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Alexandre Koyré Newton, Galilée et Platon In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 15e année, N. 6, 1960. pp. 1041-1059. Citer ce document / Cite this document : Koyré Alexandre. Newton, Galilée et Platon. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 15e année, N. 6, 1960. pp. 1041- 1059. doi : 10.3406/ahess.1960.420681 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1960_num_15_6_420681

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Alexandre Koyré

Newton, Galilée et PlatonIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 15e année, N. 6, 1960. pp. 1041-1059.

Citer ce document / Cite this document :

Koyré Alexandre. Newton, Galilée et Platon. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 15e année, N. 6, 1960. pp. 1041-1059.

doi : 10.3406/ahess.1960.420681

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1960_num_15_6_420681

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ETUDES

Newton, Galilée et Platon

]'an de grâce 1692 marque une date importante dans l'histoire du _j newtonianisme : cette année-là, le Révérend Richard Bentley ',

chapelain de l'évêque de Worcester, adressa à l'illustre auteur des Phi- losophiae Naturalis Principia Mathematica une série de questions concernant les problèmes les plus profonds de la philosophie naturelle que celui-ci avait négligé — ou évité — - de traiter dans son ouvrage. Les raisons qui avaient motivé la démarche de Bentley étaient graves. De son point de vue, elles étaient même très graves : il lui était, en effet, échu le redoutable honneur de devoir inaugurer les Boyle Lectures, instituées par une disposition testamentaire du grand et pieux « philosophe chrétien », Robert Boyle 3. Ces lectures, séries de huit conférences (annuelles), devaient, conformément au désir de leur fondateur, être consacrées à la défense de la religion chrétienne et à la réfutation de l'athéisme, dont les ravages, par suite surtout de l'influence néfaste de Thomas Hobbes, mettaient la foi en danger. Elles devaient donc démontrer, entre autres

1. Cet article est le texte du rapport présenté au Congrès international d'Histoire des Sciences à Barcelone-Madrid (1-7 sept. 1959).

2. Plus exactement, car il ne devint Doctor Divinitatis qu'en 1696, Mr Richard Bentley, M. A. Un des plus grands philologues de l'époque, R. Bentley (1662-1742) devint Master du Trinity College (celui de Newton) à Cambridge en 1700. C'est lui qui, avec l'aide du successeur de Newton, Roger Cotes, entreprit la publication de la deuxième édition des Principia.

3. Robert Boyle mourut le 30 décembre 1691 et laissa, par testament, une rente de 150 £ par an destinée à rétribuer l'auteur des sermons-conférences sur les preuves de la vérité de la religion chrétienne. Les lectures de R. Bentley ont eu une très grande influence sur l'apologétique du xvme siècle. Elles portent le titre : Eight sermons preach d ut the Honourable Robert Boyle lecture in the first year MDCXCII, par Richard Bentley, Master of Arts, London, 1693. La première de ces lectures prouve « The folly of atheism and... Deism even with respect to the present life », la deuxième démontre que « matter and motion cannot think », les troisième, quatrième et cinquième présentent « A confutation of atheism from the structure of the human body », les sixième, septième et huitième présentent « A confutation of atheism from the origin and frame of the world ». Les Sermons de Bentley ont eu 9 éditions anglaises, et une latine (Berlin, 1696). Les sermons VII et VIII (prêches à Saint-Mary-le-Bow le 7 novembre et le 5 décembre 1692) qui traitent de la cosmologie, ont été reproduist dans la belle édition des Isaac Newton's Papers and Letters on Natural Philosophy, par M. I. B. Cohen-, Cambridge, Mass. 1958.

1041 Annales (16* année, novembre-décembre 1960, nr' 6) 1

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ANNALES

choses, que la science nouvelle, c'est-à-dire, la « philosophie mécanique » dont Boyle avait été un si ferme adepte, d'une part, et l'astronomie hélio- cen trique à laquelle l'œuvre de Newton avait assuré la victoire définitive sur les conceptions anciennes, d'autre part, ne conduisaient aucunement au matérialisme, mais, au contraire, offraient une base solide pour son rejet et sa réfutation.

Tâche glorieuse entre toutes ! Mais aussi, combien difficile ! D'autant plus que la formation de Bentley, bon théologien et philologue admirable, ne l'avait pas préparé à s'occuper de questions scientifiques. Aussi, après avoir essayé de se mettre au courant et de surmonter les difficultés par ses propres moyens, se décida-t-il à en appeler au maître lui-même, et à lui demander si, oui ou non, la philosophie mathématique et, en particulier, la cosmologie newtonienne, pouvait se passer de l'intervention d'un Dieu créateur ou, au contraire, l'impliquait.

Ce fut là une inspiration très heureuse, car Newton se prêta de bonne grâce à la requête du jeune théologien. Aussi, les quatre lettres qu'il lui adressa pour répondre à ses questions et lui expliquer comment il pouvait — et aussi comment il ne devait pas — utiliser les données de la science moderne comme fondements d'une théologie naturelle, constituent-elles un des documents les plus précieux et les plus importants pour l'étude et l'interprétation de la pensée newtonienne 1. Comme telles, elles méritent et exigent un commentaire détaillé que, toutefois, je ne vais pas entreprendre ici 2. Je me bornerai plutôt à étudier un moment très curieux — s'il est en soi d'une importance minime — - de cette correspondance, à savoir, la référence de Newton à une théorie cosmologique « platonicienne ».

Le problème qui, plus que tout autre, semble avoir préoccupé Bentley, était de savoir si, en supposant une distribution initiale uniforme de la matière dans l'espace, le système du monde pouvait en résulter en vertu de causes purement naturelles. A quoi Newton répond 8 :

1. Soigneusement conservées par Bentley, elles furent trouvées dans ses papiers par son exécuteur testamentaire et publiées sous le titre : Four letters from Sir Isaák Newton to the Reverend Dr. Bentley, London, 1756. Elles ont été réimprimées par S. Horsley dans son édition des Opera Omnia de Newton (vol. IV, London, 1782) et reproduites, accompagnées d'une excellente introduction de M. Perry Miller, dans le recueil de M. Cohen, Papers and Letters... Cambridge, Mass., 1958.

2. Je l'ai fait, partiellement, dans mon From the closed world to the infinite universe, Baltimore, 1957.

3. Cf. Horsley, p. 431 ; Cohen, p. 284. « To your second query, I answer, that the motions, which the planets now have, could not spring from any natural cause alone, but were impressed by an intelligent Agent. For since comets descend into the region of our planets, and here move all manners of ways, going sometimes the same way with the planets, sometimes the contrary way, and sometimes in crossways, the plane inclined to the plane of the ecliptic, and at all kinds of angles, it is plain that there is

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« que les mouvements que les planètes ont maintenant ne pouvaient pas provenir d'une cause naturelle seulement, mais [leur] ont été imprimés par un Agent intelligent. Car, puisque les comètes descendent jusque dans la région de nos planètes et s'y meuvent de manières très diverses, allant quelquefois dans le même sens que les planètes, quelquefois en sens contraire, et quelquefois en travers, le plan [de leur mouvement] étant incliné par rapport au plan de l'écliptique à des angles également très divers, il est clair qu'il n'y a pas de cause naturelle qui eût pu déterminer toutes les planètes, aussi bien les primaires que les secondaires, à se mouvoir dans le même sens, et dans le même plan, sans [présenter de] déviation de quelque importance : ceci doit avoir été l'effet d'une délibération. Il n'y a pas, non plus, de cause naturelle qui aurait pu donner aux planètes les degrés de vitesse déterminés — précisément proportionnés à leur distance du Soleil et des autres corps centraux, dont il était besoin pour les faire se mouvoir sur des orbes concentriques déterminés autour de ces corps. »

