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FRONTIÈRES, DYNAMIQUE SOCIO-ÉCONOMIQUE ET TRANSCULTURALITÉ EN AFRIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DE « SANVEE CONDJI/HILLA CONDJI» ET DU « TERMINAL DU SAHEL » AU TOGO Introduction Abondante est la littérature sur les frontières africaines. La plupart des auteurs de ces travaux abordent la question généralement sous l’angle du « diviser pour régner » initié par l’administration coloniale depuis la Conférence de Berlin, vers la fin du 19 e siècle. Si cette approche « négativiste » est de plus en plus relativisée aujourd’hui au regard du renouvellement de la documentation, on assiste tout de même à la publication de travaux qui montrent que les frontières « créent une rupture sans profondeur dans le continuum spatial autour duquel, avec un minimum de mobilité, l’on bénéficie des régimes qui règnent de chaque côté de la discontinuité » (Nassa, 2008 : 2). De ce fait, elles ne constituent pas toujours une barrière, mais une limite que l’on peut apprendre à passer (Augé, s.d. : 11). On comprend alors aisément pourquoi les populations sont de plus en plus motivées à s’installer dans des zones frontalières, soit pour se livrer aux activités génératrices de revenus afin d’assurer leur subsistance, soit pour « apprivoiser » la frontière en vue de l’adapter à leurs réalités socioculturelles quotidiennes. La dynamique socioéconomique qui nait dans ces milieux, fruit de la cohabitation entre peuples d’origines différentes, conduit de gré ou de force, à un brassage, donnant lieu, sur le plan socioculturel, à l’émergence d’un type de société empreinte de transculturalité. C’est l’exemple, entre autres, de la zone de Sikasso, Korhogo et Bobo-Dioulasso (K. Dahou, T. Dahou et Gueye, 2007), de la Sénégambie méridionale (Abdoul et al, 2007) ou encore celle de Ouangolodougou, entre le Nord de la Côte d’Ivoire, et le Sud du Mali et du Burkina Faso (Nassa, 2008). Au Togo, on peut citer l’exemple de la zone frontalière Togo-Ghana au niveau d’Aflao sur le littoral, ou encore la zone frontalière Togo-Burkina Faso à hauteur de Cinkassé. Malgré les dynamiques socioéconomique et transculturelle qui peuvent être observées dans ces deux milieux géographiques, la présente étude veut plutôt s’intéresser à l’espace frontalier entre le Togo et le Bénin, certes moins dynamique, mais assez illustratif de la problématique du présent sujet. Elle prend à témoin la zone dénommée « Terminal du Sahel » située dans le zongo au Nord de Lomé qui, a priori, n’est pas une zone frontalière au sens premier du terme, mais peut être considérée comme une enclave dans « le grand Lomé ». A ce titre, on y trouve des frontières imaginaires dont les réalités sont non moins illustratives de la transculturalité. Cette situation suscite la question suivante : en quels termes se posent les

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FRONTIÈRES, DYNAMIQUE SOCIO-ÉCONOMIQUE ET TRANSCULTURALITÉ EN AFRIQUE : ÉTUDE COMPARÉE DE « SANVEE

CONDJI/HILLA CONDJI» ET DU « TERMINAL DU SAHEL » AU TOGO

Introduction

Abondante est la littérature sur les frontières africaines. La plupart des auteurs de ces travaux abordent la question généralement sous l’angle du « diviser pour régner » initié par l’administration coloniale depuis la Conférence de Berlin, vers la fin du 19e siècle. Si cette approche « négativiste » est de plus en plus relativisée aujourd’hui au regard du renouvellement de la documentation, on assiste tout de même à la publication de travaux qui montrent que les frontières « créent une rupture sans profondeur dans le continuum spatial autour duquel, avec un minimum de mobilité, l’on bénéficie des régimes qui règnent de chaque côté de la discontinuité » (Nassa, 2008 : 2). De ce fait, elles ne constituent pas toujours une barrière, mais une limite que l’on peut apprendre à passer (Augé, s.d.  : 11). On comprend alors aisément pourquoi les populations sont de plus en plus motivées à s’installer dans des zones frontalières, soit pour se livrer aux activités génératrices de revenus afin d’assurer leur subsistance, soit pour « apprivoiser » la frontière en vue de l’adapter à leurs réalités socioculturelles quotidiennes.

