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Cycle de conférences ARMÉE ET MAINTIEN DE LORDRE Centre d’études d’histoire de la Défense 2002

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Cycle de conférences

ARMÉE ET MAINTIEN DE L’ORDRE

Centre d’études d’histoire de la Défense

2002

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SOMMAIRE

PRÉSENTATION DES AUTEURS

Dominique DAVIDArmée et maintien de l’ordre : le militaire peut-il ordonner le monde ?

Patrick LE ROUXArmée et maintien de l’ordre dans le monde romain

Romain TELLIEZArmée et maintien de l’ordre dans le royaume de France à la fin du Moyen Âge

Pascal BROUILLETArmée et maintien de l’ordre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle

Michel VERGÉ-FRANCESCHILa tentative de maintien de l’ordre dans les ports et arsenaux par la marine en 1789

Jean-François CHANETArmée et République, mouvement ouvrier et conflit religieux

Jules MAURINArmée et maintien de l’ordre en France au début du XXe siècle

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PRÉSENTATION DES AUTEURS

Pascal BROUILLET, professeur agrégé d’histoire, doctorant à l’École Pratique des HautesEtudes.

Jean-François CHANET est ancien élève de l’École normale supérieure, maître deconférences à l’Université Charles de Gaulle-Lille III et membre junior de l’Institut universitairede France.

Dominique DAVID est chargé de mission auprès du Directeur de l’IFRI, responsable desétudes de sécurité, et professeur à l’École spéciale militaire (ESM) de Saint-Cyr.

Patrick LE ROUX, spécialiste de la péninsule ibérique d’époque romaine et de l’arméeromaine dans les provinces occidentales, est professeur à l’Université de Rennes II. Il estl’auteur de L’Armée romaine et l’Organisation des provinces ibériques d’Auguste à l’invasionde 409. Paris, publication du Centre Pierre Paris-8, 1982 ; Romains d’Espagne. Cités etpolitique dans les provinces IIe siècle av. J.C.-IIIe siècle ap. J.C., Paris, 1995 ; Le Haut-Empireromain en Occident d’Auguste O. Sévère, Paris, 1998 (nouvelle histoire de l’Antiquité-8).

Jules MAURIN est Professeur Histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry–Montpellier III et directeur de l’UMR 5609 Etats-Sociétés-Idéologies-Défense.

Romain TELLIEZ est maître de conférences à l’Université de Paris IV-Sorbonne et auteurd’une thèse intitulée Les officiers devant la justice dans le royaume de France au XIVe siècle (àparaître).

Michel VERGÉ-FRANCHESCI est professeur d’Histoire moderne à l’Université de Savoie.Laboratoire d’Histoire et d’Archéologie maritime du CNRS. (CNRS/Paris IV-Sorbonne/Musée dela Marine).

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ARMEE ET MAINTIEN DE L’ORDRE :LE MILITAIRE PEUT-IL ORDONNER LE MONDE ?

Dominique DAVID

Le paradoxe est désormais connu : jamais les armées françaises n’ont été autant utilisées que

depuis qu’est proclamée la fin de la menace. Mais quel est donc cet ordre – ou ce désordre – du

monde qui interpelle tant les institutions militaires qui semblent prises à contre-pied ?

UN ORDRE ÉCLATÉ

Il n’existe pas aujourd’hui d’ordre mondial, au sens d’un système structuré, référencé,

appelant à l’intervention d’un gendarme identifié quand cette structure ou ces références

seraient mises en cause. Existent des ordres internes, justes ou injustes, qui s’organisent autour

de références politiques permettant la coexistence dans la cité (on peut aussi appeler cela une

morale), autour d’un droit qui pose les règles techniques de cette coexistence, autour d’un

système de forces garantissant le fonctionnement de l’ensemble. Aucun de ces éléments n’existe

au niveau international, sinon de manière lacunaire. Il n’est pas vrai qu’un même système de

références soit partagé par l’ensemble des acteurs du jeu international – ou même par

l’ensemble des États. La diffusion des références occidentales depuis dix ans s’explique plus par

l’effondrement des systèmes concurrents que par une adhésion volontaire et cette domination est

très certainement provisoire : il est sans doute inutile de rappeler à des historiens que dix ans

constituent une période très courte. Le droit international, s’il progresse, demeure partiel et est

souvent ressenti comme partial et manipulable. En tout état de cause, il apparaît plus comme un

édifice en construction que comme une maison stable, refuge, couverture universellement

acceptées. L’ONU représente cette ébauche d’ordre basé sur des valeurs et une codification :

mais elle la représente au sens théâtral du terme, elle la porte devant les spectateurs du monde,

elle la défend, elle la met inlassablement en scène, plus qu’elle ne l’incarne.

Dans ce monde compliqué, il ne peut y avoir de gendarme. L’ONU n’a nullement les moyens

de promouvoir physiquement l’ordre qu’elle défend, puisqu’elle n’est rien en dehors des États,

et précisément des États qui veulent et qui peuvent intervenir, ou non, face à toute conjoncture

de crise. Le gendarme, à défaut d’être onusien, serait-il national, régional, étatique ou

interétatique ? Les États-Unis ont amplement démontré depuis dix ans qu’ils n’entendaient ni ne

pouvaient être ce gendarme-là, chargé partout de l’ordre planétaire, et ils ont strictement limité

leurs interventions par référence à leurs intérêts stratégiques et nationaux. Les organisations

régionales n’ont guère progressé cette dernière décennie sur une voie faussement évidente : en

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Europe même, où elles sont pléthore et disposent d’instruments politiques, juridiques et

militaires remarquables, elles ne constituent pas un système crédible, autosuffisant.

Les difficultés de la gestion globale du monde, les éclipses de l’ONU ne doivent pourtant pas

masquer les progrès réels. Ce que nous nommons la « communauté internationale » a ainsi

progressé. Même si elle est loin d’inclure la totalité des acteurs, le poids de certaines références

s’est accru. Les « valeurs » ne sont pas universellement reconnues mais sans doute le droit à

l’autodétermination (c’est-à-dire à la démocratie pluraliste), à l’économie ouverte (c’est-à-dire

la reconnaissance de la liaison entre échanges économiques, développement et démocratie), le

droit des populations à être protégées (à travers les concepts d’ingérence et de responsabilité

pénale internationale) sont-ils plus centraux qu’hier dans le débat international. Ces ébauches,

on peut imaginer de les transformer en acquis. Et ce d’autant que notre volonté de nation

« morale » à voir développer ces notions correspond à notre intérêt tout court de ne pas être

immergés dans un océan d’anarchie. Il ne peut exister désormais d’autarcie de sécurité dans un

monde largement ouvert à la circulation des images, des biens et des hommes. Les conditions de

la sécurité interne, des interventions extérieures – leur nécessité pour stabiliser des régions dont

le chaos peut revenir sur nous, leurs modalités – : bref les principales hypothèses d’usage court

à court terme des forces armées, ont déjà changé.

Dans ce cadre international, à la fois plus gouverné par la coopération ponctuelle des

puissances et moins régulé par les équilibres de puissances, les formes du maniement des forces

sont contraintes d’évoluer. Les actions à mener changent progressivement de nature. Les

conflits classiques, interétatiques, perdurent (à preuve, les armées françaises en ont mené deux

depuis dix ans), mais dans des logiques et des modalités autres. Surtout, l’évolution

internationale nous oblige à mener d’autres manœuvres, dans des logiques d’organisation de la

paix plutôt que de victoire militaire, ou pour parer à des menaces non-conventionnelles que l’on

ne peut combattre par la guerre au sens traditionnel du terme. Enfin, les acteurs du jeu sont de

plus en plus souvent extérieurs au cadre interétatique, ce qui nous oblige à sortir de conceptions

qui, bon an mal an, organisent nos raisonnements et nos forces depuis plusieurs siècles ?

UN ORDRE INTERNE MENACÉ ?

Dans ce contexte, la réflexion sur le rôle des Armées dans les procédures de maintien de

l’ordre, concerne d’abord, bien sûr, la pérennité de l’ordre interne, de notre sécurité, sur notre

territoire. La menace militaire massive, frontalière, a, au moins provisoirement, disparu pour

nos sociétés. Ceci, à la fois en raison de la liquidation de la puissance soviétique, parce que la

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dissuasion traite d’éventuels conflits interétatiques, et parce que le champ des affrontements

possibles se déplace, avec l’invention d’autres formes, d’autres dangers. D’où les réformes

fondamentales engagées pour nos appareils militaires, organisés autour d’hypothèses à peu près

constantes depuis l’émergence du monde westphalien. Notre sécurité ne sera plus mise en cause,

à moyen terme, par la menace d’invasion aux frontières, mais plutôt par des atteintes

périphériques à nos conditions de survie (voies de communication, d’approvisionnement) ; des

menaces ponctuelles de type terroriste ; des attaques portées sur les vulnérabilités particulières

de nos sociétés développées, les deux dernières hypothèses pouvant, ou non, se combiner.

Ces deux dernières hypothèses – la première relèverait de contre-mesures évidemment

collectives – définissent la sécurité comme le résultat de manœuvres complexes, et la défense

comme autre chose qu’un barrage aux frontières. Le militaire classique est ici en quelque sorte

« tourné » à la fois par le diplomate, le policier, le journaliste ; le diplomate, au sens le plus

large du terme, parce que le développement du terrorisme dépend de toute évidence de la

capacité que nous aurons ou non de stabiliser un certain nombre de régions du monde (Moyen-

Orient, Asie centrale, sous-continent indien, Asie du Sud-Est, Balkans, Caucase…). Le policier

parce que les tâches de renseignement, de repérage, de traque des réseaux, de protection des

lieux et des systèmes renvoient plus à la fonction de sécurité intérieure qu’à la manœuvre de

type napoléonien, fût-elle au goût du jour. Le journaliste enfin parce que l’ordre interne se

désagrège d’abord dans les têtes. La réalité est bien que nous ne disposons aujourd’hui, devant

des hypothèses de crise largement inédites, ni de systèmes d’alerte crédibles, ni de concepts de

gestion psychologique de crise, dans un monde où la prévalence médiatique est énorme, et où

elle s’installe avec force à un niveau qui traverse les États (circulation des images et des

paniques).

La problématique du maintien de l’ordre renvoie ici à des réalités à la fois physiques et

psychologiques. Physiquement, il s’agit de maintenir la continuité du fonctionnement d’une

société démocratique ; ce qui, en notre temps technologique, pose des problèmes neufs : sécurité

des systèmes de communication civils, des chaînes industrielles dangereuses, etc.

Psychologiquement, il s’agit de maintenir l’ordre dans les têtes, c’est-à-dire d’éviter la diffusion

de la peur, à travers des circuits médiatiques que la logique de la mondialisation nous interdit de

plus en plus de contrôler. Le moins que l’on puisse dire est que les Armées, telles que définies

aujourd’hui, ne sont pas spécifiquement préparées à ce genre de manœuvre. En fonction de ce

que nous apprenons progressivement du monde nouveau et de ses exigences, le rôle des Armées

doit donc, incessamment, évoluer.

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Les Armées ont manifestement un rôle – et plus généralement le ministère de la Défense –

dans l’appréciation des vulnérabilités nouvelles de notre société. L’idée que la modernité génère

des vulnérabilités spécifiques est diffuse, mais n’a pas encore fait l’objet d’une exploration

systématique. Deuxième champ de réflexion : la redéfinition des concepts de défense intérieure

et de sécurité civile, avec en contrepoint celle des rôles respectifs de la gendarmerie, de l’armée

de terre et des services civils de sécurité pour la protection du territoire. Troisièmement,

certaines fonctions de défense vont devoir être privilégiées – ce qui appelle non un

bouleversement mais au moins un réglage de priorités –, fonctions de renseignement,

d’observation, d’alerte avancée, de projection rapide et légère, de protection ponctuelle du

territoire. Enfin, c’est la place des Armées dans une stratégie intégrée (inter-institutionnelle) de

gestion de crise qu’il s’agit de redessiner. Le 11 septembre 2001, s’il n’ouvre pas forcément un

temps d’attaques terroristes sans fin, annonce sûrement un temps de peurs multiples. La gestion

de peurs créées par des attaques qui négligent les frontières et touchent bien le « territoire » –

physiquement et encore plus mentalement – exige des mutations dans la pensée stratégique qui

se traduiront inévitablement par des mutations dans les appareils armés et leurs concepts

d’emploi.

L’idée classique du « maintien de l’ordre » interne doit donc s’articuler à d’autres

manœuvres qui, ensemble, produiront les instruments complexes d’une véritable gestion de

crise. Et les Armées verront leur rôle redéfini autour du triple impératif de prévention, de

protection, et de gestion des crises, en rapport avec des hypothèses nouvelles mettant en cause

le territoire national.

OÙ S’ARRÊTE L’ORDRE INTÉRIEUR ?

Il faut parler de sanctuaire national parce qu’in fine le sentiment de sécurité s’apprécie par

rapport à la communauté culturelle la plus proche, dans notre cas la Nation. L’évolution

internationale depuis dix ans, dans la double dimension qui nous touche – développement de

crises internationales appelant une gestion commune, affirmation de menaces internes de type

nouveau –, dessine une indéniable continuité entre espace intérieur et espace extérieur.

L’actuelle marche à l’européanisation des Armées, ouverte officiellement pas les décisions de

Cologne et d’Helsinki, est le reflet de l’européanisation de notre espace économique et

monétaire, culturel et humain, et de la conscience que nous avons de former un espace solidaire

de sécurité – ce qui signifie simplement que peu de nos problèmes de sécurité peuvent

désormais être réglés solitairement. Nous nous trouvons d’ailleurs ici au cœur de la

contradiction européenne : il s’agit d’une Union d’États, c’est-à-dire d’entités qui, in fine, sont

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les inaliénables responsables de leur sécurité et de leur ordre internes ; mais nous savons qu’en

dépit des apparences conjoncturelles, ces derniers ne peuvent être assurés dans un cadre national

que le fonctionnement de l’Union contribue à faire éclater, jour après jour.

Sous l’idée, affirmée à Maastricht, de la création d’un espace politique et de sécurité unique,

les institutions correspondantes n’avancent que timidement : procédures centralisées de

Schengen, coopérations policières et judiciaires du « troisième pilier », etc. Pour l’heure, la

coopération des Armées, dans le cadre de l’Union, ne concerne que les hypothèses

d’intervention extérieures pour la gestion de crise. Les Européens tentent donc d’organiser leur

pensée stratégique autour d’un concept de stabilisation qui est, d’une certaine manière, un

concept de maintien de l’ordre (international). Mais cette pensée ne concerne que leur extérieur.

La perspective de l’élargissement correspond à la même logique : pourquoi s’ouvrir à l’espace

balkanique, sinon pour y étendre notre ordre ? L’Union est ainsi, plus que jamais, l’objet

politique mal identifiable depuis longtemps décrit. Ni « thatchérienne » : elle est déjà bien au-

delà de l’espace de libre-échange ouvert ; ni encore « mitterrandienne », car loin d’être un

acteur international autonome ; mais déjà un espace se préoccupant du désordre environnant :

une sorte d’empire démocratique se chargeant de gérer son étranger proche…

La coopération des Armées européennes dans le cadre d’opérations assurant la re-création

d’un ordre international est une réalité. La mise en place des institutions nouvelles de la PECSD,

la confrontation à des situations où « faire la guerre » n’est guère pertinent, vont dans ce sens. Il

faut sans doute désormais approfondir la coopération, lui donner tout son sens. Dans le montage

actuel, la défense « aux frontières » est assurée par un mixte armées nationales / Alliance.

L’intervention extérieure dans la gestion des crises est assurée – ou le sera – en Europe par un

mixte Alliance atlantique / Union européenne. L’ordre interne de l’Union, pour sa part, est

maintenu par les systèmes nationaux et des systèmes de coopération civile très inachevés. Il est

fort vraisemblable qui, de plus en plus, va s’imposer la nécessité d’un véritable système de

sécurité intérieure européen, unifiant et articulant les compétences policières, judiciaires, et

militaires. La redéfinition de la PECSD, jusqu’ici seulement concernée par les missions

extérieures de type Petersberg, devrait, en toute logique, s’imposer. Nous sommes bien

conscients d’avoir sous-estimé depuis la fin de la guerre froide les tâches de sauvegarde

intérieure de nos sociétés ; que les appareils nationaux ne peuvent les prendre seuls en charge,

sauf à démanteler, et pour quelle efficacité, ce qui est déjà construit d’Union ; enfin que

l’Alliance risque de voir sa fonction militaire relativisée à moyen terme par la nécessité d’y

accrocher, d’une manière ou d’une autre, tout le continent européen y compris la Russie, par la

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réorientation des Américains sur d’autres zones plus déterminantes pour leur propre sécurité,

etc.

Dans un cadre plus structuré, l’articulation des appareils militaires européens devra se

référer à trois tâches : la défense globale contre l’extérieur dans un esprit de complémentarité

avec l’OTAN, l’aide à la gestion des crises extérieures, le maintien de la sécurité intérieure. La

première tâche demeure, même si elle n’est plus centrale. Les deux dernières impliquent une

large composante « maintien de l’ordre » : il ne s’agit ni de faire la guerre chez soi, ni de

l’imposer aux zones déstabilisées.

Il n’est pas sûr que l’Union européenne se trouve dans une posture politique qui lui permette

aujourd’hui d’effectuer ce grand saut : élaboration de concepts communs, production d’une

culture commune entre appareils de sécurité, réorganisation des appareils en fonction des

nouvelles tâches. Il est pourtant clair, d’une part, que l’ordre interne ne s’apprécie plus d’abord

en fonction de frontières devenues relatives, et que donc si l’on parle de sécurité intérieure,

celle-ci est tout autant européenne que nationale. Et d’autre part, que l’ordre interne à l’Union

est intimement lié à notre capacité à stabiliser nos environnements. À ces deux égards, il faut

considérer le niveau européen comme essentiel pour penser notre sécurité future.

LES TÂCHES DE L’EN-DEHORS

Dans les interventions internationales auxquelles nous participons, la dimension

« organisation de la paix », c’est-à-dire restauration des conditions d’une vie normale, devient

déterminante. Les Armées sont ici diversement mises en cause. Elles doivent récupérer

l’intégralité de leur palette de compétences, toutes les modulations de l’usage de la contrainte

armée. Elles assurent aussi des tâches de police, ou sont chargées de rendre possible l’exercice

de ces tâches par d’autres corps (comme le futur corps de police civile européen). Enfin, c’est

dans la mesure où elles assurent un ordre minimal, une stabilité politique retrouvée, que les

autres types de stratégie (reconstruction, aide économique, sociale, culturelle, etc.) peuvent être

efficaces. Le problème de l’interface entre ces divers types d’actions est bien connu désormais

des militaires qui ont participé aux opérations extérieures.

Derrière la large palette de ces tâches, la légitimité politique de l’intervention ne doit pas

pouvoir être contestée. Cette légitimité ne peut reposer sur notre seule bonne conscience – cette

dernière risque d’être de moins en moins acceptée dans les années à venir. Et cette légitimité

n’est qu’imparfaitement produite par les organes internationaux : ONU, TPI, organisations

régionales de sécurité. Seule une réforme profonde pourrait crédibiliser la seule organisation

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pouvant fonder cette légitimité de manière incontestable : l’ONU. Les armées doivent savoir

pourquoi nous intervenons, et pourquoi leurs sont imposées des tâches complexes. Les

populations chez qui nous intervenons doivent savoir pourquoi et au nom de quoi nous venons

les aider. Double message absolument nécessaire au succès des opérations.

Certes, il s’agit là d’une quasi-révolution dans nos conceptions de l’emploi de nos appareils

de contrainte armée. Le métier militaire a toujours consisté à allier l’usage de la force et

l’organisation de l’après-victoire, c’est-à-dire de la paix. Nous sommes pourtant les héritiers

directs du monde bipolaire qui survalorisait l’usage de la force dans la production de sécurité, au

détriment par exemple des modes de gestion sociale de la violence, ici ou là développés à

l’occasion de la colonisation. En matière d’apprentissage, et en particulier pour l’armée de terre,

le problème posé est exigeant. Il demande à la fois le maintien des apprentissages traditionnels

et une profonde mutation de culture : culture interne à l’institution, culture des relations avec

d’autres forces, au premier chef la gendarmerie. Tant il est vrai que de plus en plus, à l’extérieur

comme à l’intérieur, les deux armées se retrouveront, en temps de crise, ensemble.

L’obligation de travailler, à l’extérieur, dans des environnements humains complexes, fait

lever nombre d’interrogations. Quel est le degré souhaitable d’intégration des doctrines, par

exemple ? Les nouvelles doctrines doivent-elles être combinées de manière à ce qu’à une

opération multinationale corresponde une doctrine multinationale ? Les travaux réalisés dans cet

ordre d’idées dans certains pays du nord de l’Europe, ou au Canada, méritent notre attention.

Comment les Armées doivent-elles agir avec les autres acteurs du théâtre : ONG, organisations

internationales, acteurs locaux – puisqu’il s’agit bien d’organiser la paix, et non d’imposer notre

ordre ? Enfin, dans la pensée du continuum des opérations, le passage de l’ordre militaire à

l’ordre civil, c’est-à-dire le développement d’une gestion intégrée de long terme, pose des

problèmes que les Armées ne sont pas supposées résoudre seules.

Il faut donc inventer, pour toutes les étapes de l’intervention (y compris pour les étapes

proprement militaires), de nouveaux cadres conceptuels, mais aussi de nouveaux modes

d’action, de nouveaux savoir-faire. Les armées françaises y travaillent depuis des années et

tentent appréhender les pivots de l’action nécessaire. Quatre domaines, à la fois classiques et

redessinés par l’expérience de ces dernières années, importent ici : les techniques de maîtrise de

l’espace, et bien souvent d’espaces urbanisés malaisément abordés par les armées

traditionnelles, dans un contexte où il ne s’agit plus de contrôler un champ de bataille ; les

techniques de maîtrise des hommes, alors qu’il s’agit véritablement d’agir au milieu de

populations traumatisées et parfois au moins partiellement hostiles ; le concept de maîtrise des

armements dans un monde où les circulations d’armes apparaissent de moins en moins

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contrôlées – surtout concernant les armes légères, les plus dévastatrices dans les conflits en

cours ; enfin, les méthodes de maîtrise de l’information : non pour la contrôler, comme

l’autorité politique ou militaire est souvent tentée de le faire en temps de conflit, mais

simplement pour ne pas se laisser déborder par un flux d’images et de mots qui ont une

efficacité propre, à la fois sur les populations des pays qui interviennent et les populations au

sein desquelles on intervient.

Ces savoirs s’élaborent sur le long terme, alors que les crises exigent des réponses de court

terme. Mais c’est sur le moyen terme que l’on adapte les structures institutionnelles, et sur le

long terme que l’on modèle les cultures nouvelles. C’est bien en effet de culture nouvelle qu’il

s’agit : pour comprendre et agir dans un monde où les conflits, les acteurs, les espaces

stratégiques, les appareils mêmes qui nous sont opposés, sont nouveaux.

UNE NOUVELLE CULTURE DE SÉCURITÉ

L’historien sait que l’Histoire ne cesse de repasser, mais toujours dans des habits neufs.

L’idée qu’on puisse gérer les situations conflictuelles actuelles avec les anciennes recettes – du

maintien de l’ordre classique à la nostalgie coloniale – est aussi peu pertinente que son

contraire : ce que nous voyons n’est pas complètement neuf, et nos méthodes et moyens n’ont

pas à changer tous les cinq ans pour coller aux effets de mode, qui existent en matière

stratégique comme dans les autres domaines.

La problématique Armées / Maintien de l’ordre se pose aujourd’hui à la confluence de deux

questions. D’abord, qu’est-ce que l’ordre, au niveau international, et dans la mesure où cet ordre

– jamais parfait sauf l’ordre des cimetières…– est souhaitable, quelle place les Armées peuvent-

elles jouer pour son administration (dans nombre de cas, il s’agit bien de production ou

d’administration de l’ordre, plus que de maintien technique). Enfin, que nous suggère la

configuration des risques ou des menaces possibles pour redéfinir les tâches de sécurité internes

– et donc de gestion de cet ordre interne, et en conséquence comment évoluent le rôle et la

structure des Armées ? Une seule chose est claire, la répartition commode des spécialités et des

ordres : police-gendarmerie pour l’intérieur / autres armées pour l’extérieur ; répartition qui n’a

jamais été parfaite, mais était l’ossature de l’organisation de la défense. La distinction claire

entre intérieur et extérieur, entre ordre civilisé du sanctuaire et « barbarie » extérieure : cela

appartient au passé. Il reviendra peut-être, mais à terme inconnu.

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Il s’agit donc d’élaborer une nouvelle culture de sécurité, sans quoi nos discours stratégiques

demeureront vains. Depuis dix ans, nous avons essayé de penser l’intervention extérieure, avec

tout ce que cela impliquait en matière de conception de l’ordre international et de techniques

militaires en posture de projection de forces. Dans les années à venir, nous allons être contraints

à rajouter une réflexion sur nos vulnérabilités internes. Tout ceci doit être intégré dans une

culture de sécurité adaptée à notre temps, c’est-à-dire qui articule tous les facteurs susceptibles

de produire de la sécurité et conjugue toutes les méthodes de maintien et d’organisation de

l’ordre, sans croire que le militaire peut, seul, garantir cet ordre et gouverner le monde.

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ARMÉES ET ORDRE PUBLIC DANS LE MONDE ROMAINÀ L’ÉPOQUE IMPÉRIALE*

Patrick LE ROUX

Au lendemain des guerres civiles, Auguste réorganisa peu à peu l’armée romaine dont

l’empereur fut désormais le maître exclusif. Pour l’essentiel, les armées, devenues permanentes

en droit, étaient des armées provinciales cantonnées à la périphérie de l’empire, tendance qui

s’est renforcée au cours du Ier s. ap. J.-C. durant lequel se poursuivit la conquête. S’y ajoutaient

les unités cantonnées à Rome ou en Italie et les flottes militaires italiennes (Misène et Ravenne)

ou provinciales (instituées progressivement). Les légions provinciales, recrutées parmi les

citoyens romains d’Italie et des provinces, au nombre de 28, puis de 25, puis à nouveau 28,

avant d’atteindre 30 et enfin 33 sous Septime Sévère1, étaient composées de 60 centuries de

fantassins qui, malgré leur nom, n’atteignaient pas 100 hommes. Chaque légion possédait

ordinairement un effectif d’environ 5 000 à 5 500 hommes, inclus les quatre turmes (de 30

hommes chacune, soit 120 h.) de cavaliers et les officiers2. Elles étaient flanquées par les

auxiliaires, recrutés chez les pérégrins en principe et formées d’ailes de cavalerie ou de cohortes

de fantassins, montées ou non, dont l’effectif total doublait au moins celui des légions. Ces

armées provinciales devaient atteindre au IIe s. 340 à 350 000 hommes (environ). La garnison de

Rome abritait les cavaliers de la garde personnelle (400 hommes) devenus sous Trajan les

equites singulares (au nombre de 1 000), les cohortes prétoriennes (aux ordres du préfet du

prétoire) dont le nombre varia entre 9 et 16 au Ier s. ap. J.-C. pour se stabiliser à 10, les 3 puis 4

cohortes urbaines ou police diurne (aux ordres du préfet de la Ville), et les sept cohortes de

vigiles ou police de nuit et corps de pompiers3 (aux ordres du préfet des vigiles). Au total, selon

les périodes, entre 10 et 20 ou 25 000 hommes, auxquels il faut ajouter avec le temps les

* Le texte est une version, revue et augmentée de notes, de la conférence que j'ai eu l'honneur et le plaisir de

présenter le 18 décembre 2000 à l'invitation de M. Vaïsse, alors directeur du CEHD, que je remercie vivement ainsique P. Le Pautremat, Chargé de mission, dont j'ai pu apprécier la disponibilité. L'article a bénéficié des questionsformulées à l'issue de l'exposé et je suis reconnaissant envers tous ceux qui sont intervenus ou m'ont fait part ensuitede leurs suggestions et ont ainsi enrichi ma réflexion. Les traductions des auteurs latins (modifiées ou non) sontproposées d'après l'édition CUF.

1 Il n'est tenu compte que de l'armée de l'époque classique. Les évolutions du IIIe siècle postérieures à 235 sonttrop complexes pour être évoquées ici succinctement. Depuis Septime Sévère, une légion, la IIe Parthique, étaitcantonnée normalement en Italie, à Albano.

2 La question se pose de savoir dans quelle catégorie il convient de placer les centurions ou commandants d'unecenturie, les gradés ou les officiers ? Le terme d'officier n'avait pas d'équivalent en latin et seuls les cadres de rangéquestre ou sénatorial entraient d'emblée dans la catégorie des commandants ou officiers de plein exercice. Lescenturions constituaient un groupe intermédiaire et hétérogène. Pour la plupart d'entre eux la carrière prenait fin avecce grade qui ne leur conférait qu'exceptionnellement un véritable commandement : c'était à proprement parler dessubalternes ou des sous-officiers professionnels. En revanche, l'élite de ceux qui servaient dans la première cohorte etétaient parfois promis à une ascension honorifique, était assimilable à un groupe d'officiers de rang inférieur.

3 R. Sablayrolles, Libertinus miles. Les cohortes de vigiles, Rome, CEFR-224, 1996 (= Sablayrolles, Vigiles), p.5-37 en particulier. Les incendies étaient plus redoutés la nuit, car à l'éclairage, source de feu, et à l'effet de surprises'ajoutait la difficulté à organiser l'alerte et la lutte en l'absence d'un corps spécialisé.

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cohortes de Pouzzoles, Ostie, Carthage et Lyon. Les flottes de Ravenne et de Misène

possédaient ensemble un effectif de 20 à 25 000 marins. Au total, les armées représentaient un

minimum de 375 à 400 000 hommes au service de l’empire, pour 70 millions d’habitants au

moins.

Par « ordre public », j’entends le fonctionnement normal de la cité, c’est-à-dire un état de la

cité conforme aux règlements et aux lois établis4. J’exclus, sauf exception liée à la mort de

Caligula, les opérations aux frontières, les guerres civiles et les troubles politiques consécutifs à

la disparition violente de l’empereur. En revanche, les émotions, émeutes ou révoltes inopinées,

dues à des maladresses ou des impérities de la part des autorités responsables, sont prises en

compte, de même que le vol, le crime ou la manifestation bruyante et en public de désaccords

ou de mécontentement. On doit en outre opérer une hiérarchisation entre les actions

individuelles et les actions collectives relevant du maintien de l’ordre. Celui-ci n’est qu’une des

facettes – la plus visible – du problème de l’ordre public.

L’ordre public, en pratique, était une réalité floue et élastique. Dans quelles circonstances et

dans quelles conditions le pouvoir impérial romain et ses délégués jugeaient-ils bon d’utiliser la

force militaire dans des opérations de maintien de l’ordre et qu’est-ce que les illustrations ou

réponses que l’on peut en offrir nous apprennent sur les armées romaines elles-mêmes5 ? La

tâche était-elle confiée indifféremment à l’un ou l’autre des corps de troupes ? Peut-on, à

l’inverse, y déceler des spécialistes du maintien de l’ordre public ? Comment les gouvernants

conciliaient-ils ces missions avec le reste des fonctions qu’ils assignaient à l’armée ?

Les interrogations formulées s’insèrent dans un questionnaire général sur la place de la

violence, de l’État, de la police et des relations entre civils et militaires dans l’Antiquité

romaine. Un temps, a prévalu l’image d’une monarchie de plus en plus oppressive et répressive

soumettant les civils à la rudesse et au bon plaisir d’une soldatesque corrompue et sans retenue,

oublieuse de la guerre à laquelle elle aurait dû, au contraire, se préparer sérieusement. R. Mac

Mullen est allé jusqu’à rendre ces faits responsables d’une confusion, mortelle pour l’empire

romain, entre civils et soldats, laquelle tourna, à partir des Sévères, à la militarisation de la

4 L'ordre public, comme l'insécurité dont il convient de le distinguer, est une notion moderne. La notion d'ordre

public est en cause chaque fois que des troubles ou émeutes prennent naissance et se développent, quelles qu'ensoient les causes, et que le respect de la loi est invoqué. L'ordre public n'est une référence que lorsqu'il estobjectivement troublé. Le maintien de l'ordre est alors assimilable à une répression violente décidée par l'autoritépolitique. L'insécurité va de pair avec le sentiment d'insécurité et fait donc une place non négligeable à la subjectivité.C'est dans la relation trouble/répression que l'ordre public rejoint l'insécurité, dans la mesure où le degré de danger,laissé à l'appréciation de l'autorité, influe sur la décision de réprimer ou non. On pourra se reporter à l'étude récente deH. Ménard, « L'insécurité de la Rome impériale : entre réalité et imaginaire », Histoire urbaine. Peurs citadines, 2,2000 (= Ménard, Insécurité), p. 59-71.

5 Je ne prétends donc pas aborder ici la question des causes de trouble, bien que le problème soit sous-jacent àmon exposé : ce serait l'objet d'une autre recherche.

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société et au renforcement de l’absolutisme6. Parallèlement, d’autres recherches ont mis en

valeur l’aspect civilisé et civilisateur de l’armée impériale au service d’un pouvoir plus soucieux

et respectueux du bien public que ne le laissaient entendre les textes déformants des sénateurs

attachés à juger et à dénigrer un pouvoir qui avait tenu le sénat en tutelle7. Enfin, tout en attirant

l’attention sur l’armée comme instrument d’une domination impérialiste, des travaux plus

récents s’efforcent de poser la question des attitudes et des comportements quotidiens qui ne se

laissent pas mettre en équations simples et révèlent des échanges et des influences réciproques

essentielles à la bonne compréhension d’une domination au total supportée sans trop de heurts8.

Sans pouvoir aborder le thème de l’ordre public, de la violence et de l’État dans sa totalité,

sans avoir le loisir de reprendre au fond les discussions relatives à l’armée romaine impériale et

sans perdre de vue que celle-ci n’avait pas en principe pour raison d’être celle d’une force de

police, je me propose d’inventorier, dans un premier temps, les catégories d’interventions

militaires visant au maintien ou au respect de l’ordre public de façon à définir ensuite, dans la

mesure du possible, des attitudes et des conduites romaines en la matière, mais je n’aurai garde

d’oublier le volet des excès qui pouvaient découler de l’action même des soldats9. La

configuration de l’empire et la place singulière de la Ville par excellence, Rome, demandent que

soient traitées à part Rome et l’Italie10.

AU CENTRE DE L’EMPIRE : ROME ET L’ITALIE

Les sources renferment trop peu de données détaillées ou d’informations concernant les

actions violentes et les troubles visant l’ordre public. Mais il est parfois question de la

6 R. Mac Mullen, Soldier and civilian in the Later Roman empire, Cambridge Mass., 1967 (= Mac Mullen,

Soldier), dont les conclusions ne sauraient être aujourd'hui acceptées pour l'essentiel.7 R. W. Davies, Service in the Roman Army, D. Breeze et V. Maxfield éd., New York, 1989, élève

prématurément disparu d'E. Birley, dans un recueil d'articles choisis a posteriori, propose une vue cohérente de la «modernité » d'une armée dont les activités multiples s'adaptaient aux besoins de l'État. Voir aussi récemment laremarquable synthèse de J. Nelis-Clément, Les beneficiarii : militaires et administrateurs au service de l'empire (Ier s.a. C. - VIe s. p. C.), Bordeaux, 2000 (Ausonius-Publications. Études 5) (= Nelis-Clément, Beneficiarii), qui met envaleur, à l'aide d'une documentation complète et variée, l'intégration de l'armée dans l'État et dans la société, et le rôledécisif de l'État à la recherche de la meilleure efficacité au fur et à mesure des évolutions politiques et sociales.

8 Voir, par exemple, B. Isaac, The limits of empire : the roman army in the East, Oxford, 1992 ou R. Alston,Soldier and society in roman Egypt, Londres, 1995 (= Alston, Soldier), qui, malgré son caractère limité aux contactsentre villageois et soldats, nuance l'idée d'une machine parfaitement huilée, destinée à conquérir et sûre de sasupériorité. Id., Ties that bind : soldiers and societies, dans The roman army as a community, A. Goldsworthy et I.Haynes éd., Porthsmouth, Rhode Island, 1999 (JRA Supplementary series number 34) (Alston, Ties), p. 175-195.

9 Cet aspect est important pour la bonne appréciation de l'attitude du pouvoir face à la question de l'ordre public.Mais, comme nous le verrons, il s'agit aussi de ne pas tomber dans les pièges des sources qui se complaisent à décrireles points négatifs dont on ne niera pas cependant la réalité. Alston, Ties, p. 191-192, oppose quelques contre-exemples, mais ne fournit pas de données précises sur le caractère amical et affectueux des relations et utilise uneméthode qui ne convainct pas toujours.

10 Ménard, Insécurité, p. 60, souligne à juste titre la faiblesse des données quantitatives dont dispose sur cessujets, comme sur d'autres, l'historien de l'Antiquité. L'Orient est mieux loti que l'Occident et Rome concentre biensûr la plus grande part des témoignages en un même lieu, mais le dossier y demeure relativement mince par rapportaux faits disparus qu'on ne peut que soupçonner.

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protection de l’empereur et des dignitaires de l’empire, de la protection des édifices et espaces

publics, de la détention des personnes, du contrôle de la foule et de la répression de l’agitation

menaçant de dégénérer en révolte11.

D’abord, l’empereur. Il bénéficiait d’une protection rapprochée quand il séjournait dans son

palais12, se déplaçait dans Rome ou en Italie et sa présence dans un lieu de spectacle impliquait

le redoublement de la surveillance13. Les biographies de Suétone apportent divers exemples,

qu’ils soient faits pour railler l’empereur ou pour souligner une grave difficulté réclamant des

mesures d’urgence. On note ainsi que Caligula, qui vénérait son cheval Incitatus comme un

dieu, à la veille des jeux du cirque, faisait respecter le silence dans le voisinage des écuries à

l’aide des soldats14. Les soldats ne sont pas identifiés, mais il est probable qu’il s’agisse en ce

cas de prétoriens15. Quand Suétone raconte qu’à la nouvelle du désastre de Varus (en 9 ap. J.-C.)

Auguste fit placer des gardes (excubiae) dans toute la Ville pour empêcher tout désordre, on

peut penser que la charge en incomba au préfet du prétoire, car l’empereur craignait autant pour

sa personne que pour son pouvoir16. Ce n’est évidemment pas par hasard que le déserteur

Maternus, sans doute en 187, se déguisa en prétorien avec ses comparses pour approcher

Commode et tenter de l’assassiner aux dires d’Hérodien17.

Les tâches de sécurité et de maintien de l’ordre durant le jour relevaient normalement des

cohortes urbaines placées sous le commandement d’un sénateur prestigieux et chevronné, le

préfet de la Ville. Il n’est pas aisé de décider si ce sont les urbains ou les prétoriens qui

11 Pour une première approche, voir W. Nippel, Public order in Ancient Rome, Cambridge, 1995 (= Nippel,

Order), qui tend cependant à minimiser le poids et l'efficacité des mesures et des solutions arrêtées par les empereursà Rome même en limitant la prise en charge des problèmes aux réactions et interventions dues à la seule perceptionque l'empereur au pouvoir avait de la situation à un moment donné (ce qui n'est qu'une partie de la question). Enoutre, se reporter à R. J. A. Talbert, The senate of imperial Rome, Princeton, 1984 (= Talbert, Senate), p. 383-386plus spécialement ; il se place sur le plan des responsabilités administratives.

12 Tacite, Ann., I, 13, 7 : « Il est avéré qu'Haterius, ayant pénétré dans le Palais pour implorer son pardon,rencontra Tibère en promenade et se jeta à ses genoux, mais faillit être tué par les soldats parce que, soit hasard, soitqu'il se fût embarrassé dans les bras du suppliant, Tibère était tombé par terre. »

13 Tacite, Ann., I, 77, 1 : « Cependant les désordres du théâtre, qui avaient commencé l'année précédente,éclatèrent alors avec plus de gravité. Non seulement des gens parmi la plèbe, mais aussi des soldats et un centurionfurent tués et un tribun du prétoire blessé, en cherchant à empêcher les insultes aux magistrats et les divisions dupublic. »

14 Suétone, Cal., 55 : « En ce qui concerne son cheval Incitatus, la veille des Jeux du cirque, pour que son reposne fût pas troublé, il avait coutume de faire imposer silence au voisinage par des soldats. »

15 Les textes historiques sont en général muets sur les domaines d'intervention de chacune des catégories d'unitécantonnées à Rome. La hiérarchie des commandements déterminait certainement les compétences et les initiatives.Chaque fois que la protection de la personne impériale ou de la famille était en cause, il me paraît évident que lapolice relevait en priorité des préfets du prétoire, sauf circonstances particulières. Voir Dig., I, 11 : « Puisque legouvernement de la res publica a été transféré aux empereurs à vie, les préfets du prétoire, à l'instar des maîtres de lacavalerie, sont choisis par les princes. Ils ont toute licence de redresser le manquement des citoyens à la discipline. »La comparaison avec les maîtres de la cavalerie renvoie à la dictature qui fut abolie par Auguste.

16 Suétone, Aug., 23, 2 : « À cette nouvelle [la défaite de Varus], Auguste fit placer des sentinelles dans toute laville, afin de prévenir tout désordre […] »

17 Hérodien, Histoire, I, 10, 6 : « Maternus trouva que c'était là une bonne occasion de masquer son complot. Eneffet, en prenant lui-même l'uniforme des prétoriens, en en habillant pareillement ses complices, en se mêlant enfin àla foule des gardes pour sembler faire partie intégrante sans donner l'éveil à personne, il espérait pouvoir fondre surCommode et l'assassiner. »

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surveillaient les lieux de spectacle pendant les jeux publics. Malgré tout, Tacite indique, à

propos de désordres au théâtre, en 15 de notre ère, que « même des soldats et un centurion

furent tués et un tribun du prétoire blessé, en cherchant à empêcher les insultes aux magistrats et

les divisions du public. »18 Quoi qu’il en soit, la troupe se contentait de livrer les coupables et

les factieux au préteur à qui incombait, depuis 22 av. J.-C., la charge d’instruire les affaires liées

aux jeux. Si Néron eut la velléité de se rendre populaire en éloignant des lieux de spectacle la

cohorte, sans doute prétorienne, chargée ordinairement de monter la garde19, il dut revenir vite

aux dispositions antérieures.

La surveillance et les interventions de nuit allaient de pair avec la lutte contre les incendies

passant pour plus dangereux et redoutables que ceux qui se déclaraient le jour en raison d’un

moindre contrôle par la population. R. Sablayrolles a rappelé à juste titre que le chiffre de 3 500

ou 7 000 pompiers pour une ville d’un million d’habitants donnait une proportion très élevée

(supérieure à 1/1 000 observée ailleurs), mais que cela s’expliquait par la diversité des tâches20

alors qu’il n’est pas douteux, comme le montre Suétone, que les vigiles étaient des milites21. La

surveillance était minutieusement réglée. Il semble que chaque mois, à tour de rôle, l’un des

soldats était chargé de l’éclairage du circuit de ronde et portait alors le nom de sebaciarius 22.

Les cohortes de vigiles n’eurent jamais cependant le visage d’une force de maintien de l’ordre

spécialisée. Le cas de l’année 31 tient à l’incertitude politique en raison de la conjuration de

Séjan et de l’attitude imprévisible des autres corps de troupe. L’utilisation des vigiles dans la

poursuite des esclaves fugitifs pourrait n’avoir été que circonstancielle23. En revanche, à partir

des Flaviens, les vigiles détachèrent régulièrement à Ostie un contingent de quatre centuries

18 Tacite, Ann., I, 77, 1 (supra n. 8). À en croire Dig., I, 12, 1, 12, le maintien de l'ordre aux spectacles était

d'abord du ressort du préfet de la Ville : « La tranquillité des citoyens (populares) et le respect de la discipline durantles spectacles est, à première vue, du ressort du préfet de la Ville ; et il doit même absolument répartir des soldatsdans des postes de garde pour veiller à la tranquillité des citoyens et l'informer de ce qui se passe. » Le mot depopulares ne désigne évidemment pas les places les moins avantageuses, dites « populaires » dans les lieux modernesde spectacle, mais les civils par opposition aux soldats et les citoyens d'une cité (voir par exemple, P. Le Roux,Armées, rhétorique et politique dans l'empire gallo-romain. À propos de l'inscription d'Augsbourg, ZPE, 115, 1997,p. 283-284).

19 Tacite, Ann., 13, 24, 1 : « À la fin de l'année, la cohorte qui montait habituellement la garde aux jeux estretirée, afin de donner une plus grande apparence de liberté, pour que le soldat, soustrait à la licence du théâtre,échappe mieux à la corruption […]» Aussi, Ann., 13, 24, 4 : « La licence aux jeux et les cabales en faveur deshistrions tournèrent aussi en combats […] jusqu'au moment où, devant les discordes populaires et la crainte d'unmouvement plus grave, on ne trouva d'autre remède que de chasser les histrions hors d'Italie et de poster à nouveaudes soldats au théâtre. »

20 Sablayrolles, Vigiles, p. 371.21 Cl., 18, 1 : « Durant un incendie qui faisait rage dans le quartier Émilien […] comme les soldats et la foule de

ses esclaves ne suffisaient pas à la besogne […]» Voir aussi Sablayrolles, Vigiles, p. 380-382.22 Sablayrolles, Vigiles, p. 375-376.23 Dig., I, 15, 5 ; I, 15 a trait à la juridiction du préfet des vigiles, compétent pour toutes les causes impliquant un

incendie, qu'il s'agisse de lutte contre le feu ou de répression des actes criminels, « sauf si on est en présence dequelqu'un de si atroce et de si célèbre qu'il faille le remettre au préfet de la Ville. » (I, 15, 1).

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relevées tous les quatre mois et chargées de missions semblables à celles qu’elles effectuaient à

Rome24.