II est assez curieux de constater — disons-le en passant — que la cosmologie newtonienne qui, par rapport à celles qui la précèdent, représente une simplification et une unification admirables des lois qui régissent l'Univers, ne diminue pas, mais, au contraire, augmente le caractère accidentel et irrationnel du système planétaire. En effet, pour Kepler, par exemple, les dimensions et les distances des corps qui le composent se trouvent déterminées en vertu de lois structurelles (arché- typiques) ; en suite de quoi leurs mouvements, c'est-à-dire la forme des orbites et les vitesses de circonvolution le sont en vertu de lois purement naturelles. Rien de tel chez Newton. Sans doute, les distances, les vitesses et les formes des trajectoires planétaires se trouvent-elles, dans son système, encore beaucoup plus étroitement liées entre elles que dans celui de Kepler : alors que, selon ce dernier, elles sont régies par trois lois distinctes, d'après la théorie newtonienne, c'est d'une seule loi, celle de l'attraction, que dérivent les trois autres. En revanche, les dimensions et les distances données des corps du système cosmique restent arbitraires : les planètes auraient pu être plus ou moins grandes, et être placées plus ou moins loin. Elles auraient pu, aussi, se mouvoir plus ou moins vite. Elles décriraient alors des trajectoires très différentes de celles qu'elles décrivent actuellement : des cercles, ou des ellipses très excentriques, elles n'en obéiraient pas moins aux mêmes lois. C'est ce que Newton explique à Bentley en ajoutant que x :

« si les planètes par rapport à leurs distances du soleil, avaient été aussi rapides que les comètes (ce qu'elles auraient été si leur mouvement no natural cause which could determine all the planets, both primary and secondary, to move the same way and in the same plane, without any considerable variation: this must have been the effect of counsel. Nor is there any natural cause which could give the planets those just degrees of velocity, in proportion to their distances from the sun, and other central bodies, which were requisite to make them move in such concentric orbs about those bodies. »

1. Cf. Horsley, p. 431 ; Cohen, p. 285.

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avait été causé par la gravité, en vertu de laquelle la matière, lors de la première formation des planètes, serait tombée vers le soleil des régions les plus éloignées du ciel), elles ne se mouvraient pas sur des orbes concentriques, mais sur des excentriques, tels que ceux sur lesquels se meuvent les comètes. »

II en résulte donc que les vitesses des planètes ne proviennent pas d'une cause purement naturelle, telle que la force d'attraction et que г

« pour faire ce système avec tous ses mouvements, il était besoin d'une cause qui comprît et rapportât les unes aux autres les quantités de matière dans les différents corps du Soleil et des planètes, ainsi que les forces gravitationnelles qui en résultaient ; [qui calculât] les différentes distances des planètes primaires du Soleil, et des [planètes] secondaires de Saturne, Jupiter et la Terre ; ainsi que les vitesses avec lesquelles ces planètes pouvaient tourner autour des quantités de matière dans les corps centraux ; or, [le fait] de rapporter et d'ajuster ensemble toutes ces choses dans une si grande variété de corps indique que cette cause n'est pas aveugle et accidentelle, mais est très bien versée en mécanique et en géométrie. »

La réponse de Newton ne semble pas avoir satisfait Bentley. Il se peut qu'il n'ait pas bien saisi la portée du raisonnement newtonien, selon lequel la matière, soumise à la loi de la gravité seule, ne pouvait pas engendrer le système planétaire ; ou qu'il l'ait jugé trop faible pour pouvoir renverser les théories cartésiennes selon lesquelles les mouvements désordonnés de la matière se transforment spontanément en mouvements tourbillonnants (ordonnés) et finalement donnent naissance aux systèmes planétaires ainsi qu'aux comètes. Il se peut, aussi, que la conception newtonienne d'une « cause » bien versée en mécanique et en géométrie » se livrant à des calculs compliqués pour déterminer les masses, les distances et les vitesses qu'il fallait donner au Soleil et aux planètes pour produire notre monde, lui semblât un peu trop anthropomorphe. Quoi qu'il en soit, il revint à la charge 2 et, entre autres choses, demanda à Newton s'il n'était pas possible à Dieu de créer les planètes, par exemple la Terre, à une distance donnée du Soleil, en les laissant ensuite acquérir le mouvement orbital par des moyens purement naturels (Bentley pense peut-être

1. Cf. Horsley, p. 431-432 ; Cohen, p. 286-287. « To make this system, therefore, with all its motions, required a cause which understood, and compared together, the quantities of matter in the several bodies of the sun and planets, and the gravitating powers resulting from thence ; the several distances of the primary planets from the sun, and of the secondary ones from Saturn, Jupiter and the Earth; and the velocities with which these planets could revolve about those quantities of matter in the central bodies; and to compare and adjust all these things together in so great variety of bodies argues that cause to be not blind and fortuitous, but very well skilled in mechanics and geometry. »

2. Dans sa seconde lettre à Newton, malheureusement perdue.

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à une cosmologie du genre de celle de Borelli dont il semble avoir eu connaissance 1. Newton répond qu'il n'en est rien, саг 2

« premièrement... si la Terre (sans la Lune) était placée de manière à avoir son centre quelque part sur V Orbis Magnus, et se tînt là immobile sans aucune pesanteur ni projection, et qu'ensuite lui fussent infusées ensemble et en même temps l'énergie gravitationnelle vers le Soleil et une impulsion transversale la mouvant droitement par la tangente à V Or bis Magnus, la combinaison de cette attraction et de ce mouvement aurait, selon mes conceptions, causé une révolution circulaire de la Terre autour du Soleil. Mais l'impulsion transversale doit être d'une grandeur juste ; car si elle était trop grande ou trop petite, la Terre devrait se mouvoir sur une autre ligne. Deuxièmement, je ne connais aucune force de la Nature qui pourrait causer ce mouvement transversal sans [l'aide] de la main de Dieu. »

Newton, de toute évidence, a raison : il n'existe pas de force naturelle qui puisse, dans l'instant, conférer à la terre (ou à une des planètes) un degré déterminé de vitesse tangentielle. Cela pour la raison très simple, et très générale, qu'aucune force naturelle ne peut dans l'instant conférer à un corps, quel qu'il soit, un degré déterminé de vitesse. C'est là quelque chose de tout à fait impossible ; quelque chose donc, qu'un agent surnaturel pourrait seul accomplir. Mais ne pourrait-on pas éviter de faire appel à la nécessité de l'action divine en laissant les corps en question — les planètes — acquérir leurs vitesses non pas dans l'instant, mais progressivement, par l'action de leur pesanteur ? — Newton continue donc • :

u Blondel nous dit quelque part dans son livre des bombes que Platon affirme que les planètes se meuvent comme si toutes elles avaient été créées par Dieu dans quelque région très éloignée de notre système, de là laissées tomber vers le Soleil, et au moment où elles arrivaient à leurs différents orbes, leur mouvement de chute était tourné vers le côté [et transformé] en un [mouvement] transversal. »

1. Il questionne Newton sur la possibilité d'expliquer le mouvement des planètes par l'action des rayons solaires (lumière) ; or, c'est ce que fait Borelli.

2. Lettre II. Ci". Horsley, p. 436 ; Cohen, pp. 296 sq. « To the last part of your letter I answer, first, that if the earth (without the moon) were placed anywhere with its center in the Orbis Magnus, and stood still there without any gravitation or projection, and there at once were infused into it, both a gravitating energy towards the sun, and a transverse impulse of a just quantity moving it directly in a tangent to the Orbis Magnus-, the compounds of this attraction and projection, would, according to my notion, cause a circular revolution of the earth about the sun. But the transverse impulse must be a just quantity; for if it be too big or too little, it will cause the earth to move in some other line. Secondly I do not know any power in Nature which would cause this transverse motion without the Divine arm. »

3. Lettre II. Cf. Housley, p. 436; Cohen, p. 297. « Blondel tells us somewhere in his book of Bombs, that Plato affirms, that the motion of the planets is such, as if they had all of them been created by God in some region very remote from our system, and let fall from thence towards the sun, and so soon as they arrived at their several orbs, their motion of falling turned aside into a transverse one. »

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La référence à Blondel est exacte et curieuse. Dans son traité sur L'art de jetter les bombes, après avoir expliqué que, selon Galilée, l'acquisition du mouvement (de la vitesse) ne peut se faire que progressivement, Blondel nous dit en effet x :

« Au reste, il est difficile de comprendre qu'un mobile puisse d'abord acquérir un degré de vitesse déterminé, sans avoir passé par tous les degrés précédents de moindre vélocité ; on peut ici juger pour quelle raison les Anciens ont été persuadés que les sentiments de Platon avaient quelque chose de divin. Car ce philosophe dit sur ce sujet que Dieu ayant, peut-être, créé les Astres dans un même lieu de repos, les avait laissés dans la liberté de se mouvoir en ligne droite et vers un même point, à la manière des choses pesantes qui sont portées vers le centre de la terre, jusqu'à ce qu'ayant dans leur chute passé par tous les degrés de vitesse, ils eussent acquis celui qui leur était destiné ; après quoi il avait converti ce mouvement droit et accéléré en mouvement circulaire pour le rendre égal et uniforme, afin qu'ils puissent le conserver infiniment.