La dynamique socioéconomique qui nait dans ces milieux, fruit de la cohabitation entre peuples d’origines différentes, conduit de gré ou de force, à un brassage, donnant lieu, sur le plan socioculturel, à l’émergence d’un type de société empreinte de transculturalité. C’est l’exemple, entre autres, de la zone de Sikasso, Korhogo et Bobo-Dioulasso (K. Dahou, T. Dahou et Gueye, 2007), de la Sénégambie méridionale (Abdoul et al, 2007) ou encore celle de Ouangolodougou, entre le Nord de la Côte d’Ivoire, et le Sud du Mali et du Burkina Faso (Nassa, 2008). Au Togo, on peut citer l’exemple de la zone frontalière Togo-Ghana au niveau d’Aflao sur le littoral, ou encore la zone frontalière Togo-Burkina Faso à hauteur de Cinkassé. Malgré les dynamiques socioéconomique et transculturelle qui peuvent être observées dans ces deux milieux géographiques, la présente étude veut plutôt s’intéresser à l’espace frontalier entre le Togo et le Bénin, certes moins dynamique, mais assez illustratif de la problématique du présent sujet. Elle prend à témoin la zone dénommée « Terminal du Sahel » située dans le zongo au Nord de Lomé qui, a priori, n’est pas une zone frontalière au sens premier du terme, mais peut être considérée comme une enclave dans « le grand Lomé ». A ce titre, on y trouve des frontières imaginaires dont les réalités sont non moins illustratives de la transculturalité. Cette situation suscite la question suivante : en quels termes se posent les dynamiques socioéconomique et transculturelle à Sanvee Condji/Hilla Condji et au Terminal du Sahel au Togo ?

L’objectif du présent article est de décrire les mutations qui s’opèrent sur le plan économique et culturel au niveau des zones frontalières, en l’occurrence à Sanvee Condji/Hilla Condji, jouxtant le Bénin, et au Terminal du Sahel (porté par le zongo), un espace interurbain de Lomé, dont la particularité est de constituer un site de transculturalité où se côtoient de nombreux migrants attirés par les activités du Port autonome de Lomé (PAL). La compréhension de ces phénomènes a nécessité des travaux de terrain, notamment des observations directes et des entretiens semi-directifs avec les acteurs des deux milieux. Compte tenu du fait que les deux sites n’ont pas été créés au même moment, il est difficile de reconstituer les faits dans une approche chronologique. Ainsi, à partir des informations recueillies, complétées par la documentation existante, l’étude a opté pour une analyse conjoncturelle des faits ayant pour centres d’intérêt, le socioéconomique et le socioculturel. Cette approche permet de mieux ressortir les mutations qui se sont lentement produites dans lesdits milieux, que ne saurait traduire assez efficacement une analyse chronologique rigide.

1. « Espaces de proximité » de Sanvee Condji/Hilla Condji et du Terminal du Sahel : dynamique socioéconomique et intégration des peuples

Nombreuses sont les dénominations que portent les espaces partagés entre plusieurs constructions nationales. C’est ainsi qu’on parle de « pays-frontières », « espace de proximité »,  « zones de solidarité », « couloirs de développement » et « zones naturelles d’intégration ». Ces dénominations renvoient à la même réalité, mettant en exergue « un espace territorial matérialisé par l’existence d’une frontière entre deux ou plusieurs pays à travers laquelle s’effectuent plusieurs formes d’échanges et de

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coopérations formelles et/ou informelles » (Enda Diapol, 2007 : 11). La notion d’espace de proximité est ici utilisée car elle convient mieux aux réalités des milieux présentés, caractérisés par la cohabitation entre plusieurs peuples et des échanges formels et informels.

1.1. De la naissance de Sanvee Condji/Hilla Condji à l’organisation de l’espace frontalier : quelle intégration des peuples ?

L’intégration actuelle qui s’observe dans l’espace de proximité de Sanvee Condji/Hilla Condji est tributaire des activités qui y sont exercées. La constitution de cet espace est elle-même liée au fait colonial.