Après Rome, l’Italie, centre civique de l’empire. Plusieurs exempla illustrent le problème.

Suétone écrit à propos de Tibère25 : « Il prit soin avant tout de garantir la tranquillité publique

contre les vols [grassaturae], les brigandages [latrocinia] et les débordements propres aux

émeutes [licentia seditionum]. Il multiplia les postes de soldats [stationes] distribués dans toute

l’Italie. » Un peu plus loin dans le même paragraphe, le biographe ajoute26 : « La plèbe de

Pollentia [du Picenum] ayant tenu arrêté sur la place publique le convoi d’un centurion

primipilaire, jusqu’à ce qu’elle eût, par contrainte, extorqué à ses héritiers la somme nécessaire

pour un spectacle de gladiateurs, il fit partir une cohorte de Rome, une autre du royaume de

Cottius, sans indiquer le motif de la marche, puis tout à coup on fit découvrir les armes, des

sonneries retentirent, les soldats pénétrèrent dans la ville par différentes portes, et la plupart des

habitants et des décurions furent jetés en prison pour le reste de leurs jours. » On note que

l’initiative d’intervenir dans les affaires d’une cité autonome émana de Tibère seul et que l’avis

du sénat ne parut pas nécessaire. En 58, l’opposition entre la plèbe et les décurions de Pouzzoles

tourna à l’émeute et il fallut dépêcher une cohorte prétorienne27, sans doute à la demande du

sénat. En revanche, lors de la fameuse rixe de 59 qui éclata entre les gens de Pompéi et ceux de

Nucérie pendant des jeux donnés à l’amphithéâtre28, Néron fut le premier saisi de l’affaire qu’il

renvoya au Sénat qui lui-même chargea les consuls du rétablissement de l’ordre. Le Sénat

prononça la sentence : « […] on interdit pour dix ans à la municipalité de Pompéi ce genre de

réunions, et les collèges qui s’y étaient fondés au mépris des lois y furent dissous, etc. »

Le brigandage fut en partie la cause de la dissémination de postes de garde en Italie29. Tibère

suivit Auguste qui avait déjà pris des dispositions en faisant appel à l’armée et avait donc

montré la voie. On sait aussi par le poète satirique Juvénal qu’il fallait toujours redouter le

bandit capable, à l’improviste, de jouer du couteau30 : « Il ne manquera pas de gens pour vous

dépouiller, une fois les maisons closes, quand partout les boutiques font silence, volets fixés,

chaînes de sûreté en place […] Tandis que les patrouilles armées font régner la sécurité dans les

24 Sablayrolles, Vigiles, p. 383-384.25 Tib., 37, 1-2.26 Tib., 37, 5.27 Tacite, Ann., 13, 48 : « Cette sédition étant allée jusqu'aux pierres et aux menaces d'incendie et risquant de

poussser au massacre et aux armes, on choisit C. Cassius pour y porter remède. Comme sa sévérité révoltait lesesprits, sur sa propre demande, on transmet ce soin aux frères Scribonius, en leur donnant une cohorte prétorienne ; laterreur qu'elle inspira et le supplice de quelques meneurs ramenèrent la concorde parmi les habitants. » Il y avait,depuis Claude, à Pouzzoles, une cohorte (sans doute urbaine) en garnison (Suétone, Cl., 25, 6) ; elle est présentéecomme nécessaire à la lutte contre les incendies.

28 Tacite, Ann., 14, 17. Nippel, Order, p. 89-90.29 Nippel, Order, p. 101.30 Sat., III, v. 302-308. Les patrouilles sont en principe les vigiles la nuit dans Rome. Il est difficile de déterminer

qui des urbains ou des prétoriens étaient censés s'occuper du Latium et de la Campanie. On peut penser que la cohorteurbaine de Pouzzoles devait être prête à intervenir ailleurs en Campanie.

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marais Pontins et la forêt Gallinaria31, les brigands s’abattent de là-bas sur Rome comme sur une

proie. » Le propos est évidemment désabusé et caustique, soulignant l’incurie des responsables

d’une sécurité qui assurait la paix aux déserts et exposait les lieux peuplés aux méfaits impunis.

Le bandit Bulla Felix, fort de ses 600 voleurs, tint tête en Italie aux empereurs et aux soldats

durant deux ans sous Septime Sévère, vers 205-207 ap. J.-C.32 Parfaitement habile à se déguiser,

il s’approcha même un jour du centurion qui devait l’exterminer et, se faisant passer pour un

autre, proposa au sous-officier de lui livrer le brigand qu’il cherchait et le captura aisément en

lui faisant emprunter un défilé avec ses hommes. Il semble que, malgré les indications de

Suétone33, aucune mesure ne suffisait à garantir la sécurité des citoyens ; les données du

problème varièrent ainsi avec les empereurs. On peut observer que jamais, en dépit de la

multiplication des postes des curateurs de voie pendant les deux premiers siècles, ces sénateurs

n’apparaissent responsables de la sécurité, et ce n’est que par hypothèse qu’on peut supposer

qu’ils devaient tenir informé le pouvoir en cas de troubles ou d’insécurité manifeste34.

Le cursus publicus ou service du courrier impérial s’appuyait sur un réseau de stationes ou

relais qui donnaient lieu à des surveillances variées. Le décès à Toiano, près de Pouzzoles, d’un

centurion des castra peregrina, sans doute sous Septime Sévère, s’explique par une activité de

police liée à la route et à la transmission des nouvelles35. Les affaires religieuses faisaient

normalement l’objet d’un contrôle attentif dans la mesure où elles risquaient d’engendrer des

troubles ou de dégénérer36. Les collèges, dont la finalité était surtout sociale et religieuse et non

– comme on le dit trop souvent – funéraire, donnaient régulièrement lieu à des interdictions,

ainsi que nous l’avons constaté à Pompéi. Toutefois, les sources ne parlent guère que de Rome

dans ce domaine et l’Italie ne semble pas avoir suscité la mise en place de mesures particulières

qu’il se soit agi de philosophes, d’astrologues, de magiciens ou des chrétiens37.

Les exemples recensés à Rome et en Italie attirent l’attention sur un emploi apparemment

habituel de soldats dans le maintien de l’ordre et la répression de troubles dont la fréquence

nous échappe, mais dont le retour cyclique ne saurait faire de doute. Les interventions

impliquaient l’usage de troupes particulières qu’étaient les prétoriens et les autres unités de la

garnison romaine, les urbains et les vigiles. Le cumul de forces susceptibles de réprimer les

31 Elle était située dans la région de Cumes, et constitue aujourd'hui la Pineta qui couvre les dunes de CastelVolturno, 33 km au NO de Naples : voir en particulier Strabon, V, 4, 4.

32 Dion, 77, 10. R. Mac Mullen, Enemies of the roman order. Treason, unrest and alienation in the empire,Cambridge Mass.-Londres, 1967 (= Mac Mullen, Order), p. 192-193 et 267.

33 Tib., 37, 1-2 (voir supra n. 25).34 W. Eck, Costruzione e amministrazione stradale, dans L'Italia nell'impero romano. Stato e amministrazione in

epoca imperiale, Bari, trad. ital., 1999 [1979] (= Eck, Italia), p. 57-70. Talbert, Senate, p. 383. Le problème est iciencore celui d'une délimitation des responsabilités qui relevait de la pratique et non d'une codification stricte, ce quin'est pas pour autant un signe d'inefficacité.

35 AE, 1994, 424. Le port de Pouzzoles, malgré la création d'Ostie, est resté, au Haut-empire, un centre importantd'échanges qui justifiait des mesures de sécurité sur place et au voisinage. Voir également Eck, Italia, p. 109.

36 Talbert, Senate, p. 383-384.

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désordres montre que l’État était soucieux de régler avec un soin jaloux les problèmes

particuliers soulevés par le gigantisme de la capitale impériale mieux protégée que l’Italie

municipale. Dans les faits, il ne semble pas y avoir eu de frictions graves et permanentes entre

les divers commandements, même si rien n’indique que des règles précises fixaient une fois

pour toutes les responsabilités38. Les opérations de maintien de l’ordre ne sauraient être

considérées comme systématiques et fréquentes, ce qui peut paraître d’ailleurs un gage

d’efficacité au quotidien. Mais les provinces offrent de ce point de vue d’autres dossiers qui

complètent en l’éclairant l’utilisation de l’armée au service de la sécurité publique et du

maintien de l’ordre, tout en marquant les nuances d’une politique de l’ordre public selon les

territoires et les conditions politiques locales.

LE CONTRÔLE DES PROVINCES

Les inscriptions et les papyrus viennent ici au secours des textes littéraires et historiques

pour nous fournir un large éventail d’interventions et d’exemples qu’il convient d’essayer de

classer, alors que prédominent les actions s’apparentant à des tâches et des opérations de police.

Commençons par l’Égypte, dont la documentation est riche et variée, et introduit à des

situations que nous n’avons pas rencontrées à Rome et en Italie39. On peut s’appuyer en

particulier sur le travail pionnier de R. Davies qui s’est intéressé à des activités qui ressortissent

pour nous à la police judiciaire puisqu’il s’agit d’enquêtes sur divers crimes40. Beaucoup

d’archives émanent de l’oasis du Fayoum, située à l’ouest de la basse vallée du Nil41. Les

soldats auxquels les plaignants s’adressent sont ou un centurion chef de district, ou un décurion,

mais aussi un bénéficiaire ou un stationarius ou chef de poste42. Toutefois, je ne suis pas

convaincu qu’on doive, malgré Th. Mommsen, attribuer un quelconque pouvoir de justice

37 Talbert, Senate, p. 383-386 ; Mac Mullen, Order, p. 95-162.38 Avec le temps, comme le suggèrent les rubriques du Digeste sur les actions des préfets, les compétences

judiciaires des commandants ont été mieux définies et ont donc mieux dessiné ce que j'appellerai les « domainesd'intervention ».

39 Je laisse volontairement de côté la répression du brigandage que révèlent, entre autres, les ostraka du désert(par exemple, Alston, Soldier, p. 81-83, où sont définis les dekanoi et les curatores). La documentationpapyrologique éclaire le rôle permanent de l'armée au contact des populations locales que les soldats en détachementcôtoyaient régulièrement. Elle met en évidence le recours au centurion, personnage clé de l'ordre dans les villages. Onajoutera qu'est attestée ailleurs aussi la présence de centurions portant le nom de centurio regionarius (c'est-à-direpréposés à une région au sens romain du terme – un district extérieur aux territoires des cités proprement dits –) etassistés d'un détachement ou vexillation pour surveiller le district : par exemple IRG, III, 301 (Antioche de Pisidie) oumême le centurion G. Iulius Saturninus (AE, 1985, 738) de la région de Montana (Mihailovgrad), en Mésie inférieure.

40 R. W. Davies, « The investigation of some crimes in Roman Egypt », dans Service in the Roman Army, D.Breeze et V. Maxfield éd., New York, 1989 (= Davies, Service), p. 175-185.

41 Voir aussi N. Lewis, Life in Egypt under roman rule, Oxford, 1985 (= Lewis, Egypt), p. 77-81 et 185-195.42 Th. Mommsen, Le droit pénal romain, I, Paris, 1907 (Manuel des Antiquités romaines XVII) (= Mommsen,

Droit pénal), p. 366. Mac Mullen, Soldier, p. 55. Sur le sens de stationarius, distinct de beneficiarius, voir en outreNelis-Clément, Beneficiarii, p. 18, 75 et 221 en particulier ; il s'agit, notamment au pluriel (stationarii), de soldats en

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réglementaire au centurion sous prétexte qu’un plaignant s’adressait aux deux représentants de

l’autorité en même temps, à savoir le stratège du nome et le centurion43. Ce dernier devait jouer

le rôle de l’enquêteur chargé, dans les causes mineures, de contraindre les accusés à se

manifester et à accepter éventuellement un accord à l’amiable sous peine de les faire transférer

devant le tribunal compétent. Les cas recensés dans lesquels sont impliqués des militaires

concernaient le vol, l’agression, les personnes disparues ou les testaments. Quelques exemples

suffiront ici à s’en faire une idée.

Le 27 septembre 184, Stotoesis, fils d’Ancophis, se plaignait au centurion Aurelius

Antonius d’être la victime des violences d’Hecusis, un de ses parents par alliance, qu’il accusait

d’abuser de sa faiblesse au détriment de leur bien commun ; il lui avait ainsi arraché un acte

écrit en le menaçant de mort. Le plaignant assurait avoir d’autres charges contre son parent,

mais il les réservait pour l’audience44. Le 7 avril 216, le prêtre Aurelius Pacysis Tesenoupheus

se plaignit à la fois au centurion Aurelius Calvisius Maximus et au stratège Aurelius Didymus

du vol de sept artabes45 de froment en son absence par percement du plancher du grenier.

Malgré leur promesse, les habitants du village avaient refusé de témoigner ; le plaignant

demandait au centurion d’arrêter ceux qu’il désignait comme les coupables46. Ces plaintes,

comme d’autres, indiquent que le recours au centurion visait à obtenir une protection contre la

violence et à contraindre les accusés, en les arrêtant ou en les interrogeant, à accepter de réparer

les torts qu’ils avaient causés. En temps ordinaire, l’enquête et l’interrogatoire étaient donc du

ressort du soldat (en fait du centurion), mais non la sentence47.

service détaché quelle que soit leur unité d'origine et leur grade. Le stationarius des papyrus est le soldat responsablelocalement de la paix publique en Égypte.

43 Mommsen, Droit pénal, p. 368-369. Alston, Soldier, p. 92-93, qui indique avec raison, cependant, que lecenturion « did not supervise the nome administration » ; Alston, Ties, p. 187-189, admet que le rôle des stationariidemeure obscur, mais il reprend l'idée d'un « mélange » entre civils et militaires au nom d'une police de proximitépartagée par le soldat et la population, ce qui n'est pas démontrable. Le centurion est présenté comme le maillonessentiel de la relation entre l'autorité politique et administrative et le civil, et le temps du séjour devait êtrerelativement bref. Alston ne se préoccupe guère dans ce travail du rôle judiciaire, ni des problèmes qu'il soulève(mais voir Soldier, p. 88-90). Enfin, il n'évoque pas le fait qu'une présence militaire dans les villages visait à suppléerau départ l'absence d'autorité municipale faute d'une organisation en cités (voir, cependant, Soldier, p. 96, où l'auteurinsiste sur le rôle des centurions comme représentants du préfet, ce qui paraît être la meilleure manière de concevoirl'activité de ces sous-officiers dont on ne sait pas, en dehors du désert, quand ils étaient légionnaires détachés etquand ils dépendaient d'unités auxiliaires plus ou moins proches).

44 P.Amh, 78 = Davies, Service, p. 176.45 Il s'agit d'une mesure de 43 l soit, pour sept unités, d'un montant de 301 l ou 47 boisseaux.46 BGU, 322 = Davies, Service, p. 177.47 Davies, Service, p. 182. Sur le rôle des centurions et la durée de leur mission : R. Alston, Soldier, p. 86-96, qui

montre que les centurions de district (tableau p. 88-90) n'avaient pas de domaine bien délimité d'intervention ; ilsouligne l'existence de doubles pétitions en direction du stratège et du centurion, et suggère une extension de fait avecle temps des ordres de problème le concernant. Il rappelle que les affaires judiciaires étaient l'essentiel et cite (p. 86)le cas de Gemellus Horion s'adressant au préfet d'Égypte pour qu'il donne l'ordre au centurion de transférer l'accusé(un collecteur d'impôt) devant son tribunal (P. Mich. VI, 425). Voir aussi, récemment, Alston, Ties, p. 187-189(toutefois le problème qui nous retient y est biaisé par le point de vue adopté, à savoir le rôle du centurion commefigure d'un pouvoir moins lointain qu''il ne semblait jusqu'à présent. À la suite de R. S. Bagnall, il s'agit surtout deréagir contre l'idée d'une communauté villageoise d'Égypte autonome et isolée).

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La présence des soldats n’était pas motivée au départ par les fonctions de police judiciaire48.

Celles-ci se greffaient sur les missions de surveillance et de contrôle et pouvaient contribuer à la

découverte de nouvelles affaires. Quoi qu’il en soit, après enquête, le militaire devait remettre le

suspect à l’autorité civile compétente, comme on le constate aussi dans le cas des poursuites

contre des chrétiens49. La recherche de caches d’armes, les contestations de limites entre

propriétaires, la surveillance des festivités publiques dans les villages complétaient un éventail

d’activités non délimité à l’avance. Plusieurs documents en Thébaïde ou à Alexandrie50

montrent que les soldats étaient employés à la perception directe de droits de douanes.

Les autres provinces apportent encore un autre éclairage et étoffent le bilan. L’inscription de

Souk el-Khemis dans la vallée du Bagradas, sous Commode, révèle par la pétition des colons

(des métayers) du domaine impérial, dit saltus Burunitanus, que le procurateur chargé du

domaine n’avait pas hésité à recourir à la force armée pour satisfaire les exigences d’un

conductor (fermier), Allius Maximus51. Le célèbre tarif de Zaraï en Numidie, daté de 20252,

concerne un poste situé sur une voie venant de petite Syrte et se dirigeant vers la Maurétanie :

les produits variés font l’objet d’un tarif d’octroi sous le contrôle d’une cohorte. La surveillance

des communications et des routes était assurément une tâche dévolue à toutes les armées

provinciales où qu’elles fussent cantonnées : elles occupaient des postes ou des forts le long des

voies navigables aussi bien que des routes, comme on le voit dans les provinces germaniques et

danubiennes grâce à l’archéologie et à l’épigraphie. Un groupe de soldats illustre

particulièrement ces tâches au service de l’ordre public : les beneficiarii ou bénéficiaires53. Le

nombre des inscriptions qui les font connaître est supérieur au millier. Avec les papyrus

d’Égypte, la documentation des provinces rhénanes et danubiennes est de loin la plus abondante

et la plus éloquente.

48 Le souci de protéger les intérêts de l'État et de l'empereur (domaines impériaux, terres publiques, convois de

blé) était primordial, mais comme je l'ai déjà suggéré, l'armée était d'autant plus sollicitée que l'institution locale étaitpeu autonome et peu capable de se défendre seule.

49 Pline le Jeune, Epist., X, 96 (la « lettre sur les chrétiens »). Mommsen, Droit pénal, p. 366-367. R. W. Davies,« The daily life of the roman soldier under the principate », dans Service in the Roman Army, D. Breeze et V.Maxfield éd., New York, 1989 (= Davies, Service), p. 57. Nippel, Order, p. 95.

50 Davies, Service, p. 62.51 CIL, VIII, 10570 : « (ton procurateur) a envoyé les soldats dans ce même domaine de Buruni, a fait arrêter et

maltraiter certains d'entre nous, en a fait enchaîner d'autres, et battre de verges et de bâtons quelques-uns qui étaientpourtant citoyens romains. Tout cela sous prétexte que … nous avions, en implorant Ta Majesté, écrit une lettreincorrecte … » On ne sait pas qui sont exactement ces soldats (Y. Le Bohec, La troisième légion Auguste, Paris, 1989(Études d'Antiquités africaines), n'y fait pas allusion) : on peut hésiter entre des auxiliaires ou des légionnaires ouencore des urbains mis à la disposition du procurateur par le proconsul de Carthage. En l'absence de spécialisationtechnique des unités et des hommes en fonction d'opérations de maintien de l'ordre, le rang du fonctionnairedemandeur, l'urgence de la situation, les intérêts en jeu, la nature des lieux aussi conditionnaient l'emploi d'élémentsprélevés sur tel ou tel corps de troupe.

52 CIL, VIII, 4508.53 Davies, Service, p. 54-66. Voir surtout Nelis-Clément, Beneficiarii, qui accorde toute la place qui convient à la

question des routes et des postes routiers (plus spécialement p. 149-193).

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Ces soldats étaient des gradés dont le statut variait avec le rang de leur commandant, mais

ceux qui nous intéressent ici portaient, à partir du IIe siècle, le titre de bénéficiaire du consulaire

(beneficiarius consularis), et achevaient le plus souvent leur carrière de 25 ans munis de ce titre

qu’ils jugeaient digne de figurer sur leur tombeau54. Au nombre de trente au moins par

gouverneur, ils étaient affectés au service du légat dans la capitale tout en continuant à dépendre

administrativement de leur légion55. Une des responsabilités importantes de leur fonction

consistait à se faire détacher pendant six mois ou plus, à tour de rôle et avec possibilité de

prolongation, dans une statio (un poste) routière dans laquelle les bénéficiaires avaient à leurs

ordres une petite poignée d’hommes placés sous leur tutelle. Ces postes étaient souvent au

voisinage d’un fort ou d’une agglomération. La durée du séjour, les périodes ou calendrier, les

transferts d’un poste à l’autre n’obéissaient à aucune réglementation d’ensemble et chaque

secteur provincial avait donc ses rythmes propres fixés par le gouverneur lui-même56. La

surveillance des greniers publics, la répression du brigandage et la sécurité des transports

publics justifiaient ces missions qui se développèrent sous Antonin le Pieux et Marc Aurèle.

Sans qu’il faille s’en étonner, ni en déduire que la tâche était particulièrement périlleuse, on doit

admettre que c’est par le biais de dédicaces religieuses que ces activités sont le mieux connues,

car chaque arrivée et chaque départ donnaient lieu en principe à des vœux propitiatoires et à des

remerciements de la part du bénéficiaire57.

Les déplacements des fonctionnaires et autres personnages officiels supposaient la présence

d’une escorte. Le gouverneur lui-même dans sa province, chaque fois qu’il allait rendre la

justice, le procurateur chargé de percevoir les revenus impériaux ou d’enquêter, le légat de

légion venant occuper son nouveau poste ou quittant l’ancien y avaient droit58. Mais le

gouverneur pouvait aussi être sollicité par les autorités de telle ou telle communauté devant la

menace d’une famine due en particulier à la spéculation, comme à Antioche de Pisidie, sous

Domitien59. Quoi qu’il en soit, la population pouvait se retourner contre le représentant du

pouvoir et mettre sa vie en péril : si Vespasien n’eut à affronter que des navets lors de son

proconsulat en Afrique60, un gouverneur d’Éphèse, capitale de la province d’Asie, faillit être

54 Nelis-Clément, Beneficiarii, p. 47-85 en particulier.55 Pour une mise au point, Nelis-Clément, Beneficiarii, p. 115-122 : selon l'opinion dominante, il y avait 30

bénéficiaires du gouverneur pour une légion, ce qui voudrait dire qu'une province à deux légions en procuraitsoixante. Il faut se garder de tout maximalisme en l'absence de données chiffrées interprétables avec certitude. Voiraussi P. Le Roux, « Ejército y sociedad en la Tarraco romana », Butlletí Arquelògic, 19-20, 1997-1998 (= Le Roux,Tarraco), p. 90-91.

56 Nelis-Clément, Beneficiarii, p. 203-210 en particulier.57 Nelis-Clément, Beneficiarii, p. 30-47 plus spécialement où il est traité du contenu et de la signification des

dévotions des gradés.58 Voir Davies, Service, p. 62-63.59 AE, 1925, 126 = 1926, 78 = 1997, 1482, de 92 ou 93 ap. J.-C.60 Suétone, Vesp., 4, 5 : « Il administra [l'Afrique] avec une totale intégrité et non sans une grande considération,

sauf lors d'une émeute à Hadrumète où on lui lança des navets. » Nippel, Order, p. 109.

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lapidé par ceux qui se plaignaient de la température des bains publics61. De même, les transports

de blé à destination des greniers impériaux ou de Rome, le convoi constitué de métaux précieux

ou de la paie des soldats fournissent des exemples complémentaires d’activités routinières et

bien attestées ou décelables dans la documentation62.

Arrestations et détentions découlaient évidemment de ces fonctions de police. L’envoi d’un

soldat dans un village pour prendre possession d’un prisonnier est mentionné à Oxyrhynchos63

et à Éphèse un légionnaire porte le titre d’agens curam carceris, c’est-à-dire de chargé de la

prison64. Les prisonniers étaient parfois des damnati ad metalla qu’il fallait garder en attendant

leur transfert sur le lieu de leur condamnation65. La présence de soldats dans les secteurs miniers

contrôlés par l’empereur trouvait là une part de sa justification66. Le Nouveau Testament offre

aussi des exemples originaux qu’il s’agisse de l’arrestation de Jésus ou de la crucifixion qui fut

exécutée par une escouade composée d’un centurion et de quatre soldats armés67. Les diverses

détentions de Paul de Tarse se firent sous garde militaire que ce fût à Césarée, durant le voyage

ou à Rome68. La passion de saint Fructueux, mis à mort dans l’amphithéâtre à Tarragone en

259, évoque son arrestation effectuée par les bénéficiaires du gouverneur69. Ce dernier exemple,

corroboré par d’autres, achève de convaincre que si l’armée était normalement sollicitée au

service de l’ordre public et de la justice, il n’y avait pas de corps spécialisé et il ne me paraît pas

prouvé que les castra peregrina et leurs locataires (les frumentaires) jouaient un rôle particulier

comme service de détention ou prison officielle70.

61 Philostrate, Vie d'Apollonios, I, 16. Nippel, Order, p. 109.62 Davies, Service, p. 62-63.63 Mommsen, Droit pénal, p. 360 et 366. Davies, Service, p. 182 (avec les références p. 282).64 ILS, 2368 = IEph, 2244 (il s'agit d'un frumentarius de la légion I Adiutrix).65 Davies, Service, p. 57 et 63. P. Le Roux, Exploitations minières et armées romaines : essai d'interprétation,

dans Minería y metalurgia en las antiguas civilizaciones mediterraneas y europeas. Coloquio internacional asociadoMadrid, 24-28 octobre 1985, II, Madrid, 1989 (= Le Roux, Exploitations), p. 176-177. En dernier lieu, H. Cuvigny,Mons Claudianus. Ostraca graeca et latina III, Le Caire, 2000 (IFAO), p. 35-36, qui recense des documentsconcernant aussi la libération de condamnés aux carrières d'albâtre en particulier.

66 Le Roux, Exploitations, p. 177, et Dig., 48, 19, 8, 4.67 Nouveau Testament : Matth., 27, 54 (« Le centurion et ceux qui gardaient Jésus ») ; Marc, 15, 39 (« le

centurion qui se tenait en face de Jésus ») ; Luc, 23, 36 et 47 (« le centurion vit ce qui était arrivé ; il loua Dieu et dit… ») ; Jean, 19, 23 (qui fait allusion à la présence des stratiôtai et au partage en quatre des vêtements de Jésus) : voiraussi Davies, Service, p. 57. Même si on ne peut assurer l'exactitude du récit, il est plausible que le détachementchargé par Ponce Pilate de la mise en croix ait été commandé par un centurion (quelle qu'ait été son unité derattachement). Il y a là assurément un bon reflet de la place occupée par les centurions dans les opérations de police.

68 Actes des Apôtres, 21-28 et M. Durry, Les cohortes prétoriennes, Paris, 1938 (= Durry, Cohortes), p. 351-354.Davies, Service, p. 57. Nippel, Order, p. 106-107.

69 Passion de Fructuosus, 1, 2 (éd. Musurillo) : « Mais alors que l'évêque Fructueux se reposait dans sa chambre,des bénéficiaires prirent place dans sa maison, à savoir Aurelius, Festucius, Aelius, Pollentius, Donatus et Maximus ;ayant entendu leurs pas, il se leva aussitôt et s'avança dehors dans leur direction en sandales. Les soldats s'adressèrentà lui : Viens ! le gouverneur te demande avec tes diacres. » Le Roux, Tarraco, p. 91. Nelis-Clément, Beneficiairii, p.223.

70 Les camps, quels qu'ils fussent, possédaient une prison ou carcer, ne serait-ce que pour punir le soldatindiscipliné, mais aussi pour tenir sous bonne garde un condamné ou prisonnier : voir G. Wesch-Klein, SozialeAspekte des römischen Heerwesens in der Kaiserzeit, Stuttgart, 1998 (HABES 28), p. 151-152. Cependant, lessources ne permettent pas de conclure à l'existence à Rome (même si Calpurnius Flaccus, Declamat., 4, décrit lecarcer publicus) d'une prison impériale attitrée et les castra peregrina – dont la raison d'être était autre – n'existaient

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L’EMPIRE, LA POLICE ET L’ARMÉE

Le dossier réuni, même incomplet71, est riche d’anecdotes et de données variées dont

l’assemblage n’est pas évident de prime abord. Deux questions principales se dégagent, me

semble-t-il, malgré tout. La première a trait aux modalités de l’intervention des troupes et la

seconde aux conditions dans lesquelles l’armée pouvait être ou était effectivement sollicitée.

Réunies, les deux interrogations font écho au problème du fonctionnement même de l’État

romain et de la manière dont celui-ci se représentait son propre rôle ; l’interprétation implique

aussi une réflexion sur les contours de l’activité militaire et ses fluctuations sous l’empire.

Les différentes situations relatées par les sources indiquent que les interventions des soldats

romains concouraient essentiellement à empêcher le développement d’actions violentes et non à

devancer une perturbation quelconque de la paix publique72. En outre, la protection des

personnes dans l’exercice de leur autorité et des communautés menacées dans leurs biens ou

l’intégrité de leurs membres était primordiale. Autrement dit, il est difficile, de prime abord, de

déceler dans les sources l’existence d’une politique claire, à plus forte raison constante, de la

sûreté publique visant à réduire la criminalité ou à empêcher les révoltes ou les émeutes. Dans le

même ordre d’idée, le recours à la force visait à favoriser par la contrainte le retour le plus

rapide possible au calme. Le point commun des actions recensées invite à considérer les soldats

comme une force de l’ordre, une force de police, utilisée sans régularité et sans idée préconçue

selon une procédure dictée par les circonstances73. Dans la majorité des cas, rien ne permet

d’affirmer par ailleurs que les militaires ont outrepassé cette règle, ni qu’ils se soient érigés en sans doute pas avant Trajan (ce qui ne veut pas dire que l'empereur n'utilisait pas des lieux privilégiés lorsqu'il jugeaitbon de faire emprisonner quelqu'un à Rome : voir Suétone, Tib., 61, 11. Toutefois, ce passage suggère que ladétention ne se confondait pas systématiquement avec une prison). Le choix d'un lieu de captivité et son degré punitifet humiliant devaient dépendre des circonstances, de la juridiction concernée, déterminée par la gravité du crime, etde la personne même des prisonniers (Ménard, Insécurité, p. 68-69, rappelle la plainte convenue de Juvénal, Sat., III,v. 309-314 sur la nécessité de multiplier les prisons de son temps). J.-U. Krause, Prisons et crimes dans l'empireromain, dans Carcer. Prison et privation de liberté dans l'Antiquité classique. Actes du colloque de Strasbourg (5-6décembre 1997), C. Bertrand Dagenbach, A. Chauvot, M. Matter, J.-M. Salamito éd., Paris, 1999, p. 117-128, rejettel'idée, défendue par R. Mac Mullen, d'une augmentation de la criminalité à partir du IIIe s. ; tout en rappelant que laprison punitive n'était pas normalement une pratique romaine, l'auteur attribue à une plus grande efficacité de lapolice et à l'extension du droit pénal et de la durée des « détentions en attente » l'accroissement des arrestations sousle Haut-empire.

71 Les données très dispersées sont malaisées à réunir et des oublis sont toujours possibles. L'échantillonprésenté, qui ne vise donc pas à l'exshaustivité, me paraît typologiquement à peu près complet cependant.

72 Ce qui n'est pas propre à l'empire romain et doit se comprendre comme une condition nécessaire à l'exerciced'un pouvoir capable d'assurer normalement la paix publique.

73 Je ne veux évidemment pas dire par là que le pouvoir du Haut-empire se serait comporté en dilettante etdevrait être opposé à l'État autoritaire de l'Antiquité tardive, tâtillon et policier (c'est le point de vue proposé par MacMullen, Soldier, p. 51-54). Il est incontestable que, dans le domaine du maintien de l'ordre comme dans d'autres, lamonarchie augustéenne a affiné les méthodes nées sous la République et a pu leur donner une efficacité nouvelle parle recours à des moyens nouveaux. Le « gigantisme » même de l'agglomération romaine exigeait autre chose qu'unepolitique au jour le jour. Le problème de fond est celui des motivations et des comportements qui, comme on verra,

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pouvoir de justice aux dépens de l’administration judiciaire et civile. En revanche, il est

probable qu’ils ont contribué à asseoir et à renforcer tel ou tel témoignage, et à informer ceux

qui étaient chargés de l’instruction et de la décision, soit en produisant des témoins, soit en

fournissant eux-mêmes des renseignements de première main sous forme d’un rapport écrit ou

oral74. Il arriva, en Égypte, même dans des cas où aucun soldat n’était impliqué, que le centurion

ait été appelé par l’autorité judiciaire à formuler un jugement, mais il n’est pas sûr qu’il ait pris

l’initiative de la peine et de son application75. Par ailleurs, en temps normal, un soldat en service

n’était pas cité directement comme témoin lors d’un procès civil76, sauf si le cas concernait ses

intérêts immédiats ou ceux d’un proche. Dans le Digeste, d’après Macer77, il est rappelé que le

soldat ne peut pas être accusateur. Un rescrit de Gordien III (entre 238 et 244) soulignait qu’un

soldat ne pouvait poursuivre sa femme pour adultère que si les obligations du service n’en

étaient pas affectées78.

Prétoriens, urbains, vigiles, légions voire auxiliaires, tous pouvaient être appelés à participer

au maintien de l’ordre, à la surveillance des lieux publics, à la protection des personnes, même

s’il semble que la place occupée par les ailes et cohortes dans ce type d’opération ait été

relativement restreinte et fonction de la situation locale. Certains indices permettent en effet

d’affirmer que le rôle de force de l’ordre faisait, théoriquement et en fait, partie intégrante du

métier de soldat quel qu’il fût, non seulement à Rome, mais aussi dans les provinces79. Les

sources écrites et les stèles funéraires attirent ainsi l’attention sur le fustis ou bâton noueux

destiné à écarter ou à serrer la foule autant qu’à frapper en cas d’émeute et à fustiger en guise de

ne peut se réduire à une question de peur ou de simple recours arbitraire à la force, mais engage une culture politiqueau sens fort du terme.

74 Par exemple BGU, 275 (21 décembre 215 ap. J.-C.) : Davies, Service, p. 178. Le centurion, dans ce cas commedans beaucoup d'autres, est essentiellement chargé de l'enquête à la demande du plaignant. Le verdict énoncéconcerne ainsi les résultats de l'enquête, non un jugement exécutoire : c'est ce que montre le dossier réuni par B.Campbell, The emperor and the roman army 31BC - AD235, Oxford, 1984 (= Campbell, Emperor), p. 431-435. Lesplaintes adressées aux centurions se justifient par le souci de contraindre les témoins à se manifester et de découvrirles coupables et non par la volonté d'obtenir une condamnation immédiate, même si les arrangements à l'amiable,garantis par le soldat, devaient exister, ne serait-ce que pour alléger l'activité du juge ou lorsque la cause étaitvraiment mineure. Contra Campbell, Emperor, p. 431-432, qui invoque l'isolement du centurion pour lui attribuerune juridiction informelle, ce qui est difficile à admettre, même avant la « muncipalisation » sévérienne, d'autant queles archives émanent des bureaux des stratèges en général. En outre, le rescrit de Gordien III, cité p. 434 (CJ 7, 48, 2),indique clairement qu'il n'y avait pas en principe de juridiction militaire indépendante en dehors des camps. Voiraussi Nippel, Order, p. 105.

75 Le poids du rapport d'enquête était certainement très important et influençait, à n'en pas douter, la décisionfinale, d'où l'esprit des pétitions adressées aux centurions ou aux bénéficiaires (voir Campbell, Emperor, p. 432, quine distingue pas cet aspect de l'acte d'émettre personnellement la sentence).

76 Campbell, Emperor, p. 254-265, sur le soldat et sa situation légale et de facto face à la justice.77 Dig., 48, 2, 8, 798 : (ceux qui ne peuvent pas porter d'accusation) « … les autres, à cause de leur sacramentum,

tels ceux qui sont au service militaire … ».78 CJ 9, 9, 15.79 M. P. Speidel, The fustis as a soldier's weapon, AntAfr, 29, 1993 (= Speidel, Fustis), p. 137-149. On ne sait pas

si les soldats recevaient un entraînement particulier en matière de maintien de l'ordre ou si la préparation au métiermilitaire semblait suffisante, ce qui est probable. Le maniement adroit et bien senti du bâton était ensuite affaire desensibilité personnelle.

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punition pour atteinte à la sécurité ou à l’ordre public80. L’usage du bâton, au lieu des armes,

contribuait à distinguer les opérations de maintien de l’ordre de la guerre et le citoyen de

l’empire du barbare81. Les exemples romains sont les plus nombreux82, mais une stèle d’un

fantassin de cohorte auxiliaire à Cherchel montre que les soldats au service des gouverneurs

étaient appelés à exercer des tâches semblables à celles des unités de la garnison urbaine83. Les

méthodes et la violence des comportements ne sont jamais décrites en détail dans les textes,

même lors des crises politiques graves où elles ne sont que suggérées et vont, par l’usage des

armes, bien au-delà des opérations habituelles de maintien de l’ordre84.

Aucune charge ne correspondait dans les unités à des fonctions spécialisées de police en

dehors de la garde de la prison (l’optio carceris ou carcerarius chez les prétoriens, les urbains et

les vigiles) qui servait aussi sans doute à la détention de prisonniers extérieurs à l’armée (l’optio

custodiarum, quant à lui, était responsable des tours de garde et non d’une prison)85. C’est

surtout dans l’officium des préfets du prétoire ou des gouverneurs de province qu’on rencontrait

des gradés affectés à des tâches spécialisées d’auxiliaires de justice86. On citera par exemple des

soldats qui se disent quaestionarius ou a quaestionibus et étaient chargés de l’interrogatoire des

accusés dans le cadre de procédures criminelles. Mais ces fonctions n’avaient qu’un temps et

80 En revanche, la vitis ou cep, réservée aux centurions et évocats était un bâton droit (Speidel, Fustis, p. 137).L'une comme l'autre, représentés sur les monuments funéraires, revêtaient ainsi une double signification : à laparticipation au respect du bon droit s'ajoutait le sentiment du prestige d'un métier exercé au service de l'empire.

81 Il ne s'agit pas à proprement parler d'idéologie ici, mais de vision de l'ordre par le gouvernant méfiant enversceux qui ne paraissaient pas partager les valeurs de l'humanitas.

82 Suétone, Cal., 26 : « Troublé dans son sommeil par la rumeur des gens qui, dès le milieu de la nuit,s'installaient aux places gratuites dans le cirque, il les fit tous chasser à coups de bâton (omnis fustibus abegit)… »Sur les cohortes urbaines et l'usage du fustis : Dig., 1, 12, 10, 21 ; pour les vigiles, Dig., 1, 15, 3, 1-2 (fustibus castigat[le préfet] eos qui neglegentius ignem habuerunt, aut severa interlocutione comminatus fustium castigationemremittit). Hérodien, 2, 4, 1 (« Il [Pertinax] ordonna aux soldats de mettre un terme aux excès auxquels ils se livraientcontre les citoyens et de ne plus avoir de hache à la main, ni non plus de frapper les gens qu'ils rencontraient. ») et 2,6, 10 (« Il [Julianus] ajouta qu'il leur redonnerait la licence dont ils jouissaient sous Commode. ») témoignentindirectement, à l'occasion d'événements exceptionnels, de la rudesse ordinaire de la répression.

83 Speidel, Fustis, p. 138-144 : AE, 1976, 750 (corpore custos) ; ILS, 2568 (coh. Surorum) ; AE, 1921, 31 (coh.VI Delmatarum). Je n'en tirerai pas cependant la conclusion que Caesarea de Maurétanie était une villeparticulièrement dangereuse (p. 144), mais qu'elle était une capitale provinciale où la préoccupation du maintien del'ordre était de ce fait plus visible qu'ailleurs. C'est ce que confirment le monument de C. Valerius Valens de la légionVIII Augusta, décédé à Corinthe et représenté avec le fustis (AE, 1978, 777 avec le commentaire de Speidel, p. 146),et l'inscription du Pirée CIL, III, 7287 = ILS, 1867, dont le dédicant est un publicain de la vicesima libertatis.

84 Voir, par exemple, Dion Cassius, LIX, 30 (sur le meurtre de Caligula et les réactions à Rome). Toutefois,Suétone, Cal., 26 (supra n. 82) ou Tacite, Ann., I, 77, 1 (supra n. 13) montrent que les morts étaient parfois nombreuxalors que les lieux de spectacle, clos par définition, étaient l'un des théâtres privilégiés de manifestations débouchantsur la violence dont les soldats pouvaient également être victimes. L'impression générale tirée de passages qui sont, ilest vrai, des exempla, est celle d'une répression relativement brutale et sans états d'âme.

85 Optio carceris ou carcerarius : A. von Domaszewski, Die Rangordnung des römischen Heeres, 2.durchgesehene Auflage. Einführung, Berichtigungen und Nachträge von B. Dobson, Cologne-Graz, 1967 (=Domaszewski, Rangordnung), p. 12-27. Voir, en outre, avec des références, pour les prétoriens, Durry, Cohortes, p.101 et 103 ; pour les urbains, H. Freis, Die Cohortes urbanae, Cologne-Graz, 1967 (Epigraphische Studien 2), p. 121= CIL, IX, 1617 = ILS, 2117 (optio carcaris) et, en outre, CIL, VI, 531 ; pour les vigiles, Sablayrolles, Vigiles, p. 225-226 et 232 (qui souligne le lien avec la fonction de police des unités). Optio custodiarum (dans les légions) :Domaszewski-Dobson, Rangordnung, p. 46 et 49, suivi par G. Watson, The roman soldier, Londres, 1981 [1969] (=Watson, Soldier), p. 126 et 205, y voit un gardien de la prison du gouverneur.

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n’étaient qu’une étape plus ou moins longue dans une carrière. On évoquera aussi les

frumentarii chargés au départ des réquisitions en céréales et devenus, sous l’empire, un corps

détaché à Rome dans les castra peregrina dont les titulaires continuaient à dépendre

administrativement de leur légion d’origine87. Utilisés comme courriers entre la capitale et les

différents secteurs militaires de l’empire, ces soldats étaient parfois chargés de la surveillance

discrète des hauts fonctionnaires pour le compte de l’empereur88.

On ne s’étonnera pas de trouver un centurion désigné comme juge par le préfet pour régler,

en Dalmatie, un différend territorial opposant deux communautés sur la validité du tracé des

limites intercommunales ou, en Égypte, un problème de propriété89. De même, l’utilisation des

marins de la flotte de Misène, pour manier le velum du Colisée afin de protéger les citoyens du

soleil et des intempéries ou pour la préparation des naumachies, n’a rien qui puisse surprendre,

car il s’agissait, en l’occurrence, du confort des citoyens convoqués par l’empereur pour des

divertissements90. Plus généralement, la documentation propose un éventail impressionnant

d’activités diversifiées qui incombaient aux unités provinciales : le travail dans des carrières ou

des mines, la construction des grandes routes, de canaux ou d’adductions d’eau, l’édification de

remparts s’ajoutaient à des missions de ravitaillement ou d’achat de fournitures variées, parfois

loin des bases91. C’est l’occasion aussi de rappeler que le soldat romain était épisodiquement

occupé à des travaux de construction, d’entretien et de réparation du camp. Ces observations

débouchent sur la question de la signification de ces activités et rejoignent le problème débattu

du rôle des armées dans l’empire et au service de l’empire que soulèvent aussi, nous l’avons dit,

les fonctions de police, d’administration, de maintien de l’ordre public qui impliquaient la

présence de soldats.

Deux idées sont en cause me semble-t-il : d’une part, celle de la militarisation de

l’administration impériale, d’autre part, celle d’un dévoiement de l’activité des armées dont

86 Le Roux, Tarraco, p. 90-93. Voir surtout, R. Haensch, Capita provinciarum. Statthaltersitze und

Provinzialverwaltung in der römischen Kaiserzeit, Mayence, 1997 (Haensch, Capita), p. 855-87 (indices) enparticulier.

87 Nippel, Order, p. 100-101 (avec la bibliographie essentielle).88 M. Clauss, Untersuchungen zu den principales des römischen Heeres von Augustus bis Diokletian.

Cornicularii, speculatores, frumentarii, Bochum, 1973 (= Clauss, Principales), p. 82-117 (avec les textes grecs etlatins indiquant l'activité des frumentarii).

89 CIL, III, 9832 = ILS, 5949 (les centurions sont dits iudices dati) et CIL, III, 9864 a = ILS, 5950, concernant laDalmatie sous Caligula. Pour l'Égypte : P. Oxy., 1637 (sous Valérien et Gallien) ; voir également R. S. Bagnall, Armyand police in roman upper Egypt, JARCE, 14, 1977, p. 67-86 ; Alston, Soldier, p. 93-96. Voir en outre pourl'ensemble de l'empire, Mac Mullen, Soldier, p. 49-76, et Davies, Service, p. 65, avec les références, n. 187 et p. 178.

90 SHA, Commod., 15, 6. M. Reddé, Mare nostrum. Les infrastructures, le dispositif et l'histoire de la marinemilitaire sous l'empire romain, Rome, 1986 (BEFAR 260), p. 451.

91 Voir, pour un inventaire succinct, Davies, Service, p. 51-65. Il convient de rester prudent et de ne pas croireque les soldats romains étaient employés au service des communautés civiles comme le comprennent Mac Mullen,Soldier, p. 32-35, ou Y. Le Bohec, dans L'Africa romana, 11, 1996, p. 1391-1397. Presque toujours, descirconstances singulières et des ordres venus d'en haut rendent compte de la présence militaire au service des cités.

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l’institution était en principe justifiée par l’entraînement à l’art de la guerre et par la protection

de la communauté impériale contre les menaces d’adversaires extérieurs et intérieurs.