« Ce qu'il y a de plus admirable dans cette pensée, c'est que les proportions qui se trouvent entre les distances des Astres et les différences de la vitesse de leurs mouvements, se trouvent assez conformes aux suites de ce raisonnement ; et qu'il ne serait peut-être pas absolument impossible de déterminer la situation de ce premier lieu de repos, d'où ils auraient tous commencé de se mouvoir. »

Le mécanisme « platonicien » rapporté par Blondel n'est pas exactement semblable à celui que Newton avait déjà discuté, et rejeté, dans sa première lettre à Bentley : là les planètes étaient supposées être soumises à l'action de la pesanteur seule, ici leur mouvement descendant se trouve être interrompu et dévié avant qu'elles aient acquis la vitesse maximale que pourrait leur donner l'attraction du Soleil. Aussi pourrait-on supposer que, au moment où cette déviation se produit — ou est produite — c'est-à-dire au moment où, dans leur descente vers le Soleil, elles arrivent à leurs orbes, elles possèdent la vitesse « juste », celle précisément qui doit leur permettre de tourner autour du soleil sur des trajectoires concentriques. C'est ce qu'affirme Blondel. Newton poursuit donc 2 :

« Et cela est vrai, en supposant que la force de gravitation du Soleil soit doublée au moment du temps dans lequel elles arrivent à leurs

1. U Art de jetter les Bombes, par M. Blondel, Maréchal de Camp aux Armées du Roy, et су-devant Maître de Mathématique de Mgr le Dauphin, Paris, MDCLXXXIII. Troisième partie, Livre premier, Doctrine de Galilée sur le Mouvement. Livre I, chap. VIII, p. 166 : Suites admirables des propriétés du mouvement.

2. Lettre II. Cf. Horsley, ibid. ; Cohen7, pp. 297 sq. « And this is true, supposing the gravitating power of the sun was double at that moment of time in which they all arrive at their several orbs; but then the Divine power is required in a double respect, namely to turn the descending motion of the falling planets into a side motion, and at same time to double the attractive power of the sun. So then gravity may put the planets into motion, but without the Divine Power it could never put them into such a circulating motion, as they have about the sun; and therefore for this, as well as other reasons, I am compelled to ascribe the frame of this system to an intelligent Agent. »

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orbes respectifs ; mais alors il est deux fois besoin du pouvoir divin, à savoir, pour convertir le mouvement descendant de la planète qui tombe [vers le Soleil] en un mouvement vers le côté, et pour doubler, en même temps, le pouvoir d'attraction du Soleil. Ainsi donc, la gravité pourrait bien mettre les planètes en mouvement, mais, sans le pouvoir divin, elle ne pourrait jamais les mettre dans un mouvement circulatoire tel qu'elles en ont autour du Soleil ; et par conséquent, pour cette raison, ainsi que pour d'autres, je suis obligé d'attribuer la formation de ce système à un Agent intelligent. »

Le mécanisme « platonicien » est donc inopérant, et l'assertion de Blondel fausse (il est amusant de voir Newton, par un raffinement de politesse, la proclamer vraie au moment même où il démontre qu'elle ne l'est pas) : l'attraction solaire confère aux planètes, et ce sur tout leur parcours descendant, un mouvement trop rapide pour qu'elle puisse les retenir sur les trajectoires circulaires sur lesquelles celles-ci se mouvraient avec les vitesses acquises dans la chute ; pour contrebalancer la force centrifuge qu'elles développeraient en tournant autour du Soleil, et les empêcher de « filer par la tangente », il faut une force d'attraction deux fois plus grande. Ce qui, notons-le en passant, est assez curieux.

Non moins curieux — d'un tout autre point de vue, bien entendu — est le fait que Newton indique Blondel comme seule source à laquelle il emprunte sa connaissance de la théorie « platonicienne ». Ce qui incite à supposer qu'il ignore celle à laquelle ce dernier a puisé lui-même, à savoir, Galilée. Or comme Galilée expose la conception « platonicienne » aussi bien dans leDialogo que dans les Discorsi, on est tenté d'en conclure que Newton n'avait jamais lu aucune de ces œuvres. Ce qui, après tout, ne serait pas tellement surprenant : à l'époque de Newton, et même du jeune Newton, Galilée est déjà un peu périmé. Ce qui expliquerait, en outre, pourquoi Newton avait pu, de bonne foi sans doute, attribuer au grand Florentin la découverte de la loi d'inertie — qu'il n'avait pas faite — en passant entièrement sous silence Descartes, à qui on la doit.

On est tenté de conclure... mais il faut, pour l'instant tout au moins, réserver notre jugement. Car le nom de Galilée apparaît dans la quatrième et dernière lettre de Newton à Bentley.

Il est bien dommage que les lettres de Bentley à Newton — sauf la troisième qui a été retrouvée parmi les papiers de ce dernier — aient été perdues sans avoir jamais été publiées et que l'on soit, de ce fait, obligé d'en reconstituer le contenu d'après les réponses, ce qui comporte un. degré d'incertitude particulièrement regrettable dans le cas présent. On. serait beaucoup plus à l'aise si l'on pouvait en avoir le texte sous les yeux.

Cela dit, il est assez clair que l'assertion de Newton — • selon laquelle, pour retenir les planètes sur leurs orbes, Dieu aurait dû doubler la force d'attraction du Soleil — avait embarrassé Bentley. Celui-ci demanda des

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explications et des preuves que Newton — partiellement du moins — lui fournit aussitôt * :

« En ce qui concerne le passage de Platon, écrit-il, il n'y a pas de lieu commun d'où, en tombant et descendant avec des gravités uniformes et égales (ainsi que le suppose Galilée) toutes les planètes, à l'arrivée sur leurs orbes respectifs, eussent acquis les vitesses respectives avec lesquelles elles accomplissent maintenant leurs révolutions. Supposons que la gravité de toutes les planètes vers le Soleil corresponde à ce qu'elle est réellement, et que le mouvement des planètes soit tourné vers le haut, chacune d'elles montera de deux fois sa hauteur par rapport au Soleil. Saturne montera jusqu'à ce qu'il soit deux fois plus haut au-dessus du

1. Lettre IV. Cf. Horsliïy, p. 440 eq. ; Cohen, pp. 306 sq. « As for the passage of Plato, there is no common place from whence all the planets being let fall, and descending with uniform and. equal gravities (as Galileo supposes) would at their arrival to their several orbs acquire their several velocities, with which they now revolve in them. If we suppose the gravity of all the planets towards the sun to be of such a quantity as it really is, and that the motion of the planets are turned upwards, every planet will ascend to twice its height from the sun. Saturn will ascend till he be twice as high from the sun as he is at present, and no higher; Jupiter will ascend as high again as at present, that is a little above the orb of Saturn; Mercury will ascend to twice its present height, that is to the orb of Venus and so of the rest; and then by falling down again from the places to which they ascended, they will arrive again at their several orbs with the same velocities they had at first, and with which they now revolve.