1.1.1. La frontière Togo-Bénin et l’espace Sanvee Condji/Hilla Condji : naissance et évolution

L’histoire de l’érection de la frontière entre le Togo et le Bénin (Dahomey à l’époque) à hauteur de Sanvee Condji est à inscrire dans la constitution de l’espace togolais, de la période coloniale allemande à celle française. En effet, après la signature du traité de protectorat entre Gustav Nachtigal et les garants du pouvoir local sur les côtes du futur Togo en 1884, l’ordre a été donné au commerçant allemand Randad de procéder à la délimitation de l’espace qui venait d’être placé sous protectorat allemand. Il a commencé seul cette œuvre avant de bénéficier plus tard de l’appui de Ernst Falkenthal, premier commissaire impérial au Togo de juin 1885 à mai 1887 (Gayibor, 1997 : 15). Si du côté ouest, la frontière avec les Britanniques a été délimitée en mars 1885, sans grandes difficultés, du côté est par contre, il a fallu attendre un accord entre Falkenthal et le représentant français Bayol. Signé le 1 er

février 1887, cet accord a permis de fixer la frontière entre le Togo et le Dahomey à Hilla Condji (du côté dahoméen, Sanvee Condji du côté togolais). A partir de ce point de délimitation, cette frontière devait suivre, partant de la lagune, une ligne droite idéale, sur 300 km, c’est-à-dire à la latitude de Sokodé (Assima-Kpatcha et al., 2005 : 39-40). Mais le 23 juillet 1897, à la faveur d’une convention signée entre l’Allemagne et la France, il a été décidé que la ligne frontière suive désormais la lagune d’Aného, puis le fleuve Mono jusqu’au 7e degré de latitude nord. Cette ligne frontière présentait déjà le profil de l’actuelle frontière bénino-togolaise qui n’a pas connu grand changement après la Première Guerre mondiale et les partages du Togoland qui s’en sont suivis (Ali, 1995). Toutefois, il faut préciser qu’entre temps, le point de matérialisation de la frontière a connu des déplacements, très souvent causés par l’imbroglio douanier entre le Togo et le Dahomey.

Tout est parti de l’assimilation qu’on a voulu faire entre le Togo et le Dahomey, en dépit du statut particulier dont jouissait le premier. En effet, à en croire les textes du mandat de juillet 1922 1, le Togo français et le Togo britannique devaient jouir, en principe, d’un statut juridique international spécial. Mais dans la réalité, ce statut n’a pas toujours été respecté, surtout en ce qui concerne le Togo français assimilé, à bien des égards, aux territoires relevant de l’Afrique occidentale française (AOF). Ainsi, partageant sa frontière est avec le Dahomey, territoire relevant de l’administration aofienne, le Togo français a été contraint, à maintes reprises, d’adopter le régime douanier en vigueur dans l’espace aofien. C’est dans cette logique, et pour rentabiliser les recettes douanières du Dahomey que le 12 mai 1923, la frontière entre le Togo et le Dahomey a été provisoirement supprimée (Samarou, 2006 : 39). En 1927, par un décret daté du 11 février, les autorités de l’AOF ont fait pression sur les responsables du Togo français afin qu’ils adoptent un tarif douanier similaire à celui du Dahomey 2. Plus tard, dans le cadre de la crise économique des années 1930, sous l’instigation des autorités aofiennes, une union douanière entre le Togo et le Dahomey a été exigée, entre autres mesures prises pour faire face aux affres de la crise. Cette situation a occasionné l’émergence d’un réseau intense de contrebande entre les deux territoires (Samarou, 2006 : 61). De ce fait, le rétablissement de la frontière s’est révélé indispensable.

1 Après la Première Guerre mondiale qui s’est soldée par l’éviction des Allemands du Togo, ce territoire fut partagé définitivement, le 10 juillet 1919, entre la France et la Grande Bretagne. Suite à ce partage, les 2/3 de l’ancien Togo allemand revenaient à la France, tandis que le reste était cédé à la Grande Bretagne. Dès 1922, il est convenu que ces puissances colonisatrices administrent la partie du territoire qui leur était concédée sous le mandat de la Société des nations (SDN) à qui elles devaient rendre régulièrement compte (Lire Gayibor 1997).2 ANT-Lomé, 7 D, dossier n° 27, Câblogramme officiel n° 137 du 11 février 1927.

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C’est le Dahomey qui a été le premier à prendre des dispositions pour faire échec à l’intensification de la contrebande. Un bureau de douane a été érigé à Grand Popo pour contrôler, avec l’appui d’un détachement de gardes de cercles plantés sur la frontière, le flux entre la région côtière et le long du fleuve Mono3. Pour éviter des controverses qu’occasionneraient cette décision unilatérale du Dahomey à rétablir la frontière entre les deux territoires supprimée, entre temps, par convention, le Gouverneur Bourguine a proposé de faire, en juin 1936, une étude devant conduire à l’établissement, le long de la frontière est du Togo, d’une ligne douanière en fonction de la configuration du terrain et de l’étendue du territoire (Samarou, 2006 : 62). C’est dans cette logique qu’a été entamé, en 1936, le projet de protection douanière entre Hilla Condji et Tététou puis, prolongé à Kétao, et l’année suivante, à Djougou4.