La « grande stratégie » n’est pas ici concernée92. En revanche, l’intervention militaire dans

le maintien de l’ordre public met en jeu la manière dont le pouvoir impérial concevait son rôle

et ses activités93. Or, on constate qu’en dehors de Rome, la sécurité des citoyens locaux et la

tranquillité publique dépendaient des autorités communales quel qu’ait été le statut de la cité,

colonie, municipe ou communauté pérégrine94. Les indices sont maigres pour les périodes

hautes et le sont plus encore pour les provinces occidentales que pour les provinces orientales.

L’un des documents le plus souvent invoqué est la loi d’Urso (Osuna, Séville, en Andalousie)

dont le chapitre CIII stipule que le magistrat en charge de la juridiction pour l’année pouvait

légalement diriger la population en armes dans l’intérêt de la défense du territoire avec l’accord

des décurions ou conseil municipal, avec un rang équivalent à celui de tribun militaire à Rome95.

On soulignera surtout l’autonomie octroyée à la colonie en la matière à l’époque de création de

la cité (à l’initiative de César), mais également le fait que l’ordre public relevait aussi des

magistrats locaux. Deux inscriptions de Nyon96, complétées par celles de Bingen et de Bois-

l’Abbée97, prolongent en effet l’information par la mention d’un préfet arcendis latrociniis,

c’est-à-dire d’une fonction locale spécialisée destinée à lutter contre le brigandage98. À Nîmes,

92 L'expression est due à E. N. Luttwak et a été contestée à juste titre. Les termes de « contrôle des frontières »

sont sans doute préférables, car l'expansion romaine, sous l'empire, n'était pas déterminée par des conceptionsscientifiques en matière de frontière idéale, mais privilégiait les réponses locales en fonction des moyens et del'urgence au nom d'un empire sans limites définies.

93 De manière négative et positive, même si les textes nous laissent penser que le pouvoir romain raisonnaitnégativement plus que positivement quand il s'agissait de fixer des normes, des domaines d'activité ou descompétences.

94 Nippel, Order, p. 104-105, qui rappelle que les institutions locales variaient en la matière. On ajoutera que lestatut de la communauté n'était pas nécessairement en cause. Il est plus juste de noter que dans les cités grecquesd'Orient les responsables de l'ordre public étaient diversifiés et spécialisés, conformément à une longue tradition.

95 Lex coloniae genetivae, 103 : « chaque fois que les décurions auront décidé, pour la défense du territoire de lacolonie, de faire sortir en armes les colons, les incolae et les contributi […] que ce duumvir ou celui à qui le duumviraura confié le commandement ait le même droit et le même pouvoir de poursuite que le tribun des soldats du peupleromain dans l'armée du peuple romain … »

96 CIL, XIII, 5010 ; AE, 1978, 567.97 CIL, XIII, 6211 (Bingen). Aujourd'hui perdue et non exempte de problèmes de lecture et de restitution : voir

J.-L. Veuthey, Le préfet à la répression du brigandage : nouvelles données, Études de Lettres, avril-juin, 1994 (=Veuthey, Répression), p. 77). AE, 1982, 716 (Bois l'Abbée).

98 Veuthey, Répression, p. 75-81, présente le dossier et un état des discussions. Il remet en cause l'hypothèse deD. van Berchem d'une fonction municipale au nom de la chronologie et du lien possible avec des événements attestéschez les Séquanes sous Marc Aurèle dans l'Histoire Auguste. Le fait que Nyon soit une colonie césarienne et ce quel'on sait par ailleurs du rôle des autorités locales dans la lutte contre le brigandage sous l'empire, rapprochés du faitque le duumvir d'Urso pouvait être remplacé par ce qui ne peut être qu'un préfet, implique qu'il s'agit d'unemagistrature locale, quelle qu'ait été la date du texte de Q. Severius Marcianus. Le caractère temporaire de lafonction, forcément liée aux circonstances, suffit à expliquer qu'elle n'apparaisse pas comme une charge ordinaire(d'où sa rareté épigraphique). La comparaison avec la seule Narbonnaise et la préfecture des ouvriers, outre lesdifficultés que celle-ci soulève, ne paraît pas convaincante. Les analyses présentées ici prouvent qu'il n'y eut pas deremise en cause de l'autonomie locale en matière de défense au Haut-empire. L'épisode qui a pu motiver la remise envigueur de la préfecture ne saurait être considéré d'emblée comme la preuve d'une crise durable, d'autant que, ni dansun cas ni dans l'autre, la préfecture pour la répression du brigandage est ce qui justifie à Nyon l'érection dumonument.

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la carrière des honneurs comporte la charge de préfet des vigiles et des armes99 et suggère donc

une police urbaine visant à lutter contre les incendies, la criminalité nocturne et le brigandage.

Dans les cités orientales, les irénarques, les paraphylaques ou orophylaques disposaient d’un

corps de diogmites (ou « chasseurs de bandits ») pour protéger la ville et la campagne100.

L’Égypte de la Chôra signale le rôle d’institutions villageoises assurant le respect des biens et

des personnes : c’est le cas en particulier à Euhemeria, dans le nome arsinoïte, entre 28 et 42 de

notre ère, mais rien ne permet de décider qu’elles avaient une autonomie et qu’elles

n’impliquaient pas les soldats101. Enfin, à la suite de l’étude suggestive de L. Dubois et étant

donné la place de la fonction dans l’inscription I. Napoli 30, je serais tenté de faire du

*lauqelarchos un magistrat préposé à la surveillance du territoire pour lutter contre le

brigandage plutôt que le chef d’un territoire conquis sur la forêt102.

En temps ordinaire donc, chaque petite communauté dotée de magistrats était responsable

de la paix civile sur son territoire, sans qu’on sache quelle part tenaient les esclaves publics, les

domesticités ou les clients et concitoyens103. À en juger d’après les prières juridiques ou

défixions trouvées dans certaines villes provinciales ou à Aquae Sulis (Bath), l’efficacité n’était

pas forcément au rendez-vous104. Malgré tout, le constat de l’autonomie locale en matière de

sûreté publique permet de mieux comprendre à quelles conditions et dans quelles circonstances

l’armée était sollicitée. En l’absence d’une police institutionnalisée, chaque fois que la

répression des troubles de l’ordre public et des atteintes au droit et à l’intégrité des biens et des

personnes ne pouvait plus être garantie par les responsables locaux, l’autorité centrale ou ses

représentants devait prévoir ou non d’intervenir. L’empire utilisait alors la seule force organisée

et préparée physiquement dont il disposait, l’armée. Pour tenter de mieux cerner la question, on

rappellera qu’il y avait aussi une délimitation des compétences dans le domaine judiciaire

99 AE, 1992, 1216 (Nîmes est colonia Augusta).100 Importante bibliographie, relativement dispersée : voir, outre les travaux de D. Magie et L. Robert, Mac

Mullen, Soldier, p. 132-136 ; Mac Mullen, Order, p. 257-259 ; M. Sartre, L'Orient romain, Provinces et sociétésprovinciales en Méditerranée orientale d'Auguste aux Sévères (31 avant J.-C. - 235 après J.-C.), Paris, 1990, p. 131et 290 ; A. D. Manfredini, Municipii e città nella lotta ai latrones, dans Roma y las provincias. Realidadadministrativa e ideología imperial, J. González éd., Madrid, 1994 (= Manfredini, Latrones), p. 150-151 ; J.-J.Aubert, « Policing the countryside : soldiers and civilians in egyptian villages in the third and fourth centuries AD »,dans La Hiérarchie (Rangordnung) de l'armée romaine sous le Haut-empire,, Actes du congrès de Lyon (15-18septembre 1994) rassemblés et édités par Yann Le Bohec), Paris, 1995, p. 258-261 en particulier.

101 Lewis, Egypt, p. 77-78. Alston, Ties, p. 187.102 L. Dubois, Un nom de magistrat énigmatique : le *lauqelarchos napolitain, AION (Filol.), 16, 1994, p. 157-

162, suggère, pour un terme dont le radical lauk- n'est pas grec, une relation avec la forêt. Quelle que soitl'étymologie exacte, la position hiérarchique juste avant la fonction de démarque, la plus élevée en rang selonStrabon, s'accorde avec un rôle de police locale et avec les institutions des cités grecques. Cette hypothèse me paraîtrenforcée par le caractère épisodique de sa manifestation, à l'instar de la préfecture pour la répression du brigandage.

103 Nippel, Order, p. 104, n'aborde guère la question et pense à une réquisition des citoyens au cas par cas. La loid'Irni (voir AE, 1986, 333), prévoit une surveillance de nuit pour les édiles « en cas de nécessité », mais n'indique pasles moyens, car il ne peut pas s'agir des esclaves publics dits limocinctus évoqués ensuite. Manfredini, Latrones, p.147-159, parle de répression vigoureuse et doute que dans les cités d'Occident l'affaire ait été systématiquementconfiée à un préfet arcendis latrociniis, ce que suggérait Mommsen (voir aussi supra n. 98). Cette charge étaitextraordinaire et non ordinaire. L'auteur demeure prudent sur les mesures ordinaires de maintien de l'ordre.

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d’après les règlements municipaux : la justice locale ou municipale ne pouvait, en effet, être

saisie que des causes inférieures n’excédant pas tel ou tel montant d’une amende, tout le reste

devant être porté à la connaissance du tribunal du gouverneur105. Il n’est donc pas vrai, comme

on le pense trop souvent, que le pouvoir impérial négligeait les questions de maintien de l’ordre

et les tâches de police. Faute de pouvoir tout contrôler, dans un contexte où la protection et la

justification l’emportaient sur la prévention et l’éducation, dans un empire vaste où sans doute

les problèmes n’étaient que rarement insurmontables par les moyens habituels, les empereurs

savaient pouvoir compter sur la force militaire pour rétablir le calme. En ce domaine, comme

dans d’autres, le contrôle de la situation dictait, semble-t-il, la conduite à tenir106.

Il ne me paraît pas faire de doute que la décision du pouvoir central de s’occuper d’une

affaire était déterminée par la mise en cause plus ou moins directe et sérieuse des intérêts

immédiats de l’empereur ou de la res publica. Lorsque les troubles mettaient en péril la

compétence et la visibilité de l’Auguste, celui-ci devait manifester sa puissance et son pouvoir

de trouver une réponse et une solution satisfaisante. Mais l’empire était fondé sur le droit plus

que sur la force107, et le respect de la loi incombait en dernier ressort à l’empereur qui, en

principe, se devait à titre individuel de s’y soumettre. L’appel à l’armée, sauf dans des

circonstances particulières, ne devrait donc pas être interprété a priori comme le résultat d’une

volonté arbitraire, mais comme la réaction d’un pouvoir soucieux en permanence de l’ordre

public, qui estimait que l’image même de l’imperium était en jeu. Qu’il se soit agi en effet du

contrôle de la plèbe à Rome et de la protection des intérêts des citoyens romains, jugés

essentiels, de compétence judiciaire, de protection des intérêts du Fisc et du patrimoine impérial

ou de répression de violences qui pouvaient porter atteinte à la majesté impériale, l’empereur ou

ses délégués n’avaient pas le choix. Aussi, dans la mesure où les tâches traditionnelles de

l’armée n’étaient pas contrariées parce qu’aucune pression préoccupante et prioritaire n’existait

aux frontières, ni qu’aucune crise intérieure grave ne sévissait, les représentants du pouvoir et de

l’autorité mobilisaient une force militaire restreinte, proportionnée à l’importance des

troubles108. Les corps de troupes n’étaient pas détournés de leurs fonctions habituelles et le

pouvoir impérial apparaissait, selon son vœu, comme le maître de la puissance publique.

104 H. Ménard, « Le vol dans les tablettes de la Bretagne romaine », RHD, 78, 2, 2000, p. 289-299.105 Voir la loi d'Irni, rubrique 86 (AE, 1986, 333).106 Tant que le danger n'était pas perçu comme menaçant pour le pouvoir et l'autorité de l'administration

impériale, l'empire se contentait d'user des moyens habituels.107 Malgré R. Mac Mullen, Roman social relations 50 B.C. to A.D. 284, New Haven-Londres, 1974, p. 121-127

en particulier.108 Ménard, Insécurité, p. 70-71, met en valeur les déformations des sources et la difficulté à évaluer le degré

d'insécurité.

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Naturellement, l’équilibre n’était pas aisé à trouver et on ne saurait oublier que les armées

n’offraient pas toujours l’image d’une corporation seulement soucieuse d’accomplir au mieux

les tâches qui lui avaient été confiées109.

LE SOLDAT CONTRE L’ORDRE PUBLIC

L’abus de pouvoir, le sentiment de l’impunité et l’attachement jaloux à des privilèges

parfois usurpés (dans la mesure où de nombreux milites n’étaient, à certaines époques, que peu

exposés aux risques guerriers du métier) contribuaient à forger l’image d’un soldat fauteur de

troubles et aussi redoutable que le collecteur d’impôt, susceptible d’engendrer des rejets violents

dommageables pour la paix civile110.

Les œuvres de fiction, le Satiricon de Pétrone ou l’Âne d’or d’Apulée, représentent le soldat

comme un personnage violent et voleur à l’occasion, non sans raison. Le héros malheureux du

roman de Pétrone, Encolpe, est apostrophé par un soldat qu’il qualifie de « quelque déserteur

sans doute ou quelque rôdeur de nuit : ‘ Holà, camarade ! me dit-il, de quelle légion es-tu ? de

quelle centurie ?’ Du front le plus assuré je me forgeai aussitôt mon centurion et ma légion. –

‘Alors dis-moi, reprit-il, est-ce que dans votre armée les soldats se promènent chaussés de

blanc ?’ À ces mots, l’altération de mes traits et mon tremblement même ayant trahi

l’imposture, l’autre m’ordonne de mettre bas les armes et de prendre garde à moi. Dépouillé de

la sorte […] »111 Le célèbre épisode de l’œuvre d’Apulée met aux prises un jardinier

hellénophone devenu propriétaire de Lucius, changé en âne, et un soldat « incapable de réprimer

son insolence habituelle »112. Le jardinier, victime de son ignorance du latin et de la mauvaise

foi du militaire, parvient à garder l’âne en s’enfuyant, mais il est retrouvé à la ville par le soldat

qui a appelé en renfort des collègues et l’homme est ainsi transféré au magistrat et jeté en prison

en attendant la mort. Dès lors, chargé de l’équipement du soldat, l’âne est harnaché à la façon

d’une monture militaire et promené sur la route observant que l’effet recherché était de faire

peur aux malheureux voyageurs en se présentant comme une armée en déplacement. Comme l’a

noté B. Campbell, le soldat savait se protéger derrière sa hiérarchie en invoquant le nom de son

praeses ou de l’empereur113.

109 Il semble se dégager de la lecture des documents, malgré tout, une impression claire : sauf à Rome, siège du

pouvoir et ville surpeuplée, le critère de l'autonomie civique et de l'organiosation politique décidait des moyensutilisés. L'armée était substituée en quelque sorte à des élites locales absentes ou défaillantes dans la défense del'ordre public.

110 Campbell, Emperor, p. 243-254, qui rend cependant responsable des excès le sous-développementadministratif de l'empire, ce qui n'est pas recevable, à mon avis (voir aussi supra n. 51).

111 Pétrone, Sat., 82 (voir aussi Campbell, Emperor, p. 243).112 Apulée, Mét., IX, 39-42 (aussi Campbell, Emperor, p. 243-244, qui s'appuie sur l'épisode pour dénoncer sans

autre nuance l'impuissance du simple civil face à une armée supposée le protéger).113 Campbell, Emperor, p. 244.

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Les déplacements des armées et des soldats et les opérations de ravitaillement et de

réquisition de moyens de transport étaient les circonstances apparemment mises à profit par les

militaires pour procéder aux exactions et aux excès dont se plaignaient les civils. Un papyrus du

règne d’Hadrien indique que le préfet M. Petronius Mamertinus édicta des mesures visant à

lutter contre les soldats qui, sans pièce officielle, se livraient à des réquisitions par la force et

extorquaient les laissez-passer aux autorités locales par la corruption114. Un document

extraordinaire du IIe s. de notre ère, mentionne dans un compte privé la somme de 400 drachmes

(ce qui est élevé) pour un paiement exigé par le soldat (sans doute en échange de services

rendus, peut-être dans le cadre d’une enquête, car il est question aussi du chef de la police)115.

Les armées en campagne profitaient de leur passage pour aller au-delà de ce qui était exigible

des populations. La pétition des villageois de Scaptopara en Thrace, datée de décembre 238, à

l’empereur Gordien III, affirme que les soldats profitent de la fête locale pour abuser, quinze

jours durant, du droit d’hospitium ou hébergement, que certains autres se détournent de leur

itinéraire pour exiger les mêmes services à titre gratuit, imitant en cela les gouverneurs et les

procurateurs116. Les habitants se disent épuisés, incapables de faire face plus longtemps, et

menacent de devoir quitter le village si l’empereur ne remédie pas à la situation. Malgré la

rhétorique et la volonté d’apitoyer, la plainte n’était pas que de pure forme, mais l’empereur

renvoya l’affaire devant le gouverneur de la province. La gravure du dossier dans la pierre est la

preuve que les villageois avaient obtenu satisfaction, sans qu’on sache si les coupables furent

effectivement sanctionnés.

L’Asie est particulièrement riche en témoignages de cette sorte. À Tabala de Lydie, un

rescrit de Pertinax signale la plainte de la cité concernant les soldats qui se détournent de leur

route pour exiger des « suppléments » de recrues ou en dispenser la communauté moyennant

contrepartie en argent117. À Takina, en Pisidie occidentale, sous Caracalla, un rescrit de

l’empereur donne l’ordre à son procurateur affranchi de contrôler les agissements des soldats

venus en éclaireurs préparer le déplacement des proconsuls et éviter qu’ils ne pillent les

champs118. Les colons impériaux d’Aragoua de Phrygie, sous Philippe l’Arabe, s’expriment en

ces termes : « Nous sommes opprimés au-delà de toute expression et nous sommes victimes

d’exactions de la part même de ceux dont le devoir est de protéger le public. En effet, nous

habitons au milieu des terres et ni les chefs militaires [ceux qui pénètrent] dans le terroir

d’Appia quittent les voies publiques […] soldats, notables prééminents à la ville et vos

[Césariens], ils font irruption chez nous, délaissant les voies publiques, ils nous détournent de

114 SP, 221, daté de 133-137 de n. è.115 SB, 9207 ; Campbell, Emperor, p. 248-249.116 AE, 1994,1552 (avec le texte original en grec et la traduction de M. Sève).117 AE, 1990, 949.118 AE, 1989, 721.

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nos travaux et réquisitionnent nos bœufs de labour et s’emparent de ce qui ne leur est pas dû,

etc. »119 Le soldat n’est une nouvelle fois pas seul en cause, mais il est bien présent. On

observera d’autre part que les colons d’un domaine, dépendant directement de l’empereur,

avaient plus de chance d’être écoutés du prince que d’autres collectivités120.

Les prérogatives de l’administration, les impératifs de l’intendance militaire ouvraient la

porte à des comportements nuisibles et les passe-droits le disputaient à la contrainte. Les

archives évoquées, et qu’on pourrait multiplier, rappellent aussi que la possibilité d’obtenir

réparation ou justice n’était pas vouée systématiquement à l’échec. La richesse des documents

égyptiens est en partie liée au fait que les paysans et villageois de la Chôra étaient souvent des

dépendants, dans la mesure où ils ajoutaient à leur modeste champ la location de terres

impériales ou autres dont ils devaient acquitter régulièrement le loyer et les taxes aux autorités

fiscales, quand un village n’avait pas l’obligation de mettre en valeur une terre domaniale

laissée en friche faute de preneur121. On pourrait dire que la tonalité de nos documents d’une

façon générale – et pas seulement égyptiens – est au diapason des exigences de l’administration

et des armées qui disposaient de moyens de pression et de contrainte étendus, au point que la

frontière entre ce qui était supportable et ce qui l’était moins était floue. On voit d’autre part que

l’action nuisible des soldats n’était pas seulement de leur fait, mais découlait aussi des ordres de

leurs supérieurs. Il n’est pas exclu non plus que l’existence d’abus ait engendré des accusations

injustifiées à l’encontre des militaires, assimilés à l’injustice et à l’arbitraire d’une

administration exigeante.

Le soldat était l’auxiliaire indispensable du pouvoir, ce qui impliquait aussi que l’empereur

le protégeât et lui garantît un statut conforme à son rôle. B. Campbell a réuni l’essentiel du

dossier sur les privilèges légaux et judiciaires du soldat et a aussi rappelé qu’en la matière

l’empereur ne pouvait rester sourd chaque fois qu’il s’agissait de l’armée et qu’il ne devait

laisser à aucun secrétaire ou auxiliaire le soin de répondre à sa place122. Le risque de

mécontentement était une crainte permanente et ne pouvait qu’être aggravé par l’attitude

intransigeante d’un pouvoir qui aurait refusé d’entendre les doléances de ses serviteurs. À

Scaptopara, c’est un soldat de la Xe cohorte prétorienne et propriétaire sur place qui se présente

comme le porte-parole des pétitionnaires123. On ne s’étonnera donc pas que, d’une façon

119 CIL, III, 14191 = IGR, IV, 598. Voir X. Loriot et D. Nony, La crise de l'empire romain 235-285, Paris, 1997,

p. 51-53 (avec les diverses références).120 Voir supra n. 51 et infra n. 124.121 Alston, Ties, p. 187-189.122 Campbell, Emperor, p. 254-263, qu'il convient de mettre en balance avec les p. 281-299 où l'auteur nuance

l'idée de privilège et de protection systématiquement accordée au soldat.123 AE, 1994, 1552 : il s'agit d'un prétorien de la Xe cohorte, Aurelius Purrus.

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générale, le soldat ait été mieux écouté de l’empereur que les civils124, ni que, face à la justice,

un militaire ait été en position de gagner chaque fois qu’une cause l’opposait à un simple

citoyen ou sujet. À titre individuel, les soldats demandaient à l’empereur de résoudre en leur

faveur des questions d’ordre privé concernant de l’argent, des testaments ou des propriétés.

Mais les demandes relatives à l’administration militaire, au recrutement, aux droits des soldats

au sortir de leur service n’étaient pas absentes125.

Le soldat pouvait se prévaloir de son appartenance à l’armée ; il pouvait aussi tabler sur la

plus grande facilité d’accès à l’empereur qui lui était offerte par rapport à un autre civil. Cet

avantage n’impliquait en aucune manière l’octroi à titre individuel de privilèges

supplémentaires, ni la satisfaction de toutes les démarches entreprises. Toutefois, Juvénal

suggère, par sa satire même, qu’un procès opposant un soldat et un simple citoyen se déroulait

au camp devant le centurion (ou le tribunal du préfet ou du légat selon le cas et son

importance) : « Jamais civil n’osera rosser un soldat. Bien mieux, s’il est rossé lui-même, il

garde la chose pour lui, et ne risque point à montrer au préteur ses dents déchaussées, sa figure

tuméfiée et toute noire, aux boursouflures livides, son œil – celui qui lui reste – pour lequel le

médecin ne veut rien garantir. S’il tient à en tirer vengeance, on lui donnera comme juge des

bottes bardéennes126 et de puissants mollets, juchés sur un tribunal gigantesque. Telle est

l’antique loi des camps, et l’usage traditionnel depuis Camille : un soldat ne peut avoir procès

hors du retranchement ni loin des enseignes. »127 La suite du passage insiste sur la pression des

camarades durant l’audition. Il s’agit de caricature et d’exagération, mais non d’invention, et

c’est aussi par l’effet d’une simplification opposée que Dion de Pruse ou Aelius Aristide ne

voyaient dans l’armée que des gardiens efficaces de l’empire ou des bergers attentifs au bien des

troupeaux dont l’empereur leur confiait la surveillance128.

La question de l’ordre public montre que l’armée romaine impériale n’était pas qu’une

machine à faire la guerre, ce qui ne signifie pas qu’elle ne s’y préparait pas en priorité129. Mais,

ne serait-ce qu’en raison des questions de recrutement et d’intendance, l’armée était partie

prenante de sa propre administration et à ce titre la gardienne des intérêts matériels et financiers

124 L'épisode du saltus Burnitanus (supra n. 51) ne contredit pas cette idée : si les colons ont obtenu gain de

cause c'est bien parce qu'ils étaient, au même titre que des soldats, des protégés de l'empereur puisqu'ils étaient lespaysans d'un domaine impérial et se trouvaient à ce titre au service de l'état.

125 Campbell, Emperor, p. 267-281 en particulier, fondé sur les rescrits adressés aux soldats.126 Du nom d'un peuple illyrien, les Bardaei qui étaient à l'origine sans doute d'une botte militaire (voir aussi

Martial, Epig., 4, 4, 5).127 Juvénal, Sat., 16, v. 8-17.128 Campbell, Emperor, p. 245, s'appuyant sur En l'honneur de Rome, 67 (« Aussi les cités sont-elles libres de

garnisons. Des compagnies et des escadrons suffisent pour garder des provinces entières etc. ») et 72 et sur DionChrysostome, Or. 1, 28 sv. Il s'agit en fait d'exempla opposés qui servent une démonstration plus qu'ils ne visent àdécrire la réalité.

129 Voir déjà Mommsen, Droit pénal, p. 365.

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de l’empereur et de l’État. Faute d’autre institution spécialisée, les unités fournissaient

également le personnel destiné au maintien de l’ordre et aux opérations de police relevant du

pouvoir impérial et de ses délégués, mais rien ne prouve que les procédures expéditives étaient

systématiquement privilégiées, ni que l’arbitraire l’emportait en toutes circonstances130. Le

régime impérial n’était pas un régime militaire, mais il se réservait d’user de la contrainte armée

et de la violence chaque fois que des intérêts jugés supérieurs étaient en jeu (ce qui n’arrivait

pas tous les jours)131. Il n’y a pas eu, en termes de législation et de réglementation, de véritable

effort pour codifier des normes d’intervention, ni pour protéger les droits des trublions.

L’exercice du pouvoir selon le bon vouloir du prince132 ne suffisait pas cependant à dicter la

conduite et à arrêter les mesures jugées nécessaires et efficaces. La part d’initiative et

d’improvisation était inévitable et les risques d’abus plus élevés encore, mais les interventions

spectaculaires demeuraient limitées. L’emploi des armées dans des activités au service du

pouvoir relevait à la fois d’une pratique politique marquée par la nécessité et la volonté de punir

ceux qui défiaient la bienveillance et la patience impériale en perturbant l’ordre voulu par la

tradition et portaient atteinte aux domaines vitaux par lesquels se perpétuait l’imperium, et avec

lui Rome et sa civilisation, et d’une volonté affichée de préserver la justice et la loi. Quand

l’empereur jugeait, parce que c’était sa place133 et qu’il y allait de sa visibilité, que des mesures

particulières devaient être prises pour le maintien de l’ordre public, il n’avait guère d’autre

solution que de faire appel aux soldats, ce qui, dans la ville de Rome même, dégageait plus

encore qu’ailleurs un fort parfum de compétition politique. Mais la présence permanente de

soldats contribuait à limiter les risques que ce soit à Rome où dans les villages reculés de

l’empire. Quoi qu’il en soit, l’armée n’était pas une force de police au service d’un État

autoritaire et craintif, et le maintien de l’ordre ne relevait pas que de l’armée et des représentants

du pouvoir impérial. Le recours à la force militaire signifiait surtout que la monarchie impériale

ne badinait pas avec les problèmes de maintien de l’ordre, ni avec les moyens nécessaires,

130 Voir, comme je l'ai évoqué au début, les débats en cours, notamment à propos de l'Égypte et de l'Orient sur

les rapports entre soldats et civils et les réflexions visant surtout à corriger, au nom de la continuité et des aspectsquotidiens de la politique et de l'administration, l'image trop tranchée laissée il y a près de cinquante ans par l'ouvragede R. Mac Mullen, sans nier pour autant la volonté romaine d'affirmer la présence de l'État. Enfin, justifiée par laprotection de l'empire face à des adversaires surtout extérieurs, l'armée n'intervenait que sur ordre supérieur enfonction des circonstances et de la nature des difficultés présentes.

131 Ce qui est différent de ce que Nippel (supra n. 11) considère comme le ressort d'une politique mal adaptée àla situation : l'appréciation impériale.

132 Il ne s'agit pas de dire que le prince négligeait la loi, à laquelle il se soumettait le plus souvent, mais on noteque le style des empereurs n'était pas sans influence sur les modalités de l'intervention et des mesures prises, plus oumoins respectueuses des bonnes règles et des principes augustéens selon les cas : la limite, floue parfois, entre le droitet l'intérêt du pouvoir impérial paraissait autoriser certains empereurs à outrepasser la loi.

133 C'est-à-dire qu'aucune autre autorité déléguée ou dépendante n'avait la responsabilité directe de prendre lesmesures utiles, ce qui était le cas à Rome et dans les régions rurales dépourvues de cités nombreuses et intégrées auxinstitutions romaines.

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chaque fois qu’elle avait peur pour son image et son autorité. Mais les faits montrent aussi

qu’elle ne pouvait pas en abuser et en était consciente.

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ARMÉE ET MAINTIEN DE L’ORDRE DANS LE ROYAUME DE FRANCEÀ LA FIN DU MOYEN ÂGE

Romain TELLIEZ

Appliqué à la période médiévale, le thème de ce cycle de conférences pose une question

apparemment simple, mais dont la réponse est malaisée : qui est en charge du maintien de

l’ordre au Moyen Âge et dans quels cas cette tâche peut-elle incomber aux armées ?

La définition des termes même de cette question ne va pas de soi.

Armée, tout d’abord. Avant la création des compagnies de l’ordonnance en 1445, à la fin de

la guerre de Cent ans, il n’existe pas de véritable armée permanente, composée de

professionnels régulièrement rémunérés. Même s’il y a des compagnies de soudoyers, leur

participation à l’ost royal est temporaire, en fonction des besoins des campagnes militaires, qui

sont fluctuants. Quant au cœur de l’armée, et d’abord l’essentiel de son commandement, il

repose sur l’obligation féodale des chevaliers : la noblesse servant en armes. Celle-ci constitue

le groupe social censé détenir le monopole de la violence légitime. Et ceci même en temps de

paix, puisque cette noblesse s’identifie avec la classe dirigeante : c’est aux chevaliers qu’il

incombe naturellement de maintenir l’ordre sur leurs fiefs. Peut-on alors qualifier leur action de

militaire ? Sans doute, puisque même en temps de paix, les institutions politiques médiévales

prennent des formes en bonne part militaires. Ce sont d’ailleurs les mêmes termes (miles,

militia) qui s’appliquent à la chevalerie et au service qu’accomplissent les nobles dans l’ordre

politique, que ce service soit spécifiquement guerrier ou non1.

Par ailleurs, il existe en temps de paix des institutions de maintien de l’ordre qui, comme de

nos jours, sont organisées de manière militaire sans pour autant relever d’une quelconque

armée. Les tâches que nous nommons aujourd’hui policières ne sont pas distinctes, au Moyen

Âge, de toutes les autres tâches que doivent assumer ces agents polyvalents du pouvoir qu’on

nomme les officiers ; s’y ajoute, en milieu urbain, le guet nocturne assuré par les bourgeois des

villes.

Faute de pouvoir penser la société médiévale et ses institutions en utilisant tels quels les

concepts qui sont ceux d’aujourd’hui, on parlera donc ici d’armée dans l’acception la plus large

du terme, qualifiant toute organisation d’hommes en armes agissant pour le compte de la

puissance publique.

1 Dominique Barthélemy, La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ?, Paris, Fayard, 1997, Chap. V, « Le mot miles

et l’histoire de la chevalerie », p. 173-191.

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En second lieu, il faut s’interroger sur le sens de la notion de maintien de l’ordre au Moyen

Âge. En effet, elle ne semble pas y avoir la place qu’elle occupe depuis le début de l’époque

contemporaine dans le discours politique et les préoccupations publiques. La notion d’ordre

public, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, est d’ailleurs absente du vocabulaire politique

et juridique médiéval, qui lui préfère des expressions telles que « garder les droits » (du roi, du

seigneur, de la ville), ou « garder la justice, garder les coutumes », c’est-à-dire veiller au

maintien de la légalité. Une notion sans doute plus adéquate à l’idée moderne d’ordre public est

la notion de paix. Ainsi dira-t-on volontiers que telle ou telle mesure de surveillance ou

d’interdiction est prise pour « garder la paix » des habitants d’une ville. Mais la notion de paix,

même au Moyen Âge, a naturellement une acception beaucoup plus large que celle, moderne,

d’ordre public : elle inclut aussi la concorde entre les personnes, entre les groupes sociaux, et

l’absence de conflits extérieurs.

Enfin, on considère volontiers que la question du maintien de l’ordre se pose surtout en cas

d’émeutes ou de révoltes populaires. Or, si de tels mouvements ont été nombreux dans les deux

derniers siècles du Moyen Âge, la documentation disponible ne permet pas de saisir très

précisément les modalités de leur répression. Il faut dire que ces révoltes populaires n’ont pas

représenté la seule ni même la principale menace pesant sur l’ordre public : bien plus grave était

le danger permanent que représentaient les nobles par leur comportement reflétant une

authentique culture de la violence. Paradoxalement, c’est toute une partie de l’élite dirigeante

qui incarnait alors la principale menace sociale.

C’est au rapport qu’entretiennent en temps de paix les forces de l’ordre et celles du désordre

que nous nous intéresserons dans un premier temps. Nous aborderons ensuite les problèmes

spécifiques du maintien de l’ordre en temps de guerre — rôle des juridictions militaires,

contextes particuliers que sont la vie de garnison et l’occupation des régions conquises — avant

d’examiner la part prise par les militaires à la répression des grandes révoltes des XIVe et XVe

siècles.

EN TEMPS DE PAIX

Les forces de l’ordre et celles du désordre

La responsabilité du maintien de l’ordre incombe pour l’essentiel aux officiers royaux,

seigneuriaux ou appointés par les corps de ville. Au niveau le plus subalterne, ce sont les

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sergents qui se trouvent directement au contact des populations2. Leur nombre peut paraître

faible : rarement plus d’une dizaine par prévôté, soit pour une circonscription comparable, par

sa taille, à nos cantons actuels. Si le périmètre affecté à chaque sergent au sein de la prévôté (sa

sergenterie) est soigneusement délimité, les fonctions du sergent sont multiples : signifier les

assignations en justice, faire s’acquitter les débiteurs ou les personnes redevables d’amendes ou

de contributions fiscales, saisir des gages, arrêter les malfaiteurs, seconder le prévôt dans

l’ensemble de ses tâches. De surcroît, ces hommes exerçaient souvent une deuxième profession,

sans doute plus lucrative, parallèlement à leurs fonctions officielles. L’efficacité des sergents a

souvent été mise en doute, au motif que les archives judiciaires les montrent souvent en butte à

des administrés rebelles, plus nombreux, plus forts ou plus déterminés qu’eux. Mais une lecture

attentive des sources montre qu’au-delà de quelques rébellions spectaculaires qui donnent lieu à

procès, l’efficacité de la justice médiévale et de ses moyens de coercition ne doit pas être sous-

estimée3.

Rappelons-nous que la société de la fin du Moyen Âge est très largement une société armée.

Les schémas idéologiques et les dispositions juridiques qui réservent aux seuls nobles le droit de

port d’armes permanent entendent par là l’usage des armes en réunion4. En pratique, la plupart

des hommes, y compris des clercs, portaient volontiers l’épée ou au moins le grand couteau, le

bâton ferré lorsqu’ils s’éloignaient de leur domicile, et conservaient chez eux bouclier, lance,

arc5, sans compter les pierres et les outils qui servent fréquemment d’arme par destination.

De ce fait, la fréquence des homicides, bien qu’impossible à quantifier, est certainement très

élevée dans la société de la fin du Moyen Âge6. Mais violences et homicides, en dépit de leur

nombre, n’apparaissent pas aux contemporains comme de graves atteintes à l’ordre public, car

ils peuvent être justifiés, au regard de la morale mais aussi du droit, en cas de vengeance si elle

2 Deux études institutionnelles et sociales : René Fédou, « Les sergents à Lyon aux XIVe et XVe siècles : une

institution, un type social », in Bulletin philologique et historique du Comité des travaux historiques et scientifiques,1964 (Actes du 89e Congrès national des Sociétés savantes), Paris, Bibliothèque Nationale, 1967, p. 283-292 ; AlanFriedlander, « Les sergents royaux du Languedoc sous Philippe le Bel », in Annales du Midi, t. 96 (1984), Toulouse,Privat, p. 235-251.

3 Je me permets ici de renvoyer à mes propres recherches : Les officiers devant la justice dans le royaume deFrance au XIVe siècle, thèse dactylographiée, 3 vol., Université Paris IV-Sorbonne, 1999, notamment p. 541-567.

4 Michel Toulet, « L’incrimination de port d’armes au bas Moyen Âge », in Mémoires de la Société pourl’Histoire du Droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 45e fasc. (1988), Dijon,Editions Universitaires de Dijon, 1988, p. 435-448

5 Pierre Pégeot, « L’armement des ruraux et des bourgeois à la fin du Moyen âge. L’exemple de la région deMontbéliard », in Guerre et société en France, en Angleterre et en Bourgogne, XIVe-XVe siècles, éd. par PhilippeContamine, Charles Giry-Deloison et Maurice Keen, Villeneuve-d’Ascq, Université Charles de Gaulle - Lille III,1991, p. 237-261 ; Philippe Contamine, « L’armement des populations urbaines à la fin du Moyen Âge : l’exemple deTroyes (1474) », in La guerre, la violence et les gens au Moyen Âge. Actes du 119e Congrès national des Sociétéshistoriques et scientifiques (Amiens, 1994), Paris, Editions du CTHS, 1996, t. 2, p. 59-72

6 Est-il besoin de préciser qu’à notre époque les États-Unis, où la détention d’armes à feu est un fait général,connaissent un taux d’homicide sans rapport avec ceux des pays où elle est réglementée ?

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est exercée dans les formes coutumières, en cas de légitime défense ou de légitime colère, ou

encore si l’on frappe pour rétablir son honneur7.

Une menace autrement plus sérieuse pour l’ordre réside dans les violences perpétrées de

manière organisée et préméditée par des groupes d’hommes en armes. Il s’agit tout d’abord –

c’est vraisemblablement le cas le plus fréquent – d’affrontements entre factions nobiliaires, de

ces guerres entre lignages qu’il est convenu d’appeler guerres privées – par opposition aux

guerres du roi – mais que le Moyen âge appelle guerres tout court8. Les efforts mis en oeuvre

par la royauté, depuis le milieu du XIIIe siècle, pour limiter l’usage de ce droit reconnu aux

nobles, n’ont aucunement abouti à la disparition du phénomène9. La répression de ces

entreprises guerrières pose un redoutable problème aux officiers en charge du maintien de

l’ordre, qui ne disposent pas de contingents nombreux : c’est de manière exceptionnelle qu’on

voit prévôts et baillis réunir plusieurs dizaines de sergents, s’assurer le concours des châtelains

et des capitaines de garnisons du pays. De véritables batailles rangées mettent alors aux prises

forces de l’ordre et fauteurs de trouble. Parmi ces derniers figurent au premier rang de copieuses

troupes de contrebandiers, faux-sauniers notamment, qui échangent et transportent le sel en

dehors des circuits légaux où la marchandise est soumise à la gabelle. On trouve également des

bandes d’étudiants, jeunes, nobles pour la plupart, éprouvant vraisemblablement des solidarités

de groupe très fortes et comptant sur la quasi-immunité juridique que leur donne le privilège du

for ecclésiastique. Ces étudiants se plaisent à défier les sergents chargés de la surveillance des

rues, à les attaquer sans véritable raison sinon par goût de l’affrontement. D’où, souvent, des

blessés et des morts de part et d’autre. Parmi ceux qui défient volontiers les représentants de

l’ordre, se trouvent également en bonne place les moines, communautés d’hommes assez

nombreux et imbus de leur statut pour s’opposer de manière virile à l’intervention des officiers

laïques sur leurs terres et dans leurs justices10.

Face à de tels défis, c’est l’organisation, plus que le nombre, qui fait la force des agents

royaux. L’arrestation des Templiers, dans la journée du 13 octobre 1307, en fournit un exemple

frappant : prévenus par lettre du roi donnée un mois avant la date du coup de filet, tous les

baillis ont pu, dans le plus grand secret, faire opérer leurs sergents à la même heure, dans

chacune des circonscriptions du royaume. L’effet de surprise ayant été total, une ou deux

douzaines de frères seulement purent prendre la fuite, alors que le total des prisonniers s’élevait

7 L’étude approfondie de la question a été faite par Claude Gauvard, « De grace especial », Crime, État et

société en France à la fin du Moyen Age, 2 vol., Paris, Publications de la Sorbonne, 1991.8 Pour une synthèse, voir Richard W. Kaeuper, Guerre, justice et ordre public. La France et l’Angleterre à la fin

du Moyen âge, Paris, Aubier, 1994, notamment Chap. III, « Chevalerie, Etat et ordre public », p. 183-260.9 Raymond Cazelles, « La réglementation royale de la guerre privée de saint Louis à Charles V et la précarité des

ordonnances », in Revue historique de droit français et étranger, t. 38 (1960), Paris, Sirey, p. 530-54810 Voir à nouveau Les officiers devant la justice..., p. 631-683 notamment.

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à 54611. Une coordination efficace à si grande échelle ne pouvait bien entendu être mise en

oeuvre que pour des opérations exceptionnelles, et non au quotidien. Les problèmes du maintien

de l’ordre se posaient alors dans d’autres termes, souvent avec une grande acuité, comme on

peut le voir dans le contexte du guet urbain.

Le guet urbainUne nouvelle fois, on peut s’interroger sur la pertinence du qualificatif de militaire pour

qualifier le guet, où s’efface la limite entre militaires et civils. D’une part, la surveillance de nuit

dépasse le cadre de la simple police, dans la mesure où les bourgeois du guet s’organisent en

escouades armées sous les ordres d’un capitaine. Par ailleurs, la défense de la ville contre des

agressions extérieures et le maintien de l’ordre dans celle-ci sont étroitement liés, car la sécurité

de la ville dépend du bon ordre qui y règne : si l’on surveille étroitement le port d’armes, les

allées et venues de chacun, le franchissement des portes, etc, c’est pour éviter qu’à la faveur du

désordre ou par des complicités entretenues avec des habitants de la ville les ennemis ne

puissent être renseignés sur les faiblesses du dispositif de garde, l’état de la garnison, voire

s’introduire par surprise dans la place. Ainsi à Paris, les quarteniers, cinquanteniers et dizainiers

chargés d’organiser dans chaque quartier le guet aux murailles, servent aussi d’auxiliaires de

police, puisqu’ils doivent renseigner les hommes du prévôt de Paris sur les méfaits survenus

dans leur quartier, l’identité de ses habitants, exercer sur eux une surveillance discrète12. Service

d’armes aux murailles et maintien de l’ordre dans les rues sont d’autant moins distincts que la

notion de police émerge très lentement, et qu’en temps de guerre la menace extérieure

monopolise l’attention des autorités13.

Si l’on excepte le cas de Paris, l’institution du guet dans les villes du royaume est mal

connue. Mais il est permis de penser que les villes importantes connaissaient un système

analogue à celui de la capitale, avec des effectifs plus limités, comme on peut l’observer à

Orléans14. À Paris, le guet repose sur deux piliers. D’une part l’organisation des métiers, dont

les maîtres et ouvriers, jusqu’à l’âge de soixante ans, sont astreints à participer au guet une nuit

toutes les trois semaines. D’autre part les sergents du guet, formant deux équipes de vingt

11 Malcolm Barber, The trial of the Templars, Cambridge U.P., 1978, p. 45-47 ; Alain Demurger, Vie et mort de

l’ordre du Temple, Paris, Le Seuil, 1985, p. 236-237. Les instructions aux baillis ont été publiées par GeorgesLizerand, Le dossier de l’affaire des Templiers, Paris, Champion, 1923, p. 25-27.

12 Georges Picot, « Recherches sur les quartiniers, cinquanteniers et dixainiers de la ville de Paris », in Mémoiresde la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 1 (1875), Paris, Champion, p. 132-166

13 Voir par exemple Bernard Chevalier, « L’organisation militaire à Tours au XVe siècle », in B.P.H. (jusqu’à1610) du CTHS, 1959, Paris, Imprimerie Nationale, 1960, p. 445-459, repris in Les bonnes villes, l’Etat et la sociétédans la France de la fin du XVe siècle, Orléans, Paradigme, 1995, p. 85-99 ; Les bonnes villes de France du XIVe auXVIe siècle, Paris, Aubier Montaigne, 1982, p. 219-222 ; Albert Rigaudière, Saint-Flour, ville d’Auvergne au basMoyen âge. Etude d’histoire administrative et financière, t. I, Paris, P.U.F., 1982, p. 517-520.

14 Voir Maurice Garsonnin, Le guet et les compagnies du guet d’Orléans. Etude historique précédée de notes surle guet de Paris, Orléans, Herluison, 1898, et la thèse latine d’Eugène Déprez, Hugo Aubriot praepositus parisiensiset urbanus praetor (1367-1381), Paris, Fontemoing, 1902, p. 10-19.

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hommes à pieds et dix à cheval qui se relaient une nuit sur deux. Tandis que les bourgeois,

formant le « guet assis » ou « guet dormant », sont postés par groupes de six aux points

névralgiques de la capitale, les sergents commandés par le chevalier du guet, formant le « guet

roulant », patrouillent continuellement, de groupe en groupe, pour leur prêter main-forte en cas

de besoin15. Dans toutes les autres villes, le guet repose entièrement sur les bourgeois, sous

l’autorité du corps de ville, à moins que la ville ne dispose d’une garnison militaire, auquel cas

il semble y avoir collaboration des deux16.