« But if so soon as their motions by which they revolve are turned upwards, the gravitating power of the sun, by which their ascent is perpetually retarded, be diminished by one half, they will now ascend perpetually, and all of them at all equal distances from the sun will be equally swift. Mercury when he arrives at the orb of Venus will be as swift as Venus; and he and Venus, when they arrive at the orb of the Earth, will be as swift as the Earth; and so of the rest. If they begin all of them to ascend at once, and ascend in the same line, they will constantly, in ascending, become nearer and. nearer together, and their motions will constantly approach to an equality, and become at length slower than any motion assignable. Suppose, therefore, that they ascended till they were almost contiguous, and their motions inconsiderably little, and that all their motions were at the same moment of time turned back again; or, which comes almost to the same thing, that they were only deprived of their motions, and let fall at that time, they will all at once arrive at their several orbs, each with the velocity it had at first; and if their motions were then turned sideways, and at the same time the gravitating power of the sun doubled, that it might be strong enough to retain them in their orbs, they would revolve in them as before their ascent. But if the gravitating power of the sun were not doubled, they would go away from their orbs into the highest heavens in parabolical lines. These things follow from my Principle Math. Lib. I, prop, хххш, xxxiv, xxxvi, xxxvn ».

Newton simplifie quelque peu. En l'ait, ainsi qu'il le remarque d'ailleurs lui-même, le mouvement ascendant des planètes ne cessera jamais et elles n'atteindront jamais la limite commune de leur ascension ; vice versa, partant de cette limite commune, elles ne pourraient pas, dans un temps fini, descendre jusqu'aux orbes sur lesquels elles se meuvent maintenant. Mais comme il est en général impossible que les planètes soient créées dans le même endroit, et qu'il ne peut s'agir que d'endroits très rapprochés, Newton estime avoir le droit de substituer une proximité à l'identité, et d'arrêter les mouvements ascensionnels к avant » qu'ils n'atteignent leur limite. Le reste s'ensuit automatiquement.

Il est intéressant de noter que des considérations newtoniennes résulte l'impossibilité de la formation « naturelle » du système solaire : que la force d'attraction soit celle qu'elle est maintenant, ou qu'elle soit deux fois moindre, dans aucun des deux cas elle ne pourrait retenir auprès du Soleil les planètes (ou, en généralisant, les éléments matériels) que celui-ci aurait commencé par attirer près de lui.

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Soleil qu'il ne l'est maintenant, et pas plus haut ; Jupiter montera d'une hauteur égale à celle qu'il a à présent, c'est-à-dire, un peu plus haut que l'orbe de Saturne ; Mercure montera à une hauteur double de sa hauteur présente, c'est-à-dire jusqu'à l'orbe de Vénus, et le reste, de même ; et puis en retombant à nouveau à leurs orbes respectifs elles y arriveront avec les mêmes vitesses qu'elles avaient au début et avec lesquelles elles tournent maintenant.

« Mais si, au moment où les mouvements avec lesquels elles tournent maintenant sont tournés vers le haut, la force de gravité du Soleil, par laquelle leur ascension est perpétuellement retardée, est diminuée de moitié, elles monteront perpétuellement et, à une distance égale du Soleil, elles seront, toutes, également rapides. Mercure, en arrivant à l'orbe de Vénus, sera aussi rapide que Vénus ; et, lorsqu'elles arriveront à l'orbe de la Terre, elles seront aussi rapides que la Terre ; et de même pour le reste. Si toutes, elles commencent à monter au même moment, et montent suivant la même ligne, elles deviendront, en montant, continuellement plus proches les unes des autres, et leurs mouvements tendront continuellement vers l'égalité et deviendront finalement plus lents que tout mouvement assignable. Supposons donc qu'elles soient montées jusqu'à ce qu'elles deviennent presque contiguës, et leurs mouvements, négligeables, et que tous leurs mouvements, au même moment du temps, soient de nouveau renversés ; ou bien, ce qui revient à peu près à la même chose, qu'elles soient seulement privées de leurs mouvements et laissées tomber : elles arriveront toutes ensemble sur leurs orbes respectifs, chacune avec la vitesse qu'elle avait en premier lieu ; et si leurs mouvements étaient alors tournés vers le côté et, en même temps, la force de gravitation du Soleil, doublée, afin qu'elle soit suffisamment forte pour les retenir sur leurs orbes, elles tourneraient sur ceux-ci comme [elles le faisaient] avant leur ascension. Mais si la force d'attraction du Soleil n'était pas doublée, elles s'en iraient de leurs orbes vers les hauteurs célestes, décrivant des lignes paraboliques. Toutes ces choses suivent de mes Principia Maihcmatica, Livre I, prop, xxxin. xxxiv, xxxvi et, xxxvu. »

Je ne sais pas si ce deuxième exposé de Newton a été plus clair pour Bentley que ne l'avait été le premier ; et s'il s'est donné la peine d'étudier les propositions xxxiii, xxxiv, xxxvi et xxxvu des Prin- cipia pour comprendre la marche du raisonnement newtonien. Personnellement, j'en doute fort. En effet, dans le vne sermon-conférence de sa Réfutation de Г Athéisme, consacré justement à la démonstration de l'existence de Dieu à partir de la structure du système solaire, Bentley se borne à affirmer, en gros, l'impossibilité, pour les planètes, d'acquérir, en tombant vers le Soleil, les vitesses requises pour pouvoir se mouvoir autour de lui comme elles le font actuellement ; il n'entre pas dans les détails et n'évoque pas « le passage de Platon > *. Sans doute estimait-il inutile de s'embarquer dans des raisonnements d'une telle difficulté ; il se peut aussi que, mauvais mathématicien mais excellent philologue, il ait su que la théorie attribuée par Newton à Platon sur la foi de Blondel. ne se trouvait pas, du moins pas telle quelle, chez le philosophe grec.

1. Cf. Cohkn, pp. 863 sq.

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Peut-être même savait-il qu'elle se trouvait, en revanche, chez Galilée ; et Г avait-il indiqué à Newton.

Nous allons l'imiter ; du moins partiellement ; nous ne nous arrêterons pas à l'étude de la théorie newtonienne. En revanche, nous allons revenir à la théorie de Galilée mentionnée par Newton à propos du « passage de Platon ».

Si les planètes « descendent avec des gravités uniformes et égales, ainsi que le suppose Galilée », nous dit Newton, elles ne peuvent pas toutes partir du même endroit. Nous l'admettons volontiers. Il nous reste, cependant, à préciser le sens de l'expression : « descendent avec des gravités uniformes et égales ». En effet, cette formule peut vouloir dire des choses assez différentes ; notamment : a) que selon Galilée, l'action de la gravité est partout la même, et que, par conséquent, les corps — tous les corps, grands et petits, lourds et- légers — tombent toujours avec la même vitesse et ce où qu'ils soient placés, près ou loin de la terre (ou, en l'occurrence, du Soleil) ; en d'autres termes, que l'accélération due à la gravité est une constante universelle ; ou seulement que, b) selon Galilée, tous les corps, et donc aussi toutes les planètes, « tombent » avec la même vitesse, et que, par conséquent, si elles partent du même endroit, elles ont aux mêmes « hauteurs » des vitesses égales, sans que cette assertion implique la constance de l'accélération qui pourrait varier avec la distance, comme la force d'attraction, et même en fonction de celle-ci.

Quelle interprétation devons-nous donner à la formule newtonienne ? C'est-à-dire : quel sens a-t-elle dans l'esprit de Newton ? Ce n'est pas là une question oiseuse. En effet, a) représente la théorie galiléenne de la chute dans sa vérité historique ; b), au contraire, une adaptation — mésin- terprétation — postérieure ; a) implique une connaissance directe et précise de l'œuvre de Galilée ; b) ne l'implique aucunement.

Or, il semble clair que c'est le sens b) que lui donne Newton, puisqu'il la prend à son compte et qu'il en déduit même des conséquences — - par exemple, que, si le mouvement orbital des planètes était dirigé « vers le haut », elles monteraient à une « hauteur » double de leur « hauteur » actuelle — qu'il est impossible de déduire de la conception authentique de Galilée. Ainsi semble se confirmer la conclusion que j'ai tenté de tirer, à savoir que Newton n'a jamais étudié Galilée. A moins que l'on admette que, ayant bien lu ses œuvres dans sa jeunesse, il en eût, ensuite, oublié la teneur.