Les négociations entreprises avec les autorités dahoméennes ont conduit, le 30 septembre 1937, au rétablissement de la frontière et du poste de douane subséquent à Hilla Condji, situé sur la bande de terre qu’emprunte la route Cotonou-Lomé, séparant la mer de la lagune5.

Créé par les Allemands et abandonné suite à la suppression de la frontière, ce poste de Hilla Condji rétabli a été investi d’une double mission. Il s’agit, d’une part, de contrôler le trafic qui s’effectue par terre entre Cotonou et Lomé et, d’autre part, de superviser le trafic transitant par la lagune (Samarou, 2006 : 63). C’est donc pour surveiller, dans la partie togolaise, le même flux, que le poste de Sanvee Condji a été créé (cf. carte n° 1), à environ 300 mètres de celui de Hilla Condji, les deux séparés par un no man’s land. Depuis lors, la surveillance des flux a été organisée d’abord par les douaniers auxquels se sont joints plus tard les policiers.

Carte n° 1 : Situation géographique de l’espace frontalier Sanvee Condji /Hilla Condji

3 ANT-Lomé, 7 D, dossier n° 228, Lettre n° D. 790 du 11 décembre 1937, p. 2.4 Idem5 Idem.

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Source : Tsigbé, à partir des travaux de terrain, janvier 2011.

L’existence de postes de contrôle obligeant les passagers à faire les formalités dans l’espace frontalier a contribué à la structuration de cet espace. Cette situation a favorisé l’intégration des peuples.

1.1.2. Passage de la frontière, activités socioéconomiques et intégration des peuples à Sanvee Condji/Hilla Condji

La construction du poste-frontière de Hilla Condji, on l’a vu, date de la période coloniale allemande. S’il est difficile de dire avec précision l’allure du flux des personnes et des biens qui y transitaient à l’époque faute de statistiques, on peut néanmoins tenir pour vrai le fait que l’érection de cette frontière n’a pas brisé les dynamiques anciennes de mobilité des habitants de la région (Tsigbé, 2009). En effet, les populations de la contrée du Mono, en dépit des dispositions douanières prises par les administrations coloniales en présence, continuaient d’utiliser le Mono, frontière naturelle entre le Dahomey et le Togo, dans leurs besoins quotidiens de mobilité. Le plus souvent, ce sont les articles modernes (Gin, eau-de-vie, tabac, poudre, arme à feu, etc.) qui transitaient par cette frontière (Ali, 1995). Cette situation qui s’est poursuivie pendant toute la période coloniale a fait que les autochtones du Dahomey pouvaient aller vendre librement sur les marchés du Togo avoisinant le Mono et compris entre Agomé-Séva et Tokpli, des produits qu’ils se sont procurés à Athiémé (Dahomey). Au même moment, les acteurs togolais du commerce allaient, par le Mono, vendre, entre autres, le maïs sur les marchés dahoméens (Samarou, 2006 : 47).

C’est dire combien les contrôles ont été relativement lâches sur la frontière est du Togo pendant toute la période coloniale. Cette situation a eu pour conséquence la faiblesse du flux des personnes traversant la frontière à hauteur de Sanvee Condji/Hilla Condji. Mais à l’indépendance, avec le principe de l’intangibilité des frontières, des dispositions ont été prises par les États pour contraindre davantage les populations à passer la frontière aux lieux de contrôle établis.

Selon nos personnes-ressources, c’est surtout vers le tournant des années 1960 et le début des années 1980, que le flux des personnes traversant la zone Sanvee Condji/Hilla Condji a commencé à s’intensifier6. Ce postulat est vraisemblable au regard de deux réalités historiques. En effet, c’est en 1975 que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a été créée. L’un des principes de cette institution est de favoriser la libre circulation des personnes et des biens dans

6 Sylvain Mouzoun, 40 ans, Chef de Brigade (CB) adjoint, inspecteur de police de première classe en poste à Hilla Condji. Entretien réalisé à son poste le 17 janvier 2011.