Nombreux sont les incidents opposant les bourgeois du guet à certains de leurs concitoyens,

comme dans l’exemple suivant17. La ville de Saumur, dans la nuit du 28 au 29 janvier 1374, est

au péril des ennemis. Jean Humbert, huissier d’armes, accompagné de deux amis, remarque une

agitation anormale dans la halle au pain. Les trois hommes « qui en la dicte ville sont gens

notables et leur appartient bien la garde d’icelle et savoir quels gens il y converse de nuit et de

jours », y trouvent un groupe de savetiers, passablement éméchés, portant des armes et semblant

tramer quelque mauvais coup. S’ensuit une altercation où le sergent d’armes, blessé d’un coup

de couteau à la main, tire son épée et tue son agresseur.

Comme toute institution militaire, le guet peut aussi produire ses propres désordres. Dans un

mémoire remis au roi par les bourgeois de Paris en 1336, on lit que la ville est mal gardée de

jour comme de nuit, que l’argent dépensé pour les sergents et la ronde, l’est en pure perte, que

chacun porte une arme sur soi18... Trente ans plus tard, on accuse les clercs du guet de toucher

de l’argent des bourgeois qui veulent échapper à leurs obligations. En 1390, des malfaiteurs

rançonnent les Parisiens près des fossés en se faisant passer pour les sergents du guet. En 1473,

la chambre criminelle du Parlement tient conseil à propos de la sécurité des rues : « plusieurs

gens oyseux et vagabons estans en cette ville de Paris, les aucuns sans adveu et les autres qui se

disent officiers comme sergens et autres, qui sont vestus et habillez de plusieurs robbes et riches

habillements, portans espees et grands cousteaux, qui ne s’appliquent a aucun estat ou autre

bonne maniere de vivre »19. Dans d’autres villes, les sergents du guet peuvent former un

véritable groupe mafieux s’adonnant au racket et au proxénétisme, bande organisée parmi

15 Ordonnances des roys de France de la troisième race, éd. par Eusèbe de Laurière et alii, 22 vol., Paris,

Imprimerie royale, 1723-1849, t. 3, p. 668-672 (6 mars 1364) ; t. 5, p. 97-99 (février 1367). Voir aussi Le livre desmétiers d’Etienne Boileau, éd. par René de Lespinasse et François Bonnardot, Paris, Imprimerie Nationale, 1879, p.CXLI-CXLIV.

16 Voir Pierre-Clément Timbal et alii, La guerre de Cent ans vue à travers les registres du Parlement, Paris, éd.du CNRS, 1961, p. 205 seq.

17 Archives Nationales, JJ 105, f° 289 r°, n° 575 (septembre 1374. Faits remontant au 28 janvier 1374)18 Bibliothèque Nationale, Ms Fr. 16 602, f° 252, cité par Bronislaw Geremek, Les marginaux parisiens aux XIVe

et XVe siècles, Paris, Flammarion, 1976, p. 4819 Ibid., p. 18, 52, 120

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d’autres bandes – celles des étudiants, des compagnons des métiers les mieux représentés en

ville... –créatrice de troubles plus que régulatrice de la violence20.

Quant aux guet sur les remparts21, innombrables sont les incidents plus ou moins graves

causés par le manque d’assiduité qu’on y témoigne. Voici le connétable de la garnison de

Louviers qui, inspectant les murailles vers minuit, le 12 juillet 1380, trouve un guetteur

endormi. Louviers est alors au péril des ennemis, et l’on a déjà défendu à cet homme de venir au

guet, après l’y avoir plusieurs fois surpris à somnoler. De dépit, le connétable saisit le dormeur

et lui heurte violemment la tête contre une guérite de bois, mais une cheville saillante lui rentre

dans le crâne et le tue sur le coup22. Accident tragique, mais d’une manière générale, il ne fait

jamais bon être guetteur : la muraille et ses portes sont lieux de péril. Ainsi pour ce bourgeois de

Coutances, portier de la ville23, à qui un homme demande de descendre le pont-levis pour sortir :

comme le portier répond que le capitaine lui a interdit d’abaisser le pont, l’autre, dépité, lui

donne un coup d’épée dans le ventre24. Tel autre, portier du château de la Réole, succombe sous

les coups d’un valet de la garnison qui voulait au mépris des ordres quitter le château pour

rejoindre sa femme résidant en ville25.

Dans les forteresses isolées, des querelles mortelles éclatent fréquemment parce qu’un

capitaine reproche à un de ses hommes d’armes son manque d’assiduité, ou lorsqu’on procède

au compte des amendes à infliger pour manquement au guet, dont les capitaines de garnison

tiennent un état précis26. On se rapproche alors des problèmes spécifiques du maintien de l’ordre

en temps de guerre.

20 Histoire et criminalité de l’Antiquité au XXe siècle, nouvelles approches. Actes du colloque de Dijon-Chenôve

(3, 4 et 5 octobre 1991), Benoît Garnot dir., Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 1992, p. 530.21 Outre les références supra, notes 12 et 15, voir Albert Babeau, « Le guet et la milice bourgeoise à Troyes »,

Troyes, Dufour-Bouquot, 1879.22 JJ 117, f° 99 v°, n° 149 (juillet 1380). Louviers, Eure, ar. Evreux, ch.-l. c.23 A la différence des guetteurs qui sont des soldats de la garnison ou des habitants du lieu requis pour le guet, les

portiers exercent un office à part entière, dont les gages apparaissent en tant que tels dans les comptes. Cf. HenriWaquet, Le bailliage de Vermandois aux XIIIe et XIVe siècles, étude d’histoire administrative, Paris, Champion,1919, p. 122-123 ; Jules Viard, « Gages des officiers royaux vers 1329 », in Bibliothèque de l’Ecole des chartes, t. 51(1890), Paris, Picard, p. 238-267, passim.

24 JJ 102, f° 62 r°, n° 176 (30 décembre 1371)25 JJ 147, f° 112 v°, n° 246 (mai 1395 ; faits remontant au 15 décembre 1394). La Réole, Gironde, ar. Langon,

ch.-l. c.26 JJ 118, f° 228 r°, n° 431 (4 avril 1380 ; faits postérieurs à la Noël 1378). Mont-Saint-Vincent, Saône-et-Loire,

ar. Chalon-sur-Saône, ch.-l. c. JJ 109, f° 119 r°, n° 251 (septembre 1376). Meulan, Yvelines, ar. Mantes-la-Jolie, ch.-l. c. ; JJ 147, f° 102 v°, n° 222 et JJ 148, f° 99 v°, n° 193 (19 avril 1395 ; faits remontant à 1389 ou 1390) : lecapitaine du donjon de Buzançais (Indre, ar. Châteauroux, ch.-l. c.) a frappé à coups de poing et de manche de hacheJean Bouer, qui avait été arrêté six ou sept fois pour défaut de guet et refusait de payer les amendes ou de rester enarrêt, etc.

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EN TEMPS DE GUERRE

D’une manière générale, la présence militaire apparaît moins comme une garantie de

maintien de l’ordre que comme un facteur de maintien du désordre. En dépit de la création de

juridictions militaires, le quotidien des garnisons, comme l’occupation des régions conquises,

sont le cadre de multiples manifestations d’indiscipline et de frictions avec les civils.

La justice aux arméesDans les armées royales, une juridiction spéciale, compétente pour juger les causes

impliquant tout le personnel militaire, existe au moins depuis le début du XIVe siècle : il s’agit

du tribunal des maréchaux. Le connétable exerce également sa juridiction sur certains militaires

et dans certains cas27. Mais le fonctionnement de ces tribunaux, qui n’ont pas laissé d’archives

propres antérieures au XVIe siècle, demeure mal connu, et leur efficacité reste difficile à

évaluer28. Alors que les capitaines recevaient pleine latitude pour la discipline des hommes

d’armes et le règlement des causes mineures29, les causes importantes, à commencer par celles

des nobles, pouvaient facilement venir devant le Parlement30. Il semble donc qu’il n’y eut

jamais de grand tribunal de l’armée, à la compétence exclusive. On observe le même

phénomène dans les armées des ducs de Bourgogne où, malgré l’existence d’un prévôt des

maréchaux dont les attributions concernaient presque exclusivement la justice militaire, le droit

commun continuait à être appliqué – au-delà du simple contrôle disciplinaire dévolu aux

capitaines – par des officiers de justice ordinaires, en tout cas jusqu’au début du XVe siècle31.

La royauté elle-même insiste d’ailleurs à plusieurs reprises sur la restriction de compétence

des justices militaires aux seuls faits de guerre proprement dits : les litiges entre hommes de

guerre et civils devaient se régler devant les justices ordinaires. Cette orientation changea

toutefois vers 1470, et la compétence judiciaire des militaires fut progressivement accrue : à

partir de 1484, le prévôt des maréchaux et ses hommes forment une véritable police militaire.

Cette évolution alla certainement de pair avec la cessation des opérations de guerre, à la fin de la

lutte contre les Bourguignons. Mais avant cette date, les essais de législation militaire ne

prenaient pas ou peu en compte les griefs faits aux civils : la délinquance des hommes d’armes

27 Voir Philippe Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de

France, 1337-1494, Paris - La Haye, Mouton, 1972, p. 198-202 et p. 515-523 ; Gabriel le Barrois d’Orgeval, Letribunal de la connétablie de France du XIVe siècle à 1790, Paris, De Boccard, 1918, p. 32 et 57 notamment.

28 Voir le Guide des recherches dans les fonds judiciaires de l’Ancien Régime, Paris, Imprimerie Nationale,1958, p. 249-254.

29 Philippe Contamine, Guerre, Etat et société à la fin du Moyen âge, op. cit. p. 201-20230 Gabriel le Barrois d’Orgeval, Le tribunal de la connétablie de France, op. cit. p. 52-5631 Bertrand Schnerb, « Un thème de recherche : l’exercice de la justice dans les armées des ducs de Bourgogne

(fin XIVe-fin XVe s.) », in Publication du Centre européen d’études bourguignonnes (XIVe-XVIe s.), n° 30 (1990),« La justice dans les États bourguignons et les régions voisines aux XIVe-XVIe siècles : institutions, procédure,mentalités », p. 107-112 notamment. Voir aussi, du même auteur, « L’honneur de la maréchaussée ». Maréchalat etmaréchaux en Bourgogne des origines à la fin du XVe siècle, Turnhout, Brepols, 2000, p. 161-175.

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en temps de guerre semble avoir été considérée comme une fatalité ou comme un mal

nécessaire, au moins jusqu’à la fin de la guerre de Cent ans qui marque peut-être un changement

et le début d’une politique plus répressive32.

Arrêtons-nous un instant sur ce que nous apprennent les procédures judiciaires concernant

des hommes d’armes.

Scènes de la vie militaireComme on s’y attend, les archives judiciaires évoquent surtout les rapports des militaires

avec les populations civiles, plus rarement les conflits internes au monde des gens de guerre.

Volontiers récidivistes, ils semblent commettre proportionnellement davantage d’homicides et

de brutalités que les autres criminels, mais moins de crimes contre les biens33. Peut-on invoquer

une certaine prédisposition à la violence de ces hommes dont le métier est celui des armes ?

Bien évidemment, les problèmes nés de la guerre elle-même apparaissent fréquemment :

frictions entre les hommes des garnisons et ceux du plat pays ou les communautés d’habitants

ulcérées par les prises répétées pour l’entretien des gens d’armes34. Enguerrand d’Eudin est

l’archétype de ces capitaines à la poigne lourde qui multiplient les exactions à la faveur de la

guerre35. En 1351, n’étant encore qu’un tout jeune homme d’armes, Enguerrand et deux

complices sont déjà poursuivis pour avoir, au retour d’un siège, tué un homme qui, disent-ils,

était un traître pro-anglais et les menaçait de mort. En fait, il apparaît que cet homme et

Enguerrand se connaissaient bien et entretenaient un vieux contentieux : la guerre peut couvrir

bien des règlements de comptes36. Quelques années plus tard, Enguerrand d’Eudin est devenu

châtelain de Loches. Les habitants du pays ne tardent pas à demander sa destitution, en

présentant contre lui plusieurs griefs sérieux : il multipliait les abus de pouvoir et brutalités,

couvrait tous les crimes de ses soudards, extorquait aux gens de fortes sommes sous couvert de

dépenses militaires mais les employait à son propre profit, et détournait même les impôts levés

au nom du roi. Point d’orgue de l’accusation : Enguerrand s’entendait avec les Anglais pour

mettre le pays en coupe réglée37. En dépit de ces accusations, notre homme poursuivra une

brillante carrière, jusqu’à obtenir le titre prestigieux de chambellan du roi. Mais il devra encore

32 À propos du laxisme de la législation militaire sur les crimes contre les civils, voir encore la conclusion de

Bertrand Schnerb, « Un thème de recherche... », p. 112.33 Claude Gauvard, « De grace especial »..., t. 2, p. 528-540 : « Les hommes de guerre : des criminels

différents ».34 Sur ce problème en général, voir Pierre-Clément Timbal et alii, La guerre de Cent ans..., p. 121 seq.35 La biographie rédigée par Henri Martin (« Enguerrand d’Eudin, capitaine royal de Loches, sénéchal de

Beaucaire, gouverneur du Dauphiné (13..-1391) », in Bulletin trimestriel de la Société archéologique de Touraine, t.32 (1958), p. 131-159) reste incomplète faute d’avoir utilisé plusieurs pièces importantes, dont les principales sontréférencées ci-après.

36 JJ 81, f° 56 r°, n° 112 (novembre 1351).37 X2a 7, f° 283 v°, f° 284 r°-289 v° (13 juillet 1364 et 6 décembre 1365) ; X1a 20, f° 212 v° (17 mars 1366).

Enguerrand d’Eudin est châtelain de Loches depuis 1357 au moins.

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soutenir plusieurs procès38, lui-même et ses héritiers devront solliciter plusieurs décharges pour

les sommes illégalement perçues aux dépens du Trésor royal39. Malgré tout, dès la mort

d’Enguerrand survenue en 1399, les ayants droit de ses anciennes victimes entreprendront des

poursuites pour se faire rendre raison40.

Enguerrand d’Eudin avait su ne pas dépasser les bornes. D’autres capitaines se laissèrent

entraîner sur le terrain hasardeux qui sépare la réquisition du brigandage. C’est le cas de Jean de

Chauffour, Châtelain de Nogent, qui vers 1358 n’hésite pas à capturer et rançonner le prévôt

d’Andelot et ses hommes, occupés à faire des réquisitions, sous prétexte que ce sont des

pillards41. Quelque temps plus tard, Jean de Chauffour et son frère seront bannis du royaume

pour avoir attaqué les biens du chapitre de Langres42, participé à une guerre illicite opposant le

comte de Saint-Pol aux sires de Bauffremont43. Ces faits aux ressorts complexes ne sont pas

assez bien documentés pour être parfaitement élucidés. Pas plus que la mort même de Jean de

Chauffour et de son frère, le premier décapité à Langres, le second vaincu près de Dijon, en

1364, par l’armée du duc de Bourgogne qui essaie de mettre un terme aux pillages des routiers

démobilisés après le traité de Brétigny44. Mais l’exemple de Jean de Chauffour montre assez les

méthodes d’un châtelain royal outrepassant les limites tolérables en temps de guerre.

Ce genre d’affaires demeure toutefois marginal : la violence des hommes d’armes surgit

essentiellement au milieu de la routine. La vie de garnison elle-même génère de multiples

tensions. Que les hommes d’armes se querellent au jeu ou après boire, ou pour d’autres raisons,

n’est pas original et ne les distingue en rien des civils. Plus intéressantes sont les frictions entre

les hommes d’armes et les gens de justice ordinaire. Les capitaines acceptent très difficilement

que les officiers de justice viennent exercer leurs fonctions dans les lieux dont ils considèrent

qu’ils sont sous autorité militaire, c’est-à-dire sous leur propre autorité. Ainsi fait Gilles La

Loutière, capitaine royal de Corbeil vers 1360 : à un sergent royal venu faire une saisie à

38 X2a 7, f° 355 v°-357 r° (7 septembre 1367), Enguerrand est sommé de se constituer prisonnier au Châtelet,

pour avoir permis l’évasion d’un chevalier coupable de meurtre ; X1a 21, f° 202 r° (27 mars 1368), le Parlement luifait prêter asseurement envers un sergent du Châtelet ; X1a 1469, f° 496 r° (19 janvier 1372) et passim, Enguerrandest accusé d’avoir fait emprisonner Jean Hoquet à cause de gages donnés au premier mari de la femme de JeanHoquet, etc.

39 JJ 122, f° 77 r°, n° 153 (4 mars 1383).40 X1a 46, f° 333 v° seq. (7 juin 1399), éd. in Edouard Maugis, Documents nouveaux concernant la ville et le

siège du bailliage d’Amiens extraits des registres du Parlement de Paris et du Trésor des Chartes, Amiens-Paris,Yvert et Tellier - Picard, 1908, t. 1, p. 80-88 : les héritiers d’Enguerrand sont condamnés à restituer plus de 115 l.Vers 1360, Enguerrand avait 300 l. de rentes sur les biens de Jacques de Saint-Fuscien, maire d’Amiens. Il s’était faitmettre en possession des biens d’un autre Jacques de Saint-Fuscien, en profitant de l’homonymie, de l’abandon où setrouvaient cinq héritiers mineurs et de la crainte qu’il inspirait à tous par sa puissance.

41 JJ 98, f° 4 r°, n° 7, et f° 5 v°, n° 12 (novembre 1364 ; les faits remontent à 1358) ; JJ 97, f° 156 r°, n° 574(janvier 1368).

42 JJ 98, f° 207 v°, n° 699 (novembre 1365) ; JJ 110, f° 159 v°, n° 269 (avril 1377).43 JJ 106, f° 96 v°, n° 176 (10 janvier 1375). Nogent et Andelot-Blancheville, Haute-Marne, ar. Chaumont, ch.–l.

c.44 JJ 97, f° 175 v°, n° 629 (septembre 1366) ; Oeuvres de Froissart, éd. par Kervyn de Lettenhove, t. 7,

Bruxelles, V. Devaux, 1869, p. 4.

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Corbeil en vertu de lettres royaux et avec l’autorisation du prévôt du lieu, le capitaine annonce

que nul ne doit entrer en ville sans son autorisation, que personne d’autre que lui-même, y

compris le prévôt, n’y peut prétendre à aucune juridiction. S’ensuit une altercation au terme de

laquelle le sergent, copieusement rossé, est mis en prison jusqu’à ce qu’il se rachète moyennant

soixante Florins45.

Là encore, excès et violences sont d’autant plus fréquents que la menace des armées

ennemies est forte. C’est particulièrement le cas des régions sous autorité militaire, qu’il

s’agisse de zones de contact avec l’ennemi ou de la « France anglaise » occupée de 1415 à

1450.

Le maintien de l’ordre dans les régions sous autorité militaireL’urgence du péril justifie bien des infractions au droit du roi et des initiatives contraires à la

loi. Ainsi lorsque les habitants de Saint-James, aidés du capitaine de la garnison, forcent le bailli

de Cotentin à lever des gens d’armes pour assurer la garde du château. L’immobilisme du bailli

le fait soupçonner de préférer l’ennemi anglais au pouvoir du régent – le futur Charles V – qui

dirige le royaume pendant la captivité en Angleterre du roi Jean le Bon. Le château est alors

investi de force, le bailli et ses hommes expulsés, et les bourgeois de la ville font serment de

garder désormais eux-mêmes la place au nom du roi46.

Dans les décennies 1350 et 1360, où les armées royales ont fait la preuve de leur inefficacité

dans la défense du royaume, il n’est pas rare de voir des communautés d’habitants prendre en

main l’organisation de leur propre défense. Les gens de Lille, craignant de voir entrer dans la

ville les troupes du duc de Lancastre cantonnées non loin de là, exigent que le châtelain fasse

détruire le pont, point faible du système de défense de la ville. L’officier commence par refuser

d’agir sans l’autorisation du roi, puis se résout à condamner le pont-levis, sous la menace d’une

émeute47.

Enfin, dans ces années où sévissent les Grandes compagnies, on voit fréquemment les

capitaines des villes, d’un commun accord avec les communautés d’habitants, infliger en toute

illégalité mais au nom du maintien de l’ordre des châtiments très expéditifs aux pillards qui

peuvent être capturés. Témoin cette affaire survenue en 1359 dans un village de Franche-Comté.

On a pris trois valets d’armes anglais que l’on soupçonne d’avoir mené les ennemis par le pays ;

le prévôt leur arrache des aveux sous la torture puis s’adresse à quelques habitants résolus : « Je

voy bien que ces trois compaignons sont traites (sic) et Anglés, mais je n’en puis faire justice

45 X2a 6, f° 440 r°-441 r°, n° 11 (1er avril 1360). Plusieurs pièces de procédure passim ; autres griefs contre

Gilles La Loutière in Pierre-Clément Timbal et alii, La guerre de Cent ans..., p. 132-139. Corbeil-Essonnes, Essonne,ar. Evry, ch.-l. c.

46 JJ 87, f° 47 r°, n° 61 (août 1358). Saint-James, Manche, ar. Avranches, ch.-l. c. X2a 6, f° 399 r° et f° 404 r°-405 r° (14 décembre 1358 et 8 novembre 1359). Nombreuses pièces de procédure passim.

47 JJ 91, f° 197 r°, n° 377 (septembre 1362).

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publiquement, et si ne les oseroie garder que les Anglés ne les venissent rescourre, et pourroient

ardoir ceste ville et nous tuer. Et aussi ne les oseroie-je envoyer a Moymer ne ailleurs que on ne

rencontrast les Anglois, mais prenez les et en delivrez le pais, et je feray aler le sergent avec

vous »48.

La présence anglaise et la crainte de représailles commande qu’on se débarrasse

discrètement des traîtres, des pillards, des soldats débandés qui représentent une menace

permanente. Ainsi pour cet homme de Toury-en-Sologne qui aide les ennemis à piller et

rançonner le pays : il leur enseigne secrètement les cachettes où ceux de la paroisse ont cru

mettre leurs biens à l’abri, puis il feint de s’enfuir comme tout un chacun à leur arrivée, mais les

Anglais lui laissent, dans un lieu convenu d’avance, le salaire de la trahison, ici un sac plein de

linge et un quartier de lard, caché au pied d’un chêne. Lorsqu’un sergent du sire de Toury le

conduit en prison, les Anglais viennent le délivrer. Le bailli du sire ordonne alors de faire justice

: menés par le même sergent, quelques hommes de la paroisse vont surprendre le traître dans

son repaire et le pendent à un arbre avant la fin de la nuit, n’osant agir en plein jour et se servir

du gibet par crainte des Anglais49. Ces procédés expéditifs sont à la fois permis et rendus

nécessaires par le caractère intermittent et superficiel d’une présence militaire anglaise qui ne

pouvait à la fois faire la guerre et se soucier du maintien de l’ordre.

Mettons à part le cas de la Normandie, qui fut réellement occupée50. En matière de maintien

de l’ordre, l’administration anglaise a dû y lutter sur plusieurs fronts. D’abord contre les pillages

et violences de ses propres soldats : hommes de troupe d’autant moins disciplinés que le

paiement de la solde est irrégulier, déserteurs ne pouvant rentrer en Angleterre où les autorités

sont prévenues d’avoir à sévir contre eux, et vivant donc sur le pays51. Ensuite contre ceux

qu’on nomme les brigands, rebelles à l’autorité anglaise dont on peine à distinguer les

motivations patriotiques du simple banditisme. Contre ces derniers, aucune mesure vraiment

efficace n’a pu être adoptée : ni les primes offertes pour chaque capture — car il est plus lucratif

pour le soldat anglais de considérer le brigand comme un ennemi régulier et de le mettre à

rançon – ni l’enrôlement de Normands dans des milices chargées de faire la chasse aux brigands

– la lourdeur de l’encadrement anglais nécessaire en pareil cas montre le peu d’enthousiasme

des intéressés. Pourtant, le poids des impositions extraordinaires mises sur le pays pour

48 JJ 107, f° 45 v°, n° 104 (juin 1375). Moimay, Haute-Saône, ar. Lure, c. Villersexel. Sur ce thème, voir Claude

Gauvard, « Résistants et collaborateurs pendant la guerre de Cent ans : le témoignage des lettres de rémission », in La« France anglaise » au Moyen âge. Actes du 111e Congrès national des Sociétés savantes (Poitiers, 1986), t. 1, Paris,Editions du CTHS, 1988, p. 123-138.

49 JJ 113, f° 42 v°, n° 103 (août 1378 ; faits remontant à 1360). Toury, Eure-et-Loir, ar. Chartres, c. Janville50 Voir Christopher Allmand, Lancastrian Normandy, 1415-1450. The history of a medieval occupation, Oxford

U.P., 1983.51 Roger Jouet, La résistance à l’occupation anglaise en Basse-Normandie (1418-1450), Cahier des Annales de

Normandie, n° 5, Caen, Musée de Normandie, 1969, p. 34-36.

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l’entretien des gens de guerre chargés de lutter contre les brigands montre l’importance de

l’effort militaire mis en oeuvre52.

Mais rien de tel dans le reste du royaume. À Paris par exemple, de 1420 à 1436, la garnison

anglaise permanente n’a guère dû excéder une cinquantaine d’hommes53. Ce sont donc le prévôt

de Paris et les conseillers au Parlement, d’obédience bourguignonne, qui continuent de veiller

au maintien de l’ordre54. Certes, le maintien des juridictions ordinaires françaises correspondait

à la politique générale de l’occupant : en Normandie même, les brigands étaient châtiés par les

juges du lieu, conformément à la coutume de Normandie. Mais l’armée agissait pour capturer

les fauteurs de trouble55. Dans la capitale, où le Journal d’un bourgeois de Paris56 montre assez

la terreur qu’inspire la soldatesque, à cause des ravages qu’elle engendre dans les campagnes

entourant la ville. Le désintérêt des autorités militaires anglaises comme françaises pour les

questions d’ordre public est patent. En témoigne leur incapacité à mettre en oeuvre avant les

années 1470 des mesures sévères pour lutter contre la désertion, problème qui ne semble les

préoccuper qu’en termes de pure efficacité militaire57.

C’est sans doute parce qu’elles n’étaient pas considérées comme compétentes dans le

domaine du maintien de l’ordre que les armées médiévales ne sont que rarement sollicitées pour

la répression des émeutes ou révoltes populaires.

LA RÉPRESSION DES GRANDES RÉVOLTES

Les historiens se sont davantage intéressés aux causes de ces révoltes qu’à leur déroulement

et à leur répression. Cela correspond à la fois à la perspective économique et sociale longtemps

privilégiée par les chercheurs58, et à la nature des sources narratives, qui sont assez disertes sur

l’origine des troubles mais fort laconiques sur leur étouffement. Prenons l’exemple de l’émeute

parisienne du 5 janvier 1307. Nous savons qu’elle est due au rétablissement de la monnaie forte

52 Ibid., p. 43-49, p. 61-62, p. 85-86.53 Voir Jean Favier, « Occupation ou connivence ? Les Anglais à Paris (1420-1436) », in Guerre, pouvoir et

noblesse au Moyen âge, Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, textes réunis par Jacques Paviot et JacquesVerger, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 239-260.

54 Sur l’acceptation de cet état de fait par les Parisiens, voir Guy Llewelyn Thompson, « Le régime anglo-bourguignon à Paris : facteurs idéologiques », in La « France anglaise » au Moyen âge..., p. 53-60.

55 Roger Jouet, La résistance à l’occupation anglaise..., p. 49 seq.56 Journal d’un bourgeois de Paris, 1405-1449, éd. par Colette Beaune, Le livre de poche, coll. « Lettres

gothiques », 1990.57 Jean-Marie Cauchies, « La désertion dans les armées bourguignonnes de 1465 à 1476 », in Revue belge

d’histoire militaire, t. 22 / 2 (juin 1977), p. 134-148 ; Philippe Contamine, « La mutinerie et la désertion dans lesarmées de la fin du Moyen âge et de la Renaissance : deux concepts à définir et à explorer », in Nouvelles approchesen histoire militaire, Cahiers du centre d’études d’histoire de la défense, n° 2 (1997), Paris, ADDIM, 1997, p. 35-41 ;Christopher Allmand, « Le problème de la désertion en France, en Angleterre et en Bourgogne à la fin du Moyenâge », in Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen âge..., p. 31-41.

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par Philippe le Bel : les propriétaires parisiens entendirent se faire payer en monnaie forte des

loyers qui étaient exigibles d’avance, alors que les salaires étaient encore versés en monnaie

faible, ce qui aboutissait à un triplement des charges pesant sur les locataires. Si le déroulement

de l’émeute est à peu près connu, les opinions divergent quant à sa fin. Selon les Grandes

chroniques de France59 et la Chronique parisienne anonyme60, les émeutiers rentrèrent chez eux

après avoir été calmés par un simple discours du prévôt de Paris et de quelques barons. Selon

Jean de Saint-Victor, au contraire, l’intervention des nobles aurait été brutale, se soldant par

plusieurs morts61.

On peut toutefois distinguer deux types de révoltes, dont la répression prend deux chemins

différents. D’une part celles qui sont l’expression de choix politiques dissidents émanant de

collectivités urbaines, ou en tout cas d’options politiques prises au nom de toute une ville par un

groupe socio-professionnel fort et organisé. D’autre part les révoltes populaires, qui le plus

souvent embrasent des régions entières et expriment une protestation contre l’accroissement de

la pauvreté et des difficultés. C’est surtout dans le premier cas que la répression mobilise de

véritables armées, parce que les révoltés sont susceptibles de s’organiser eux-mêmes en force

politique et militaire, donc de constituer une menace pour le pouvoir en place.

Les révoltes urbaines : une répression de guerreLà encore, les faits sont généralement bien connus mais les données concernant la

répression sont presque toujours maigres62. Ainsi pour l’émeute de Provins, en 1279, ourdie par

les tisserands mécontents de l’alourdissement des charges ; le maire – un chevalier – est

massacré, les maisons de plusieurs échevins pillées. La répression est conduite par Edmond de

Lancastre, époux de la comtesse de Champagne, et par son lieutenant Jean de Brienne, grand

bouteiller de France. Nous savons que ces hommes conduisaient des troupes : les Provinois

furent contraints de les loger, pendant que l’on désarmait les hommes de la ville et pendait les

rebelles les plus compromis. Pour le reste, on ignore le rôle exact joué par les hommes d’armes.

Il est douteux que les Provinois les aient combattus, même si leur résistance n’était pas éteinte

58 On trouvera une synthèse de l’historiographie concernant les révoltes populaires dans Michel Mollat et

Philippe Wolff, Ongles bleus, Jacques et Ciompi. Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe sièclesCalmann-Lévy, 1970, rééd. Flammarion, 1993.

59 Les Grandes chroniques de France, éd. par Jules Viard, t. 8, Paris, Champion, 1934, p. 250-25260 « Chronique parisienne anonyme de 1316 à 1339 », éd. par Amédée Hellot in Mémoires de la Société de

l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 11 (1884), Paris, Champion, 1885, p. 19 : « Les quieux après ce, par leprevost de Paris, appellé Fremin de Coquereil, d’Amyens, si comme l’en dist, et par aucuns barons, par souefvezparolles et blandissemens appaisiez, a leurs maisons paisiblement s’en retournerent ».

61 Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 21, Paris, Imprimerie impériale, 1860, p. 647 : « Nam rexper manum armatam nobilium fecit violentiam admoveri, eorumque plures occisi sunt... »

62 Outre les références particulières mentionnées ci-dessus et ci-après, voir André Leguai, « Les troubles urbainsdans le nord de la France à la fin du XIIIe et au début du XIVe s. », in Revue d’histoire économique et sociale, t. 54(1976), Paris, Rivière, 1976, p. 281-303.

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puisqu’il y eut d’autres émeutes en 1281 et 1324, à propos desquelles les sources disent

seulement qu’elles furent réprimées par le bailli royal et ses hommes, sans autre précision63.

À Beauvais, la révolte de 1305 contre l’évêque-comte se traduisit par de véritables batailles

de rue entre les bourgeois et les hommes de l’évêque, qui furent finalement défaits. Ce dernier

décida alors de quitter la ville, pour mieux la réinvestir à la tête d’une armée formée de ses

vassaux et de leurs contingents. Mais l’affaire ne fut définitivement réglée que d’une manière

politique, par l’intervention du roi qui fit arrêter les principaux représentants des deux partis et

imposa son arbitrage sur le fond64.

L’intervention militaire est plus nette dans le cas des villes flamandes qui, à partir de 1297

et pendant tout le premier tiers du XIVe siècle, se révoltèrent contre l’autorité du Capétien. La

prospérité bâtie sur l’industrie drapante rendait pénible aux bourgeois de Bruges et de Gand le

poids de l’administration royale. Sans entrer ici dans la complexité des enjeux sociaux et

politiques – l’opposition entre les rebelles et le parti fidèle au roi se double d’affrontements

entre villes et de conflits avec le comte de Flandre65 – plusieurs éléments intéressant notre sujet

doivent être soulignés.

D’abord, c’est bien à la tête d’une armée que Philippe le Bel vint occuper la Flandre

occidentale et faire son entrée solennelle dans les grandes villes. C’est bien par des batailles

(Furnes, le 26 août 1297) et des trêves (Vyves-Saint-Bavon, le 9 octobre) que l’ordre est rétabli.

Lorsque, au matin du 18 mai 1302, les gens du roi à Bruges sont massacrés, provoquant une

flambée insurrectionnelle dans les autres villes de Flandre, c’est une armée de chevaliers que

Philippe le Bel envoie et qui se fait tailler en pièces par les milices urbaines à la bataille de

Courtrai. Comme le rapportent les Annales de Gand, ce sont des tisserands, des foulons, de

vulgaires fantassins qui ont infligé aux chevaliers français cette honteuse défaite et leur ont pris,

butin symbolique, leurs fameux éperons d’or. Et c’est par une nouvelle bataille, celle de Mons-

en-Pévèle, que les milices flamandes sont écrasées le 18 août 1304.

Le tribut imposé à la Flandre, l’obligation de payer l’armée d’occupation, la destruction des

murailles des villes, sont les marques d’un authentique contexte de guerre. Elles entretiennent

d’ailleurs la révolte, ce qui impose de lever un nouvel ost chaque année. Vingt ans plus tard,

entre 1323 et 1328, la Flandre maritime connaît un nouveau soulèvement, plus rural et plus

populaire ; il faut une nouvelle bataille, celle de Cassel (23 août 1328), pour écraser l’armée des

paysans flamands menée par Nicolas Zannequin66.

63 Félix Bourquelot, Histoire de Provins, 2 vol., Provins, Lebeau, 1839-1840, réimp. Marseille, Laffitte Reprints,

1976, p. 242-246.64 Léon-Henri Labande, Histoire de Beauvais et de ses institutions communales jusqu’au commencement du XVe

siècle, Paris, 1892, réimp. Genève, Mégariotis Reprints, 1978, p. 80-86.65 Résumé commode dans Jean Favier, Philippe le Bel, Paris, Fayard, 1978, p. 237-246, et bibliographie p. 546.66 Voir pareillement Jean Favier, La guerre de Cent ans, Paris, Fayard, 1980, p. 22-27.

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Ces victoires militaires n’apportant aucune solution politique, l’agitation connut un nouveau

réveil en 1379 parmi les tisserands de Gand. Ceux-ci avaient un chef, Philippe Van Artevelde,

que l’on appellait capitaine, et organisèrent rapidement une armée à laquelle les villages du plat-

pays devaient bon gré mal gré fournir des contingents, assiégèrent les villes d’Audenarde puis

Bruges : cela s’apparente davantage à l’affrontement d’armées ennemies qu’à des troubles à

l’ordre public causés par une population de civils. Et c’est à l’issue d’une véritable campagne

militaire que Charles VI remporta la bataille de Roosebeke sur les Gantois, le 27 novembre

138267. Philippe Van Artevelde fut d’ailleurs pendu sans procès, comme un traître ou un ennemi

vaincu.

Si l’armée est utilisée comme force de maintien de l’ordre, c’est donc parce que les révoltés

ont constitué eux-mêmes leur propre force militaire. Ceci se vérifie également dans les autres

grandes révoltes populaires.

Les révoltes populaires, de la Jacquerie à la grande RebeyneÀ commencer par la grande Jacquerie qui sévit en 1358 dans le Bassin parisien. Les paysans

révoltés ne sont pas forcément misérables – on trouve parmi eux beaucoup d’exploitants

moyens – mais la crise économique très dure leur rend insupportable un prélèvement seigneurial

accru. Or, passés les premiers jours employés à attaquer les châteaux, piller les hôtels des nobles

et massacrer quelques gentilhommes, les Jacques se dotent de capitaines, d’un chef, Guillaume

Carle, et mettent sur pied une véritable armée comptant peut-être 5 ou 6 000 hommes. Mais une

armée de paysans, mal équipée et mal commandée, que les chevaliers conduits par Charles

d’Evreux n’auront aucun mal à écraser lors de la bataille de Mello (9 juin 1358). Guillaume

Carle lui-même, attiré dans un guet-apens par une offre de pourparlers, est capturé et

immédiatement supplicié68. Quant au contingent de Jacques venu assiéger la forteresse de

Meaux, où l’entourage du dauphin Charles avait trouvé refuge, une simple sortie des quelques

chevaliers présents dans la place suffit à le tailler en pièces. Le rôle joué par l’armée dans la

répression de la Jacquerie se limite à ces deux épisodes. Ils sont certes décisifs, mais on aurait

pu imaginer d’autres emplois des troupes, à commencer par le rétablissement de l’ordre dans la

capitale lors des émeutes conduites par le prévôt de Paris Etienne Marcel69.

67 Ibid., p. 371-374, p. 384-386 ; Michel Mollat et Philippe Wolff, Ongles bleus, Jacques et Ciompi..., p. 163-

167, p. 169-171, p. 178-179.68 Récit complet des événements ibid., p. 123-131.69 On peut relever la même abstention d’une intervention militaire prématurée à Londres, lors du soulèvement

des Travailleurs de 1381, malgré l’avis de Robert Knolles qui avait sous ses ordres sept à huit-mille hommes d’armes.Il n’y eut de véritables combats contre les rebelles que dans le Suffolk et le Norfolk, où les insurgés s’étaientorganisés en bandes. Ailleurs, de simples menaces suffirent à les disperser. Voir sur ce point André Réville, Lesoulèvement des travailleurs d’Angleterre en 1381, Paris, Picard, 1898, p. 131-148 ; Rodney Hilton, Les mouvementspaysans du Moyen Age et la révolte anglaise de 1381, Paris, Flammarion, 1979, p. 169 seq.

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Le second grand soulèvement du XIVe siècle, à la fois plus long et plus diffus, concerne le

Languedoc où sévit le Tuchinat entre 1363 et 1384. Ce mouvement aux causes complexes se

présente d’abord comme une réaction contre la présence endémique des routiers, soldats

débandés vivant sur le pays. Les Tuchins, mi-clandestins mi-intégrés dans la population, mais

assez bien organisés semble-t-il, font des coups de main à la fois contre les routiers, contre les

gens du roi, contre les châteaux des nobles et contre certains représentants des élites urbaines70.

À partir de 1378 s’ajoutent à ce phénomène plusieurs révoltes urbaines (Le Puy, Nîmes,

Montpellier, Béziers) traduisant les oppositions sociales qui traversent le monde des métiers et

la volonté des artisans modestes d’être représentés en tant que tels dans les corps de ville. En

1381, la nomination du duc Jean de Berry comme lieutenant du roi en Languedoc aggrave

encore les choses : le Tuchinat devient porteur de la contestation de l’impôt, du pouvoir royal et

de ses méthodes. On sait que les troupes commandées par le duc de Berry ont affronté les

Tuchins en bataille rangée, entre autres à Uchaud près de Lunel71. Les sources mentionnent

d’autres combats comme celui de Mentières, où les Tuchins furent défaits par les hommes du

vicomte de Polignac72. La nomination d’Enguerrand d’Eudin – capitaine énergique dont nous

avons plus haut évoqué les méfaits – comme sénéchal de Beaucaire traduit aussi une certaine

militarisation de la répression. Néanmoins, le recours aux forces armées reste sporadique,

autorisant la résurgence périodique de l’agitation, jusqu’au début du XVe siècle. C’est en 1422

que le sénéchal de Lyon, Humbert de Grolée, reçoit des consuls de la ville subsides et

bombardes pour en finir avec les Tuchins, d’où quelques victoires faciles, mais sans lendemain.

En avril 1431, c’est l’armée d’un célèbre capitaine, Rodrigue de Villandrando, qui est sollicitée

pour intervenir. Bien que la documentation reste imprécise, il semble qu’on ait alors atteint un

degré de férocité qui fut jugé excessif : le village de Saint-Romain-le-Puy, où s’étaient réfugiés

les rebelles, est pris d’assaut et pillé, ses habitants massacrés ou mis en fuite au point que le site

ne sera pas réoccupé avant 143473.

À l’intervention des hommes d’armes, ponctuelle et utilisée en dernier ressort, les pouvoirs

civils semblent toujours préférer un apaisement rendu possible par leur propre retrait, même si

celui-ci est temporaire et si le retour de l’ordre doit permettre la mise en marche d’une machine

judiciaire capable d’arrêter les plus coupables et de les châtier. Ainsi, lors des grandes révoltes

70 Voir Charles Portal, « Les insurrections de Tuchins dans les pays de Langue d’oc vers 1382-1384 », inAnnales du Midi, t. 4 (1892), Toulouse, Privat, p. 433-474 ; Marcellin Boudet, La jacquerie des Tuchins (1363-1384),Riom, U. Jouvet, 1895 ; Henri Martin, « Recherches sur le Tuchinat », in Vivarais et Languedoc. 44e Congrès de laFédération historique du Languedoc méditerranéen et du Roussillon (Privas, 22-23 mai 1971), Montpellier,Université Paul-Valéry, 1972, p. 121-130.

71 Charles Portal, « Les insurrections de Tuchins... », p. 445-455, 461. Uchaud, Gard, ar. Nîmes, c. Vauvert72 Marcellin Boudet, La jacquerie des Tuchins..., p. 102-103. Mentières, Cantal, ar. et c. Saint-Flour73 Voir André Leguai, « Les révoltes rurales dans le royaume de France, du milieu du XIVe siècle à la fin du XVe

siècle», in Le Moyen âge, t. 88 (1982), p. 49-76 ; Etienne Fournial, Les villes et l’économie d’échange en Forez aux

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antifiscales du début du règne de Charles VI, la Harelle de Rouen et la sédition des Maillotins à

Paris74 : l’armée n’a été utilisée qu’après le retour à l’ordre, pour dissuader toute résurgence de

la rébellion et permettre à la répression judiciaire de se déployer. C’est d’abord, avant même le

retour du roi occupé en Flandre, le stationnement de troupes aux abords de Paris, où les soldats

peuvent perpétrer toutes sortes d’excès75, et la diffusion de rumeurs selon lesquelles le roi faisait

mettre en défense le château de Vincennes, battait le rappel des troupes des ducs d’Anjou et de

Bretagne76. C’est ensuite l’entrée du roi dans Paris, en appareil de guerre, accompagné de 1 500

hommes d’armes « rengiés en ordonnance, comme s’ilz deussent combatre, les glaives es

poingz »77, qui vont prendre position aux carrefours et sur les ponts, loger hors des hôtelleries

aux dépens des Parisiens78. La suite relève des sanctions ordinaires infligées en cas

d’événements séditieux. Elles concernent d’abord les individus les plus compromis :

condamnations à mort ou à de lourdes amendes, avant l’amnistie générale qui marque la fin de

la répression. Elles punissent aussi la ville en tant que personne morale : suppression des portes

de l’enceinte et des chaînes barrant les rues, confiscation des institutions municipales79. D’un

bout à l’autre de l’affaire, le rôle des hommes d’armes consiste plus à intimider et à manifester

le triomphe de l’autorité royale qu’à mater la rébellion, qui est déjà apaisée. C’est pourquoi le

récit de Froissart, qui imagine les Parisiens déployant une impressionnante milice au nord-est de

la ville, prêts à affronter l’armée royale, puis rentrant spontanément dans l’obéissance du roi

comme s’ils avaient pris conscience du caractère sacrilège de leur prise d’armes80, n’est qu’à

demi fantaisiste. En effet, on peut le lire comme une transposition dramatique de ce qui a eu lieu

quelques mois plus tôt : l’essoufflement de l’agitation et la défection progressive de tous ceux

qui avaient finalement plus à perdre qu’à gagner dans un prolongement du désordre.

Lors de la grande Rebeyne lyonnaise de 1436, fort bien documentée par les archives

judiciaires, on peut encore observer à quel point le recours aux armées est timide et tardif81. Les

origines de la Rebeyne sont classiques : pression fiscale lourde, bandes d’écorcheurs sévissant

dans le pays, abus d’autorité d’un nouveau sénéchal. La plupart des émeutiers sont des gens de

XIIIe et XIVe siècles, Paris, Université de Paris, 1967, p. 473-475. Saint-Romain-le-Puy, Loire, ar. Montbrison, c.Saint-Just-Saint-Rambert.

74 Pour les causes et le déroulement des événements, voir Léon Mirot, Les insurrections urbaines au début durègne de Charles VI (1380-1383), leurs causes, leurs conséquences, Paris, Fontemoing, 1905.

75 Chronique du religieux de Saint-Denys contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, éd. et trad. parL. Bellaguet (1842), rééd. Paris, Editions du CTHS, 1994, t. 1, p. 151-155.

76 Chronographia regum Francorum, éd. par Henri Moranvillé, t. 3, Paris, Renouard, 1897, p. 28-29.77 Chronique des quatre premiers Valois (1327-1393), éd. par Siméon Luce, Paris, Renouard, 1872, p. 308-31178 Chronique du religieux de Saint-Denys..., p. 233-235 ; Chronographia regum Francorum, p. 46-51 ; Partie

inédite des chroniques de Saint-Denis, éd. par Jérôme Pichon, Paris, Lahure, 1864, p. 26-29.79 Chronique du religieux de Saint-Denys..., p. 239-255 ; Oeuvres de Froissart, t. 10, p. 192 seq.80 Ibid.81 René Fédou, « Une révolte populaire à Lyon au XVe s., la Rebeyne de 1436 », in Cahiers d’histoire, t. 3,

Grenoble, Allier, 1958, p. 129-149 ; Nicole Gonthier, « Acteurs et témoins des Rebeynes lyonnaises à la fin duMoyen Age », in Révolte et société, Actes du IVe colloque d’Histoire au présent (Paris, mai 1988), t. 2, Paris,Histoire au présent - Publications de la Sorbonne, 1989, p. 34-43.