Tournons-nous maintenant vers Galilée. La première mention de la. théorie « platonicienne » de la « chute » des

planètes, ou, plus exactement, de leur mouvement rectiligne antérieur à leur mouvement circulaire, se trouve dans le Dialogue sur les deux prin-

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NEWTON, GALILÉE ET PLATON

ciyaux systèmes du monde. Au cours de sa première journée, Salviati, après avoir exposé la structure et le rôle respectif des mouvements circulaire et rectiligne, résume :

« Nous pouvons donc dire que le mouvement droit sert à conduire la matière au pied de l'œuvre à fabriquer ; mais, une fois fabriquée, elle [l'œuvre] a à rester immobile, ou si [elle est] mobile, à ne se mouvoir que circulairement. A moins que nous ne disions avec Platon que les corps du monde [les planètes] ayant été faits et entièrement achevés, furent, pendant un certain temps, mus par leur Auteur d'un mouvement droit, mais après qu'ils soient parvenus dans des lieux déterminés et certains, ils furent, l'un après l'autre, incités à tourner en rond, passant du mouvement droit au mouvement circulaire dans lequel ils se sont maintenus depuis et qu'ils conservent toujours ; pensée sublime et digne de Platon, au sujet de laquelle il me souvient d'avoir entendu discourir notre ami commun, Г i< Académicien » ... » x

Le discours de Г « Académicien » — que Blondel expose fidèlement — concerne l'impossibilité pour un corps en repos d'acquérir un degré de vitesse quelconque sans avoir passé au préalable par tous les degrés de vitesse — ou de tardiveté — intermédiaires entre ledit degré et l'immobilité. D'où il s'ensuit que, pour conférer à un corps au repos un certain degré de vitesse, la Nature le fait se mouvoir pendant un certain temps en mouvement rectiligne et accéléré 2.

« Ceci étant admis, imaginons-nous Dieu avoir créé par exemple, le corps de Jupiter, qu'il avait décidé de doter d'une certaine vitesse que celui-ci aurait, ensuite, à conserver perpétuellement uniforme ; nous dirons, après Platon, qu'il lui [à Jupiter] conféra au commencement un mouvement droit et accéléré, et que, lorsqu'il eut atteint la vitesse voulue, II convertit son mouvement droit en un mouvement circulaire dont la vitesse, par la suite, se maintint naturellement uniforme. »

Sagredo objecte, toutefois, que, les degrés de vitesse étant infinis, il n'était pas possible à la Nature de les conférer tous au corps de Jupiter et qu'il était donc plus probable que le mouvement circulaire de celui-ci eût été créé instantanément avec sa vitesse déterminée ; à quoi Salviati répond prudemment :

1. Galileo Galilei, Dialogo sopraidue massimi sistemi del mondo, Edizione Nazio- nale, vol. VII. Giornata prima, p. 44. л Salv. : « Possiamo dunque dire, il moto retto servire a condur le materie per fabbricar Горега, ma fabbricata ch'ellè, o restare immobile, о, se mobile, muoversi solo circolarmente ; se perô noi non volessimo dir coiv Platone, che anco i eorpi mondani, dopo l'essere stati fabbricati e del tutto stabiliti, furon per alcun tempo dal suo Fattore mossi di moto retto, ma che dopo l'esser perve- uuti in certi e determinati luoghi, furon rivolti a uno a uno in giro, passando dal moto retto al circolare, dove poi si son mantenuti e tuttavia si conservano : pensiero altissimo e degno ben di Platone, intorno al quale mi sowiene aver sentito discorrere il nostro coraune amico Accademico Linceo... »

En marge : « Corpi moudani mossi da principio di moto iťlto e poi circolarmente, secondo

Platone. « 2. Ibid.

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« Je n'ai pas dit, et je n'oserai pas dire, qu'il eût été impossible à la Nature, ou à Dieu, de conférer [au corps de Jupiter] la vitesse dont vous parlez, en un instant ; mais je dirai bien que, de facto, la nature ne le fait pas ; par conséquent serait-ce une opération en dehors du cours de ]a nature et, de ce fait, miraculeuse. » l

Quelques pages plus loin, après avoir expliqué que le mouvement descendant — en chute libre ou sur un plan incliné — est un mouvement qui se produit et s'accélère naturellement et doit donc toujours précéder le mouvement circulaire qui, une fois acquis, continue perpétuellement avec une vitesse constante 2, Salviati revient à la conception de Platon et, pour Г « adorner », rappelle quelques observations admirables de l'Académicien.

« Figurons-nous que, parmi les intentions du Divin Architecte se trouvait celle de créer dans le monde ces globes que nous voyons tourner continuellement en rond ; [admettons] qu'ayant établi le centre de leurs révolutions, il y plaça le Soleil ; qu'il a, ensuite, formé tous les dits globes dans le même Heu, en leur donnant l'inclination de se mouvoir en descendant vers le centre jusqu'à ce qu'ils acquièrent les degrés de vitesse qui étaient prévus par la raison divine ; ceux-ci étant acquis, ils furent incités à tourner en rond, chacun sur son cercle, en conservant la vitesse en question. On [peut] se demander à quelle altitude, et à quelle distance du Soleil était le lieu où, au commencement, ces globes furent créés, et s'il est possible que la création d'eux tous se fît dans le même lieu. Pour faire cette recherche il est besoin d'emprunter aux astronomes les plus habiles les dimensions des cercles sur lesquels se meuvent les planètes, ainsi que les temps de leurs révolutions ; à partir de ces deux données, on calcule si, par exemple, le mouvement de Jupiter est plus rapide que le mouvement de Saturne ; et, ayant trouvé (comme il en est de fait) que Jupiter se meut plus rapidement, on conclut que, étant partis de la même altitude, Jupiter est descendu plus bas que Saturne, ainsi que nous savons qu'il en est en vérité, puisque son orbe est inférieur à celui

1. Ibid., p. 45. Sagr. : « ... si che non abbia potuto la nátura eontribuire al corpo di Giove, subito creato, il suo moto circolare, con tale e tanta velocità. — Salv. : Io non ho detto, ne ardirei di dire, che alla nátura e a Dio fusse impossibile il conferir quella velocità, che voi dite, immediatamente ; ma dirô bene che de facto la nátura non lo fa ; talchè il farlo verrebbe ad esser operazione fuora del corso naturale, e perô miracolosa. »

2. Ibid., p. 53, en marge : « Moto circulare non si puo acquistare mai naturalmente senza il moto retto precedente, moto circulare perpetualmente uniforme. »

II est intéressant de noter que, pour Galilée, la persistance éternelle du mouvement circulaire, du moins lorsqu'il s'agit de phénomènes célestes, ne pose aucun problème ; le mouvement en ligne droite se présente essentiellement comme un mouvement à vitesse variable — accéléré ou décéléré — tandis que le mouvement circulaire jouit, au contraire, de toutes les particularités du mouvement inertial : il est « perpetualmente uniforme ». Aussi, lorsque dans et par leurs mouvements « descendants » les planètes atteignent les vitesses que Dieu leur avait assignées, et qu'à leurs mouvements rectilignes se substituent des mouvements circulaires, ceux-ci se poursuivent éternellement d'eux-mêmes, sans que — à la différence de la conception newto- nienne — elles aient besoin d'être retenues auprès du Soleil par une force d'attraction quelconque, vu que leurs mouvements ne donnent naissance à aucune force centrifuge. Cf. mes Etudes Galiléennes, Paris, 1940.

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de Saturne. Mais, allant plus avant, du rapport entre les vitesses de Jupiter et de Saturne et de la distance entre leurs orbes, ainsi que de la proportion de l'accélération du mouvement naturel, on peut retrouver l'altitude et la distance du centre de leurs révolutions du lieu d'où ils sont partis. L'ayant trouvé et établi, on cherche ce qu'il en sera de Mars, s'il descend de ïà jusqu'à son orbe, et l'on trouve que la grandeur [réelle] de l'orbe et la vitesse [effective] du mouvement s'accordent, avec celles qui résultent du calcul ; et si la même chose est faite pour la Terre. Vénus et Mercure [on trouvera que] les grandeurs [réelles] des cercles et les vitesses [effectives] des mouvements se rapprochent de si près de ce que donnent les calculs que c'est là une chose merveilleuse. lv>

Sagredo ne manque pas d'en convenir et il est vraiment dommage que, prétextant la longueur et la complication des calculs, Galilée - Sal- viati en renvoie l'exécution à un autre temps. Un temps qui, hélas, ne viendra jamais. D'ailleurs, au lieu ď « hélas », ne devrais-je pas dire: par bonheur ? Car ces calculs auraient causé une déception à Galilée.

