui des modernes 1 , propos des Egyptiens, le peuple le plus ancien qui pratique le culte des ftiches, il remarque :

    Il est naturel en effet qu'une opinion qui se trouve r-pandue dans tous les climats barbares, le soit de mme dans tous les sicles de barbarie2 La projection du ftichisme dans le temps pass d-

    rive donc de la constatation de l'universalit de ce culte chez les sauvages contemporains. La thorie de la pense primitive prsuppose l'ide que les hommes qui se trouvent au mme niveau du dvelop-pement social produisent les mmes penses et prati-quent les mmes actions. C'est sur la base de ces pr-misses qu'aprs avoir constat l'universalit du culte ftichiste dans l'espace, c'est--dire chez les peuples sauvages contemporains, l'on peut conclure que cette universalit a exist dans le temps. La thorie de la pense primitive suppose que les sauvages contemporains sont des tmoins de ce qui se passait pendant les premiers temps de l'humanit.

    A ce propos, un peu plus d'un sicle plus tard, Ed-ward Burnett Tylor, qui connaissait trs bien le livre de de Brosses, parlera de survivances 3. La gn-

    1. Ibid., p. 39 s. 2. Ibid. 3. E. B. Tylor, La civilisation primitive, trad. P. Brunei, Paris, 1876,

    t. II, p. 186 s. Ce livre de Tylor porte en pigraphe la considration finale du iivre de de Brosses. Sur la notion de survivance chez Tylor, cf. M. T. Hodgen, The Doctrine of Survivals, London, Allenson & C, 1936, p. 36 s. Sur la question thorique de la survivance , cf. les consi-drations de M. Bloch, Les rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983, p. 20.

  • Le ftichisme : l'invention de C. de Brosses / 49

    ralisation brossienne du concept de ftichisme en tant que pratique universelle dans l'espace et dans le temps, procde donc, en dernire analyse, de sa thorie de la pense primitive.

    Les preuves tires du raisonnement nous auraient in-diqu... ce que nous montrent ici les preuves de fait : savoir que l'Egypte avait t sauvage ainsi que tant d'autres contres. Les preuves de fait qui nous la mon-trent adorant des animaux et des vgtaux, en un mot ce que j'appelle Ftichiste, ne sont pas moins nombreuses que prcises. Mais puisque les moeurs, le culte et les ac-tions des Egyptiens ont t peu prs les mmes que ceux des Ngres et