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métier reprochant aux riches de ne pas supporter leur juste part des difficultés. La révolte se

poursuit de manière sporadique deux mois environ, chaque flambée s’apaisant d’elle-même

lorsque les responsables lyonnais accordent des délais pour le paiement des quotes d’impôt,

autorisent les émeutiers à porter leurs doléances devant le roi, accèdent aux revendications des

métiers concernant leur représentation au consulat. Précisons que les forces de l’ordre à la

disposition du bailli sont maigres : quelques sergents tout à fait disposés à faire cause commune

avec les émeutiers, une milice urbaine impossible à mobiliser puisque la majorité des Lyonnais

sympathise avec les rebelles. L’attitude conciliatrice d’autorités urbaines devenues impuissantes

désamorce la violence, jusqu’à ce que l’arrivée du roi, avec des contingents d’hommes d’armes

qui seront logés en ville, donne le signal du rétablissement de l’autorité82.

Le recours à la force militaire a sans doute été plus systématique après 1445, date à laquelle

sont créées les compagnies de l’ordonnance, unités de base d’une armée permanente et

régulièrement rémunérée, chargée de mettre un terme aux divagations des soudards licenciés, de

tenir le pays grâce à la mise en place de garnisons efficaces, et d’achever la reconquête du

royaume83. Cette armée nouvelle pouvait, en tout cas, fournir un outil de maintien de l’ordre

efficace. Ainsi en 1477, au moment de la réunion de la Bourgogne au royaume, Louis XI a-t-il

envoyé préventivement 6 000 hommes camper sous les murs de Dijon afin de tuer dans l’oeuf

toute velléité de rébellion. Il y eut néanmoins quelques troubles, peut-être dus essentiellement à

l’attitude conquérante de ces soldats. Les populations urbaines étant promptes à s’armer et

pouvant facilement mettre à profit les équipements défensifs de la ville, quelques escarmouches

se produisirent dans les faubourgs84. Pour autant, les troupes royales ne furent pas utilisées pour

un quelconque assaut.

Il est possible que la répression des révoltes du règne de Louis XI, somme toute assez

nombreuses, ait pris un tour plus militaire que sous les règnes précédents. On ignore

malheureusement, faute de documentation adéquate, qui exactement procède aux arrestations,

aux pendaisons, aux écartèlements infligés aux rebelles. Mais il est clair que ces punitions sont

mises en œuvre après le retour de l’ordre : elles n’en sont ni l’outil ni le point de départ. La

participation des soldats au rétablissement de l’ordre est parfois attestée, mais ils semblent

surtout agir comme une masse d’occupation passive : quelques sergents, menés par les officiers

de justice, pouvaient suffire à organiser les patrouilles nécessaires pour garantir l’ordre une fois

l’émeute retombée85.

82 René Fédou, « Une révolte populaire à Lyon... », p. 141-148.83 Philippe Contamine, Guerre, Etat et société..., p. 278 seq.84 André Voisin, « La « mutemaque » du 26 juin 1477. Notes sur l’opinion à Dijon au lendemain de la réunion »,

in Annales de Bourgogne, t. 7 (1935), Dijon, Venot, p. 337-356.85 Voir André Leguai, « Emeutes et troubles d’origine fiscale pendant le règne de Louis XI », in Le Moyen âge,

4e série, t. 22 (1967), notamment p. 452, 456, 458, 461-471.

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Au terme de ce parcours, on peut insister sur un point important. À la différence de l’armée

moderne, les armées du Moyen Âge ne forment pas une institution permanente, rigoureusement

structurée selon un modèle hiérarchique, susceptible d’être efficacement manoeuvrée pour

l’encadrement des civils. Les chevaliers et les hommes d’armes qui composent l’ost médiéval

peuvent agir en fonction d’autres injonctions que l’obéissance aux ordres reçus : fidélité

vassalique ou simple opportunisme politique, accomplissement d’un service mercenaire ou

seule recherche des profits de guerre, quelquefois en dehors de toute légalité comme pour les

routiers. On reconnaît donc à ces hommes la capacité de vaincre l’ennemi en bataille, de tenir ou

d’emporter des places fortes, non celle de maintenir l’ordre parmi les civils. D’autant plus que

les populations du Moyen Âge, particulièrement en milieu urbain, sont susceptibles de s’armer

et de s’organiser de manière efficace en s’appuyant sur des solidarités de métier, de voisinage,

ou sur les structures des corps de villes.

La meilleure des garanties pour l’ordre public est donc que ces armées soient efficacement

commandées, régulièrement rémunérées, cantonnées à des missions militaires et le moins

possible au contact des populations, strictement maintenues au service de l’autorité publique.

Une règle qui demeure sans doute valable au-delà du Moyen Âge.

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ARMÉE ET MAINTIEN DE L’ORDRE EN FRANCE DANS LA SECONDE MOITIÉDU XVIIIe SIÈCLE (1750–1789 )

Pascal BROUILLET

Entre 1714 et 1789, alors que la majorité des troupes est cantonnée aux frontières ou

occupée à se battre hors du royaume, la France connaît une longue période de calme intérieur

relatif. Contrairement au XVIIe siècle et à la période qui s’ouvre avec la Révolution, les émeutes

et protestations diverses restent limitées, tant dans la violence déployée par les émeutiers que

dans leur extension géographique.

Dans ces conditions, poser la question de la participation de l’armée au maintien de l’ordre

pourrait paraître superflu, si le second XVIIIe siècle n’avait vu naître le modèle policier français

qui existe toujours, et dont la caractéristique est que le policier « est un militaire ou presque un

militaire »1. C’est sans doute cette impression d’inutilité qui a retardé l’étude de cet apparent

paradoxe, puisqu’il a fallu attendre les travaux de Jean Chagniot sur Paris et l’armée pour sortir

des à peu - près ou des jugements hâtifs sur cette question2.

Avant de l’aborder à notre tour, deux définitions préalables s’imposent.

Le terme armée désigne ici les unités de la Maison militaire du roi, les troupes réglées et les

régiments provinciaux ; la maréchaussée, n’étant pas intégrée à l’armée, est exclue. Quant à

l’expression maintien de l’ordre, celle-ci est prise dans ses deux acceptions : une large, c’est-à-

dire le « maintien du bon ordre » quotidien ; l’autre étroite, c’est-à-dire la répression des

émeutes et des troubles.

J’étudierai successivement le rôle de l’armée dans ces deux types de mission, en insistant

toutefois sur le second aspect.

ARMÉE ET TÂCHES DE POLICE QUOTIDIENNESDans ce domaine, toute généralisation est quasi impossible, en raison même de l’origine de

cette participation de l’armée au maintien de l’ordre quotidien ; participation directement liée à

l’exercice de la police militaire. Autant dire qu’il s’agit d’un phénomène uniquement urbain et

variable d’une ville à l’autre. Ainsi, si l’armée jouait un rôle important dans la police

1 Catherine Clémens-Denys, Sûreté publique et sécurité personnelle dans les villes des la frontière entre les

Pays-Bas et la France au XVIIIe siècle, thèse de doctorat, Université d’Artois, 1998, p.720.2 Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle, étude institutionnelle et sociale, Paris, 1985, 1re partie,

notamment le chapitre IV, pp. 163-192.

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quotidienne de la capitale ou des villes des la frontière du Nord, elle en fut soigneusement

tenue à l’écart dans d’autres endroits, par exemple à Toulouse3.

À l’origine : la police militaireDans toutes les places où stationnaient des troupes, le commandement mettait en place une

garde aux portes de la cité et un système de patrouilles, souvent doublé de postes, pour

contrôler les soldats qu’ils soient casernés ou non. Cette façon de procéder était une nécessité

devant l’impuissance de la police civile à réprimer les délits commis par les militaires, en

raison du peu de respect de ceux-ci pour une autre autorité que celle de leurs officiers, de leur

habitude à faire usage de leurs armes et de la solidarité entre hommes du même régiment.

Cette police militaire, spécialisée et limitée, devint progressivement une police générale à

laquelle les autorités municipales eurent recours, ce pour des raisons supplémentaires à celle

que nous venons d’évoquer : le déclin, voire la disparition des forces de police bourgeoises

traditionnelles, les guets, qui assuraient la sécurité nocturne dans les villes ; l’implication de

civils dans nombre d’affaires traitées par la police militaire en raison du contact fréquent des

soldats avec les habitants et des heurts entre ces deux types de population ; la rapidité de

réaction des militaires et leur grand nombre en cas de problème grave4.

Dans la capitale, joua aussi la gestion des troubles provoquées par des personnes de

qualité : il était impensable de faire arrêter l’une d’entre elles par un simple exempt du guet.

Les tâches policières de l’armée en ville étaient de deux sortes : préventives, par la mise en

place de postes et de patrouilles ; d’intervention par l’utilisation de la main-forte.

Les tâches de police de l’arméeEn ce qui concerne la police préventive, il s’agissait d’un rôle essentiellement nocturne.

Dans les villes de la frontière du nord, et vraisemblablement dans toutes les places, la police

militaire y remplaça quasi complètement la police civile. À Paris, ce service se faisait en renfort

de la garde de Paris. Les militaires tenaient des postes à certains endroits stratégiques ou devant

certains bâtiments, tandis que les patrouilles sillonnaient les rues, ayant pour mission première

de récupérer les soldats errants après le couvre feu ou attardés dans les cabarets. Dans la

capitale, ces patrouilles revêtaient parfois un caractère particulier puisqu’elles pouvaient être

mixtes, un commissaire ou un inspecteur étant accompagné d’un sergent aux gardes françaises

ou suisses, ou grises, c’est à dire composées de soldats déguisés5.

3 Sur ces différences voir dans l’ordre Jean Chagniot, Paris et l’armée…, Catherine Clémens-Denys, Sûreté

publique et sécurité personnelle …., et Lean-Luc Laffont, Policer la ville. Toulouse, capitale provinciale au siècledes Lumière, thèse de doctorat, université de Toulouse-II-le Mirail, 1997.

4 Sur tous ces points voir notamment Catherine Clémens-Denys.5 Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle…., p.191 et Nouvelle Histoire de Paris, Paris au XVIIIe siècle,

Paris, 1988, p. 140.

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Outre ce service quotidien, les autorités municipales ou le lieutenant général de police

pouvaient demander la main-forte. Celle-ci était régie par des textes et consistait en une aide

immédiate de l'armée à toute réquisition des autorités civiles. Il s’agissait en l’occurrence de

fournir de petits détachements pour une mission ponctuelle qui ne ressortissait pas du service

ordinaire. Les cas les plus classiques sont la lutte contre l’incendie, la garde des salles de

spectacle et parfois le service d’ordre à l’extérieur de celles-ci, enfin le maintien de l’ordre lors

de rassemblements importants comme les fêtes ou les exécutions capitales. À Paris, ce type de

service s’étendait à la surveillance des jardins et certaines foires, comme la foire Saint-

Germain.

Cette main-forte était aussi particulièrement utilisée pour aider à garder les barrières

d’octroi. La présence militaire était dans ce cas d’autant plus fortement souhaitée que les

soldats constituaient une part non négligeable des fraudeurs et que ceux-ci, militaires ou non

étaient armés et n’hésitaient pas à passer en force lorsqu’ils se heurtaient aux commis.

L’appel à la garde, utilisée par les particuliers ou les autorités lorsqu’un incident ne pouvait

être réglé par les voies ordinaires et nécessitait une intervention rapide était du même ordre que

la main-forte.

Dernière mission de main-forte particulièrement délicate, l’arrestation et la conduite en

prison de personnes ayant un rang élevé dans la société civile ou militaire. L’exemple le plus

connu est la mise à exécution des lettres de cachet délivrées contre les cours souveraines. À

Paris, cette tâche était en général confiée aux officiers des Mousquetaires ; en province, elle le

fut, sur instruction des gouverneurs et commandants militaires, par les officiers stationnées

alors dans la ville.

Ces tâches confiées à l’armée prirent de plus en plus d’importance à partir de la fin de la

guerre de Sept ans, la France entrant alors dans une longue période de paix. Jean Chagniot a

montré comment à Paris le régiment des Gardes françaises a été radicalement transformé en

1764 pour s’adapter à ses nouvelles fonctions6. C’est aussi l’époque où va être mis en avant la

notion de soldat-citoyen et d’utilité sociale de l’armée en raison, en partie, de ce rôle policier de

l’armée.

Malgré les accidents qui se produisaient de temps à autre, parfois fort graves, les troupes se

montraient en effet disponibles et efficaces dans le maintien de la sûreté. De plus, cette

efficacité ne devait rien à des méthodes contestables : les troupes agissaient à visage découvert,

en uniforme, les arrestations s’effectuant au vu et au su de tout le monde contrairement, par

exemple, aux pratiques de la police parisienne dont les agissements furent à l’origine de

6 Jean Chagniot, Paris et l’Armée au XVIIIe siècle…, p 665.

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l’émeute de 1750, plus grave trouble connu par la capitale avant la Révolution7. De tels modes

d’action, outre le mérite de ne pas laisser de doute quant à l’action conduite, ont aussi

l’avantage de permettre une éventuelle réclamation lorsque les soldats outrepassent leurs droits.

Bien sûr il ne faut pas grossir démesurément cette possibilité de recours mais elle existait plus

sûrement que lorsque le citadin ne savait pas à qui il avait à faire. Enfin, et c’est sans doute un

point capital, la police militaire agissant essentiellement de nuit rassurait tout en ne réprimait

que la délinquance grave, sans entrer dans les conflits de voisinage, sauf à y avoir été invitée, le

tout en respectant les droits des individus et les formes juridiques8.

L’efficacité policière de l’armée et ses conséquencesCette action policière eut quatre conséquences :

a ) La militarisation des forces de police. Rien d’étonnant à ce que les diverses forces de

police civiles aient finalement été militarisées, souvent à leur demande, professionnalisation et

militarisation allant de pair. Dès 1740, les inspecteurs de police de la capitale furent choisis

parmi d’anciens officiers des troupes titulaires de la croix de Saint-Louis. À partir du milieu du

siècle, la militarisation de la Garde de Paris fut renforcée9. La police municipale dans les villes

étudiées par Catherine Clémens connut une évolution identique qui se traduisit par la

préférence donnée aux ancien soldats pour l’entrée dans ces forces, l’adoption d’un uniforme le

plus proche possible dans sa coupe de celui des troupes réglées, l’introduction d’une discipline

similaire à celle des troupes notamment par la subordination graduelle10. La dernière institution

à s’aligner sur ce modèle fut la maréchaussée qui ne fut mise sur un pied militaire qu’en 1778

pour les compagnies provinciales et 1784 pour la prévôté de l’Ile, compagnie de la banlieue de

Paris11.

b) Les forces de police urbaines et rurales devinrent de ce fait externes à la population et ce

mouvement acheva ou paracheva le transfert définitif de la sécurité collective à des forces de

police étrangères à la société dans lesquelles elles devaient intervenir12. A contrario, dans les

villes où les municipalités s’efforcèrent de résister aux empiètements du pouvoir royal en

matière de police, les formes traditionnelles restèrent plus vivaces, ce qui fut partiellement le

cas à Toulouse13.

7 Jean Chagniot, Paris au XVIIIe siècle…, pp 144-148 et Jacques Revel et Arlette Farge, Logiques de la foule,

Hachette, 1988.8 Catherine Clémens-Denis, Sûreté publique et sécurité personnelle…, pp.348-349.9 Jean Chagniot, Paris au XVIIIe siècle…, p.137 et Paris et l’armée au XVIIIe siècle, 1ere partie, chapitre III.10 Catherine Clémens-Denys, Sûreté publique et sécurité personnelle…, p. 150 et suivantes.11 Pascal Brouillet, « La militarisation de la maréchaussée au XVIIIe siècle », Revue de la Gendarmerie, n° hors

série histoire, 2000, pp.31-35.12 Catherine Clémens-Denys, Sûreté publique et sécurité personnelle…, p.349 et 61313 Jean-Luc Laffont, Policer la ville…

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c) Si, pour les troupes réglées, le phénomène reste à étudier de plus près, tout simplement

parce que les régiments tournaient tous les trois ans en moyenne, à Paris cette transformation

des missions agit négativement sur le régiment des Gardes françaises. D’abord, elle fatigua

inutilement le soldats ; ensuite elle assimila par trop le régiment au guet et ôta aux soldats leur

dignité. Pour preuve, les sobriquets dont les parisiens affublèrent les Gardes comme celui de

canards du Main. Ce discrédit fut encore plus sensible lorsqu’il atteignit les officiers chargé de

mettre au pas les parlementaires. Les avanies subies par le marquis d’Agoult, en 1788, lorsqu’il

fut chargé d’arrêter les conseillers d’Eprémesnil et Montsabert, le prouvent14.

d) La troupe prit de plus en plus l’habitude d’agir sans ses officiers et la coupure entre les

deux corps, consécutive à d’autres réformes, devint de plus en plus sensible.

e) Les troupes, notamment la Maison du roi perdirent de vue leur raison d’être et furent

d’autant plus sensibles aux discours du parti national.

L’ARMÉE ET LA RÉPRESSION DES ÉMEUTESLe rôle de l’armée dans la répression des émeutes au XVIIIe siècle est en général occulté ou

présenté de manière systématiquement négative, d’abord parce que pour des raisons

idéologiques, la tradition historiographique a tendance à présenter l’armée, et les forces de

l’ordre en général, comme des instruments de répression aveugles et meurtriers, agissant sans

retenue aucune, ensuite parce que l’armée royale ne pouvait être qu’une force de répression. Se

mêle dans cette vision les souvenirs des siècles précédents, notamment les dragonnades, et celui

du siècle suivant, de la répression des différentes révolutions à celle des grèves de la fin du

XIXe et du début XXe siècles. La réalité est tout autre et je voudrais m’appuyer sur l’exemple de

la guerre des Farines pour le montrer.

Ces troubles frumentaires ont été particulièrement bien étudiés puisqu’on compte pas moins

de six ouvrages ou importants articles qui leur ont été consacrés15. Pourtant tous les auteurs ont

soigneusement éludé la question de l’action des forces de l’ordre et de l’armée en particulier,

alors même qu’ils soulignent à l’envi le vaste déploiement de troupes qui valut, par dérision, à

ces incidents leur appellation hyperbolique. Il est vrai qu’en la matière nous nous heurtons à une

double difficulté : les ordres étaient le plus souvent donnés verbalement, et les documents

14 Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle…, p 192-193.15 Dans l’ordre chronologique, ces études sont les suivantes : Georges Rude, « la taxation populaire de mai 1775

à Paris et dans la région parisienne », Annales Historiques de la Révolution Française, n° 143, avril-juin 1956, pp.133 à 179 ; « la taxation populaire de mai 1775 en Picardie, en Normandie et dans le Beauvaisis », AnnalesHistoriques de la Révolution Française, n° 165, juil-sept 1961, pp.305 à 326 ; Edgar Faure, La disgrâce de Turgot,Paris, 1961 ; Vladimir S. Ljublinski, la Guerre des Farines, Grenoble, 1979 ; Guy-Robert Ikni, « La Guerre desFarines : mise au point et nouvelles recherches », Bulletin de la Commission d’histoire économique et sociale de laRévolution française, 1980-1981, pp.57 à 84 ; René Samson, Marginaux, délinquants et séditieux dans le Beauvaisis,1765-1790, t 2 : La Guerre des Farines, C.D.D.P., Beauvais, 1980 ; Cynthia A. Bouton, the flour War : Gender, Classand Community in Late Ancien Régime French Society, Pennsylvania State University Press, 1984.

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compromettants étaient rapidement détruits ; c’est du moins l’impression que l’on ressent à la

lecture des correspondances entre les diverses autorités et des procédures judiciaires.

Chemin faisant je comparerai cependant ce qui s’est produit durant ces troubles avec

d’autres interventions similaires.

Le contexte et les modalités d’emploi de la troupe au maintien de l’ordrea ) Le contexte

La guerre des Farines fut une série d’émeutes frumentaires qui partie de Beaumont-sur-Oise

le 27 avril 1775, gagna progressivement l’ensemble de l’Ile-de-France et les régions voisines,

notamment la Brie et le Vexin normand, en n’épargnant ni Versailles, le 2 mai, ni Paris, le 3

mai. Ces émeutes furent liées à la politique de Turgot sur la liberté des grains. La libéralisation

du marché des grains avait déjà été tentée par Terray et Laverdy et avait donné lieu à de

nombreux troubles notamment dans le quart sud-ouest du pays. Turgot reprit pourtant cette

politique impopulaire dans une mauvaise période puisqu’une récolte très moyenne laissait

prévoir des difficultés d’approvisionnement dans de nombreuses régions. Dès le début du mois

d’avril 1775, l’enchérissement des blés provoqua une émeute à Dijon, mais Turgot, malgré

plusieurs avertissements refusa d’infléchir sa politique, ce qui provoqua les troubles de la région

parisienne.

Le pouvoir ne s’inquiéta véritablement qu’après que les émeutes eurent touché Versailles

puis Paris. Devant l’ampleur des troubles et l’incapacité de la maréchaussée, largement

débordée, à en venir à bout, il fut décidé le 4 mai : de confier le commandement des troupes qui

avaient été appelées en renfort au maréchal de Biron ; d’autoriser ces mêmes troupes à utiliser la

force et à faire usage de leurs armes en cas de besoin ; d’attribuer le jugement des émeutiers

arrêtés à la justice prévôtale, en l’occurrence la maréchaussée16.

b) Les modalités générales d’emploi des troupes au maintien de l’ordre.

Si la mise en route des troupes était soumise à des règles précises liées au cadre juridique

général, les règles de l’intervention sur le terrain n’étaient fixées par aucun texte.

Localement, les troupes intervenaient sur demande de main-forte de l’intendant ou des

autorités municipales. C’était le gouverneur militaire, ou l’autorité militaire assimilée –

lieutenant du roi par exemple – qui étaient responsables de leur emploi. Lorsque le volume des

troupes nécessaires excédait la ressource locale, la responsabilité de la mise en route incombait

au secrétaire d’État à la Guerre qui adressait des feuilles de route aux unités désignées. Enfin, si

16 Cette mesure permettait tout à la fois d’empêcher le parlement de critiquer encore un peu plus la politique du

gouvernement mais aussi, et surtout, de soustraire les officiers militaires au contrôle du parlement, de régler leproblème de réquisition de la maréchaussée et des troupes en cas d’émeute et de gagner du temps en évitant lesjugements de compétence entre maréchaussée et présidiaux.

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un commandant en chef était nommé, comme ce fut le cas en 1775, les gouverneurs étaient

priés de s’absenter de leur ville ou de ne pas intervenir.

Cette phase de réquisition générale ne posait pas de difficulté particulière, à partir du

moment où la procédure était rigoureusement suivie. En revanche, une fois les troupes arrivées

à pied d’œuvre se posait le problème de la direction des opérations. Dans ce domaine les choses

étaient peu claires et variaient en fonction de la personnalité des personnes présentes sur place.

À Meaux, le 6 mai, le dispositif fut organisé par le corps de ville qui l’imposa aux officiers de

l’escadron du Lorraine dragons présent dans la ville. Ils durent fractionner leur unité en groupe

de trois placés aux portes et durent, avec le reste de l’effectif, organiser simultanément des

patrouilles et garder le marché ; le résultat fut l’incapacité de l’escadron à s’opposer

efficacement à la foule17. Le 8 mai, à Montlhéry, le marquis de Poyanne prit personnellement le

commandement et donna aussi des directives pour la sûreté du marché de Villeroy18. Le même

jour à La Ferté-sous-Jouarre, les décisions furent prises d’abord conjointement par les bas-

officiers de maréchaussée et d’un détachement de dragons présents sur place, auxquels se

joignit dans la matinée le procureur fiscal de la Ferté19. Suivant les cas de figure, notamment la

présence sur place d’un officier capable de prendre les opérations à son compte, les troupes

pouvaient donc être engagées en dépit du bon sens sans avoir pu véritablement refuser les

missions qui leur étaient confiées. De plus, cette absence de responsable clairement désigné ne

pouvait qu’aggraver les difficultés, notamment lorsqu’il fallait déployer la force.

L’emploi de la contrainte pour rétablir l’ordre n’était pas plus réglementé. Or les troupes

étaient engagées avec leur armement : sabres ou épées, fusils éventuellement chargés,

baïonnettes. Les violences exercées par les troupes, qui dans ce domaine étaient alignées sur les

forces de police, pouvaient conduire leurs auteurs devant les tribunaux. Seule la légitime

défense était admise. Ainsi, à Grenoble, en 1788, lors de la journée des tuiles, la légitime

défense, réelle, fut avancée pour justifier l’ouverture du feu de quelques éléments du régiment

Royal la Marine, fusillade qui fit trois morts20. L’impossibilité de remplir la mission confiée,

notamment la garde des lieux, autrement qu’en usant de la force, était peut-être assimilée à de

la légitime défense ; mais ce n’est pas clairement prouvé. Hors ces cas, c’est-à-dire pour agir

d’initiative, il semble qu’une déclaration ou un ordre du roi autorisant l’usage de la force et des

armes ait été nécessaire.

En 1775, un appointé du régiment des Gardes françaises expliqua qu’envoyé le 2 mai à

Epinay-sur-Seine, avec deux soldats, pour y rétablir l’ordre, il n’était pas intervenu car la foule

17 S.H.A.T., A1 3694.18 Idem.19 A.D. de Seine-et-Marne, 2 Bp 2220, PV du substitut.20 Bernard Deschard, l’armée et la Révolution, Paris, 1989, p.169.

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était trop importante et qu’il n’avait pas reçu l’ordre de faire feu21. Je n’ai relevé qu’un seul cas

d’usage de la force avant la déclaration du 4 mai. Encore s’agissait-il de la maréchaussée, deux

cavaliers improvisant une charge pour faire fuir des personnes qui essayaient de s’emparer

d’une voiture chargée de blé22. De même il semble qu’il ait fallu procéder à des sommations ou

du moins prévenir que la troupe allait faire usage de la force ou des armes avant de passer à

l’action. Le marquis de Poyanne à Montlhéry fit annoncer « qu’on ferait tirer sur tous ceux qui

oseroient troubler l’ordre et la tranquillité du marché »23. Gillet de Laumont, lieutenant des

grenadiers royaux, envoyé au marché de Montmorency pour y rétablir l’ordre, fit

ostensiblement charger les armes aux grenadiers sous ses ordres pour obliger la foule à reculer,

et prévint les manifestants qu’il n’hésiterait pas à ordonner le feu. Il faudrait vérifier si dans les

cas où le feu fut effectivement ouvert, notamment en 1773 à Montauban, il y avait eu de tels

avertissements ou un signal clair adressé aux émeutiers24.

Enfin, lorsqu’elles intervenaient, les troupes avaient le droit d’arrêter les émeutiers, mais

devaient les remettre immédiatement aux autorités judiciaires ou à la maréchaussée. Cela

constituait une difficulté supplémentaire : comment continuer à assurer la garde des lieux

confiés, tout en détachant quelques personnels pour effectuer les conduites jusqu’au tribunal,

aux prisons ou à la brigade de maréchaussée ? En outre, effectuer de telles conduites, était

risquer la prise à partie des détachements en charge de cette mission.

L’action des troupes en mai 1775En mai 1775, les troupes furent mises en route dans le plus grand désordre. Dès le premier

mai, mises en route à la demande de l’intendant, les premières troupes arrivèrent à Pontoise et

dans les bourgs avoisinants25. Plusieurs unités se succédèrent dans la même région entre le cette

date et le 5 mai, sans qu’il soit possible de déterminer quels étaient les buts de ces relèves26. À

Paris, malgré les conseils de du Sauzay, major du régiment des Gardes françaises, Turgot tarda

à obtenir un ordre écrit du roi pour faire marcher le régiment27. Un des officiers commandant

l’escadron engagé à Meaux le 6 mai reconnut que lorsqu’il était arrivé dans la ville il n’avait ni

ordre ni instructions, et que de surcroît il n’avait pas de munition28. Cette désorganisation, si

elle tempéra dans un premier temps l’efficacité de l’intervention des troupes, ne les empêcha

cependant pas de faire leur travail.

21 A.N., Y 18682, information faite par Rulhière le 22 mai.22 A.D de l’Oise, 1583/2, pv du 2 mai 1775.23 S.H.A.T., A1 3694.24 Steven L. Kaplan, Le pain, le peuple et le Roi, Paris, 1986, p. 339.25 B.A., manuscrits Bastille 12447, f° 58. A.D. de l’Oise, BP 1583/1.26 S.H.A.T., A1 3694, pièce 94.27 Récit de Lenoir cité par Ljublinski, La Guerre des Farines…, p. 142, note 14 et annexe 2, pp. 359-360.28 S.H.A.T., A1 3694, pièce 89.

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De manière générale l’action de celles-ci fut sans faiblesse mais aussi sans violences

inutiles et superflues. La négociation faisait toujours partie de l’arsenal des autorités en cas

d’émeute et la règle fut respectée, même si les officiers des troupes n’y participèrent pas

directement.

Quant à la limitation de la violence il est possible d’en donner plusieurs preuves, à

commencer par l’absence de victimes, malgré la dureté de certains affrontements.

Pour éviter ces confrontations trop violentes, les officiers avaient adopté une série de

mesures et de règles simples toujours valables de nos jours : s’entendre avec les autorités

municipales pour arrêter préventivement les meneurs, montrer la force pour ne pas avoir à s’en

servir et proportionner la force visible aux risques réels, fractionner la foule pour mieux la

disperser, utiliser de préférence la cavalerie pour disperser les émeutiers, l’infanterie ne devant

intervenir que pour les gardes statistique une fois le calme revenu29.

Un bon exemple est celui du dispositif mis en place par le marquis de Poyanne à

Montlhéry. Disposant de cinquante grenadiers du régiment des Gardes françaises et de

cinquante grenadiers royaux du régiment de Paris, il fit contrôler les entrées dans la ville fermer

toutes les avenues qui n’étaient pas absolument nécessaires et occuper celles qui étaient libres ;

il plaça des postes dans les endroits qu’il jugea plus favorables à contenir les gens ; enfin, on l’a

vu, il fit prévenir qu’il n’hésiterait pas à faire tirer30. Ces dispositions suffirent à éviter les

troubles.

Quant à l’importance des troupes à cheval, il suffit de se reporter au rôle des mousquetaires

dans Paris31. La cavalerie était plus dissuasive que répressive parce qu’elle impressionnait, mais

aussi parce que la monture permettait de rompre le contact entre la foule et les forces de

maintien de l’ordre ; elle évitait ainsi d’avoir à recourir à des solutions extrêmes et les accidents

dus aux mouvements de foule, comme les blessures ou morts à la suite de coup de baïonnette.

La nécessité où fut Gillet de Laumont de menacer de faire feu pour se dégager est une autre

illustration des difficultés d’emploi de fantassins lors des émeutes. Le comte de Thélis,

lieutenant aux Gardes françaises mit l’accent avec juste raison sur ce point dans son ouvrage

sur l’administration des chemins32.

Au total, l’action fut donc ferme, mais la moins violente possible : l’officier du Lorraine

dragons, rendant compte de son action à Meaux, reconnaissait avoir usé de coups de plats de

sabre pour disperser le derniers émeutiers qui tentaient de piller les greniers de la ville et avoir

29 Voir par exemple ce qu’écrit Catherine Clémens-Denys sur une émeute à Namur en 1725, Sûreté publique et

sécurité personnelle…, p. 324.30 S.H.A.T., A1 3694.31 Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle…32 Idées proposées au gouvernement par le comte de Thélis sur l’administration des chemins…, cité par Jean

Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle…, p.54.

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maltraité bien des gens dans le courant de la journée ; mais aucune victime n’était à déplorer

tant du côté de la foule que de celui des forces de l’ordre33. Il n’y en eut d’ailleurs aucune lors

de cette série de troubles. Cette retenue des troupes n’était pas nouvelle : les morts de l’émeute

de 1750 ne furent pas tués par les troupes de la Maison du Roi. Il fallut attendre l’émeute

Réveillon, en avril 1789, pour voir les troupes ouvrir le feu dans Paris.

Il est possible de penser qu’un tel comportement était lié à la situation particulière de la

région parisienne siège du pouvoir. Hors de Paris et sa région, on peut avancer des contre-

exemples de cette retenue des troupes, comme les huit morts de Montauban lors d’une émeute

frumentaire en 1773 ; mais Kaplan qui cite le fait ne donne aucune explication sur les

circonstances exactes de cette fusillade34. Mais on peut aussi citer un comportement similaire à

celui des troupes lors de la Guerre des Farines. En 1788, à Grenoble, lors de la journée des

Tuiles où les troupes furent durement touchées, un détachement du régiment Royal la Marine

ouvrit le feu, mais le lieutenant-colonel d’Austrasie ne réagit pas35. Le 12 septembre 1789, se

produisit à Orléans une grave émeute. Les forces de l’ordre comprenant plusieurs brigades de

maréchaussée, des éléments du Royal-Comtois, de l’infanterie de ligne et des volontaires furent

par deux fois prises sous le feu des émeutiers, dont une fois alors que des négociations s’étaient

engagées. Les troupes ne ripostèrent qu’après avoir eu plusieurs blessés graves36.

Lors des troubles, les missions des troupes n’étaient cependant pas restreintes à la

prévention ou la répression des émeutes. En 1775, les régiments restèrent dans les campagnes

jusqu’à l’automne. Ils assurèrent les escortes de convois de grains, les patrouilles de

surveillance sur certains axes, mais aussi la garde des moissons et surtout le désarmement et

l’aide aux arrestations37. Dans ces missions, les troupes, ne possédant la connaissance ni du

terrain, ni de la population travaillaient avec la maréchaussée et à son profit.

Une efficacité reconnue mais une mission qui déplaît

L’efficacité des troupes en maintien de l’ordre était reconnue et certaine. En mai 1775,

l’ordre fut très vite rétabli : dès le 10 mai et la mise place définitive du dispositif, les troubles se

raréfièrent et furent mieux contenus. La seule présence des troupes était d’autant plus

dissuasive que les communautés en supportaient le poids financier et économique.

L’approvisionnement des troupes était prioritaire, ce qui ne pouvait qu’aggraver les difficultés

existantes. Aussi, tout le monde avait intérêt à ne pas voir se prolonger cette présence. Ce

facteur n’est sans doute pas à négliger, même s’il ne faut toutefois pas en exagérer

33 S.H.A.T., A1 3694, pièce 89.34 Steven L. Kaplan, Le pain, le peuple et le Roi…, p.339.35 Bernard Deschard, L’armée et la Révolution…, p. 169.36 S.H.A.T., A4, LIV, lettre du 23 septembre 1789.37 Voir, par exemple, A.D. de Seine-et-Marne, 2 Bp 3589.

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l’importance. En 1775, compte tenu des effectifs mobilisés, ce facteur a pesé d’autant plus. On

le retrouve en 1789 ; les officiers municipaux d’Amiens refusèrent d’accueillir le régiment

Dauphin en plus des cuirassiers du duc de Berry car les fournitures constituaient une trop

lourde charge pour la ville38.

Toutefois, même sans le nombre, les troupes se montraient efficaces à partir du moment où

la mission était claire et la troupe encadrée par ses officiers. Les rares cas de refus de marcher

ou de débordement sont liés à l’absence d’officiers. L’appointé et ses deux camarades envoyés

à Epinay-sur-Seine étaient en train de rentrer sur leur cantonnement sans être intervenus

lorsqu’ils croisèrent le lieutenant de maréchaussée de Saint-Denis ; celui ci leur ordonna de le

suivre, ce qu’ils firent sans difficulté, et ils participèrent au rétablissement de l’ordre39. À

Grenoble, le détachement du régiment de la Marine qui ouvrit le feu était commandé par un

adjudant. Si l’émeute Réveillon tourna au carnage c’est peut-être parce qu’aucun officier des

Gardes françaises n’était présent sur place.

Cette efficacité ne doit pas cependant occulter le fait que cette mission répugnait aux

troupes. Plus exactement si les militaires, et tout particulièrement les officiers acceptaient de

rétablir l’ordre en mettant fin à l’émeute et n’hésitaient pas à user de tous les moyens dont ils

disposaient pour y parvenir, ils acceptaient beaucoup moins les missions purement policières.

Ils refusaient notamment d’arrêter les gens, de les voir emprisonner et de témoigner contre eux.

Jean Chagniot cite le cas des mousquetaires qui, le 3 mai, lors de l’émeute parisienne

relâchèrent une pauvre femme qui avait participé à l’attaque d’une boutique au faubourg Saint-

Antoine40. Vigny, lieutenant aux Gardes eut la même attitude. Le 10 mai, il écrivit à Merelle de

Joigny, avocat au parlement, pour demander la mise en liberté de deux femmes qui avaient été

arrêtées la veille, sans doute par un sergent aux Gardes, car suspectées d’avoir usé de violence à

l’encontre d’un boulanger41. À Fontainebleau, un capitaine de dragons fit arrêter pour

l’exemple quatre personnes mais déclara que les fautes commises lui paraissaient de peu

d’importance et ne méritaient au plus que vingt-quatre heures de prison42. L’idée que la

majorité des émeutiers étaient des gens égarés et de bonne foi, très présente à l’esprit des

magistrats et des responsables de la police à l’époque, semble avoir été partagée par les

officiers.

La deuxième raison qui rendait cette mission peu attrayante était les éventuels comptes à

rendre aux ministres et, surtout, aux magistrats. En temps de guerre, alors même qu’ils

donnaient la mort, les militaires ne dépendaient que de leurs chefs ; ils leur répugnaient qu’il put

38 S.H.A.T., A4, LIV.39 A.N., Y 18682, information faite par Rulhière le 22 mai 1775.40 Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle …, p. 172.41 A.N., Y 18682.42 A.D. de Seine-et-Marne, 2 Bp 3590.

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en être autrement dans une mission ordonnée par le souverain. Ainsi, lorsque Turgot demanda

une punition contre les officiers du Lorraine dragons, ceux-ci se retournèrent tout naturellement

vers le maréchal de Biron qui prit leur défense aidé par le maréchal Schomberg et l’intendant

Bertier43. Le prince de Beauvau n’apprécia pas que l’on put le suspecter d’avoir cédé aux

émeutiers en laissant taxer le pain dans Versailles. Le 4 mai, il écrivit à du Muy pour lui

indiquer que selon les ordres formels du roi les Gardes du Corps et les autres troupes de la garde

se cantonneraient strictement au service du roi et « dans ce que la tranquillité dans la ville de

Versailles rendrait absolument indispensable »44. On ne saurait dire plus diplomatiquement

qu’il ne fallait plus compter sur lui pour remplacer les responsables de la police. Jean Chagniot

a montré qu’une des grandes forces des mousquetaires était qu’ils craignaient peu le

Parlement45. Les militaires refusaient ainsi d’endosser des responsabilités qui incombaient au

politique. Or lors de la Guerre des Farines, de nombreux responsables étaient convaincus que la

seule cause aux émeutes était la politique de Turgot et son entêtement à ne pas vouloir assouplir

sa position46. C’était donc à lui de prendre ses responsabilités, sans en faire porter le poids à

d’autres. À la fin de l’Ancien Régime, la conscience qu’il existait désormais une opinion

publique renforça cette idée. L’armée, notamment à partir du moment où on la fit intervenir

contre les parlements, eut l’impression qu’on lui demandait de régler des problèmes qui

n’étaient pas de son ressort.

Enfin, l’armée et ses officiers tout particulièrement avaient une conscience aiguë qu’ils

étaient l’armée du roi et que tout usage intempestif de la force, qui pouvait survenir à tout

instant lors des émeutes, mettait la monarchie en péril47. Défendant les officiers du Lorraine

dragons intervenus à Meaux le 6 mai 1775, le maréchal de Schomberg écrivait à du Muy qu’il

fallait au moins suspendre la punition que l’on voulait infliger au capitaine : « […] Les troupes

n’étant que trop portées à outrer les ordres de rigueur, il serait à craindre peut-être qu’il n’en

résulta des inconvénients plus graves»48.

Cette répugnance des troupes réglées pour les missions de maintien de l’ordre étaient

parfaitement connue du pouvoir. Un des arguments pour conserver des troupes étrangères au

service de la France fut qu’elles étaient plus sûres en cas de troubles.

43 S.H.A.T., A1 3694, pièces 89, 90, 106, 107, 107 bis.44 Ibidem, idem, pièce 61.45 Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle…, p. 53.46 Voir, par exemple, B.N., Joly de Fleury, 1159, f° 169 à 172 les ennuis faits au président du bailliage de Mery-

sur-Seine et à l’exempt de maréchaussée.47 Jean Chagniot, Paris et l’armée au XVIIIe siècle…, p.177.48 S.H.A.T., A1 3694, pièce 90.

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CONCLUSIONDans la seconde moitié du XVIIIe siècle, en France, la participation de l’armée au maintien

quotidien de l’ordre public urbain fut importante et efficace, sans doute davantage en France du

nord qu’en France méridionale. Abusant rarement de la force qu’ils détenaient et respectueux

des formes et règles de droit, les militaires furent finalement copiés par les forces de police

civiles, tant dans leur modes d’organisation que dans leurs modes d’intervention ce qui donna

naissance à notre système actuel de police étatique militarisée.

De même, conscients des dégâts qu’ils pouvaient faire en utilisant leurs armes sans

discernement, ils réprimèrent les émeutes avec une modération qui tranche nettement sur la

période suivante : avec la Révolution naquit un maintien de l’ordre brutal, la violence

paraissant légitime puisqu’elle était exercée par le peuple ou une de ces parties non contre des

égarés mais contre des ennemis du peuple.

Mais cet engagement permanent de l’armée dans des tâches qui n’étaient pas les siennes,

notamment à partir de 1763, lui fit perdre son âme et sa raison d’être. Le ralliement des troupes

au parti national en 1789 n’est certes pas uniquement dû à cela, mais les brochures qui parurent

à la fin de l’Ancien Régime se firent l’écho du thème de l’avilissement de la condition militaire

en raison, entre autres, de la transformation du soldat en agent d’exécution de la police49. Si

l’armée, et non uniquement la troupe, a refusé ses services à la monarchie en 1789, pour

reprendre la belle formule de Jean Chagniot50, c’est en partie parce qu’elle ne se reconnaissait

plus dans les tâches qu’on lui confiait.

49 Jean CHAGNIOT, Paris et l’armée au XVIIIe siècle…, p657.50 Idem.

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UNE TENTATIVE DE MAINTIEN DE L’ORDRE PAR LA MARINE :TOULON, 1789

Michel VERGÉ-FRANCESCHI

À Toulon, au 1er janvier 1789, vivent 378 officiers de vaisseau1 et élèves de marine (créés

par le maréchal de Castries en 1786), plus quelques officiers généraux (non compris dans ce

total car pas véritablement affectés à un port de guerre : Brest, Toulon ou Rochefort). La marine

royale compte alors dans son ensemble 1 657 officiers et élèves de marine. 860 d’entre eux

appartiennent au plus grand des trois départements du moment, c’est-à-dire celui de Brest ; 342

seulement à celui de Rochefort qui, en nombre d’officiers, talonne Toulon de très peu (342

contre 378 seulement). À ces 1 580 officiers et élèves – spécifiquement affectés à Brest, Toulon

ou Rochefort –, il y a lieu d’ajouter 60 officiers généraux qui ne sont pas réellement affectés à

un département particulier, et 17 officiers dont le lieu d’affectation géographique n’est pas

précisé sur l’État de 1789 (sauf pour certains, en service à Cherbourg). Soit un total de 1 657. À

partir de ces chiffres, nous allons essayer de donner un triple aperçu du corps des officiers de

vaisseau, non à travers toute la période révolutionnaire, mais en 1789 seulement, et en mettant

l’accent sur Toulon et la Provence.

LA PLACE DE TOULON DANS LA MARINE DE 1789

En 1789, le port qui compte le plus d’officiers de marine est Brest. Cette ville, avec 860

officiers et élèves, a plus d’officiers et d’élèves que Toulon et Rochefort réunis (860 contre

720). À la tête du corps se trouve l’Amiral de France, le duc de Penthièvre, petit-fils de Louis

XIV et de Mme de Montespan. Il se partage entre sa terre de Rambouillet et son château normand

de Bizy, près de Vernon. De la mer, il ignore pratiquement tout, n’ayant jamais embarqué

durant tout son amiralat (de 1737, mort de son père, le comte de Toulouse, jusqu’en 1793, date

de sa propre mort, à Vernon, dans son lit). En dessous de lui, depuis la mort, en 1788, du bailli

de Suffren, glorieux vice-amiral des mers de l’Inde, il ne reste plus que trois vice-amiraux :

l’Auvergnat comte d’Estaing, vice-amiral des mers d’Asie et d’Amérique (charge créée exprès

pour lui par Louis XVI) ; le courtisan prince de Rohan-Montbazon, vice-amiral du Levant

(assez incapable, mais qui ne méritait point l’échafaud) ; et le bailli de Raymond d’Eoux,

Provençal de vieille maison, fait vice-amiral du Ponant en 1788, déjà âgé de 82 ans. Belle

1 Il s’agit des officiers subalternes (enseignes et lieutenants de vaisseau) et des officiers supérieurs (capitaines et

chefs de division).

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promotion pour ce modeste fils d’un lieutenant de vaisseau de Toulon. Mais il vit retiré dans sa

terre, à Eoux, vieux et malade.