La comparaison des présentations — et surtout des appréciations — - de la « cosmologie platonicienne » par Galilée et Newton laisse apparaître entre les deux des différences assez significatives et curieuses. Ainsi, pour Newton, en l'adoptant, on ne gagne rien, c'est-à-dire, on ne fait pas l'économie des actions surnaturelles de Dieu ; c'est plutôt le contraire qui est vrai : il est, en effet, aussi difficile de conférer instan-

1. Ibid-, pp. 53 sq. « ... ma per adornare un concetto Platonico : al quale voglio aggiungere un'altra particolare osservazione, pur del nostro Aecademico, che ha del mirabile. Figuriamoci, tra i decreti del divino Architetto essere stato pensiero di crear nel mondo questi globi, che noi veggiamo contin.uam.ente muoversi in giro, ed avère stabilito il centro délie lor conversioni ed in esso collocato il Sole immobile, ed aver poi fabbricati tutti i detti globi nel medesimo luogo, e di li datali inclinazione di muoversi, discendendo verso il centro, sin che acquistassero quei gradi di velocità che pareva alla medesima Mente divina, li quali acquistati, fussero volti in giro, ciasche- duno nel suo cerchio, mantenendo la già concepita velocità : si cerca in quale altezza e lontananza dal Sole era il luogo dove primamente furono essi globi creati, e se puô esser che la ereazion di tutti fusse stata nell'istesso luogo. Per far questa investigazione bisogna pigliare da i più periti astronomi le grandezze de i cerchi ne i quali i pianeti si rivolgono, e parimente i tempi délie loro revoluzioni : dalle quali due cognizioni si raccoglie quanto, v. g., il moto di Giove è più veloce del moto di Saturno ; e trovato (corne in effetto è) che Giove si muove più velocemente, conviene che, sendosi partiti dalla medesima altezza, Giove sia sceso più che Saturno, si come pure sappiamo essere veramente, essendo l'orbe suo inferiore a quel di Saturno. Ma venendo piu avanti, dalla proporzione che hanno le due velocità di Giove e di Saturno, e dalla distanza che è tra gli orbi loro e dalla proporzione dell'accelerazion del moto naturale, si puô ritro • vare in quanta altezza e lontananza dal centro délie lor revoluzioni fusse il luogo donde e' si partirono. Ritrovato e stabilito questo, si cerca se Marte scendendo di là sino al suo orbe (...) si trova che la grandezza dell'orbe e la velocità del moto convengono con quello che dal calcolo ci vien dato ; ed il simile si fa délia Terra, di Venere e di Mer- curio, de i quali le grandezze de i cerchi e le velocità de i moti s'accostano tanto prossi- mamente a quel che ne danno i computi, che è cosa maravigliosa.

Sagr. : Ho con estremo gusto sentito questo pensiero, e se non ch'io credo che il far quei calcoli precisamente sarebbe imprega lunga e laboriosa, e forse troppo difficile da esser compresa da me, io ve ne vorrei fare instanza.

Salv. : L'operazione è veramente lunga e difficile, ed anco non m'assicurerei di ritrovarla cosi prontamente : perô la riserberemo ad un'altra volta... »

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taiiément une vitesse déterminée à un corps que de changer, instantanément, la direction de son mouvement. Aucune de ces deux opérations n'est possible dans l'ordre de la nature ; l'une et l'autre supposent un miracle. En outre, la cosmologie platonicienne implique un miracle qui lui est propre et qui s'ajoute au précédent vu que pour retenir les planètes sur leurs orbites, et même pour les leur faire décrire, il faut doubler la force d'attraction du Soleil au moment même où le mouvement « vers le côté » se substitue au mouvement « descendant ».

Il semble bien qu'il n'en soit pas de même pour Galilée et que, selon lui, les deux opérations ne se situent pas sur le même plan : conférer le mouvement à un corps en repos est une chose, changer la direction — en conservant sa vitesse — d'un corps déjà en mouvement en est une autre ; la loi de continuité joue dans le premier cas parce que là il s'agit de produire quelque chose de nouveau ; elle ne le fait pas dans le second où le changement n'affecte qu'une caractéristique accidentelle et superficielle du mouvement, sans modifier sa réalité profonde, et sans produire quelque chose qui n'ait pas déjà été là. Aussi estime-t-il que la cosmologie platonicienne ne comporte pas de miracles en dehors, bien entendu, de celui de la création. Quant au doublement de la force d'attraction, Galilée n'en a nul besoin, vu, tout d'abord, que le Soleil n'attire pas les planètes et que celles-ci se dirigent vers lui en vertu d'une tendance, ou d'une inclination qui leur est propre et qui a son siège dans leur corps ; vu, en outre — ou même en tout premier lieu — que leur mouvement circulaire autour du Soleil n'engendre pas de forces centrifuges et que, de ce fait, aucune force d'attraction du Soleil n'est nécessaire pour les retenir sur leurs orbites et les leur faire décrire. Ceci parce que pour Galilée le mouvement circulaire des planètes qui tournent autour de leur centre sans se rapprocher, ni s'éloigner de lui, est un mouvement dû à la force d'inertie \

Galilée semble avoir attribué une certaine importance, et même une importance certaine, à sa résurrection de la cosmologie « platonicienne ». En effet, il ne s'est pas borné à la faire exposer dans le Dialogo par Sal- viati ; il y est revenu dans les Discorsi, en chargeant, cette fois-ci, Sagredo de rappeler au lecteur la merveilleuse concordance des idées de Г « Académicien » avec celles de Platon.

1. Galilée aurait, probablement, protesté contre l'assertion que, selon lui, la gravité est une « tendance » ou une « inclination » et aurait rappelé le passage célèbre dans lequel il dit que la « gravité » n'est qu'un mot et que personne ne sait — ni même n'a besoin de savoir — ce qu'elle est : il suffit de savoir comment elle agit, i. e. comment les corps tombent. Or, c'est justement ce refus de tenter une explication de la gravité ou même d'en faire la théorie, et son acceptation comme un simple fait qui conduit Galilée — et ses adeptes, les Galiléens — à la concevoir comme quelque chose qui appartient au corps, à lui attribuer une grandeur constante (et donc, aux corps, une accélération constante) et même à employer — comme Galilée le fait dans le passage que je cite — des expressions comme celles ď « inclination » ou « désir ». En revanche, c'est précisément cette conception là qui lui permet d'effectuer la déduction de la loi de la chute des corps comprise comme un mouvement soumis à l'action d'une force constante. Felix error!

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C'est l'étude du mouvement — parabolique — des projectiles qui en offre, cette fois-ci, l'occasion. Galilée explique que, si le mouvement accéléré d'un corps tombant d'une certaine hauteur — qu'il désigne par le terme de sublimité — était détourné de la ligne verticale et dirigé perpendiculairement à celle-ci par l'horizontale, il en résulterait une trajectoire parabolique 4 Ce qui provoque l'intervention de Sagredo - :

« Arrêtez-vous, de grâce, parce qu'il me semble qu'il convient ď « ador- ner » cette pensée de notre Auteur par sa. conformité avec la conception de Platon concernant la détermination des vitesses diverses des mouvements uniformes des révolutions des mouvements célestes. Celui-ci ayant, par aventure, conçu l'idée qu'aucun mobile ne pouvait passer du repos à un degré déterminé de vitesse, dans lequel il devrait ensuite se maintenir perpétuellement, si ce n'est en passant par tous les autres degrés de vitesse moindre, je veux dire, de lenteur plus grande, qui se trouvent entre le degré assigné et le degré le plus extrême de la lenteur, c'est-à-dire le repos, a dit que Dieu, après avoir créé les corps célestes mobiles, pour leur conférer la vitesse avec laquelle ils devaient ensuite se mouvoir perpétuellement d'un mouvement circulaire uniforme, les fit, à partir du repos, se mouvoir de ce mouvement naturel et droit dont nos sens nous

1. Le changement de direction, comme dans le cas des planètes, se fait instantanément et sans intervention d'une force quelconque.