En dessous d’eux servent quinze lieutenants généraux des armées navales. Parmi eux, le

futur Philippe-Égalité – bientôt régicide – et le bon comte d’Hector, commandant de la marine à

Brest, l’un des principaux auteurs, et acteurs, de la guerre d’Amérique, puisque c’est à lui

qu’incomba – de par son poste – l’essentiel des armements brestois destinés à soutenir les

Insurgents. Mort en émigration, après avoir été à la tête du Régiment d’Hector dans l’Armée des

Princes, lui non plus ne méritait pas de passer à la postérité comme un émigré particulièrement

« réactionnaire » alors qu’il a été l’un des principaux appuis des Insurgents de 1778 à 1783. Il

est vrai qu’il combattait plus contre les Anglais qu’avec les Américains. Là est souvent source

de confusion dans ce qu’il conviendrait d’appeler une « étude des mentalités », dans la marine

du Roi.

Sur ces quinze lieutenants généraux des armées navales, quatre sont Provençaux : le

chevalier de Fabry de Fabrègues (Aups, 1715-Espagne, 1794), de la famille du célèbre

humaniste Peiresc de Belgentier, bien connu de François-Xavier Emmanuelli ; le comte de

Barras de Saint-Laurent (Arles, 1719-Arles, 1792), de très vieille noblesse provençale,

légendairement réputée « aussi ancienne que les rochers de Provence » ; le comte d’Arbaud de

Jouques, apostillé « de Provence », de bonne (et riche) maison aixoise (mais moins ancienne) ;

le chevalier de Bausset enfin (Marseille, v. 1722-Paris, 1790). Tous sont bien « nés » et sont

l’un, cousin d’un « talon rouge », le futur Directeur Barras (du Directoire, l’amant de

Joséphine), l’autre – Bausset, neveu d’un ambassadeur à Constantinople –, M. de Villeneuve,

dont la famille provençale, d’extraction chevaleresque, sert sur mer depuis Louis XIII et

(malheureusement) jusqu’à… Trafalgar.

En-dessous d’eux servent 41 chefs d’escadre des armées navales, lesquels portent un titre

apparu dans la marine royale avec Richelieu, en 1626. Parmi eux : d’Albert de Rions, 61 ans,

commandant de la marine à Toulon en 1789, dont il va être abondamment question ici. Sur 41,

douze encore sont Provençaux : Moriès de Castellet (de Moriès, au diocèse de Fréjus) ; le comte

Marin, seulement apostillé « de Provence » ; le chevalier d’Albert-Saint-Hippolyte « le cadet »,

ainsi surnommé pour être distingué – selon l’usage – de son frère aîné, aussi au service de mer ;

le chevalier Coriolis d’Espinouse, d’une bonne maison d’Aix-en-Provence ; le comte Beaussier

de Châteauvert (Toulon 1724-Paris 21 mai 1789), sans grande naissance, mais l’un des derniers

rejetons d’une véritable dynastie de marins issue de La Seyne-sur-mer ; le marquis de Chabert-

Cogolin (Toulon 1724-Paris 1805), autre Provençal issu, lui aussi, d’une dynastie de marins

savants (astronomes et cartographes) au service depuis Louis XIV ; le commandeur de

Glandevès-Castellet, chevalier de Malte comme nombre de ses parents (oncles et cousins) ; le

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chevalier de Raymondis (parent du précédent) ; M. de Boades ; M. de La Clue (dont l’oncle a

malheureusement terni le nom au combat dit de Lagos, en 1759) ; le marquis Monier du

Castellet, directeur de l’arsenal de Toulon en 1789, récemment marié à une nièce bien dotée de

Suffren, et enfin le chevalier d’Aymar, d’Aix-en-Provence lui aussi.

Première constatation : le poids des Provençaux devenus officiers généraux dans la marine

de 1789 n’a cessé d’augmenter tout au long du XVIIIe siècle : 17 officiers généraux sur 60 sont

Provençaux en 1789, soit près du tiers (et encore, Suffren et Grasse sont-ils morts en 1788).

Cela est important car, sous Louis XIV, de 1661 à 1715, sur 65 officiers généraux, six

seulement avaient été des Provençaux : le chevalier Paul (terreur des Turcs, surnommé le

« Capitan Paolo », sans doute d’origine israélite – de son vrai nom Paul de Samuel –, mais reçu

néanmoins chevalier de Malte), Forbin (illustre corsaire et rival notoire de son ennemi Duguay-

Trouin, le Malouin), Valbelle (surnommé « le Tigre », qui poussa l’indécence jusqu’à ôter sa

perruque devant le Roi, en 1673, pour lui montrer ses cheveux blancs et obtenir sa promotion à

une dignité de chef d’escadre !), Cuers de Cogolin (le cartographe, l’aïeul de Chabert-Cogolin,

l’astronome), un Beaussier (déjà), et un précédent Chabert, soit 10 % seulement, contre 28 % en

1789.

Seconde constatation : le poids de Toulon semble volontairement réduit par le Roi et le

secrétariat d’État à la marine, par rapport à celui de Brest :

Toulon Brest Rochefort Sans mention géographique

Chefs de division 9 18 9 4

Capitaine de vaisseau 16 37 12 5

Capitaines de vaisseauen non activité

5 7 8 -

Majors de vaisseau 26 46 23 2

Lieutenants de vaisseau 132 325 119 2

Sous-lieutenants devaisseau

86 246 95 4

Élèves 1er classe2e classe3e classe

503717

1005130

44284

---

Il est clair que la monarchie finissante veut avantager Brest de façon tout à fait étudiée :

Toulon a neuf chefs de division, Brest 18. Toulon a 50 élèves de 1re classe, Brest 100. Rochefort

a 23 majors de vaisseau, Brest 46. Ces chiffres – du simple au double – ne sont pas le fruit du

hasard. En eux-mêmes, ces chiffres, en données brutes, sont intéressants. Entre 1676 (campagne

de Sicile d’Abraham Duquesne) et 1789, en passant par 1704 (bataille navale de Vélez-Malaga

pour tenter – en vain – de reprendre Gibraltar), 1744 (combat du cap Sicié (22 février) à la veille

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(mars) de l’ouverture de la guerre de Succession d’Autriche), 1756 (prise de Minorque par La

Galissonnière), Toulon décline. En 1772 encore, les commandants successifs de la marine à

Toulon écrivaient que le département de Toulon était « très chargé en personnel ». Comme en

1745. En 1789, il en est autrement. L’armement des escadres, essentiellement à Brest, pendant

la guerre d’Amérique, en est la cause, d’autant que l’installation des Anglais, à Gibraltar, en

1704, verrouille quelque peu la Méditerranée.

La marine du Levant évolue : le chiffre des officiers toulonnais est à peine supérieur à celui

des Rochefortais. C’est peu, surtout si l’on songe que les officiers des galères marseillaises ont

été en grande partie réunis aux officiers de vaisseau de Toulon en 1748-1749. D’autre part, le

nombre des chevaliers de Malte dans la marine semble diminuer en 1789 : sur 1 657 officiers et

élèves, 71 seulement sont affiliés à l’ordre. Soit à peine plus de 4 %. Et, sur ces 71 « maltais »,

19 seulement sont en service à Toulon, soit moins du tiers. 1789 semble donc être pour Toulon :

un déclin au niveau des effectifs, par rapport à Brest ; une perte de spécificité, avec notamment

moins de chevaliers de Malte dans la marine levantine du chevalier de Paul, des chevaliers de

Valbelle ou du bailli de Suffren ; mais, néanmoins, le généralat maritime n’a jamais été aussi

provençal qu’en 1789.

LA PLACE DES OFFICIERS DE VAISSEAU DANS LA FRANCE DE 1789

Lorsqu’on commence à compter les officiers de vaisseau, on obtient des séries de chiffres

qui permettent de situer les officiers par rapport à leur propre corps, d’une part, par rapport à

l’ensemble de la société française, d’autre part. Prenons deux exemples, l’un à la veille de la

Révolution – 1789 –, l’autre à la fin – 1795.

En 1789, à la veille de la Révolution, les officiers de vaisseau ne semblent pas s’être

passionnés pour les États généraux. Sur 1 657 officiers et élèves, sept officiers d’active

seulement allèrent y siéger. Parmi eux, un Provençal, le comte Beaussier de Châteauvert, député

de la noblesse de Normandie, d’origine roturière, anobli en 1764 seulement (par trois

générations successives de chevaliers de Saint-Louis). Mais il meurt à Paris, le 21 mai 1789,

seize jours seulement après leur ouverture, et son cas ne permet donc pas d’être représentatif de

quoi que ce soit. Certes, huit officiers en retraite portent néanmoins à quinze le nombre des

officiers de vaisseau présents aux États généraux.

En 1795, à l’autre extrémité de la Révolution, cette fois-ci finissante, les officiers de

vaisseau ne semblent pas non plus s’être passionnés pour l’expédition contre-révolutionnaire

que fut le débarquement de Quiberon. Nous avons étudié cette « affaire » pour le colloque

d’histoire maritime international qui s’est tenu à Portsmouth en 1988, et, sur 1 657 officiers et

élèves de 1789, nous n’avons retrouvé que 120 d’entre eux à Quiberon. En outre, 50 % d’entre

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eux étaient Bretons et 25 % Vendéens. Les Provençaux y brillant par leur quasi-absence, il est

permis de dire que l’affaire de Quiberon s’inscrit plus dans le phénomène dit des guerres de

l’ouest que dans l’histoire de la Marine française. Quiberon est plus une affaire de chouans

qu’une expédition de marins.

Peu d’officiers aux États généraux (même si l’on y ajoute sept officiers de vaisseau élus

comme suppléants) ; peu d’officiers de vaisseau combattant à Quiberon. Donc peu d’officiers

« engagés » dans la Révolution dirions-nous, au début comme à la fin. Pourquoi ? Pour

plusieurs raisons : tout d’abord, parce que les officiers de marine de 1789 sont peu nombreux, à

l’échelle du royaume : 1 657 hommes sur une trentaine de millions d’habitants, cela représente

0,006 % de la population française. Ensuite, parce que ce sont des intellectuels, volontiers des

savants (cartographes, mathématiciens, astronomes), des hommes de cabinet (botanistes), des

scientifiques membres de l’Académie de Marine (créée au milieu du siècle par Rouillé), voire

de l’Académie des Sciences et bientôt du nouvel Institut, et non des tribuns. Chez les Mirabeau,

le « tribun du peuple », c’est le jeune Mirabeau, et non son oncle, le capitaine de vaisseau, bailli

de Mirabeau (1717-1794).

Exception sociale dans la société d’Ancien Régime, ces officiers forment un « corps » –

appelé « le Grand Corps » – lequel a du mal à se définir vis-à-vis de la Révolution naissante.

Certes, ils sont nobles (de naissance et souvent d’apparence seulement), mais ils vivent au

quotidien au contact d’une écrasante majorité de roturiers qu’ils côtoient journellement : à bord,

leurs équipages, avec lesquels ils sont familiers, aimant à leur parler « patois » ; à terre, les

ouvriers des arsenaux, dont ils connaissent souvent les femmes et les enfants, formés à leur tour

dans l’enceinte de l’arsenal. Ces officiers connaissent davantage le « peuple », et notamment le

« petit peuple », le « bon peuple » ou le « menu peuple » que le monde de la Cour, qui toise

régulièrement les marins (le roturier Jean Bart en 1689, mais aussi un Châteaurenault, quoique

maréchal de France, comme en témoigne Saint-Simon). À bord, sur un vaisseau de 74 canons,

vingt officiers nobles au maximum (y compris l’aumônier) vivent, des mois durant, au contact

de 700 à 800 marins, de bien médiocre « extraction ».

Financièrement, ces officiers forment aussi une curieuse catégorie sociale. Majoritairement,

ils ne sont, à y regarder de près, ni pauvres, ni riches. Tout dépend de ceux qui considèrent leur

fortune. Pour un duc de Saint-Simon, justement, un capitaine de vaisseau qui vit avec ses 1 800

à 2 400 livres d’appointements annuels est un homme « fort pauvre », « sans fortune aucune ».

En revanche, pour la veuve chargée d’enfants d’un malheureux matelot ou d’un ouvrier de

l’arsenal, un tel capitaine de vaisseau est perçu, grâce à cette même solde, comme un officier

richissime, « bien doté du côté de la fortune ».

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Résultat : ces officiers d’extraction modeste (rares sont les « courtisans » dans la marine, qui

ne compte que très peu d’officiers issus des familles dites « de Cour » : les Rohan, les La

Rochefoucauld, les Rochechouart-Mortemart) et de fortune somme toute médiocre (30 000

livres, rarement plus de 50 000) sont en quelque sorte des « privilégiés » sans l’être. Dans la

marine, il n’y a aucune vénalité des offices : tous les emplois (capitaine de port, commandant de

la marine, commandant des gardes de la marine, directeur de l’arsenal), tous les grades

(enseignes, lieutenants, capitaines de vaisseau), toutes les « dignités » (chefs d’escadre,

lieutenants généraux, vice-amiraux), bref, tout avancement, toute « récompense » (pension

viagère, gratification exceptionnelle, ordre de Saint-Louis ou du Saint-Esprit) s’obtiennent par

le jeu subtil et combiné du mérite, de l’ancienneté, de la « faveur » de Cour, si souvent

dénoncée, et qui – bien souvent – pousse au moins autant le vrai mérite (Duquesne, Jean Bart,

Duguay-Trouin, Paul, Ducasse) que l’intolérable « naissance » (Tourville). Seulement 10 % des

officiers généraux de Louis XV peuvent être considérés comme « gens de Cour » (le duc de

Penthièvre, le duc de Chartres, futur Philippe-Égalité, un duc d’Antin, le vice-amiral de Rohan-

Montbazon, et une poignée de quelques autres).

Issus de la campagne profonde (au XVIIe siècle la Normandie, le Poitou, l’Aunis et la

Saintonge ; au XVIIIe siècle la Bretagne, la Vendée, les hauteurs de Basse-Provence), ces

officiers sont à la fois des ruraux d’extraction et des citadins d’adoption, de par leur

implantation portuaire, occasionnelle (pour le service), et parfois définitive (suite à un mariage

et à une implantation au port). Ces marins-campagnards sont des ruraux (y compris La Pérouse,

sorti de l’Albigeois) qui possèdent des terres, métairies et seigneuries, qui passent leurs congés

« à la campagne », et s’y retirent volontiers, jeunes, quand la peste menace le port (c’est le cas à

Toulon et Marseille en 1720-1721), vieux quand leurs « infirmités » exigent de respirer « l’air

natal » et de boire « du lait d’ânesse » entre deux cures thermales à Digne, Balaruc ou

Contrexéville.

Ruraux et citadins à la fois parce qu’ils vivent dans les trois grands ports du royaume

(Toulon, Brest, Rochefort), ces marins sont aussi des terriens, mais en partie coupés des réalités

du monde des terriens (y compris des réalités de leur « monde » : la chasse, la chasse à courre,

les bals, la galanterie), parce qu’ils sont totalement coupés de ce monde durant dix à vingt ans

de leur vie, en raison du nombre de leurs campagnes – lointaines – aux Antilles, dernièrement

en Canada (jusqu’en 1763), et tout récemment sur les côtes américaines (1778-1783).

La Révolution va donc subitement s’abattre sur ce corps d’officiers de vaisseau qui est une

véritable élite, plus intellectuelle que sociale, mais une élite quelque peu déconnectée des

réalités tant il est vrai qu’il y a trois catégories d’hommes sur terre : les vivants, les morts et les

marins.

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Ces officiers sont en effet les Français de 1789 qui ont le plus d’ouverture d’esprit de par

leurs multiples contacts avec le monde extérieur. Ils sont les seuls à s’être frottés à toutes les

civilisations connues de la planète : ils ont lutté aux côtés des insurgents américains avec

Washington, ils se sont déchaussés pour prendre le café chez le dey d’Alger, ils ont vu les

Maoris et aimé les Tahitiennes, ont protégé le commerce le long des côtes de Guinée, transporté

des Noirs et discuté avec les planteurs de Saint-Domingue, accompagné les ambassadeurs de

France à Constantinople et compté les marches de la tour de Pise en visitant l’Italie. Ce sont les

Français de 1789 qui ont vu le plus de choses, sur terre (en tant qu’éternels voyageurs), sur mer

(comme navigateurs) et dans le ciel (comme astronomes). Officiers « savants » (ainsi disait-on

au XVIIIe siècle), ils ont appris l’anglais aux « salles » des gardes de la marine, à partir de

1752/1756, parfois l’espagnol (dès 1702-1703) et, à travers les livres, ils ont lu les philosophes

du moment. Leurs séjours (forcés) en Angleterre – comme prisonniers de guerre pendant la

tragique guerre de Sept Ans (1756-1763) – en a contraint plus d’un à admirer finalement les

institutions anglaises issues de la glorieuse Révolution de 1688. Et nombre d’entre eux, libérés à

la paix, paraissent d’ailleurs plus séduits par une monarchie « à l’anglaise » que par la

monarchie prétendue « absolue ».

Officiers savants, académiciens ou directeurs du Dépôt des Cartes et Plans, anciens

gouverneurs et lieutenants généraux pour le Roi à Québec, Fort-Royal ou Saint-Domingue, les

officiers de vaisseau de 1789 ne sont ni des pro-révolutionnaires enragés, jacobins et

montagnards, ni de farouches anti-révolutionnaires, passéistes et réactionnaires. En fait, ce sont

des hommes qui ont un bagage de connaissances unique en France, de véritables échelles de

comparaison : au niveau des mœurs, des coutumes, des institutions, du fonctionnement de la

société. D’où d’épouvantables distorsions.

Au début de la Révolution, ces officiers sont prêts à faire bénéficier le royaume de

l’ensemble de leurs connaissances : c’est le moment où le capitaine de vaisseau chevalier de

Borda s’apprête à réaliser le système métrique pour la Constituante. C’est le moment où quinze

officiers (et anciens officiers) de vaisseau viennent siéger aux États généraux comme députés.

Ils sont quinze sur 1 154 députés : 291 pour le clergé, 285 pour la noblesse, 578 pour le tiers-

état. Ils représentent donc 1,2 % des députés aux États généraux, alors qu’ils ne représentent que

0,006 % de la société française. Cette distorsion est déjà intéressante. Et, à ces quinze députés –

tous officiers « d’épée » –, il y a lieu d’ajouter d’autres députés, eux marins « au commerce » :

anciens officiers de la Compagnie des Indes, par exemple, outre des officiers de plume (appelés

d’administration depuis 1765), dont le plus célèbre n’est autre que Malouet, intendant de la

marine à Toulon en 1789, élu député du Tiers-État de Riom aux États généraux. Député

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« monarchien », il fut l’un des défenseurs de d’Albert de Rions, lors de ce que les

contemporains appelèrent « l’affaire de la marine » en 1789.

« Affaire de la marine ». En effet, si les officiers de vaisseau de 1789 sont des esprits

« éclairés » qui regardent volontiers les Droits de l’Homme et du Citoyen sans hostilité aucune,

les premiers Révolutionnaires, eux (sinon la Révolution) – disons plutôt les premiers

« émeutiers » ou « mutins » (ainsi les appellent les sources) – regardent cette élite avec une

hostilité certaine parce que les officiers dans les ports représentent le Roi, c’est-à-dire le

« pouvoir », le pouvoir exécutif, assimilé à l’oppression, notamment les commandants de la

marine et les directeurs des arsenaux, qui passent pour les piliers locaux de ce pouvoir soudain

prétendu « abusif ».

L’AFFAIRE DE TOULON : 1er DÉCEMBRE 1789

La Révolution commence à Toulon – ville-arsenal – le 23 mars 1789. À partir de ce jour-là,

le port ne cesse d’être agité. Il nous faut donc commencer par établir la stricte chronologie de

cette agitation :

* 23 mars 1789, à cinq heures de l’après-midi, les femmes des ouvriers de l’arsenal (elles

jouent un rôle essentiel au port car elles tiennent les cordons d’une bourse souvent bien plate en

raison des retards de paiement qui atteignent souvent des mois, voire des années) envahissent

bruyamment l’Hôtel de Ville. Les deux rédacteurs des cahiers de doléances du Tiers-État, qui y

tenaient alors séance, sont violemment bousculés : Lantier de Villeblanche, ancien consul du

port, et Beaudin, secrétaire de l’Hôtel de Ville, sont contraints de s’enfuir par les toits de

l’immeuble. Juste à côté, l’évêché est mis à sac avec frénésie, notamment les cuisines du prélat

absent. Le carrosse de l’évêque est sorti de la cour. Traîné (sur l’actuel cours La Fayette, voie

nord-sud qui traverse la ville et qui est légèrement en pente), il est jeté à la mer sous les

acclamations et invectives populaires. Aussitôt, on bat la générale. Les autorités consulaires

s’alarment, mais un seul officier de vaisseau est inquiété : le capitaine de vaisseau Gautier

(roturier), directeur des constructions à l’arsenal. Il esquive de justesse un coup de sabre ! Mais

d’Albert de Rions, commandant de la marine, donc premier officier du port, est accueilli en fin

de soirée à l’Hôtel de Ville aux cris de « Vive le Roi ! Vive d’Albert ! ».

L’émeute ne concerne pas la marine. Seule la maison Beaudin est pillée, et encore

seulement le premier étage de celle-ci, c’est-à-dire l’appartement même du bourgeois Beaudin.

Le deuxième étage, où se trouve l’appartement du lieutenant de vaisseau et de Mme de Montigny

est laissé intact. C’est une émeute essentiellement frumentaire (le pain est à 5 sols), dirigée

contre les cuisines et « le garde-manger » de l’évêque ; doublée d’une émeute anti-municipale

dirigée contre un impôt municipal : le piquet. Seul l’appartement d’un bourgeois – Beaudin –

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est saccagé. La noblesse (d’Albert de Rions, M. et Mme de Montigny) est soit acclamée (« Vive

d’Albert ») soit ignorée (M. de Montigny). Mais la marine ne peut pas ne pas être directement

concernée par l’émeute. Toulon est une « ville-arsenal ». Les manifestants sont tout d’abord les

femmes des ouvriers de l’arsenal (Rions, du reste, en fait enfermer une qui l’a injurié, peut-être

suite à un contentieux entre lui et son mari). Et, à huit heures du soir, lorsque l’arsenal ouvre ses

portes après ces trois premières heures de « désordres », leurs maris les rejoignent dans la rue

échauffée. Rions se trouve donc contraint de faire emprisonner deux ouvriers (sur des centaines)

qui incitaient les autres à la révolte. Le directeur de l’arsenal, le Provençal Monier, marquis du

Castellet, est obligé à son tour de prendre des mesures conservatoires et de faire mettre sous les

armes six compagnies de cannoniers-matelots, au cas où la situation dégénèrerait au point de

devenir explosive.

Donc, dès mars 1789, les officiers de Toulon se trouvent, de par leurs fonctions, impliqués

au premier chef dans les émeutes portuaires parce que l’arsenal représente l’emploi local.

L’arsenal, aïeul direct des premières usines du XIXe siècle et première grosse concentration

ouvrière masculine, représente les salaires locaux : salaires du reste impayés, comme ceux des

officiers d’ailleurs. Et les officiers, dans cette situation financière difficile (surtout depuis le

coût prohibitif de la guerre d’Amérique – victorieuse, certes, mais ruineuse –), ont la très

délicate responsabilité de l’ordre à assumer. En quelque sorte, les officiers, tels Rions et Monier

du Castellet, se trouvent les prisonniers involontaires – donc les otages – d’une situation

désastreuse : d’un côté, le Roi qui paie (ou devrait payer) des salaires (modestes) avec beaucoup

trop de retard, de l’autre des ouvriers qui ont faim, qui manquent d’argent, qui ont une femme et

des enfants à nourrir et qui sortent de l’hiver 1788-1789 particulièrement froid et long. Les

oliviers ont gelé, comme en 1709 (on oublie souvent de le dire) et il faut encore se chauffer en

avril 1789, au point que les ouvriers transforment volontiers les belles planches de chêne

destinées à la construction navale en copeaux, parce qu’ils ont toujours eu le droit d’emporter

ceux-ci chez eux comme bois de chauffage.

Ce qui est dramatique, dans la volumineuse correspondance de Rions de mars à décembre

1789, que nous avons entièrement dépouillée, c’est de voir qu’il maîtrise parfaitement la

situation sur le plan intellectuel : il trouve le piquet « odieux », « inique », les consuls

« médiocres », « despotiques », leur administration « vicieuse ». Mais cet esprit « éclairé », qui

partage totalement l’opinion du « bon peuple » au sujet du « piquet » et des consuls, n’a

absolument aucune marge de manœuvre pour améliorer les choses. Au contraire, commandant

de la marine, il lui incombe une seule mission, un seul devoir : la défense absolue de l’ordre,

seul garant du bon fonctionnement de l’arsenal. Résultat : une situation qui ne cesse de

dégénérer.

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* 24 mars 1789 : La cloche traditionnelle appelle au travail les ouvriers de l’arsenal. Mais

certains refusent déjà d’y entrer : crainte d’y être enfermés, à l’intérieur du haut mur d’enceinte ;

crainte d’être séparés de leurs épouses, en colère depuis la veille au soir ; crainte des

compagnies armées de canonniers-matelots ; refus de continuer à travailler sans toucher leurs

salaires en retard. À nouveau, on bat la générale. Les deux autorités toulonnaises se concertent :

la municipale et la militaire ; et, conscientes des difficultés matérielles – réelles – des ouvriers,

elles cèdent : les bourgeois de l’Hôtel de Ville (sans doute à la demande de l’« aristocratique »

marine) acceptent de faire baisser le prix du pain : il passe subitement de 5 sols à 3, puis à 2,5.

Cette baisse de 50 % n’est pas encore suffisante. Le pain tombe à 2 sols. Les ventres affamés

étant quelque peu calmés, reste à rassurer les oreilles. Le gouverneur militaire de la ville s’y

emploie : M. de Coincy, 80 ans, fait rentrer toutes ses troupes dans les casernes, après les avoir

rassemblées le matin. Le bruit de leurs pas s’éloigne dans la nuit.

De son côté, la marine – inquiète – ne peut que prendre les mesures qui s’imposent, avec

discrétion : Rions envoie une garde au Trésor de la Marine pour en éviter un éventuel pillage ;

une autre à la Caisse des Invalides et cinquante hommes à la Boulangerie de la Marine (qui est

hors de Toulon), toujours afin d’empêcher d’éventuels pillages, car c’est d’argent et de pain que

manquent les ouvriers. Rions le sait bien, lui qui les côtoie chaque jour, depuis plus de quarante

ans (il est entré dans la marine en 1743 !). Sexagénaire, plus âgé que la quasi-totalité des

ouvriers de l’arsenal, il les a quasiment tous vus naître et tous entrer au service, d’où ce capital-

confiance dont il jouit en mars 1789 : Vive d’Albert ! Et, tout en cherchant à préserver l’argent

de la marine, c’est-à-dire l’argent de l’État, il cherche aussi des expédients pour procurer

localement quelques « secours » aux ventres creux.

* 25 mars 1789 : En 48 heures seulement, Rions a trouvé une solution, provisoire certes,

mais tellement habituelle ! Quelques riches bourgeois de Toulon, dont l’imprimeur Mallard

(pour 60 000 livres) ont été sollicités et viennent prêter de l’argent à Possel, trésorier de la

marine, pour qu’il puisse donner un mois de salaire aux ouvriers de l’arsenal. Cela devrait

rétablir le calme, en attendant de l’argent de la Cour. Le comte de Caraman, habile gouverneur

de Provence, soucieux de s’attacher d’utiles fidélités, souhaite aussitôt faire donner le collier de

Saint-Michel à Mallard. Refus de Rions. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’un don de Mallard,

mais d’un prêt. Bienfaiteur, Mallard eut mérité le collier ! Usurier ! Non ! D’autre part, Rions

n’est pas dupe : en prêtant cet argent à la Marine, Mallard met finalement ses 60 000 livres à

l’abri de tout pillage. Cela devrait lui suffire, en période troublée, au cas où sa maison viendrait

à être pillée comme l’appartement Beaudin. Face à Caraman, démagogue, Rions incarne, une

fois encore, le strict bon sens. Mais il se fait de Mallard un ennemi potentiel au moment même

où Rions licencie, en outre, les deux fortes têtes emprisonnées le 23. Peu à peu, Rions draîne

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ainsi contre lui tout un réseau d’inimitiés et la femme vindicative ; Mallard et les deux

chômeurs commencent rapidement à éroder le capital-confiance dont jouissait Rions l’avant-

veille.

* Du 25 mars au 1er avril 1789, Rions s’inquiète. Il écrit : le château des Forbin à Solliès

est pillé (24 mars). La Seyne s’agite (25 mars). Il ne condamne pas. Il comprend : « La misère…

(est) extrême » (26 mars). Le bon peuple toulonnais est d’abord craintif au point que ceux qui

ont précipitamment volé des effets chez Beaudin et Villeblanche les jettent aussitôt, de nuit,

dans les rues de Toulon, par peur de la prison. Mais la crainte fait vite place à un nouveau

mouvement de colère car le prix du pain remonte : 2 sols et demi. Or ce prix est trop bas, si bas

que les approvisionnement en blé deviennent difficiles, voire impossibles. Et, au même

moment, les pauvres des communautés voisines, vagabonds et « méchants garçons », attirés par

ce prix ultra-compétitif, affluent à Toulon où le pain se vend 50 % moins cher qu’ailleurs, grâce

à la pression de la marine sur les bourgeois de l’Hôtel de Ville. Rions, dans sa correspondance,

se met alors à diviser la population en quatre groupes : les « coquins », 300 à 400 à Toulon,

c’est-à-dire « la populace », démesurément grossie par l’arrivée des nouveaux pauvres,

étrangers à la ville ; les « ordres privilégiés » dont il aurait voulu qu’ils renoncent « aux

exemptions pécuniaires », c’est-à-dire fiscales ; les bourgeois, profiteurs, spéculateurs, prudents

et avisés (du type Mallard) ; la partie « saine » de la population, c’est-à-dire les ouvriers de

l’arsenal, « gens qui n’ont que leur travail pour vivre ». À noter que Rions ne se met dans

aucune catégorie : par état, comte et officier général, il devrait faire partie des « ordres

privilégiés », mais il les condamne fermement ; financièrement, de noblesse fort mal assurée,

voire douteuse (quoique fils d’officier général de terre), il appartient à la partie « saine » de la

population puisque, lui aussi, a besoin de son travail mensuel pour toucher sa solde mensuelle

(également payée avec un retard pouvant parfois atteindre deux à trois ans, comme en 1775,

époque où les soldes ne furent payées qu’en 1778).

Le comte de Rions connaît parfaitement – et dénonce – les maux du système et de la

monarchie finissante. Rions voudrait que les marins et les ouvriers soient payés « incessament et

exactement de leur travail ». C’est ce que réclame aussi le cahier de doléances du Tiers-État de

Toulon. Il ne demande pas à La Luzerne, ministre de la marine, que de l’argent. Il lui demande

aussi du travail pour les ouvriers de l’arsenal. Sinon, il lui faudra licencier des ouvriers « qui ont

femmes et enfants ». Or ce serait « les condamner à mourir de froid… au désespoir », et il s’y

refuse. Et c’est là, tout le drame de la marine de 1789. Les officiers de vaisseau, au contact

quotidien de la réalité, sont formidablement conscients de la misère, d’une part, et de la faillite

financière de l’Ancien Régime, d’autre part. Rions à Toulon – comme d’Hector à Brest – se

trouve de fait entre le marteau et l’enclume. D’un côté, le ministre et surtout « l’embarras

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relativement aux fonds ». De l’autre, la pression et la grogne populaires. Entre les deux : les

commandants des ports et directeurs des arsenaux (tel Monier du Castellet) qui, sans argent,

doivent d’abord parlementer, expliquer, négocier puis, après d’inévitables soulèvements,

réprimer au nom de l’ordre public, au nom du Roi qu’ils représentent.

* 14 avril 1789 : la municipalité de La Seyne-sur-Mer emprisonne maladroitement 38

marins et soldats qui manifestaient là-aussi contre le piquet. Le lendemain, à la demande de la

municipalité voisine de La Seyne (6 km), dont les prisons étaient menacées par les Seynois en

colère, Rions se voit contraint de transférer ces 38 prisonniers – tous militaires – de La Seyne

jusqu’à la Grosse Tour de Toulon, édifiée par Louis XII et François 1er. Le transfert a lieu à bord

de cinq chaloupes de la marine. Rions – en personne – incarne alors la répression, à la vue d’un

peuple qui s’agite à La Seyne et murmure à Toulon. Et Rions se voit donc contraint

d’emprisonner des hommes qui manifestaient contre un impôt municipal que lui-même trouve

« injuste » et « inique » dans ses propres lettres ! Situation d’autant plus douloureuse qu’il se

met alors à recevoir des lettres anonymes doublées de menaces de mort.

* Juillet 1789 : le gouverneur de Toulon, M. de Coincy, prétextant ses 80 ans, se démet de

son gouvernement. Le comte de Béthisy le remplace. En août, Béthisy se démet. Le marquis du

Luc le remplace. En octobre : le marquis du Luc, maréchal de camp, se démet à son tour. La

ville reste donc sans gouverneur militaire. Le consul Roubaud devient gouverneur « par

intérim » avec le titre de lieutenant de Roi. L’autorité militaire n’est donc plus représentée que

par Rions puisque Roubaud n’est point soldat. C’est dans ces circonstances (vacance du pouvoir

militaire) qu’un officier de terre est insulté à Toulon, le 13 novembre, par les volontaires de la

milice nationale créée le 23 août. Pour une simple affaire de cocarde, les choses s’enveniment.

Du 13 au 19 novembre, Rions, « au nom des officiers et bas-officiers de terre et de mer », ne

cesse de discuter avec Roubaud qui parle, lui, au nom de la milice municipale, au sujet de cette

insulte et du port de la cocarde : cocarde tricolore, cocarde noire, « pouf », « aigrette », tout y

passe. Le major général de la marine, le comte de Bonneval, ne cesse de parlementer lui aussi

avec les bas-officiers des cannoniers-matelots, d’abord franchement hostiles aux volontaires de

la milice. Rions, qui a mené d’autres combats – plus intéressants et motivants –, lors des guerres

de Succession d’Autriche, de Sept Ans et d’Amérique, finit par s’impatienter : cette discussion

– de sept jours ! – au sujet d’un motif sur un chapeau lui paraît bien stérile ! Et il se pourrait

qu’il ait eu quelques mots un peu vifs à l’égard des volontaires de la milice car, le 20 novembre,

trois Toulonnais se trouvent « députés » pour aller se plaindre de Rions auprès de l’Assemblée

constituante. Qui sont-ils ? Mallard tout d’abord, le propre fils de l’imprimeur, ulcéré que Rions

ait fait refuser le cordon de Saint-Michel à monsieur son père ! Jourdan ensuite, dont le père,

bourgeois et fournisseur de l’arsenal a eu des démêlés avec Rions, au sujet de l’adjudication de

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certains marchés et dont le beau-père, capitaine de port à Toulon, a été déplacé de Toulon par le

maréchal de Castries, sur rapport défavorable de Rions. Mme Jourdan en est malade. Rémond

enfin, major en second de la milice, auteur de l’insulte faite le 13 novembre dernier à l’officier

de terre ci-dessus : M. d’Ouville. Autant dire que ne partent de Toulon que trois témoins à

charge, liés à Rions par des inimitiés personnelles et des rancœurs de fraîche date fort mal

digérées.

* Du 13 novembre au 1er décembre, l’émeute couve à Toulon. Rions a peur pour sa famille

dans le bel hôtel du commandant de la marine, tout neuf et inauguré en 1788. Par précaution

(l’avenir lui donna raison), il envisage de faire dormir sa femme et leur fille unique à l’intérieur

même de l’arsenal, susceptible d’être transformé en camp retranché, entre la mer d’un côté, la

ville de l’autre, avec une issue toujours possible : la mer. Erreur. Sous la pression de la foule,

inquiète de cette attitude prudente, il est obligé de faire sortir les deux femmes qui rentrent

précipitamment en leur hôtel habituel. Une fois de plus, Rions est entre le marteau et l’enclume.

De Marseille, Caraman ordonne à Rions d’empêcher les ouvriers de l’arsenal de s’enrôler dans

la milice nationale (ordres des 23, 24 et 25 novembre), car l’arsenal est un « service public »

(lettre du 28 novembre). Aussi, lorsque Rions congédie de l’arsenal les ouvriers qui, « au mépris

des ordonnances », ont été reçus dans les compagnies de la milice, c’est l’émeute.

* 1er décembre : éclate « l’affaire de la marine ». Deux ouvriers (Gausse, jaloux de son

frère, maître d’équipage si protégé de Rions qu’il devint sous-lieutenant de vaisseau, et Ganivet,

premier maître de manœuvre) sont licenciés de l’arsenal. Aussitôt, l’arsenal se dresse contre

Rions et les ouvriers refusent d’y entrer, par solidarité. De mars à décembre, on passe donc de la

jacquerie frumentaire à la grève ouvrière. La coupure histoire moderne/histoire contemporaine

semble passer par l’arsenal de Toulon. Roubaud – civil – vient parlementer, non à l’arsenal

militaire, autre erreur, mais à l’hôtel même de Rions. Le peuple se presse alors contre l’hôtel, en

pleine ville, sans mur d’enceinte, à la différence de l’arsenal militaire. La Marine doit alors faire

mettre sous les armes les canonniers-matelots afin de protéger Rions et sa famille, seulement

abrités par la porte cochère de l’hôtel. L’hôtel est alors lapidé à coups de pierre. Les vitres

cassées. Contraints de circuler en ville, les officiers – qui vont et viennent entre l’hôtel et

l’arsenal – sont pris à partie : d’abord le lieutenant de vaisseau de Rochemore-La-Devèze, neveu

de Mme de Rions, bousculé ; puis le major de vaisseau de Saint-Julien : il a son épée, sa canne-

lance et son chapeau arrachés ; viennent ensuite les premiers coups : le major de vaisseau

Rafélis de Brovès (Provençal, issu de marchands de Draguignan) est blessé à la cheville ; le chef

de division comte de Roux de Bonneval, major général de la marine, est blessé à la tête, d’un

coup de sabre. Le vieux commandeur de Villages est seulement conspué.

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Bref, Rafélis de Brovès donne un ordre aux canonniers-matelots. La marine déclara que

l’ordre était : « Reposez-vous sur vos armes ». La municipalité déclara de son côté que l’ordre

donné était de faire feu. Toujours est-il que les canonniers-matelots jetèrent leurs armes sur le

sol. Ayant perdu le soutien des troupes (ce qu’il redoutait dès mars), Rions fut aussitôt

emprisonné avec Villages, Saint-Julien, Brovès et Monier du Castellet. Entre mars et décembre

1789, le capital-confiance dont il jouissait à Toulon a totalement disparu. Et ce n’est que très

difficilement que son vieux père, le lieutenant général des armées du Roi d’Albert de Rions, 87

ans, et son gendre, le jeune lieutenant de vaisseau de Colbert de Turgis, arrière-neveu du Grand

Colbert, parviendront finalement à obtenir sa libération.

En conclusion, cette affaire de Toulon ouvre les hostilités qui vont exister entre la

Révolution et la Marine, à partir de 1789. Cette « affaire » a eu un retentissement énorme. Le 7

décembre, Paris apprit la nouvelle. Du 7 décembre 1789 à mi-janvier 1790, l’« affaire » agita

l’Assemblée Constituante : Malouet voulut défendre Rions ; Robespierre, le peuple toulonnais.

Le 11 décembre, la municipalité reçut un ordre du Roi : libérez les cinq officiers emprisonnés.

Le 12, à l’unanimité, la municipalité refusa. Le 15, la municipalité reçut un décret de

l’Assemblée : libérez les cinq officiers. Après délibération, elle s’exécuta, mais leur demanda de

quitter le port, ne pouvant assurer leur protection. Remarque capitale, car il y a là une des

premières explications de l’émigration. Les officiers de vaisseau ne partent pas forcément parce

qu’ils sont contre-révolutionnaires ; ils doivent le plus souvent émigrer uniquement pour sauver

leur vie. Le 17 en effet, à quatre heures du matin, Rions quitte discrètement Toulon avec

Gautier, capitaine de vaisseau déguisé en domestique ! Le 20, Monier du Castellet trouve refuge

en Avignon, avant de gagner Nice. Arrivé à Paris, Rions voudrait s’expliquer devant

l’Assemblée. Malouet – député du tiers – le soutient, mais le duc de La Rochefoucaud-

Liancourt et Charles de Lameth refusent (28 décembre) ! Le 2 janvier 1790, l’abbé Maury

propose que la municipalité toulonnaise fasse amende honorable auprès des officiers de marine.

On lui rétorque qu’ils sont « Les salariés du peuple ».

Abandonnons Rions à son sort (Louis XVI le nomma commandant de la marine à Brest car

il ne put revenir à Toulon), pour conclure. Ce qui est le plus remarquable, en étudiant la Marine,

c’est de constater son extraordinaire modernité : le corps n’a jamais connu de vénalité des

offices, des grades ou dignités. En 1669, Colbert appelait les officiers « officiers entretenus du

Roi » car ils étaient payés mensuellement par lui. En janvier 1790, on les dit « salariés du

peuple ». Dès novembre 1789, la Marine est qualifiée de « service public ». Et c’est là tout le

malentendu qui existe entre la Marine et la Révolution : l’officier de vaisseau est un esprit

cultivé, éclairé, scientifique, pétri de l’ère des Lumières. C’est loin d’être un réactionnaire, un

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contre-révolutionnaire notoire. Mais, dans ces villes-arsenaux que sont Brest, Toulon ou

Rochefort, il représente l’État, le pouvoir, l’autorité. Le peuple de Paris pouvait aller à

Versailles les 5 et 6 octobre 1789, pour ramener le Roi dans sa capitale. Mais Toulon, Brest,

Rochefort sont trop loin de Paris et de Versailles. À Toulon, après les départs successifs des

trois gouverneurs militaires (juillet, août, octobre 89) celui qui représente le mieux le Roi, c’est

Rions. L’hôtel du commandant, à l’échelle du port, est un Versailles en miniature. Les cachots

du Palais de Justice, où sont enfermés Rions et quatre de ses officiers, du 1er au 15 décembre

1789, sont un Temple en miniature. Ce qu’oublie le peuple toulonnais, dans sa misère, son

inculture, son analphabétisme (même s’il régresse), c’est que Rions à Toulon, ou d’Hector à

Brest, ne sont pas « nés » officiers généraux. Ce qu’il oublie, c’est que ces hommes sont arrivés

à leurs postes après quarante à cinquante ans de « bons et loyaux services », au service de l’État.

Ce qu’il oublie, c’est que leur autorité est fondée sur leurs mérites, leurs compétences, leur

instruction. Et c’est là qu’est le drame. La Révolution conteste l’autorité sans songer qu’elle

conteste – dans le cas de la Marine, corps technique s’il en est ! – la compétence. Et cela, un

Provençal, Mirabeau, neveu du capitaine de vaisseau, l’a bien compris, lorsqu’il s’écriait en

janvier 1790 à la Constituante : « il faut suspendre la municipalité de Toulon, sinon […] le

printemps prochain trouvera le royaume de France, sans armes, sans vaisseaux et sans

défense ». Formule prophétique si l’on songe à l’émigration massive des officiers de vaisseau à

partir de l’automne 1792 (1 200 sur 1657), si l’on songe à Aboukir demain, à Trafalgar bientôt.

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ARMÉE ET RÉPUBLIQUE,MOUVEMENT OUVRIER ET CONFLIT RELIGIEUX,

DES LENDEMAINS DE LA COMMUNE À LA BELLE ÉPOQUE

Jean-François CHANET

On se souvient des propos que Stendhal, ce « partisan modéré de la Charte de 1830 », fait

tenir au légitimiste Du Poirier, le « médecin célèbre » de Nancy venu examiner la bénine

blessure du lieutenant Lucien Leuwen : « vous vous jetez dans l’ignoble juste milieu ! Vous

vous faites son soldat, vous ferez ses guerres, non pas la guerre véritable, dont même les misères

ont tant de noblesse et de charmes pour les cœurs généreux, mais la guerre de maréchaussée, la

guerre de tronçon de chou, contre de malheureux ouvriers mourant de faim : pour vous,

l’expédition de la rue Transnonain1 est la bataille de Marengo… »2

Entre le début de la monarchie de Juillet et celui de la Troisième République, soit en

l’espace de quarante ans, point n’est besoin de souligner ce qui a changé sans retour : la marche

de la démocratie et celle du progrès. Les ouvriers ne meurent plus de faim et ils ont le droit de

vote. Mais la République n’a pas encore triomphé. Le prolétariat, plus nombreux, n’est pas tout

entier résigné à son sort, ni au gouvernement des notables. L’armée, qui vient de perdre la

guerre véritable, a du moins remporté la guerre des rues à Paris. Volens nolens, la revanche sur

l’Allemagne étant remise à plus tard, la seconde de ses missions, le maintien de l’ordre intérieur,

est vouée à rester l’une de ses activités premières. Il n’est donc pas abusif de se demander si le

dilemme formulé par Du Poirier ne reste pas, pour l’essentiel, de Thiers à Clemenceau, celui des

officiers républicains que ne tentèrent point les aventures coloniales – à la condition de

s’interroger, en même temps, sur la façon dont tous ceux qui n’étaient pas républicains, ou le

sont devenus a minima, ont accepté que l’autorité militaire fût soumise au pouvoir civil.

Cela nous oblige à une réflexion préalable sur les relations entre histoire politique et histoire

sociale, histoire libérale et histoire marxiste. Nos maîtres se sont efforcés d’expliquer

l’installation, puis la consolidation du régime républicain, sa capacité à surmonter les crises, et

aussi, à partir de l’étude de l’évolution économique, du « mouvement du profit », la nature, les

formes, les buts du « mouvement social »3, particulièrement du mouvement ouvrier. Leurs

travaux faisaient une claire distinction entre un « haut » – la sphère de l’État, du gouvernement,

1 Sur l’émeute parisienne des 13 et 14 avril 1834, voir l’article « Avril 1834 (Journées d’) » dans Pierre

LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, t. I, 1866, p. 1091. Voir aussi la présentation par MaïtéBouyssy de Maréchal BUGEAUD, La Guerre des rues et des maisons, Paris, Jean-Paul Rocher, 1997, p. 9, 32, 69, 73et 94.

2 STENDHAL, Lucien Leuwen, Romans et nouvelles, I, éd. établie et annotée par Henri Martineau, Paris,Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 849.

3 Georges WEILL, Histoire du mouvement social en France, 1852-1924, Paris, Félix Alcan, 3e éd., 1924.

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du législateur, voire des partis – et un « bas » – la sociabilité politique, la défense des intérêts, le

syndicalisme, la grève –. Or nous voudrions ici reprendre à notre compte la lucide remarque de

Jean-Pierre Hirsch au sujet de l’histoire de la Révolution française. La connaissance,

aujourd’hui à peu près complète, que nous avons des relations entre les tensions sociales, les

effets de la crise économique et les accidents de la conjoncture, a-t-elle facilité l’explication

globale de la grande rupture de 1789 ? Au vrai, « l’accent mis sur le mouvement de telle ou telle

classe est seulement fonction de la myopie inévitable de nos études : comment bien embrasser à

la fois le sort des hommes et des femmes que la faim et le chômage mirent en mouvement dans

les villes et les campagnes, et l’attitude de ceux que ces soulèvements effrayèrent ?4 » Ajoutons,

entre les deux, pour la période et l’objet que nous abordons ici, le comportement de ceux qui,

proches des premiers par l’origine et la condition, devaient exécuter, avec docilité sinon avec

zèle, les ordres des seconds.

Depuis la fin des années 1980, sous l’effet des critiques portées simultanément, dans l’ordre

politique, contre le « système » républicain traditionnel et, dans l’ordre intellectuel, contre les

idéologies naguère dominantes, une double interrogation traverse l’historiographie de la France

contemporaine : sur la variabilité de l’action de l’État, d’où l’essor d’une histoire politique et

sociale des administrations5 – or, ainsi qu’Anatole France le fait dire à Monsieur Bergeret dans

L’anneau d’améthyste, l’armée est une administration comme l’agriculture, les finances ou

l’instruction publique – ; et sur tout ce qui, dans l’infinie variété des traditions de métier ou de

famille spirituelle, des coutumes locales et des contacts sociaux, peut éclairer, non seulement

l’action militante, minoritaire, mais les motifs, les degrés, les types de mobilisation populaire,

comme aussi les agents de pacification, de régulation collective. C’est donc à la lumière de ces

questions et de ces réponses nouvelles que nous voudrions réexaminer à notre tour la

construction de l’ordre républicain après « l’année terrible », puis les moyens que l’État s’est

donnés de contenir la « mêlée sociale », enfin les conditions dans lesquelles le gouvernement du

Bloc a mis à l’épreuve, dans l’exécution de sa politique anticléricale, le loyalisme des officiers

conservateurs.

LA CONSTRUCTION D’UN ORDRE RÉPUBLICAINEn vertu des textes qui réorganisent l’armée française après la défaite et la Commune6, la

double mission de la force publique est de veiller à la défense des frontières et à la sécurité

4 Jean-Pierre HIRSCH, « L’imbroglio révolutionnaire : conflits et consensus », in André BURGUIÈRE et

Jacques REVEL (sous la dir. de), Histoire de la France, L’État et les conflits, vol. dirigé par Jacques Julliard, Paris,Seuil, 1990, p. 220-221.

5 Voir en particulier Marc Olivier BARUCH et Vincent DUCLERT (sous la dir. de), Serviteurs de l’État. Unehistoire politique de l’administration française, 1875-1945, Paris, La Découverte, coll. « L’espace de l’histoire »,2000.

6 Lois du 27 juillet 1872 sur le recrutement et du 24 juillet 1873 sur l’organisation de l’armée, loi des cadres eteffectifs du 13 mars et décret d’application du 2 avril 1875.

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intérieure. Il revient à la gendarmerie d’assurer le maintien de l’ordre en temps de paix et de

veiller à la bonne marche de la mobilisation en cas de guerre. Le législateur la considère comme

une troupe d’élite et projette d’augmenter ses capacités par la création d’une gendarmerie

mobile formée de cavaliers volontaires et bien entraînés – projet dont Jean-Charles Jauffret a

étudié les vains cheminements7. D’où il conclut, dans sa contribution à l’Histoire militaire de la

France : « Plus qu’un ministre, c’est le régime qui est le véritable responsable de l’implication

de l’armée dans les luttes sociales et religieuses de la “Belle Époque” »8.

Même si, dans les mois qui suivent la « semaine sanglante », cette question a perdu son

caractère d’urgence, elle n’est pas absente des contributions au grand débat sur la réforme

militaire. Le général Faidherbe est de ceux qui ont le plus lapidairement déduit de l’adoption du

principe de la conscription universelle la nécessité de séparer désormais l’instruction militaire, à

laquelle devait être voué le service actif, du maintien de l’ordre, qu’il valait mieux confier à des

professionnels contrôlés avec soin : « L’armée nationale n’est pas chargée de la police des villes

ni des campagnes. »9

Le général de Cissey, ministre de la Guerre, qui avait commandé le IIe corps de l’armée

versaillaise, se préoccupe lui aussi d’éviter à l’armée de ligne la responsabilité de la répression

sociale. L’argument stratégique et technique de la priorité à la reconstitution d’une armée

opérationnelle n’explique sans doute pas tout. Robert Tombs l’a souligné, l’armée versaillaise

ne s’était pas transformée « subitement de masse anarchique prête à fraterniser avec le peuple en

instrument de répression efficace ». Ses chefs avaient pu mesurer à la fois la tiédeur des

officiers promus par le gouvernement de la Défense nationale pour la cause de l’ordre10, leurs

liens éventuels avec Paris, et la difficulté de rétablir parmi les hommes une discipline qui avait

exigé de les couper autant que possible des influences extérieures. Jusqu’à la fin, il y avait eu

« des soldats favorables à Paris » et « d’autres, beaucoup plus nombreux, [qui] étaient hostiles à

l’idée de participer à une guerre civile »11.

Toujours est-il que seul fut créé à Versailles, par arrêté du 23 juin 1871 confirmé par décret

du 28 mars 1872, un régiment de gendarmerie mobile. Au retour du Parlement à Paris, sa

7 Jean-Charles JAUFFRET, « Armée et pouvoir politique. La question des troupes spéciales chargées dumaintien de l’ordre en France de 1871 à 1914 », Revue historique, CCLXX-1, 1983, p. 97-144.

8 Id., in André CORVISIER (sous la dir. de), Histoire militaire de la France, t. 3, De 1871 à 1940, sous la dir. deGuy Pedroncini, Paris, PUF, 1992, p. 13.

9 Général FAIDHERBE, Bases d’un projet de réorganisation d’une armée nationale, titre II, article 3, Lille,1871, cité par J.-Ch. JAUFFRET, art. cité, p. 102.

10 Voir sur ce point William SERMAN, Les officiers français dans la nation (1848-1914), Paris, Aubier,« Collection historique », 1982, p. 56-58.

11 Robert TOMBS, The War against Paris, 1871, Cambridge University Press, 1981, La guerre contre Paris,1871, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Paris, Aubier, Collection historique, 1997, chap. V, « Les deuxarmées », particulièrement p. 150-151 et p. 160-170. Voir aussi William SERMAN, La Commune de Paris (1871),Paris, Fayard, 1986, spécialement « Le moral et la discipline de l’armée de Versailles », p. 460-464. À l’initiative duCEHD, s’est tenu le 12 mars 2001 à Vincennes un colloque attendu sur « Les aspects militaires de la Commune deParis ».

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fonction se limita, pour l’essentiel, à la garde du Sénat. Sa suppression par décision

présidentielle du 28 mars 1885 ne fut pas même remarquée.

La peur des « barbares » n’a pas disparu pour autant. Yves Le Maner souligne à juste titre la

violence de la répression de la grève des mineurs du Pas-de-Calais en 1872. L’importance

économique et même stratégique du charbon, le nombre et la concentration géographique des

ouvriers en lutte expliquent la rapidité du recours à la troupe. L’initiative appartient certes à

l’autorité civile, préfectorale ou municipale, mais l’armée dispose sur le terrain d’une très large

autonomie12. La réaction est d’autant plus vive que le patronat et l’État ont en face d’eux « un

prolétariat “sauvage” et inorganisé » et que le souvenir de la Commune est présent à tous les

esprits : de fait, « c’est sur l’ordre personnel de Thiers que l’armée fait preuve d’une

exceptionnelle brutalité, plusieurs grévistes étant tués par balles13 ». Il n’en est que plus

significatif de voir l’industriel roubaisien Alfred Motte, précocement rallié à la République,

confier à l’un de ses amis, en cette même année 1872, sa confiance dans l’institution du service

militaire obligatoire :« En 1848, j’ai vu des régiments de ligne fraterniser avec la garde nationale de Paris […]. Eh

bien, les choses ne se passeront plus ainsi quand tous les Français feront partie de l’armée. Lesmauvais sujets seront contenus par les bons et, sur une compagnie, il y aura au moins un tiers desoldats résolus à mourir pour le maintien de l’ordre […]. Ainsi, on arrivera à vaincre l’émeute14. »

Un quart de siècle plus tard, cette hypothèse s’est assez vérifiée pour qu’Anatole France

prête à M. Bergeret ces propos désabusés :« […] Les nations armées se laissent conduire avec docilité. La discipline militaire les forme à

l’obéissance et l’on ne craint chez elles ni insurrections, ni troubles, ni tumultes d’aucune sorte. Quandle service est obligatoire pour tous, quand tous les citoyens sont soldats ou le furent, toutes les forcessociales se trouvent disposées de manière à protéger le pouvoir […]. »15

La période de la présidence Mac-Mahon a donc été, en somme, singulièrement favorable au

statu quo. Les « vertus militaires » constituaient par excellence, en ce temps de

« recueillement », une valeur de consensus. La République gagnait peu à peu par la voie légale

et pacifique, et non plus sous l’effet d’une révolution. Quant à la violence de grève, Michelle

Perrot a montré qu’elle restait dans d’« étroites limites16 ». Tout cela créait les conditions d’une

12 Sur les modalités du recours à la troupe, voir le rapport du général commandant le département du Nord au

préfet, daté du 1er décembre 1871 (Archives départementales du Nord, 2 R 1027), et le commentaire qu’en donneOdile ROYNETTE-GLAND, « L’armée dans la bataille sociale : maintien de l’ordre et grèves ouvrières dans le Nordde la France (1871-1906) », Le mouvement social, 1997, n°179, p. 34-35.

13 Yves LE MANER, « Les grandes grèves minières du Pas-de-Calais », in Madeleine REBÉRIOUX (sous la dir.de), Fourmies et le premier mai, Actes du colloque de Fourmies, 1er-4 mai 1991, Paris, Éd. de l’Atelier, coll.« Patrimoine », 1994, p. 295-296.

14 Lettre du 31 octobre 1872, citée par Jean-Pierre HIRSCH, in L’État et les conflits, op. cit., p. 227.15 Anatole FRANCE, Le mannequin d’osier, Histoire contemporaine, II, Œuvres complètes illustrées, t. XI,

Paris, Calmann-Lévy, 1927, p. 242.16 Michelle PERROT, Jeunesse de la grève. France 1871-1890, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’univers

historique », 1984, p. 194.

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relative paix sociale, consolidée plutôt que compromise, en 1879, par l’arrivée au pouvoir des

républicains.

Ces conditions changent peu au cours de la décennie 1880. Les républicains s’attachent à

relever le prestige de l’armée aux colonies et, en métropole, à rendre plus effective l’obligation

du service militaire. Cela ne signifie pas que le recours persistant à la troupe pour réprimer les

grèves aille de soi pour tous. Dans le rapport qu’il eut à rédiger en 1884 au nom de la

commission d’enquête parlementaire sur la condition des ouvriers de l’agriculture et de

l’industrie, à la suite de la grève d’Anzin, Clemenceau ne pouvait éluder les problèmes que

posait l’intervention de l’État dans ce type de conflit. À la question « l’État doit-il intervenir ? »,

sa conclusion répond fermement, sinon complètement :« Quant à l’intervention de l’État dans les grèves, elle ne s’est généralement manifestée

jusqu’ici que par l’envoi des troupes. Dans le Gard, à la Grand’Combe, puis ensuite à Bessèges et àMolières comme à Anzin, les agents de l’autorité ont réclamé l’aide de la force armée.

Dans le Gard, il y avait cette circonstance spéciale, que le directeur de la Compagnie, en saqualité de maire de la commune, réquisitionnait des troupes, qu’il se demandait à lui-même enqualité de directeur de la Compagnie.

Lorsque le Gouvernement envoie des troupes là où il y a des grèves, c’est le patron qui se sentsoutenu, disait M. Gambetta, dans un discours célèbre. Ajoutons que fatalement c’est l’ouvrier quise sent alors menacé.

Nous avons constaté, il serait injuste de ne pas le reconnaître, que de sérieux efforts ont été faitspar certains fonctionnaires de l’ordre administratif auprès de la Compagnie d’Anzin pour amenerune transaction, une entente. Mais ces démarches officieuses n’ont abouti qu’à un échec.

En somme l’État, dans ce conflit, s’est trouvé impuissant vis-à-vis de la Compagnie ; et grâce àl’envoi de troupes sur les lieux de la grève, il a paru agir contre les ouvriers.

Dans notre opinion, l’intervention de la force armée à titre préventif est une atteinte à la libertédes ouvriers et nous nous estimons qu’elle ne doit avoir lieu que dans un but de répression.

Il faut que sur ce point le Gouvernement de la République cesse de suivre les errements de lamonarchie et de l’Empire. L’essence même du régime républicain c’est de donner à tous la liberté enréprimant les atteintes au droit individuel, tandis que le principe même de la monarchie, c’est desupprimer la liberté sous le prétexte de prévenir l’atteinte possible au droit de chacun. LaRépublique proclame le droit et ne réprime que pour le protéger, la monarchie, sous prétexte deprévenir l’atteinte au droit, le supprime. »17

Il serait facile d’ironiser sur la façon dont l’auteur a lui-même appliqué, ensuite, les

principes qu’il énonçait ici et la distinction qu’il faisait entre prévention et répression. Mais ce

ne serait pas de bonne méthode. Son propos est représentatif du moment où, les républicains

étant maîtres du pouvoir, réapparaissent les enjeux de la compétition à gauche, les sources du

« mouvement sinistrogyre » où Albert Thibaudet voyait en 1932 la tendance dominante du

« spirituel républicain »18. Insuffisance de la souveraineté parlementaire comme de l’autorité des

représentants de l’État devant les puissances économiques et leur mainmise sur le jeu politique

local, iniquité des interventions de l’armée dans les conflits du capital et du travail : voilà qui

17 Georges CLEMENCEAU, Rapport à la commission d’enquête parlementaire sur la condition des ouvriers de

l’agriculture et de l’industrie en France (Grève d’Anzin), Chambre des députés, n°2695, 2e annexe, session de 1884,annexe au procès-verbal du 11 mars 1884, p. 83-84.

18 Albert THIBAUDET, Les idées politiques de la France, Paris, Stock, 1932, p. 19-25.

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dessinait les deux axes d’une politique alternative d’autant plus crédible que restait forte, en

milieu ouvrier, la confiance « dans le pouvoir médiateur d’un État non encore perçu comme un

organe de classe et que le discours gréviste ménage[ait] singulièrement19 ». Michelle Perrot a

donné à entendre, de part et d’autre, les mots où résonnait le désir de la réconciliation sociale, le

« Vive l’armée ! » des tisseurs de Roubaix en 1890, comme le vœu exprimé à la Chambre,

quatre ans plus tôt, lors de la grève de Decazeville, par le général Boulanger, ministre de la

Guerre : « Peut-être, à l’heure qu’il est, chaque soldat partage-t-il avec un mineur sa soupe et sa

ration de pain »20.

Sur le terrain, en effet, dans la grande majorité des cas, la prudence et la neutralité sont

respectées. Mais on constate aussi la contribution grandissante de la presse à la dramatisation. Il

n’est que de comparer, comme l’a fait Odile Roynette-Gland, les différents comptes rendus de la

grève d’Anzin parus en mars 1884 pour s’en persuader21. Évolution considérable, car autant que

l’action même importent désormais à l’ensemble des acteurs son retentissement et les voies et

moyens de sa mémorisation. Rien ne le montre mieux que le drame de Fourmies : si en 1872

bien peu de voix s’étaient élevées pour dénoncer la brutalité militaire, au lendemain du 1er mai

1891, de toutes parts s’exprime le souci de connaître la vérité et d’établir les responsabilités.

L’ÉPREUVE DE LA « MÊLÉE SOCIALE »22

Nous n’entrerons pas ici dans le détail, aujourd’hui bien connu23, de ce qui s’est passé à

Fourmies le 1er mai 1891. On sait que l’appel aux troupes a été négocié auprès du sous-préfet

d’Avesnes depuis le 21 avril par Auguste Barbier, industriel et maire de Fourmies, après

concertation avec François Boussus, le « baron de Beugnies », et Charles Belin, président de laSociété Industrielle24. Deux compagnies du 84e régiment d’infanterie, stationné à Avesnes, sont

arrivées à Fourmies et une troisième à Wignehies le soir du 30, ainsi que des renforts de

gendarmes à cheval. Le 1er mai en fin d’après-midi, deux cents à deux cent cinquante jeunes

manifestants, soutenus par une foule de plus de deux mille personnes, décident de prendre

d’assaut la place de l’église, défendue par la troupe, pour délivrer leurs camarades détenus à

l’intérieur de la mairie. On a noté que le slogan « C’est nos frères qu’il nous faut ! » était suivi

de celui de « Vive l’armée ! »25. On entendit aussi les cris de « Tas de lâches ! À bas les

19 Michelle PERROT, Jeunesse de la grève, op. cit., p. 195.20 Id., Les ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1974, t. 2, « Le maintien de l’ordre »,

p. 692-698.21 Odile ROYNETTE-GLAND, art. cité, p. 40.22 Georges CLEMENCEAU, La mêlée sociale, Paris, G. Charpentier et E. Fasquelle, « Bibliothèque-

Charpentier », 1895.23 Voir André PIERRARD et Jean-Louis CHAPPAT, La fusillade de Fourmies : premier mai 1891, Lille,

Éditions Miroirs, coll. « Évocation historique », 1991.24 Odette HARDY-HÉMERY, L’envers d’une fusillade. Fourmies, 1er mai 1891. Un patron face à la grève,

préface de Marcel Gillet, Paris, L’Harmattan, coll. « Chemins de la mémoire », 1996, p. 85.25 Ibid., p. 92.

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officiers ! Vive le soldat ! »26. À six heures et demie, débordée, une compagnie du 145e

régiment d’infanterie, aux ordres du commandant François Chapus, tire trois salves sur les

assaillants. La fusillade fait neuf morts, dont la moyenne d’âge est de dix-neuf ans, et au moins

trente cinq blessés. Dans la soirée, cent nouveaux hommes de troupe précèdent à Fourmies le

préfet du Nord, Vel-Durand ; les soldats, alors au nombre de 900, sont 3 000 le lendemain, dont

2 000 cavaliers, soit un pour cinq habitants27. L’enterrement des victimes, le 4, rassemble cinq

mille personnes selon les autorités, vingt mille selon l’estimation plus honnête du Courrier du

Pas-de-Calais28 ; pour l’essentiel des ouvrières et ouvriers de la région.

Aussitôt est posée la délicate question des responsabilités. Le ministre de la Guerre,

Freycinet, diligente une enquête. Celle-ci conclut à l’existence de voies de fait qui justifient en

droit la réplique de la troupe, mais n’exempte pas les officiers présents de leur responsabilité.

Chapus est jugé coupable de n’avoir pas fait appel aux représentants du pouvoir civil et d’avoir

manifesté « un excessif sentiment de son devoir et de son honneur militaire »29. Si l’on ajoute

que certains témoins ont mis l’attitude de la foule sur le compte d’une crédulité due à la fois à

d’anciennes sympathies boulangistes, qui l’auraient a priori rassurée sur les intentions des

soldats, et à la méconnaissance du danger réel, la troupe ayant fait usage du nouveau fusil Lebel

modèle 1886, sans fumée, on peut éprouver avec Odette Hardy-Hémery le sentiment que la

responsabilité du patronat a été finalement occultée au profit d’une « belle unanimité

antigouvernementale »30.

Si lourd de souvenirs et de conséquences qu’il ait été, le drame de Fourmies ne doit pas faire

oublier la variabilité des facteurs qui conduisaient, dans le déroulement des conflits du travail,

ici à l’irruption de la violence, là à la possibilité de faire prévaloir l’arbitrage. La qualité des

relations entre autorités civiles et militaires était elle aussi par nature sujette à maintes

variations. Particulièrement révélateur est à cet égard le témoignage du préfet Gabriel Alapetite,

« prototype du “préfet négociateur” », selon Joël Michel31, en raison de sa part de responsabilité

dans la conclusion de la première convention d’Arras entre les délégués du syndicat et le

Comité des houillères du Pas-de-Calais, en novembre 1891.À la suite de « l’affaire de Fourmies », écrit-il, « on m’avertit que M. Constans voulait

m’envoyer à Lille. Je ne sais s’il aurait donné suite à son projet de remplacer le préfet du Nord, mais

26 Selon la déposition du commandant Chapus, citée par Odile ROYNETTE-GLAND, art. cité, p. 41.27 Ibid., p. 94.28 Sur le souvenir de Fourmies, voir Bénédicte GRAILLES, De la défaite à l’Union sacrée ou les chemins du

consentement. Hommages publics et commémorations de 1870 à 1914 : l’exemple du nord de la France, thèse dedoctorat, université de Lille-III, dir. Annette Becker, 2000, vol. 3, Les champs d’honneur, chap. XI et XII, p. 655-752.

29 Lettre très confidentielle du général Loizillon au ministre de la Guerre, Fourmies, 3 mai 1891, citée par OdileROYNETTE-GLAND, art. cité, p. 43.

30 Odette HARDY-HÉMERY, L’envers d’une fusillade…, op. cit., p. 94.31 Joël MICHEL, « Ordre public et agitation ouvrière : l’habileté du préfet Alapetite », Le mouvement social,

1993, n°164, p. 7.

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je fis intervenir M. Ribot pour qu’on me laissât à Arras. J’avais réussi à apprivoiser dans le Pas-de-Calais le monde militaire. Je n’aurais pas voulu avoir à recommencer dans un milieu beaucoup plusdifficile. »32

On attache donc plus d’importance après qu’avant Fourmies à l’efficacité de la collaboration

entre préfets et commandants de corps d’armée33. On se montre aussi plus sensible aux risques

que comporte l’envoi de détachements peu nombreux au milieu d’une foule qui les déborde et à

l’utilité, en pareil cas, du recours à l’appui de la cavalerie. On voit même en 1909 le sous-préfet

d’Alais tirer argument des risques liés aux grèves en faveur de l’installation dans cette ville de

l’un des régiments d’artillerie dont la création était alors projetée.« Aux raisons exposées par le maire j’ajouterai, en effet, une considération qui me paraît avoir

une importance toute particulière, c’est la nécessité d’avoir en tout temps à Alais et à proximité desdifférents centres industriels du bassin minier de mon Arrondissement, des forces militairessuffisantes pour parer immédiatement à toutes les éventualités de grèves.

Nous ne disposons à Alais et dans tout l’Arrondissement que d’un simple bataillon dontl’effectif est absolument insuffisant pour assurer les mesures d’ordre et de police que commandentles circonstances malheureusement trop fréquentes de grèves ou autres mouvements ouvriers.

Outre l’insuffisance de ces contigents militaires au point de vue numérique, il y a lieu de noterégalement leur insuffisance au point de vue des nécessités qui peuvent parfois s’imposer suivant lesévénements. Je veux dire par là que la garnison d’Alais est, en effet, constituée par des troupesd’infanterie, alors qu’il devient presque toujours indispensable d’avoir recours à de la cavalerie,chaque fois que les mouvements grévistes prennent une certaine importance. »34

C’est en juillet 1893, on le sait, qu’a commencé à la Préfecture de Police de Paris le règne

exceptionnel de Louis Lépine, qui avait fait ses preuves dès 1891 à la préfecture de la Loire,

dans sa gestion des grèves de Saint-Etienne35. La longévité record de celui qui est resté comme

le « premier grand préfet républicain qui ait vraiment réussi à ce poste » et l’inventeur, avec les

déploiements de cavalerie, d’une « manière non sanglante de disperser les cortèges »36, ne peut

faire oublier qu’au même moment, la conciliation et l’arbitrage n’ont connu qu’un succès limité.

Comme le rappelle Jean-Pierre Machelon, « jusqu’en 1914, les grèves eurent bien en règle

générale […] les caractères d’une “guerre privée” s’achevant par la défaite totale de l’un des

32 Gabriel ALAPETITE, « Grève des mineurs et conventions d’Arras », ibid., p. 20. Constans est alors ministre

de l’Intérieur.33 Cf. Odile ROYNETTE-GLAND, art. cité, p. 45-46.34 Lettre du sous-préfet d’Alais au préfet du Gard, 30 janvier 1909. SHAT, Article 9, carton n°54, dossier Alais.35 Louis Lépine est resté, au total, un peu plus de dix-huit ans le détenteur d’une fonction « où l’on compte

comme une rareté les titulaires qui ont dépassé cinq ans » (Jean-Marc BERLIÈRE, Le préfet Lépine. Vers lanaissance de la police moderne, Paris, Denoël, 1993, p. 88). Voir aussi Jacques POROT, Louis Lépine, préfet depolice, témoin de son temps (1846-1933), Paris, Éditions Frison-Roche, 1994.

36 Maurice AGULHON, La République. De Jules Ferry à François Mitterrandd, 1880 à nos jours, Paris,Hachette, coll. « Histoire de France », 1990, p. 106 et p. 142. Pour une évocation de l’impression que produisaient surle public les moyens employés par le préfet Lépine, voir le récit du 1er mai 1909 dans Jules ROMAINS, LesSuperbes, Les Hommes de bonne volonté, V, 1933, rééd. Paris, Flammarion, 1958, t. I, p. 816.

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adversaires. Nul doute que dans de telles conditions, les interventions des forces de l’ordre

finissaient souvent par être inévitables et, dans leur principe, justifiées. »37

Cette politique répressive reposait en réalité sur deux principes distincts. Le premier tenait à

la définition républicaine de l’ordre38. C’est la « rue propre et calme » de Lépine étendue à

l’ordre social tout entier. Aussi la grève ne peut être identifiée qu’au Désordre. On songe à ce

que Clemenceau déclarait aux délégués de la CGT à la veille du 1er mai 1906 : « Vous êtes

derrière une barricade, moi, je suis devant. Votre moyen d’action, c’est le désordre. Mon devoir,

c’est de faire de l’ordre. Mon rôle est de contrarier vos efforts. Le mieux, pour chacun de nous,

est d’en prendre son parti39. » Le gouvernement se reconnaissait en outre l’obligation de veiller,

autant qu’à l’intégrité des personnes et des biens – donc à la sauvegarde de l’outil de

production –, au respect de la liberté du travail. Conformément à une conception tout

individualiste du droit des libertés – sur laquelle, aussi bien, Jules Ferry avait fondé sa politique

de laïcisation scolaire –, il s’estimait fondé à briser une grève dès lors qu’une fraction, même

minoritaire, des travailleurs concernés voulait continuer le travail ou le reprendre. Le 15 juin

1900, Waldeck-Rousseau le rappelait avec fermeté au député socialiste Renou, qui l’avait

interpellé au sujet des récents incidents de Chalon-sur-Saône : « Le droit de l’ouvrier, fût-il seul

à travailler, est égal à celui de tous les autres à ne pas travailler, et lorsque vingt gendarmes

accompagnent deux ouvriers à l’usine parce qu’ils veulent travailler, ils accomplissent leur

devoir et le gouvernement les approuve40. »

Le document exceptionnel que constituent les lettres envoyées par Léopold Chopard, soldat

du 27e de ligne, à sa famille, en avril 1901, durant la grève de Montceau-les-Mines, confirme ce

rôle d’interposition entre grévistes et non grévistes.« Les rues de Montceau sont parcourues toutes les 10 minutes par des patrouilles de tous les

régiments ; au puits Maugrand, celui qui marche le plus aujourd’hui, et le plus important des puits,les grévistes sont en foule pour attendre la sortie des ouvriers, qui sont obligés d’être escortés pardes patrouilles de gendarmes et de dragons, pour être reconduits chez eux. Des arrestations degrévistes sont faites tous les jours41. »

Cette correspondance permet aussi de vérifier l’observation d’Yves Le Maner sur l’acuité

particulière avec laquelle était ressentie l’agressivité des femmes, lors des conflits miniers du

37 Jean-Pierre MACHELON, La République contre les libertés ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879à 1914, préface de Jean Rivéro, Paris, Presses de la FNSP, 1976, p. 249.

38 Voir Diana COOPER-RICHET, « Le Plan général de Protection à l’épreuve de la grève des mineurs du Nord-Pas-de-Calais (septembre-novembre 1902) », in Maintien de l’ordre et polices en France et en Europe au XIXesiècle, présentation par Philippe Vigier, Paris, Créaphis, coll. « Pierres de mémoire », 1987, en particulier p. 406-413.

39 Cité dans Clemenceau briseur de grèves. L’affaire de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges, présentée parJacques Julliard, Paris, Julliard, coll. « Archives », 1965, p. 23.

40 Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 1900, p. 1500. Jean-Pierre Machelon rappelleque le 16 octobre suivant, les gendarmes mis en cause furent acquittés par le conseil de guerre de Bourges (LaRépublique contre les libertés, op. cit., p. 251).

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Pas-de-Calais de 1893 et 1906, au cours desquels l’armée fut chargée de garder les accès des

corons et des cités42. Le 11 avril 1901, le soldat Chopard écrivait à ses parents : « nous voyons

cependant encore de temps en temps quelques manifestations de femmes, cette race la plus

mauvaise dans la grêve (sic). »43

Ainsi, pour peu que l’on ait gardé à l’esprit les objectifs que Clemenceau fixait dans son

rapport de 1884 à l’action parlementaire, on comprend mieux que vingt ans après, le courant

socialiste et syndicaliste, désormais constitué en force animatrice du « mouvement social », ait

accusé le gouvernement républicain d’avoir failli à sa mission et d’être resté, en dépit de sa

nature démocratique, le continuateur des « errements de la monarchie et de l’Empire ». Nul n’a

dénoncé cette dérive – ou cette continuité ? – avec plus de véhémente ironie que Charles

Péguy :« Tout le gouvernement politique parlementaire s’exerce ailleurs que dans les séances

parlementaires publiques ; […] il réside au jeu des intérêts politiques, des intérêts électoraux, desintérêts économiques surtout ; il consiste aux balancements des intérêts de clocher etd’arrondissement, aux savants équilibres, aux marchandages, à l’assouvissement des appétits locauxet régionaux, quand il ne s’agit pas, hélas, des appétits et des intérêts individuels privés les moinsavouables. C’est même le seul raisonnement qu’aient jamais apporté pour la défense dugouvernement politique parlementaire bourgeois ceux des partisans de ce gouvernement bourgeoisqui ont eu la faiblesse d’articuler des raisonnements, au lieu d’invoquer pour le maintien de cerégime le gendarme, la police et l’armée44. »

Il n’y a donc rien que de logique à voir le même Péguy se faire, au même moment,

l’implacable censeur de la politique anticléricale du « bloc des gauches ».

L’ARMÉE ENTRE FRANCE DU BLOC ET FRANCE CATHOLIQUEComme l’a souligné William Serman, la grande nouveauté qu’apporte le XXe siècle en

matière de maintien de l’ordre républicain, « c’est que l’obligation de faire respecter la loi met

sérieusement et spécifiquement à l’épreuve le loyalisme des officiers de droite, et non plus

principalement celui des hommes de gauche45 ». Arrivé au pouvoir le 7 juin 1902, Émile

Combes engage aussitôt sa politique de lutte contre les congrégations enseignantes. Le 1er août

paraît au Journal officiel le décret, immédiatement exécutoire, de fermeture des écoles tenues

par des congrégations non autorisées. On observe aussitôt de vives réactions en Bretagne. Le 5

août, Ouest-Éclair titre sur trois colonnes à la une : « Troupes armées contre les Sœurs », « Des

soldats contre des Français […] ». Le 6, « Résistance héroïque partout », « Le tocsin de la

liberté sonne ». Le 8, pour avoir refusé de se conformer à la réquisition du préfet du Morbihan

41 Lettres du soldat Chopard, présentées et annotées par Patrice Notteghem, in Les grèves, Montceau-les-Mines/Le Creusot, 1899-1901, catalogue d’exposition, Écomusée du Creusot, 2000, p. 73.

42 Yves LE MANER, « Les grandes grèves minières du Pas-de-Calais », art. cité, p. 297.43 Lettres du soldat Chopard, op. cit., p. 66.44 Charles PÉGUY, « Débats parlementaires », Cahiers de la Quinzaine, IV, 18, 12 mai 1903, Œuvres en prose

complètes, I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 1121.

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qui lui enjoignait de se rendre à Ploërmel afin d’assister les autorités administratives dans

l’exécution du décret, le lieutenant-colonel Gaudin de Saint-Rémy, commandant le 3e hussards à

Pontivy, est relevé de son commandement et incarcéré à la prison militaire de Nantes. Le 5

septembre, le conseil de guerre de Nantes accorde à cet officier les circonstances atténuantes et

ne le condamne qu’à un jour d’emprisonnement à dater du 9 août. Libéré, il peut donc rejoindre

son poste ; mais le 9 septembre, le conseil des ministres décide sa mise à la retraite d’office.

Sollicité par un journaliste de L’Éclair de donner son sentiment, il est notable que Paul

Déroulède, alors en exil à San Sebastián, ait désapprouvé la clémence des juges : « Que

répondrez-vous, demain, au soldat qui refusera de marcher contre les grévistes, et après-demain

à celui qui jettera son fusil plutôt que de se battre, fût-ce contre l’ennemi de sa patrie, pour cette

raison que sa conscience lui défend de tirer sur ses frères ou simplement de verser le sang ? » 46

Cette clémence n’a pas été générale. Le 26 septembre 1902, Emmanuel Le Roy Ladurie,

grand-père de l’historien, nommé le 1er avril précédent chef de bataillon au 19e régiment

d’infanterie de Brest, est condamné par le même conseil de guerre de Nantes, à la destitution et

à la dégradation sur le front des troupes47. Le raidissement anticlérical affecte d’ailleurs tous les

aspects de la vie militaire, quoique d’une façon que l’on imagine très variable selon l’orientation

du commandement. Il est ainsi permis de s’interroger sur les entraves mises à la pratique

religieuse des soldats. Alors que Léopold Chopard notait dans sa lettre du 11 avril 1901 à ses

parents qu’ « à l’occasion des grêves (sic), il est accordé un long délai pour faire ses Pâques48 »,

avec le train de mesures de Combes, les soldats ne peuvent plus, officiellement, fréquenter hors

du service un foyer confessionnel49.

La crise, on le sait, est encore envenimée par la résistance aux opérations d’inventaire qui

suivent la promulgation de la loi de Séparation des Églises et de l’État. Pour Jean-Marie

Mayeur, on retrouve alors « l’alliage qui donna toute sa vigueur à la Contre-Révolution »50. Il

est remarquable que dans cette agitation dont on s’accorde à souligner le caractère

géographiquement et socialement localisé (campagnes reculées, marges de la société rurale),

l’exemple et l’impulsion soient, de l’avis unanime aussi, venus des beaux quartiers de Paris. Les

incidents de Sainte-Clotilde et de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, les 1er et 2 février 1906, ont

45 William SERMAN, Les officiers français dans la nation, op. cit., p. 60-61.46 Cité par Mona OZOUF, L’École, l’Église et la République, 1871-1914, Paris, Armand Colin, coll.

« Kiosque », 1963, p. 202-204 et note 47 p. 269. Sur les affaires dont a été saisi le conseil de guerre de la XIe région,siégeant à Nantes, voir Gaston BOUNIOLS, La suppression des conseils de guerre, Paris, A. Pédone, 1907, p. 81-88.

47 Jacques LE ROY LADURIE, Mémoires 1902-1945, éd. établie par Anthony Rowley et Emmanuel Le RoyLadurie, Paris, Flammarion/Plon, 1997, p. 16.

48 Lettres du soldat Chopard, op. cit., p. 67.49 Jean-Pie LAPIERRE et Philippe LEVILLAIN, « La démocratie imposée (1877-1905) », in Jacques LE GOFF

et René RÉMOND (sous la dir. de), Histoire de la France religieuse, t. IV, Société sécularisée et renouveauxreligieux. XXe siècle, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’Univers historique », 1992, p. 54.

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indéniablement contribué à la dramatisation nationale. Tel était du moins l’avis de l’abbé Birot,

partisan de la Séparation : « Si quelques hurluberlus sans mandat n’avaient pas organisé le

chahut de Sainte-Clotilde, qui fut le point de départ inattendu des fameux inventaires, il y a tout

lieu de penser que la Séparation aurait inauguré en France une ère de paix religieuse : elle aurait

en tout cas pris une tout autre tournure. »51

Cette résistance se caractérise donc par un singulier mélange, favorisé par la lecture et

l’interprétation des journaux, de l’information et de la rumeur. Elle résulte d’une rencontre dont

la référence à la Contre-Révolution ne diminue pas la nouveauté entre paysannerie traditionnelle

et presse nationaliste. Dans la Haute-Loire, l’un des départements ruraux où se produisent les

plus vives protestations, l’historien Auguste Rivet a montré que les incidents étaient « l’œuvre

de journalistes royalistes et de paysans un peu excités que le clergé, à l’exception de quelques

vicaires et à l’imitation d’un évêque prudent jusqu’à la pusillanimité, n’encourage guère à la

résistance. »52

Il est un autre vecteur moderne de cette émotion trop facilement qualifiée d’archaïque dont

on ne doit pas sous-estimer l’importance. C’est la carte postale, dont Maurice Agulhon rappelle

à juste titre l’intérêt comme source d’histoire sociale de la France à la Belle Époque53. Qui n’a

en mémoire telle ou telle vue de l’expulsion des Chartreux, en 1903, habilement cadrée et

largement diffusée sous cette forme ? Du riche ensemble de documents iconographiques réuni

sur les inventaires par Jean-Michel Duhart, on peut extraire, parmi bien d’autres, la carte postale

représentant l’église de Jarville (Meurthe-et-Moselle). La légende est la suivante : « La porte de

cette Église a été hachée et enfoncée, au nom de la LOI, le 7 Mars 1906. Vive la liberté quand

même ! »54

L’engagement de la troupe aux côtés des fonctionnaires chargés de procéder aux inventaires

prit de telles proportions que le journal La France militaire ouvrit pendant plusieurs semaines

une rubrique « Aux biens d’Église », en symétrie avec celle relative « Aux grèves ». Les

officiers n’ont guère dissimulé leur répugnance à faire la « sale besogne ». Même le général

protestant Millet demanda que leur fût épargné « l’ennui de crocheter des portes d’église »55.

Les autorités civiles, elles, avaient beau jeu de souligner que, même débordées, les forces de

50 Jean-Marie MAYEUR, La Séparation de l’Église et de l’État (1905), Paris, Julliard, coll. « Archives », 1966,p. 129.

51 Lettre de l’abbé Birot à l’abbé Frémont, 28 février 1910, citée par L. V. MÉJAN, La Séparation des Églises etde l’État. L’œuvre de Louis Méjan, dernier directeur de l’administration autonome des cultes, préface de Gabriel LeBras, Paris, PUF, 1959, p. 258-259.

52 Auguste RIVET, La vie politique dans le département de la Haute-Loire de 1815 à 1974, Le Puy, Éditions desCahiers de la Haute-Loire, 1979, p. 301. Voir aussi, du même auteur, « Les Inventaires en Haute-Loire », Cahiersd’histoire, 1966, XI-3, notamment p. 300-302.

53 Un effort un peu systématique pour privilégier cette source a été tenté dans le cadre du colloque de Castres des20 et 21 octobre 2000, Sur les pas de Jaurès, la France 1900 (actes à paraître).

54 Jean-Michel DUHART, La France dans la tourmente des Inventaires. La Séparation des Églises et de l’État,Joué-lès-Tours, Éditions Alain Sutton, 2001, p. 83. Nous avons respecté la typographie de cette légende.

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l’ordre refoulaient les manifestants avec des ménagements qui leur étaient, suivant la formule de

Paul Bourget, dont on connaît l’hostilité à la politique anticléricale, « expressément

recommandés56 ». Dans quelques rares cas, cependant, les gendarmes firent usage de leur arme,

comme le 3 mars à Montregard (Haute-Loire), où un homme, André Régis, devait mourir des

suites de ses blessures. Trois jours plus tard, à Boeschèpe, dans la Flandre, un boucher-

cabaretier du nom de Ghysel était tué par balle – tirée par le fils du percepteur venu au secours

de son père.

Ce drame entraîna dès le lendemain un débat à la Chambre, sur l’interpellation de l’abbé

Lemire, député d’Hazebrouck. Au nom d’une morale dont Yves Déloye a montré qu’elle ne

dissociait pas l’idée de la citoyenneté française de l’attachement à la foi catholique57, le député

de Bailleul, Jean Plichon, représentant de l’Action libérale, exprima « l’étonnement douloureux

qui s’empare de tous les Français quand à une heure trouble, pour ne pas dire troublée de notre

histoire nationale, on voit l’armée qui peut demain avoir à faire face à l’ennemi du dehors, se

retourner contre des Français »58. On comprend aisément, du reste, la relation qui s’établissait

dans les consciences catholiques entre la « guerre sociale » et la lutte anticléricale : la négation

de Dieu pouvait sembler d’autant plus redoutable qu’elle faisait idéologiquement corps avec

l’internationalisme et l’antimilitarisme de ceux qui étaient à la fois, et logiquement, « sans

Dieu » et « sans patrie ». Les sentiments exprimés au même moment par le général Lyautey

dans une lettre au ministre de la Guerre Eugène Étienne sont exemplaires à cet égard. Il ne se

borne pas à le plaindre et à le presser de « constituer cette gendarmerie mobile » dont il a senti

l’urgence ; il dénonce l’action de « ceux qui depuis dix ans ont faussé, inversé toutes les notions

d’ordre public » et « déchiré le pacte social » :« Comme moi vous pensez que les Combes, Pelletan, Jaurès, qui ont jeté le pays dans cette

politique de haine et de déchirement, sont des criminels d’État. C’est sur leur conscience queretomberont les désastres privés qui atteignent ces officiers, qu’au nom de la discipline il fallaitpeut-être frapper, mais qu’il fallait avant tout éviter de placer devant un tel cas de conscience. […]Ah ! vraiment, si vous ne voulez pas que ce qu’il y a de meilleur dans cette armée la quitte, outragédans ce qu’il y a de plus intime et de plus sacré, obtenez, oh ! obtenez vite qu’on la réserve pour lesseules tâches auxquelles nous nous étions destinés et que ce cauchemar cesse. »59

À lire le discours de Paul Guieysse, « bleu » du Morbihan, au cours du débat du 7 mars à la

Chambre, on constate que le même patriotisme ne tire pas des événements la même leçon : « À

cette heure où tous les yeux sont tournés vers le dehors, nous ne devons pas, le gouvernement ne

doit pas laisser s’établir ainsi sur la surface entière du pays des centres de résistance qui

55 Nous suivons ici William SERMAN, Les officiers français dans la nation, op. cit., p. 61.56 Cette citation du roman de Paul Bourget, L’Émigré, qui fit événement en 1907, est empruntée à Jean-Marie

MAYEUR, La Séparation de l’Église et de l’État , op. cit., p. 128.57 Yves DÉLOYE, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses,

Paris, Presses de la FNSP, 1994, notamment le passage intitulé « L’impossible citoyen sans Dieu », p. 75-86.58 Cité par Jean-Marie MAYEUR, La Séparation de l’Église et de l’État , op. cit., p. 136.59 Lettre citée par André LE RÉVÉREND, Lyautey, Paris, Fayard, 1983, p. 316-317.

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deviendraient autant de petites Vendées en cas d’une guerre étrangère. » On retrouve là, outre le

poids des traditions révolutionnaire et contre-révolutionnaire, la dramatisation guerrière du

conflit social, si prégnante dans la rhétorique et l’imaginaire politiques devant ce qui

apparaissait comme une « explosion plus passionnelle que raisonnée »60.