2. Galileo Galilei : Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze, Giornata quarta (Ed. Naz. vol. VIII, pp. 283 sq.) :

« Sagr. : Fermatě, in grazia, perché qui mi par che eonvenga adornar questo pen- siero dell'Autore con la conformità del concetto di Platone intorno al determinare le diverse velocità de i moti equabili délie conversioni de i moti celesti. Il quale, avendo per awentura auto concetto, non potere alcun mobile passare dalla quiète ad alcun determinato grado di velocità, nel quale ei debba poi equabilmente perpetuarsi, se non col passare per tutti gli altri gradi di velocità minori, o vogliam dire di tardità maggiori, che tra l'assegnato grado e l'altissimo di tardità, cioè délia quiète, interce- dono, disse che Iddio, dopo aver creati i corpi mobili celesti, per assegnar loro quelle velocità con le quali poi dovessero con moto circolare equabile perpetuamente muo- versi, gli fece, partendosi loro dalla quiète, muover per determinati spazii di quel moto naturale e per linea retta secondo '1 quale noi sensatamente veggiamo i nostri mobili muoversi dallo stato di quiète accelerandosi successivamente ; e soggiugne che, aven- dogli fatto guadagnar quel grado nel quale gli piacque che poi dovessero mantenersi perpetuamente, converti il moto loro retto in circolare, il quale solo è atto a conservarsi equabile, rigirandosi sempře senza allontanarsi o awicinarsi a qualche prefisso termine da essi desiderato. Il concetto è veramente degno di Platone ; ed è tanto più da stimarsi, quanto i fondamenti taciuti*da quello e scoperti dal nostro Autore, con levargli la maschera о sembianza poetica, lo scuoprono in aspetto di verace istoria. E mi pare assai credibile, che avendo noi per le dottrine astronomiche assai compétente notizia délie grandezze de gli orbi de i pianeti e délie distanze loro dal centro intorno al quale si raggirano, come ancora délie loro velocità, possa il nostro Autore (al quale il concetto Platonico non era ascosto) aver tal volta per sua curiosità auto pensiero d'an- dare investigando se si potesse assegnare una determinata sublimità, dalla quale partendosi, come da stato di quiète, i corpi de i pianeti, e mossisi per čerti spazii di moto retto e naturalmente accelerato, convertendo poi la velocità acquistata in moti equabili, si trovassero corrispondere aile grandezze de gli orbi loro e a i tempi délie loro revoluzioni.

Salv. : Mi par sowenire che egli già mi dicesse, aver una volta fatto il computo, ed anco trovatolo assai acconciamente rispondere aile osservazioni, ma non averne voluto parlare, giudicando che le troppe novità da lui scoperte, che lo sdegno di molti gli hanno provocato, non accendessero nuove scintille. »

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montrent nos mobiles, partis de l'état de repos, s'accélérer successivement ; et il [Platon] a ajouté que, les ayant fait atteindre le degré de vitesse auquel II [Dieu] avait voulu qu'ils se maintiennent ensuite perpétuellement, II a converti leur mouvement droit en [mouvement] circulaire, seul capable de demeurer uniforme, [mouvement] qu'ils accomplissent toujours sans s'éloigner ou se rapprocher du terme préétabli auquel ils tendent. La conception est vraiment digne de Platon ; et elle doit être d'autant plus estimée que ses fondements, tus par Platon, et découverts par notre Auteur en lui enlevant le masque d'une allégorie poétique, la révèlent dans son aspect d'histoire vraie. »

« II me paraît donc croyable, puisque les théories astronomiques nous donnent des renseignements assez précis sur les dimensions des orbes des planètes et de leurs distances du centre autour duquel elles tournent, comme aussi de leurs vitesses, que notre Auteur (à qui la conception de Platon n'était pas inconnue) ait pu, poussé par sa curiosité, avoir conçu l'idée d'aller rechercher si l'on pouvait déterminer une certaine hauteur (sublimité) en partant de laquelle, comme de l'état de repos, les corps des planètes, se mouvant à travers certains espaces d'un mouvement droit et naturellement accéléré, et convertissant ensuite la vitesse acquise en un mouvement [circulaire] uniforme, se trouveraient [avoir des mouvements] correspondant aux grandeurs des orbes et aux temps de leur révolution. »

« Salv. Il me semble me souvenir qu'il m'avait dit jadis avoir une fois fait le calcul, et avoir trouvé qu'il correspondait d'assez près aux [données des] observations, mais qu'il n'avait pas voulu en parler, estimant que la nouveauté trop grande de ses découvertes, qui avait déjà provoqué la colère de beaucoup de gens, serait de l'huile versée .sur la flamme. »

La résurrection, ou la redécouverte, par Galilée, de la sublime conception de Platon, a provoqué, naturellement, une assez vive curiosité parmi les doctes ; elle a aussi suscité un certain scepticisme : personne, en effet, n'a pu retrouver le passage auquel celui-ci devait faire allusion.

Les érudits modernes n'ont pas été plus heureux ; pas plus chez Platon que chez ses successeurs ils n'ont rencontré la doctrine cosmologique que lui avait attribuée Galilée 1. Le passage du Timée — le seul

1. Ainsi, dès 1633, A Chiaramonti (Diffesa dal suo Anti Ticone, p. 275, Firenze, 1633) constate n'avoir pas retrouvé chez Platon d'assertion pareille ; le 4 déc. 1644, Mersenne, qui ne l'a pas trouvée non plus, écrit à Peiresc pour lui demander de s'enquérir auprès de Gassendi, ou ailleurs, « si Platon dit ce que Galilée lui fait dire dans son Dialogue du mouvement de la Terre » (Corresp. du P. Marin Mersenne, vol. IV, p. 403). Gassendi répond (ibid., p. 415) qu' « il n'a pas de souvenance d'en avoir rien lu dans le texte même de Platon » ; et il « faut que ce soit dans quelque autre autheur ancien qui Гауе veu en d'autres œuvres de Platon de celles qui ne se trouvent plus ». En outre, platonicienne ou non, la conception exposée par Galilée, [comme l'avaient vite constaté Frénicle et Mersenne, en exécutant les calculs que Galilée avait, sans doute, négligé de faire] était impossible : les planètes ne pouvaient pas partir du même lieu (cf. note de M. de Waard, Corresp. du P. Marin Mersenne, vol. IV, p. 409). Cf. M. Mer- senne, Harmonicorum Libri, T. 1, Praefatio, prop. 2, Paris, 1636 : « Planetas non

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qu'on eût pu invoquer l — ne parlait que de la transformation, par le démiurge, du chaos en cosmos ; mais il ne mentionnait ni le mouvement naturellement accéléré des planètes, ni, bien entendu, leur « chute » en direction du Soleil et leur mouvement circulaire autour de lui. Aussi, a-t-il fallu se rendre à l'évidence : toute sublime qu'elle soit, la théorie en question n'est pas dans Platon 2.

potuisse ex eodem loco recta cadere, ita ut motus rectus in circularem a Deo ccmversus fuerit, quein nunc observamus : et unde globi plumbei cadere debeant, ut cumfuerint e regione Consonantias omnes efficiant.

Caiculo accuratissime subducto demonstratum potuisse niotum, quo iam vertun- tur, imprimi a casu, qui factus sit ex eodem loco, uti credebat Galileus in Dialogis, in cuius gratiam ostendi distantiam variorum locorum, ex quibus sidéra cadere debuerint, ut suos sibi motus recta descendendo compararint. Sed neque liane opinionem in Platone reperio, quam tamen ei adscribit, neque hic difficillimum calculum ex libro Gallico repeto, quo et ipse possit uti Galileus, ut nautet sententiam : ubi etiam vera loca demons- tro, ex quibus rêvera cadere debuere. Quod spectat ad secundam partem, puta quibus ex locis pra via cadere debeant, ut officiant datas Consonantias, prop. 12, lib. Gallici de Dissonantiis, Harmonie Universelle, T. 1, Livre II, Prop. VI, Paris. 1636 : sequente figura demonstratum est quae punctis nigris loca ponderum ostendit, in quibus Con- sonantiae audientur... »

Harmonie Universelle, T. 1, Livre II, Prop. VI, Paris, 1(336 : « Determiner si les Astres sont tombez d'un mesme lieu par un mouvement droit, qui se soit changé dans le mouvement circulaire qu'ils ont maintenant, comme Galilée s'imagine avec Platon, auquel il attribue cette opinion ; et donner la manière de supputer leurs cheutes, leurs distances et leurs mouvemens circulaires.