On connaît la suite, la chute du cabinet Rouvier, son remplacement par un cabinet Sarrien

où Clemenceau détient le portefeuille de l’Intérieur, et le revirement du Tigre à son arrivée place

Beauvau. Lui qui, dans L’Aurore du 6 mars, reprochait à son prédécesseur Fernand Dubief de

céder sous la pression des catholiques du Velay – « Reculons aujourd’hui et nous aurons la

guerre civile demain » – adresse le 16 mars une circulaire d’apaisement aux préfets et la justifie

en ces termes le 20, dans sa réponse à l’interpellation du sénateur de la Manche, Gaudin de

Villaine : « Nous trouvons que la question de savoir si l’on comptera ou ne comptera pas des

chandeliers dans une église ne vaut pas une vie humaine. » C’était avouer qu’un homme de

gauche était fondé à juger excessif, s’agissant des inventaires, le recours à l’armée. Tel était déjà

le sens du « propos » d’Alain dans La Dépêche de Rouen et de Normandie du 11 mars : « Le

gouvernement n’est radical qu’en un point : il applique la loi de séparation sans faiblesse, et

même sans sagesse. Il ne sait point faire de différence entre les bandes nationalistes et les

croyants naïfs, ignorants et sincères ; entre les ligueuses et les bonnes femmes. Ces hommes

étaient modérés en tout, excepté là où il fallait l’être. »61

La question des sanctions infligées aux officiers qui ont refusé de se prêter aux réquisitions

des autorités civiles mérite sans doute d’être réexaminée. William Serman souligne que les

sentences des conseils de guerre ont été « d’une extrême indulgence » – qui procédait autant de

la volonté gouvernementale d’apaiser les esprits et de rétablir au plus tôt la discipline dans

l’armée, que de la tendance conservatrice dominante dans le corps des officiers62. Les peines

sévères sont trop rares pour contredire cette hypothèse, car elles ont pu être prononcées pour

l’exemple. Selon Odile Roynette-Gland, toutefois, la justice militaire « ne fut pas seulement

mue par un esprit partisan, elle fut aussi confrontée aux difficultés suscitées par l’application

d’une réglementation confuse »63. En outre, la crise de conscience qui traverse alors la société

militaire – songeons à la crise des vocations et à la vague de démissions, dont Raoul Girardet a

indiqué l’ampleur64 – ne se réduit sans doute pas à l’antagonisme traditionnel, depuis 1815,

60 Jacques CHASTENET, Une époque pathétique. La France de M. Fallières, Paris, Fayard, 1949, p. 57.61 ALAIN, Les Propos d’un Normand de 1906, éd. par Jean-Marie Allaire, André Bonnefoy, Robert Bourgne et

Pierre Zachary, Paris, Institut Alain, 1990, p. 20-21.62 William SERMAN, Les officiers français dans la nation, op. cit., p. 62-63. La même conclusion est reprise

dans Jean-Paul BERTAUD et William SERMAN, Nouvelle histoire militaire de la France, 1789-1919, t. 1,« L’armée et le maintien de l’ordre républicain », Paris, Fayard, 1998, p. 602-605.

63 Odile ROYNETTE-GLAND, « Les conseils de guerre en temps de paix : entre réforme et suppression (1898-1928) », article à paraître dans Vingtième siècle. Revue d’histoire. Nous remercions l’auteur de nous l’avoiraimablement communiqué.

64 Raoul GIRARDET, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998, p. 193-209.

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entre conservateurs et progressistes. La frontière n’est pas toujours si aisée à tracer entre ceux

qui sont venus à la République par patriotisme et légalisme, catholiques ralliés, jeunes officiers

sensibles à la morale de la « soumission féconde » prônée par Marc Sangnier65, et les

nationalistes qui ne mettaient rien plus haut que l’honneur militaire et la fidélité à Dieu. Il est

permis de se souvenir ici de la figure romanesque du lieutenant-colonel de Maumort, que Roger

Martin de Gard a créée en empruntant bien des traits au colonel Mayer, républicain, dreyfusard,

et dont il a pourtant fait, dans la partie marocaine de sa carrière, un proche de Lyautey66.

LES « CONSOLATIONS DU VOCABULAIRE »67

Les choix qui ont été ceux de la IIIe République en matière de maintien de l’ordre, durant

tout le premier entre-deux-guerres, doivent être mis au compte de ce que Jean-Pierre Machelon

a appelé « l’acceptation partielle d’un héritage restrictif des libertés publiques68 ». Faut-il y voir,

avec Jean-Charles Jauffret, « une contradiction fondamentale de la part d’une République qui a

les yeux de Chimène pour son armée, et qui favorise le brassage social au sein de gros bataillons

donnant le reflet en uniforme de la nation »69 ?

Le rôle était ingrat, certes. Il était rendu nécessaire par l’état d’une société où l’habitude de

la violence, de la brutalité, pour être combattue par l’éducation et la pratique démocratiques,

restait présente sous de multiples formes, autant que celle de la précarité. Toutes deux

contribuaient à faire de la « mêlée sociale » une réalité vivante, sinon une épreuve de chaque

jour. Lorsqu’on a pris la mesure des difficultés de tous ordres qu’ont soulevées, jusqu’à la

guerre de 1914, la séparation et la hiérarchisation des pouvoirs civil et militaire, n’est-on pas

conduit à penser que cette solution déplaisait aux officiers pour des raisons politiques et

stratégiques qui la faisaient précisément paraître préférable aux responsables politiques ?

Il n’est pas nécessaire d’insister sur leur défiance ancienne à l’égard des professionnels de

l’ordre. L’idée de faire respecter l’ordre et la loi, dans les situations exceptionnelles où ils

étaient menacés, par les représentants de la nation armée pouvait être défendable en principe.

Des deux risques qu’elle comportait, l’entraînement dans la violence ou dans l’insoumission, le

second était encore politiquement le plus grave. Mais n’était-il pas, à tout prendre, moins

redoutable que celui du coup d’État ? Il fallait l’acuité critique d’un Péguy pour rappeler, dans

la livraison des Cahiers de la Quinzaine du 12 mai 1903, que sous la République radicale la

raison d’État continuait de dominer le droit et qu’il n’y avait, entre la raison d’État et le coup

65 Voir par exemple le livre de l’abbé Georges FRÉMONT, Le Conflit entre la République et l’Église. Lettres àun officier français sur la Séparation de l’Église et de l’État, Paris, Bloud & Cie, 1905.

66 Roger MARTIN DU GARD, Le Lieutenant-Colonel de Maumort, éd. établie par André Daspre, Paris,Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, p. 696-707.

67 Jacques JULLIARD, Clemenceau briseur de grèves, op. cit., p. 196.68 Jean-Pierre MACHELON, La République contre les libertés ?, op. cit., p. 142 sq.

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d’État, qu’ « une différence, moralement négligeable, d’intensité locale et temporelle »70. Et si,

selon lui, dans la France du président Fallières, prévalait « l’ordre de l’injustice et du fait »,

c’est, en bonne logique, le pouvoir civil et non l’armée, sa servante, qui en était responsable.

La République, en recourant systématiquement à l’armée nationale pour le maintien de

l’ordre, a du moins fait la preuve que celle-ci n’agissait plus, comme Jaurès le souligne dans

L’armée nouvelle, « par l’initiative de ses chefs » ni « pour son intérêt propre ». C’est pourquoi

Jaurès ne dissociait pas « l’action de la volonté populaire » sur le « fonctionnement » de

l’institution militaire de son action générale pour transformer une démocratie « plus qu’à demi

paralysée encore par les influences égoïstes d’une bourgeoisie timorée ».« Si donc, par peur d’être employés à la politique bourgeoise, le prolétariat et la démocratie

socialiste refusaient de fournir des cadres à l’armée nouvelle, la logique voudrait qu’ils combattenttoute institution de service militaire universel et qu’ils laissent ou à des troupes soldées, ou à descontingents africains, ou à une garde civile bourgeoise, avec toute la responsabilité des interventionsrépressives dans les conflits sociaux, le monopole formidable de la force armée. Mais tout l’instinct,toute la pensée de la classe ouvrière, dans tous les pays, vont au sens contraire71. »

Reste à prendre en considération l’horizon idéologique unitaire que s’assigne toute politique

républicaine. Chacun sait que le conflit politique et social permanent n’a empêché la

République, ni de faire prévaloir un consensus idéologique qui a permis l’identification de l’État

à la nation, ni de favoriser l’essor de la civilisation industrielle. La puissance répressive de l’État

républicain bourgeois reposait, certes, sur sa capacité d’imposer l’engagement des soldats-

citoyens au service de l’ordre public. Encore fut-elle en quelque manière accentuée, Michelle

Perrot le suggère avec raison, par le syndicalisme et le socialisme, si l’on veut bien voir en eux,

« en même temps que des moyens de défense des intérêts ouvriers, des instruments d’adaptation

à la société industrielle » : « Refluée du geste, la violence s’étale dans le discours. Peut-être

l’insurrection du verbe n’est-elle que le masque de la soumission des hommes. »72

Enfin, le souci constant, dans les situations de crise, de faire porter la responsabilité de la

défense des personnes et des biens sur la composante rurale, sinon paysanne, de l’armée

nationale amène à considérer que cette mission a été l’un des moyens de son intégration à

l’ordre républicain. Le moyen, en tout cas, d’éprouver en même temps la discipline des hommes

et la loyauté de leurs chefs. En définitive, sous l’apparence de l’inertie ou de l’injustice, de

69 Jean-Charles JAUFFRET, in Histoire militaire de la France, op. cit., p. 14.70 Charles PÉGUY, « Débats parlementaires », op. cit., p. 1116-1117.71 Jean JAURÈS, L’armée nouvelle, 1911, éd. de Jean-Noël Jeanneney, Paris, Imprimerie nationale, coll.

« Acteurs de l’Histoire », 1992, t. II, p. 392 (et, pour les citations précédentes, p. 380 et p. 391).72 Michelle PERROT, Jeunesse de la grève, op. cit., p. 198.

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l’inconséquence ou de l’imprévoyance, le gouvernement républicain a tout de même réussi à

rapprocher la conscience civique de la base et celle du sommet de la pyramide militaire.

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ARMÉE ET MAINTIEN DE L’ORDRE AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

Jules MAURIN

Le thème de la conférence que le Professeur Maurice Vaïsse m’a proposé d’aborder n’est

pas totalement neuf, sans que pour autant il ait été traité tel quel dans la bibliographie la plus

contemporaine. En effet, ce thème est le plus souvent abordé par incidence : Parle t-on de la

question des inventaires et c’est par le biais des histoires religieuses que l’on trouve, éparses,

des informations ? Aborde-t-on les grèves et les conflits sociaux souvent virulents du début du

XXe siècle et c’est au travers des ouvrages d’histoire économique et surtout d’histoire sociale

que l’on collecte le plus de données ? Traite-t-on de la grave crise du Midi viticole du début du

XXe et particulièrement de l’année 1907 et c’est à partir des innombrables publications qui

retracent ce panneau de l’histoire régionale que l’on rencontre des indices précieux mais

dispersés ?

Si l’on regarde à présent du côté des histoires militaires générales parues depuis une dizaine

d’années et qui renouvellent, après une bonne séries d’études et de thèses, cette histoire, on est

frappé du peu d’importance que leurs auteurs accordent à cet aspect de l’histoire militaire. Ainsi

en est-il dans l’Histoire militaire de la France1, la Nouvelle Histoire Militaire de la France, de

W. Serman et J.-P. Bertaud2. Dans Militaires en République, ouvrage collectif dirigée par O.

Forcade, F. Duhamel et Ph. Vial3, aucun papier n’aborde au fond ce problème : seules quelques

allusions ici et là rappellent cette mission de l’armée4. Et dans le très classique ouvrage de R.

Girardet, La Société militaire de 1815 à nos jours5, cette question n’est abordée

qu’implicitement.

Je ne sais d’où viennent les raisons de ce peu d’intérêt. Est-ce parce que les sources

militaires sur ces questions sont restées longtemps d’accès difficile, comme j’ai pu

l’expérimenter il y a une vingtaine d’années à propos du Midi languedocien ? Est-ce parce que

l’approche d’une telle histoire est demeurée quelque peu passionnelle ? Je ne saurais conclure.

Pourtant, cette question mérite qu’on s’y attarde en elle-même parce que le maintien de

l’ordre fait partie des missions de l’armée, parce que aussi en ce début du XXe siècle,

l’institution militaire se trouve confrontée au maintien de l’ordre sur trois « fronts » si j’ose

employer ce terme : religieux avec celui des inventaires, ; social avec les grèves ouvrières

1 Dir. A. Corvisier, T. 3 de 1871 à 1940 sous la direction de G. Pedroncini, Paris, PUF, 1992, 583 p..2 Paris. Fayard, 1998, 855 p. Trois petites pages abordent cette question : p. 602-604.3 Militaires en République 1870-1962 : les officiers, le pouvoir et la vie publique en France, Paris. Publications

de la Sorbonne, 1999, 734 p.4 Notamment p. 510.5 Paris, Perrin, 1998 (rééd.), 341 p.

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consécutives à l’industrialisation de la deuxième moitié du XIXe siècle ; régional avec les

manifestations massives des vignerons du Midi.

LES INVENTAIRES

Commençons par les inventaires de 1906 consécutifs à la loi de séparation des Églises et de

l’État. L’armée est requise pour aider à cette opération que déplore le général Millet, pourtant de

religion protestante et qui considère qu’il est plus qu’ennuyeux de faire crocheter des portes

d’églises par des officiers.

Les interventions de la troupe se multiplient en effet, du nord au sud du pays et d’est en

ouest, soit pour forcer les portes des édifices soit pour disperser les fidèles rassemblés qui

s’opposent aux inventaires des bien ecclésiastiques.

On assiste alors, ici et là, à des refus d’officiers d’obtempérer au nom de leurs convictions

religieuses à Saint-Servan, Vannes, Brest, La Roche-sur-Yon, Lunéville entre autres6. Ailleurs,

d’autres officiers considèrent que ce refus d’obéir est justifié (Poitiers, Angers). La presse

catholique approuve ces actes.

D’autres officiers, plus nombreux, pour ne pas avoir à exécuter ces ordres, demandent à

partir à la retraite par anticipation. De la même façon, des officiers subalternes interrompent

volontairement leur carrière militaire car, pour eux, comme l’écrit le capitaine Mangin

d’Ouince : « Je suis entré dans l’armée pour servir mon pays, le défendre contre l’étranger, lui

sacrifier ma vie, si nécessaire, mais non pour faire la guerre à Dieu »7.

D’autres, sans aller jusque là, estiment qu’il n’aurait jamais fallu mettre l’armée dans cette

situation, car la notion d’ordre public est ici faussée. Toutefois, la très grande majorité des

officiers, qu’ils soient supérieurs ou subalternes, obéit aux ordres du gouvernement, même ceux

qui sont croyants, qui “pratiquent”, vont à la messe dominicale. Et finalement, les cas de refus

sont rares et compris par les militaires. À preuve les jugements des conseils de guerre ne sont qu

symboliques : le commandant Herg (Saint-Servan) : un mois de prison avec sursis ; les

capitaines Spiral et Clerget-Langevant : un jour avec sursis ; les autres, les capitaines de Croy,

de Larminat et plusieurs lieutenants sont acquittés8. S’agit-il de mesures d’apaisement venant

des juges militaires ? Ou bien de la manifestation d’un esprit de corps qui s’inscrivait ici dans

une traditions conservatrice des armées ? Toujours est-il qu’officiers et militaires de toute nature

ne semblent pas avoir les mêmes réticences lorsqu’ils sont confrontés aux troubles sociaux.

6 W. Serman, J.-P. Bertaud, op. cit., p. 602.7 W. Serman, J.-P. Bertaud, op. cit., p. 603 et R. Girardet, op. cit., p. 197.8 W. Serman, J.-P. Bertaud, op. cit., p. 603.

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LES TROUBLES SOCIAUX

Liés au développement et à l’affirmation de la société industrialisée, ils passent en effet au

premier plan. Et les gouvernements de gauche déploient autant d’énergie que ceux de droite

pour les réprimer. Le cas de Clemenceau est à cet égard, instructif. L’homme siégea longtemps

à l’extrême-gauche et s’acharna contre les cabinets modérés. En 1906, le 14 mars, le voilà

ministre de l’Intérieur (cabinet Sarrien) puis chef du gouvernement en octobre de la même

année, le 25 octobre. Son cabinet tient près de 3 ans ce qui laisse à Clemenceau le soin de

monter son savoir-faire dans le cadre du maintien de l’ordre. Dès mars 1906, la catastrophe de

Courrières – plus de 1 100 mineurs y trouvent la mort – avait entraîné une grève que

Clemenceau fit vigoureusement réprimer. Et depuis le 1er mai 1906, la campagne de la CGT en

faveur de la journée de 8 heures prenait des allures violentes, révolutionnaires même. Et à

chaque fois, la troupe intervenait. Dans ce contexte d’échauffement des esprits, de violence

verbale et physique, d’inexpérience des forces de l’ordre – soldats et commandement – les

fusillades ne sont pas rares9. Déjà à Fourmies en 1891 (1er mai), il y avait eu 9 morts et une

centaine de blessés. En 1901, le sang a coulé aussi à Chalon-sur-Saône, en 1905 à Longwy, en

1906 dans le bassin de Lens. En 1907, la répression de l’agitation ouvrière qui mobilise 40 000

hommes de troupe soit autant qu’à Paris, fait 9 morts et 167 blessés, et en 1908 ce bilan est de

10 morts et quelques 500 blessés : c’est en cette année 1908 qu’éclatent les affaires de Draveil

et de Villeneuve-Saint-Georges, en juin et juillet 1908, et qui marquèrent fortement et

durablement l’opinion et le monde ouvrier10.

Partout, c’est le même scénario que l’on retrouve : le cortège ouvrier, avec ses drapeaux

rouges, se lance contre les soldats qui assurent le service d’ordre, baïonnette au canon. Les

cavaliers, notamment les dragons, arme du maintien de l’ordre par excellence, chargent les

manifestants, lame dégainée.

Des coups de feu claquent ici et là : morts et blessés s’entremêlent. Dans sa simplicité

même, le scénario est toujours brutal.

Il ne reste plus aux syndicalistes révolutionnaires qu’à montrer qu’une fois encore, l’armée

est le rempart d’un ordre social qu’il convient de renverser d’autant que l’armée veille, tout au

long du conflit social, à ce que la rue soit libre jusqu’à l’usine, afin de faire respecter la liberté

du travail, et que des soldats montent la garde jour et nuit devant la maison des patrons, de

l’ingénieur voire même parfois du contremaître.

9 Sur ce sujet, et en particulier sur le rôle de G. Clemenceau, nous disposons de l’excellent ouvrage de Jacques

Julliard, Clemenceau, briseur de grèves, Paris, Julliar-coll. Archives, 1965, 205 p.10 Sur ces différents événements, on peut lire : Madeleine Reberioux, La république radicale 1898-1914, Paris,

Seuil, 1975, 256 p. Histoire de la France urbaine, La ville de l’âge industriel, t. 4, Paris, Seuil, 1984, p. 520 sq.

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Clemenceau, lui, y gagne le titre de « tueur » ou de « bête rouge » de la France selon la CGT

tandis qu’il apparaît à l’opinion comme le « premier flic de France », titre qu’il ne désapprouve

d’ailleurs pas.

Et on retrouve le même Clemenceau dans le soulèvement du monde viticole en 1907.

LA CRISE VITICOLE DU PRINTEMPS 1907

Cette crise a été largement et longuement étudiée tant son ampleur a été forte et sa portée

historique impressionnante11. Sans revenir ici sur la genèse de la crise qui résulte d’abord de la

mévente du vin, elle-même résultat de la surproduction de vin suite aux plantations effectuées

avec des cépages et porte-greffes américains dans des délais rapides après la destruction de la

plus grande partie du vignoble par le phylloxéra : ainsi, dans la première décennie du XXe siècle,

on dispose dans le Midi d’un vignoble jeune, en pleine production, et qui a demandé de lourds

investissements. Il s’y ajoute la concurrence des vins beaucoup plus alcoolisés en provenance de

la colonie algérienne et peut-être aussi, dans des proportions qui ne sont pas totalement

explicitées ni précisées, la fraude.

La crise qui couvait éclate au printemps 1907 car les vignerons ne vendent plus rien, les

caves sont pleines et bientôt on s’interroge, on s’inquiète pour la prochaine récolte que l’on ne

pourra pas « rentrer ». Le gouvernement alerté par les députés de la région, envoie sur place une

commission d’enquête parlementaire dirigée par le député de la Gironde Cazeaux-Cazalet. Et le

11 mars au petit matin, les quatre vingt sept « fous d’Argelliers » avec à leur tête le cafetier

Marcelin Albert quittent leur petit village pour aller à Narbonne, à une dizaines de kilomètres,

rencontrer la commission. C’est le début du mouvement qui, dès lors, se déroule en trois temps.

Premier temps : les manifestations dominicales des villages en mars-avril dans le

Narbonnais et le Biterrois. Le nombre des manifestations, faible au début, prend rapidement de

l’ampleur jusqu’à atteindre 12 000 personnes à Capestang, le 21 avril, et 18 000 à Lézignan-

Corbières, le 28 avril.

Deuxième temps : les manifestations urbaines du mois de mai et début juin. La première se

déroule à Narbonne le 5 mai. Là, devant 50 000 personnes, le maire de Narbonne, Ferroul, entre

en lice et donne par sa stature et sa vision politique une autre dimension au mouvement ; le

« serment des fédérés » témoigne de cette nouvelle approche, plus radicale et plus politique, afin

11 Retenons ici simplement quelques titres des plus significatifs parmi les dizaines d’ouvrages parus : RémyPech, Entreprises viticoles et capitalisme en Languedoc-Roussillon, Toulouse, 1975 ; G. Betchtel, la Grande Révoltedu Midi, Paris, 1976 ; F. Napo, 1907 : la révolte des Vignerons, Toulouse, 1971 ; J. Sagnes : « Le mouvement de1907 en Languedoc-Roussillon : de la révolte viticole à la révolte régionale », in Le Mouvement social, n° 104 –1978 ; J. Harvey Smith, « Agricultural workers and the french winegrowers revolt of 1907 », in Past and Present, n°

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de se faire entendre de Paris. Il ne s’agit plus simplement d’écrire « une belle page d’histoire

méridionale » comme le voulait Marcelin Albert mais de s’en prendre aux « barons de

l’industrie du Nord (qui) nous ont envahis et ruinés ; (et) que nous ne voulons pas supporter

davantage » selon les propos d’Ernest Ferroul. Dès lors, de dimanche en dimanche, les

manifestations urbaines enflent : 150 000 personnes à Béziers le 12 mai, 170 000 à Perpignan le

19, 250 000 à Carcassonne le 26, 150 000 à Nîmes le 10 juin, et enfin quelques 500 000 à

Montpellier, le 9 juin. Ces manifestations monstres témoignent de l’adhésion massive de toute

une région, du soulèvement d’un peuple qui s’estime incompris, bafoué, humilié, condamné

même à travers son activité viticole, son unique gagne-pain, et ceci indépendamment des

clivages sociaux. C’est l’unanimité du grand propriétaire absentéiste à l’ouvrier agricole en

passant pas tous ceux qui vivent de la vigne directement ou indirectement, qu’ils soient artisans

ou commerçants. C’est l’unanimité aussi au plan politique où les députés Brousse – qui avait,

dès le 25 janvier, lancé un sévère avertissement au gouvernement – Bartissol, Lafferre

soutiennent le mouvement, mais aussi les socialistes – Ferroul bien sûr – et les syndicalistes

même si le Travailleur Syndiqué a dénoncé au tout début « les manifestations des coffres-forts

viticoles traînant les forçats du sol », jusqu’aux monarchistes, aux partisans de l’Action

Française ou à ceux de Leroy-Beaulieu ; et jusqu’à l’Église : Monseigneur de Cabrières ne fait-

il pas ouvrir les portes de la cathédrale de Montpellier pour accueillir la nuit les manifestants du

9 juin ?

Dans le même temps, les incidents se multiplient, en gare de Marcorignan le 12 mai, à

Béziers le 16 où le maire, Suchon, jugé trop timoré, trop distant du mouvement, est obligé de

démissionner. Depuis la manifestation de Béziers du 12 mai, un réel problème se pose car ce

jour-là a été lancé un ultimatum au gouvernement, lui laissant un délai d’un mois pour agir faute

de quoi on déclencherait une grève de l’impôt et la démission des municipalités. Et le 10 juin,

ces menaces sont mises en exécution. Le Président du Conseil, Clemenceau, se doit d’agir.

On entre dans la troisième phase de la crise : celle du maintien de l’ordre, maintien de

l’ordre administratif et maintien de l’ordre public.

Les circonstances, en ce début juin, s’y prêtent. En effet, Marcelin Albert, la personnalité

emblématique du mouvement, petit propriétaire et cafetier, grand amateur de théâtre, « lou

cigal », devenu « l’Apôtre », « Le Rédempteur » qui attire les foules par sa simplicité, sa foi

quelque peu aveugle, sa croyance que le gouvernement fera bien quelque chose pour résoudre la

crise, semble quelque peu dépassé car c’est Ferroul qui a donné sa dimension politique au

mouvement ; et que rien n’a été prévu pour poursuivre après la grève de l’impôt et la démission

des municipalités le 10 juin : 408 démissions ce jour-là. 79 – 1978 ; Yvette et Jules Maurin, « L’insurrection du Midi (1907) » in L’Histoire, n° 20, 1980. Jean Sagnes,

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Maintenir la continuité de l’administration fiscale et municipale, c’est tenter de rendre

caduques la grève des impôts et la démission des municipalités. Clemenceau joue au juriste :

sans l’accusé de réception des préfets – qu’il reçoit le 12 juin – la démission des municipalités

n’est pas valable avant un mois. Il en profite pour écrire aux maires, faisant appel à leurs

sentiments républicains pour qu’ils favorisent le retour au calme. Et c’est le même discours qu’il

tient encore à Paris, le 23 juin, à Marcelin Albert venu le rencontrer alors même qu’il est sous le

coup d’un mandat d’amener.

Maintenir l’ordre, c’est aussi empêcher le renouvellement des manifestations. En effet,

celles-ci entraînent de plus en plus d’incidents. Déjà en gare de Marcorignan, le 12 mai, les

manifestants, n’ayant pas trouvé de train pour se rendre à Béziers, avaient édifié une barricade

sur les voies pour arrêter le trafic. Le 16 mai, à Béziers, une véritable émeute avait entraîné la

démission du maire et nécessité l’intervention de la troupe pour ramener le calme. Et le 9 juin à

Narbonne, les soldats du 100e Régiment d’Infanterie, consignés depuis cinq dimanches,

protestent quand on prétend les empêcher de saluer du mur de leur caserne les manifestants de

retour de Montpellier.

La première mesure du gouvernement consiste à décapiter le mouvement en faisant procéder

à l’arrestation des meneurs. La décision est délicate, pourtant son application s’opère sans

grande difficulté. Marcelin Albert réussit à s’enfuir alors que tous les autres membres du Comité

d’Argelliers sont arrêtés par la gendarmerie, le 19 juin. De même à Narbonne, et le même jour,

Ferroul se rend et demande à la population l’abandon d’une résistance qu’il qualifie d’inutile. Il

est embarqué pour Montpellier où il est incarcéré. Le colonel Gérard, envoyé spécial du

gouvernement semble avoir gagné la partie. En fait, ces arrestations mettent le feu aux poudres.

Néanmoins, tout semblait être bien préparé pour le maintien de l’ordre. Les régiments stationnés

sur place et recrutés selon le système du recrutement régional apparaissaient comme peu sûrs.

Leur déplacement au prétexte de manœuvres est décidé : ainsi, par exemple, le 100e Régiment

d’Infanterie de Narbonne file vers le camp du Larzac ainsi que le 12e R.I. de Perpignan, tandis

que les deux bataillons du 17e R.I. de Béziers quittaient cette ville pour Agde. Pour combler ces

vides, arrivent le 14e R.I. de Brive, le 80e R.I. de Tulle, le 139e R.I. d’Aurillac, le 53e R.I. de

Tarbes et surtout la cavalerie : le 11e Hussards de Marseille, les 7e et 10e Cuirassiers de Lyon.

La carte ci-jointe dressée le 21 juin par l’État-Major de la 16e Région militaire montre et

l’ampleur des déplacements des régiments et le véritable quadrillage du Midi viticole par des

troupes de toute nature venues d’autres régions militaires12.

Monique et Rémy Pech, 1907 en Languedoc-Roussillon, Montpellier-Espace Sud , 1997, 283 p.

12 Arch. Nat. F7 12 794 et 12 920. L’historien dispose aussi de très nombreuses cartes postales de l’époquemontrant la troupe bien présente et bivouaquant sur les places des villes mais aussi sur celles des gros bourgsviticoles.

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Ces forces ne sont pas dissuasives. Au contraire peut-être. À la surprise et même l’effroi de

la population devant l’attitude du gouvernement, succède vite la colère. Au soir du 19 juin, à

Narbonne, des émeutiers s’attaquent à la sous-préfecture pour protester contre l’arrestation de

Ferroul. Gendarmes et fantassins semblent un moment débordés devant l’imprévision du

général Turcas, imprévision qui lui vaudra d’être mis en disponibilité. Le 10e Cuirassier charge

sur le boulevard Gambetta ; au cours de l’opération, Louis Ramon, ancien secrétaire de la

Bourse du travail, est tué par balle à l’intérieur du café « Le Méridional ». Sa fille, un autre

consommateur et, plus loin, un gamin de quatorze ans sont blessés.

La colère fait place à la fureur. Toute la journée du 20 juin est pour les Narbonnais

exaspérés celle de la chasse à tout ce qui est symbole d’autorité : gendarmes, indicateurs de

police ou journalistes car les premiers prenaient souvent la fausse identité des seconds ; soldats

et surtout cuirassiers sont insultés, pourchassés, malmenés : l’inspecteur Grossot est jeté dans le

canal, Madeline saute in extremis dans un train, les barriques roulent sous les sabots des

chevaux. Au soir, l’ordre, assuré par un 139e R.I. apeuré, revient, mais on compte cinq morts,

victimes d’une fusillade ayant éclaté sans sommation sur la place de l’Hôtel de Ville.

Les nouvelles de Narbonne déclenchent partout une attente angoissée ; l’orage gronde ; on

va, on vient, on s’informe. Dans les villages, on est depuis longtemps en état de siège pour

refouler les agents du fisc et agents de l’ordre. À Perpignan, sur la place de la Préfecture, à

Montpellier, sur la place de la Comédie, à Béziers sur les allées Paul Riquet, les cafés sont

pleins, tout le monde est aux nouvelles, prêt à agir au moindre signal, prêt à s’enflammer à la

moindre rumeur, effrayé aussi devant la brutalité la répression, redoutant et désirant tout à la

fois une escalade dans la violence. Et dans cette ambiance survoltée, surgissent de multiples

incidents ; les leaders ne sont plus là, la peur sévit. D’ailleurs, la troupe n’agit plus comme à

Narbonne. Le mouvement culmine et n’ira pas plus loin.

Ce sont, à vrai dire, quatre points chauds de révolte en ces journées des 20 et 21 juin :

Perpignan, Béziers, Paulhan, Montpellier.

À Perpignan, l’incendie de la préfecture, vers dix heures du soir, est la répercussion

immédiate des événements de Narbonne. Formes de combat primaire, avec ce qu’on a sous la

main : avec des pioches, des pelles, on dépave les rues pour canarder le 24e R.I. colonial et la

préfecture à laquelle un petit groupe de monarchistes réussit à mettre le feu.

La mutinerie du 17e débute aussi en ce soir du 19 juin. Toute la journée, à Agde et parmi les

soldats, l’agitation a été grande, elle atteint son comble le soir. S’emparant de fusils et de

cartouches, des soldats se rassemblent puis partent vers Béziers : « on assassine nos frères, nous

voulons les défendre ». Toute la nuit, leur détermination ne faiblit pas et lorsque à 4 heures du

matin, ils rencontrent à hauteur de Cers, les six compagnies du général Lacroisade, ils foncent

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vers Béziers sans s’arrêter devant un 81e médusé qui ne tente rien d’efficace et va s’enfermer

toute la journée à la caserne Saint-Jacques. Les mutins s’installent sur les allées Paul Riquet où

la population les entourent. Le Comité de Défense Viticole de Béziers, en la personne de Palazy,

réussit, après maintes discussions et maints discours, en brandissant un prétendu télégramme du

Président du Conseil promettant la clémence, à faire rentrer les mutins qui à la caserne, qui chez

eux.

À Paulhan, village viticole, la population arrête les soldats en cette journée du 21 juin. En

effet, deux bataillons du 142e R.I. de Lodève sont dirigés de toute urgence vers Béziers et pour

l’empêcher, la population coupe le trafic ferroviaire. « Nous ne supporterons pas qu’on envoie

nos fils fusiller les vignerons ». La surexcitation est telle que le colonel Exelmans n’arrive pas à

faire avancer ses troupes, même à pied. Le sous-préfet de Lodève accourt faire respecter

l’ordre ; il est séquestré. Là aussi, l’émeute se déroule selon le même schéma qu’à Béziers :

l’armée n’insiste pas et les bataillons du 142e retournent à Lodève. Le grand propriétaire et

négociant montpelliérain, membre du comité de défense viticole, Leenhardt-Pomier, vient

s’entremettre et obtient la libération du sous-préfet séquestré. Son rôle rappelle celui de Palazy à

Béziers.

Les échauffourées de Montpellier sont sans doute les moins viticoles mais aussi les plus

redoutées par le gouvernement. Là est le siège de la principale préfecture, symbole du pouvoir,

là sont détenus et jugés en toute hâte dès le 21 juin, Ferroul et les membres du comité

d’Argelliers. Déjà au soir du 10 juin s’était amorcé un début d’émeute mais en ces soirées des

19, 20 et 21 juin, elle reprend de plus belle. Le premier soir, c’est au Palais de Justice qu’éclate

un début d’incendie aux cris de : « Vive Ferroul ! À bas Clemenceau ! ». Les pavés des rues

servent là aussi à canarder le 19e Dragons, les bataillons du 75e régiment d’infanterie (RI). de

Romans, du 2e Génie ; dans la nuit, tous les réverbères sont brisés. Le lendemain, l’émeute se

déclenche autour des Halles, face à la Préfecture. La technique se précise : fils de fer tendus

pour faire tomber les cavaliers, barricades à l’aide des étals des marchands. Mais la troupe ne

charge pas et est même retirée le lendemain. Aussi, en ce troisième et dernier soir d’émeute, les

manifestants sont moins nombreux – peut-être ont-ils entendu l’appel à la fin des luttes

fratricides de Monseigneur de Cabrières – et la barricade dressée au boulevard du jeu de Paume

ne résiste pas longtemps. Les arrestations sont nombreuses et il y a peu de viticulteurs

interpellés. On ne peut cependant en déduire qu’il s’agisse d’agitateurs, même s’il y a parmi eux

des monarchistes pour lesquels l’agitation viticole n’est peut-être qu’un prétexte13. Il ne faut pas

oublier que Montpellier est une ville étudiante où l’agitation est classique : Ferroul emprisonné

se revoyait étudiant dans la même situation quelques années plus tôt.

13 Arch. Nat. F7 12 920.

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Comme on le perçoit au travers de ces trois cas, le maintien de l’ordre par l’armée ne va pas

de soi. Il y a manifestement malaise. Les raisons idéologiques n’y sont probablement pas

étrangères. Les différences d’attitude, sinon du corps militaire, du moins de certains militaires

confrontés aux inventaires et aux grèves ouvrières le montrent clairement. Peut-être faut-il ici

invoquer une tradition quasi séculaire d’une armée garante de l’ordre social et obéissante au

pouvoir, sans oublier le traumatisme de la Commune de Paris et sa répression sanglante par les

Versaillais.

Mais il faut aussi prendre en compte d’autres réalités car, en ce début de XXe siècle, l’armée

est une armée de conscription au service de la République. Les hommes de troupes sont recrutés

par un système de conscription devenu progressivement universel et égalitaire. En contrepartie,

les régiments – et c’est particulièrement vrai pour l’infanterie – sont composés de jeunes du

« païs », affectés au régiment le plus proche de leur domicile14. Comment, dès lors, ne pas

redouter des actes d’indiscipline ou de désobéissance individuels et collectifs si on engage ces

forces contre des populations, des manifestants parmi lesquels il y nécessairement des personnes

de sa famille, de ses amis, de ses connaissances ? Et c’est pour cette raison que les pouvoirs

publics décident des déplacements et des permutations des régiments du Midi.

Il faut y ajouter le manque cruel de troupes spécialisées dans le maintien de l’ordre.

Traditionnellement, cette tâche est dévolue à la cavalerie. Mais les régiments de cette arme

particulière, dragons et cuirassiers, sont trop peu nombreux pour assurer seuls cette mission,

d’autant que leur répartition sur le territoire est très inégale. Ces régiments sont en effet

stationnés principalement dans les grandes villes, Paris, Lyon, Marseille d’où les autorités

redoutent de les éloigner ; encore à la veille de la mobilisation d’août 1914, le gouvernement

décidera de garder à Paris certains de ces régiments, après l’assassinat de Jean Jaurès, alors

qu’ils auraient dû partir pour la frontière15.

Il importe enfin de tenir compte d’un double facteur : l’impréparation des jeunes recrues aux

actions de maintien de l’ordre et les réactions des officiers confrontés à cette mission. On voit

bien ici et là, sur les carreaux des mines comme sur les places et rues du Midi languedocien,

cette impréparation des jeunes soldats. Leur inexpérience des foules, leur manque de sang-froid

devant les manifestants, leur peur voire leur panique provoquent des drames. Ainsi en va-t-il à

Narbonne, le 20 juin avec les jeunes fantassins du 139e R.I. d’Aurillac. Reste la retenue voire

l’attentisme des officiers, notamment lors des Inventaires mais aussi lors de la crise viticole de

1907. À Narbonne, le général Turcas n’a rien vu venir et n’a donc pris aucune disposition

particulière : son imprévision sera sanctionnée. Elle lui vaudra d’être mis en disponibilité.

14 J. Maurin, Armée-Guerre-Société-Soldats languedociens, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.

Notamment deuxième partie : « Le pays, ses conscrits, ses soldats », p. 139-340.15 A. Ferry, Carnets secrets, Paris, 1955.

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À Perpignan, la mise à sac et l’incendie de la Préfecture le 20 juin, vers 22 heures, relève du

même état d’esprit. Le général Bertrand, sollicité à plusieurs reprises dans la soirée par le préfet

des Pyrénées-Orientales, Dautresme, tergiverse et ne renforce pas à temps le cordon du 24e

régiment d’infanterie coloniale qui monte la garde devant la Préfecture. À Agde, enfin,

lorsqu’éclate la mutinerie du 17e RI dans la nuit du 20 au 21 juin, les officiers après avoir

accompagné leurs hommes au centre ville, dans une vieille caserne désaffectée car ils ne

pouvaient tous trouver place dans la nouvelle caserne Mirabel, « dînent en ville » ce qui permet

à tous les bruits, à toutes les rumeurs de se développer et aussi aux civils d’approcher les

soldats16.

Mais ce malaise dûment perceptible devant cette mission de l’armée de maintien de l’ordre

n’est rien à côté de l’antimilitarisme que cette même mission suscite. L’antimilitarisme a été très

virulent autour des années 1890 : il s’élevait alors contre le service militaire au moment même

où celui-ci était globalement accepté et passé dans les mœurs. C’était alors un antimilitarisme

bruyant et demeurant très intellectuel17. L’antimilitarisme change de nature tout à la fin du XIXe

siècle et au début du XXe siècle. L’action de la CGT n’y est pas étrangère ainsi que

l’intervention de l’armée dans le maintien de l’ordre dans les mines et grosses entreprises

industrielles. Le rôle d’Yvetot, de l’œuvre « Sou du soldat » est ici essentielle. Il s’agit d’un

antimilitarisme syndical et populaire. En 1902, la CGT publie Le Manuel du Soldat où l’armée

est dénoncée comme « école du crime, du vice, de la paresse, de l’hypocrisie ». Les officiers ne

sont que des « brutes » galonnées auxquels il faut tenir tête pour ne point trahir sa classe, le

prolétariat. Et l’on connaît le slogan célèbre lancé par les mêmes dénonçant la bourgeoisie et le

pouvoir politique qui se servent du peuple comme « chair à canon et chair à prostitution ». Les

anarchistes œuvrent dans le même sens et développent des idées identiques comme en témoigne

la Ligue antimilitariste fondée en 1902. Et puis voici Gustave Hervé dans le Piou-Piou de

l’Yonne puis dans la Guerre sociale fondée en 1906 qui, avec virulence et non sans talent,

développe les mêmes thèmes18. Et la chanson populaire véhicule ces idées dans les corons des

mines ou au cœur des banlieues. C’est pour célébrer 1907 et la mutinerie du 17e que Montéhus

compose en 1911 la célèbre chanson « Gloire au 17e » qui travestit allègrement la vérité

historique mais qui contribua grandement à la création du mythe et à la diffusion d’un

16 Arch. Nat. F7 12 794. Cf. aussi les témoignages d’époque du capitaine Louis Vilarem, Une page d’histoire.

Pour mes soldats : la vérité sur la mutinerie du 17e, 1910 (il laisse clairement entendre qu’il y a eu manipulation dupouvoir) et ceux postérieurs, notamment de Rabat dans l’émission de FR3, Mémoires de France, juin 1982.

17 J. Maurin, Armées-Guerre-Société. Soldats languedociens 1889-1919, Paris, Publications de la Sorbonne,1982, p. 171-173.

18 Gilles Heuré, Gustave Hervé, Itinéraire d’un provocateur, Paris, La Découverte, 1997, 364 p.

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antimilitarisme relayé après la Seconde Guerre mondiale, dans le dramatique contexte social et

politique de 1947, par le communiste André Marty19.

Le gouvernement se méfie et grossit même le danger que représente ces groupes. Il craint

une insoumission massive : un rapport sénatorial de 1911 parle même de deux Corps

d’Armée20 ! La crainte de l’insoumission, de la désertion, des sabotages explique la mise en

place du Carnet B depuis 1887 et toujours tenu à jour dans chaque département jusqu’au

déclenchement de la Grande Guerre21. Et si à ce moment-là, lors de l’épreuve de vérité, on n’a

pas à l’utiliser, c’est parce que, malgré tout, l’antimilitarisme était resté marginal au sein de la

société française.

Enfin, la question du maintien de l’ordre par l’armée et, corrélativement, la question de la

création de troupes spéciales en charge de cette mission, est en débat en ce début du XXe

siècle22. La presse militaire qui évoquait périodiquement ce problème s’y penche plus

régulièrement après 1905. Le général Mercier, sénateur de Loire-Inférieure et républicain, avait

dès 1903 demandé la création d’une force de gendarmerie mobile. Le Journal des Débats

montre à la même période l’évolution de la Droite parlementaire, traditionnellement attachée au

maintien de l’ordre par l’armée et ceci à cause des Inventaires.

Voilà le contexte dans lequel le sénateur Montfort, élu de la Seine Inférieure, mais aussi

ancien capitaine d’État-Major, propose, après les grèves du Nord en 1904 et de Limoges en

1905 qui avaient entraîné de façon momentanée la désorganisation des Corps d’Armées

concernés, un texte de loi portant création d’une brigade de police spécialisée. Celle-ci

utiliserait le chemin de fer pour des déplacements rapides. Sa proposition de loi s’enlisa. Le

Sénat créa ensuite, en 1907, une commission spéciale sur la gendarmerie mobile dont nous ne

savons pas grand chose car les sources sont introuvables. Ceci montre cependant que le débat

lancé par Montfort ne s’était pas arrêté.

À plusieurs reprises, la France Militaire évoque ce sujet qui curieusement intéresse bien

plus le Sénat que la Chambre ou le gouvernement. On y lit par exemple que les jeunes officiers

sortis des écoles (Saint-Cyr) ne choisissent qu’à regret les armes de cavalerie (Cuirassiers et

Dragons) car ce sont celles du maintien de l’ordre. Pour assurer cette tâche, il faudrait innover et

créer un corps spécial.

Il y eut enfin, en novembre 1912, une seconde tentative parlementaire émanant d’Henry

Paté, député radical-socialiste de Paris, déposant une proposition de loi créant une gendarmerie

19 André Marty, À la gloire des lutteurs de 1907, Montpellier, 1947.20 J. Maurin, op. cit., p. 379 sq.21 J.-J. Becker, Le Carnet B. Les pouvoirs publics et l’antimilitarisme avant la guerre de 1914, Paris, 1973, 226

p.22 J.-Ch. Jauffret, « Armée et pouvoir politique. La question des troupes spéciales chargées du maintien de

l’ordre en France de 1871 à 1914 », in Revue historique, tome CCLXX/1, p. 97-144.

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mobile de 4 800 hommes répartis en 96 pelotons. Dans l’exposé des motifs, on décèle

l’opposition de la gendarmerie départementale. Et le projet resta sans suite23.

Cette permanence démontre toutefois que le maintien de l’ordre, traditionnellement assuré

par l’armée fait problème. Il faudra cependant attendre 1921 (21 juillet) pour que soit créée la

Garde républicaine mobile.

Au total, au seuil du XXe siècle, le maintien de l’ordre intérieur par l’armée est à un tournant.

Bien sûr, l’armée assure encore seule le maintien de l’ordre. Elle le fait par la gendarmerie dont

il n’a pas été question ici, les sources concernant cette arme venant à peine de s’ouvrir. Elle le

fait aussi par l’armée issue de la conscription. Et cela ne va pas sans poser des problèmes :

problème de formation, d’adaptation de la troupe à cette mission particulière, problème de

conscience aussi face à ces missions dès lors que l’on est confronté à une population d’où l’on

est issu et dont on partage les préoccupations, soit religieuses, soit économiques et sociales. Les

cadres, les officiers n’échappent pas à ce dilemme, ils y sont eux aussi confrontés. Mais il

apparaît aussi qu’ils s’interrogent sur le bien fondé de cette mission de maintien de l’ordre. Ils

privilégient, et de loin, la défense aux frontières, de l’hexagone ou de l’Empire colonial. Pour

comprendre peut-être faudrait-il regarder du côté de leur formation dans les écoles militaires ?

Si, au sortir de ces écoles et particulièrement de Saint-Cyr, ils délaissent quelque peu la

cavalerie24, n’est-ce pas pour ces raisons ? En tout cas, les militaires s’interrogent et

commencent à plaider pour la création de troupes spécifiques, adaptées à cette mission.

Quelques parlementaires, généralement issus de l’armée, prennent le relais. Ce mouvement

n’aboutit pas avant la Grande Guerre mais il est bel et bien lancé et la concrétisation viendra,

immédiatement après la guerre, en 1921.

23 Sur cette question, il sera intéressant de dépouiller les archives de la gendarmerie, maintenant consultables.24 On sait en particulier que le jeune De Gaulle, par son classement au sortir de Saint-Cyr aurait pu choisir cette

arme alors qu’il fit le choix de l’infanterie. Cf. J. Maurin : « De Gaulle saint-cyrien », in Charles De Gaulle – Lajeunesse et la guerre 1890-1920, Fondation Charles De Gaulle, Plon, Paris, 2001, p. 187-192.

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