(t ... Or puisque nous sçavons que les Pianettes se meuvent, soit que l'on fasse les Estoiles mobiles, ou immobiles, et qu'ils sont les plus grands corps visibles du monde, nous verrons premièrement s'ils ont peu acquérir la vitesse de leurs mouvemens circulaires dont ils roulent autour du Soleil ou de la terre, par la force du mouvement droit ; par lequel un grand homme de nostre temps s'imagine que les Pianettes sont tombez d'un mesme lieu iusques aux endroits où ils sont maintenant et où leur auteur changea leur mouvement droit au circulaire de mesme vitesse, afin qu'il fust éternel, ou qu'il durast iusques à ce que sa providence le fist cesser.

к C'est donc ce que nous avons à examiner ; et pour ce sujet il faut prendre la grandeur de leurs cercles, et la vitesse de leurs mouvemens, afin de voir si cecy approche si pres de la iustesse comme il asseure, et si la grandeur des cercles est iustement proportionnée à la vitesse du mouvement, suivant la raison de l'impétuosité acquise par le mouvement droit.

« ... Certes je m'estonne qu'un si habile homme ait creu que la grandeur des cercles, et la vitesse des Pianettes approchent si fort de celle que donne le calcul, qui serait encore beaucoup plus éloigné de sa pensée, si nous prenions les distances de Kepler...

« Corollaire. Cette opinion, n'empesche pas que Dieu n'ayt laissé tomber les Pla- nettes, et mesme les Estoilles de differens lieux, et qu'il n'ayt changé leurs mouvemens droits en circulaires, ou elliptiques, ou en telle autre figure qu'il lui a pieu ; aussi n'ay je pas conclu qu'il ne Гауе pas fait, mais seulement qu'il ne l'a pas esté possible suivant les hypotheses dont il est question ; c'est pourquoi il est encore libre à chacun de s'en imaginer ce qu'il voudra, et d'inventer d'autres hypotheses qui sauvent, et expliquent tout ce qui peut arriver aux differens mouvemens des corps celestes ». C'est ce que confirme 250 ans plus tard M. Mansion : « Sur une opinion de Galilée relative à l'origine commune des planètes », Annales de la Société scientifique de Bruxelles, T. XVIII, 1™ partie, Bruxelles, 1894.

1. Timée, 30 A. 2. A. E. Taylor a cru la découvrir chez Eusebe, Praeparatio Evangdica, XV,

mais à tort. Cf. Stephen Hobhouse, « Isaak Newton and Jacob Boehme » Philosophia, vol. II, Belgrad, 1937, p. 36 : « Professor A. E. Taylor writes to me that this may be a development by Blondel of a theory ascribed to Plato by Atticus and preserved in Eusebius, Praeparatio Evangelica, XV. »

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Angles (1С* année, novembre-dEkjembr.; 1960, n° ь) 'í

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ANNALES

D'ailleurs, à y regarder de près, Galilée n'affirme pas l'y avoir simplement découverte : Salviati ne nous cache pas que l'Académicien avait « adorné », c'est-à-dire embelli, développé, lié à ses conceptions propres, l'idée sublime de Platon ; et si Sagredo est plus positif dans son attribution à Platon de certains traits caractéristiques de la doctrine, il nous dit bien que celle-ci n'avait été présentée par Platon que sous un masque, comme une allégorie poétique, et que c'est l'Académicien qui, en révélant les fondements « tus » — ou ignorés ? — par Platon, l'avait transformée en théorie scientifique. Ainsi, par la voix de ses deux porte- parole, Galilée nous annonce : « J'attribue cette doctrine à Platon ; mais, en fait, c'est moi qui l'ai inventée ». Pourquoi donc la met-il sur le compte de Platon ? Est-ce seulement pour annoncer, dès le début du Dialogue, que dans le grand débat entre Aristote et son maître, il a pris parti pour ce dernier ? A-t-il cru vraiment avoir trouvé chez Platon le germe du système qu'il avait élaboré ? Ou s'est-il seulement amusé à couvrir d'un nom prestigieux et à présenter comme venant du grand philosophe une idée ingénieuse, et à laquelle, visiblement, il tenait, mais qui était tout de même un peu trop extravagante et, par là même, un peu trop risquée ?

A ces questions il est malaisé de donner une réponse. Encore plus difficile est-il de savoir ce que cette conception représentait pour Galilée. Etait-ce un « jeu », une plaisanterie S comme, selon lui, l'avait été la théorie « circulaire » du mouvement, et de l'accélération des corps ? Ou était-ce, au contraire, une tentative sérieuse — comme, d'ailleurs, semble bien l'avoir été la théorie circulaire 2 — d'expliquer la structure du système planétaire ? Une théorie qui, sans prétendre, sans doute, représenter la manière dont les choses s'étaient effectivement passées, n'en représentait pas moins celle dont elles auraient pu se passer. J'avoue, pour ma part, que je penche vers cette dernière interprétation. Comment, en effet, expliquer autrement l'insistance avec laquelle Galilée la présente et l'expression : histoire vraie, qu'il met dans la bouche de Sagredo ?

On m'objectera, peut-être, qu'on ne saurait admettre que Galilée ait pu croire à la possibilité d'un processus aussi invraisemblable que celui qu'il avait inventé. Et encore moins, bien entendu, à sa réalité. Cela, en effet, paraît peu probable. N'oublions pas, toutefois que, pour les esprits du xvne siècle, la frontière entre le « croyable » et Г « incroyable » ne passait pas exactement là où elle passe pour nous. N'ont-ils pas cru, dans leur majorité du moins, à la limitation du monde par la voûte céleste en

1. C'est ce que pensent Emil Strauss, auteur de la traduction allemande du Dia- logo (Leipzig, 1891, p. 499, note 23) et M. Cornélis de Waard, Correspondance du P. Marin Mersenne, vol. III, p. 572.

2. Sur cette théorie, cf. M. Cornélis de Waard, Correspondance du P. M. Mer- senne, vol. IV, App. II « La spirale de Galilée » (pp. 438 sq.), et mon « De motu gravium naturaliter cadentium », Transactions of the American Philosophical Society, 1956.

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NEWTON, GALILÉE ET PLATON

dehors de laquelle il n'y avait rigoureusement rien ? Ou mieux encore, à la création du monde à un moment déterminé, et pas trop éloigné, du passé ? Newton lui-même n'avait-il pas cru que Dieu avait placé les corps célestes à des distances « justes » du Soleil et qu'il leur avait conféré, ensuite ou en même temps, les vitesses « justes » qui étaient nécessaires pour leur faire accomplir leur circuit ? Pourquoi Galilée n'aurait-il pas pu croire que Dieu avait — ou, du moins, avait pu — utiliser le mécanisme de la chute ? N'était-ce pas là le moyen le plus élégant, et le seul naturel, de conférer à un corps une vitesse donnée ? Galilée ne l'em- ploie-t-il pas, lui-même, dans sa théorie du jet lorsque — ainsi qu'on l'a vu — pour donner à ses projectiles une vitesse horizontale, il les fait tomber d'une hauteur déterminée au lieu de la leur donner directement ? Le terme « sublimité » dont il fait usage n'est-il pas révélateur et significatif ?

Il me semble donc que la conclusion s'impose : pour Galilée, la cosmologie « platonicienne » n'est pas un simple [либзс, comme celui du Timée, mais une histoire possible, sinon « vraie » 1.

A. KOYRÉ.

1. Ajoutons que personne — ni Mersenne, ni Blondel, ni même Newton l'ont jugée ridicule.

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