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les territoires membres. Même si aujourd’hui, dans les faits, ce principe peine à se concrétiser, il faut reconnaître que l’enthousiasme donné par la création de cette institution dans les années 1970 a intensifié, quelque peu, le flux des mobilités empruntant le corridor Abidjan-Lagos via Accra, Lomé et Cotonou. Le deuxième élément est relatif aux Programmes d’ajustement structurel (PAS) du Fonds monétaire international (FMI), appliqués précocement au Bénin (par rapport au Togo) au début d’année 1980. Pendant cette période, le Togo n’ayant pas encore commencé l’application de ces programmes, a accueilli pas mal de Béninois venus faire les affaires. Mais entre 1982 et 1983, lorsque le Togo aussi est entré dans la mise en application des PAS, le flux des Béninois a certes diminué, mais les exclus sociaux occasionnés par les effets dramatiques des PAS se sont reconvertis (pour certains d’entre eux) dans le petit commerce informel alimentant, soit les abords de rues, soit les espaces frontaliers pour assurer leur survie. A en croire Marcel Kouvahey, c’est l’une des raisons de la dynamique commerciale de la zone Sanvee Condji/ Hilla Condji7. Enfin, il faut souligner que la dynamique de l’espace frontalier est aussi insufflée par l’aménagement de la route, dans le cadre des plans de développement socioéconomique (1966-1975) et le trafic du corridor Abidjan-Lagos (Tsigbé, 2005 : 102-103).

Mais c’est surtout à partir de l’an 2000 que les flux se sont réellement intensifiés. Pour mieux les observer et apprécier les réalités relatives au passage de la frontière, nous avons décomposé la zone frontalière en trois sous-espaces significatifs. Le premier va de la ville d’Aného à la barrière douanière à hauteur de Sanvee Condji ; le deuxième part de la barrière douanière sise à Hilla Condji et s’étend à Grand-Popo. Le troisième est constitué des deux lieux de contrôle et d’enregistrement avec leurs structures, à savoir les barrières sous contrôle des douaniers, les bâtiments de la douane et de la police et les espaces réservés au stationnement des véhicules des douaniers et des policiers. Entre les deux espaces de contrôle et d’enregistrement, se trouve un no man’s land d’environ deux cents mètres.

Pointé successivement à ces trois espaces d’observation définis, nous avons pu observer la façon dont s’opère le passage de la frontière. Deux types de passagers sont identifiés. Il s’agit, d’une part, des passagers des véhicules de transport en commun (les taxis brousse) allant dans le sens Togo-Bénin-Togo et, d’autre part, les passagers voyageant à bord de leur propre véhicule.

Dans le premier cas, les passagers venant du Togo ont l’obligation de descendre à la barrière douanière togolaise, de passer devant les agents des douanes avant d’aller, plus loin, accomplir les formalités de police et subir les contrôles nécessaires. Ils traversent ensuite la zone frontière pour aller recommencer les mêmes formalités auprès des policiers, puis auprès des douaniers béninois. Ils rejoignent enfin leurs véhicules garés au-delà de la barrière douanière et continuent leur trajet. La procédure est la même dans le sens inverse. En ce qui concerne les passagers voyageant à bord de leur propre véhicule, les conducteurs se font ouvrir la barrière douanière togolaise et vont se ranger, cinquante mètres plus loin, sur le parc de stationnement du service de la police, pour aller faire les formalités avant de poursuivre leur trajet. Les mêmes formalités sont reprises du côté béninois ou togolais, selon les cas, sauf si le conducteur est titulaire d’une carte spéciale qui lui permet de franchir la barrière sans descendre de son véhicule. Il faut préciser cependant que la détention de cette carte ne le dispense pas d’aller se présenter aux contrôles avant de poursuivre.

Dans tous les cas, il est de règle, dans l’espace de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) que la traversée de la frontière se fasse sur présentation d’un titre de voyage : un laissez-passer, une carte d’identité, un passeport ou tout autre document tenant lieu. Les « sans papiers » et les personnes détentrices d’une pièce d’identité mais qui ne sont pas munies d’un carnet de vaccination sont soumis au racket des agents de contrôle selon les cas : 500 FCFA (0,76 €) à chaque douane par « sans papier » et 200 FCFA (0,30 €) pour les personnes ayant oublié de tenir le carnet international de santé. Ceux qui veulent se faire vacciner sur place pour avoir le carnet en question, doivent payer la somme de 2 500 FCFA8 (3,82 €).

S’agissant des véhicules transportant des marchandises, ils sont soumis aux formalités douanières consistant au payement des droits de douane aussi bien du côté togolais que du côté béninois. Les droits à payer sont fonction du poids des marchandises. Il faut préciser par ailleurs que les conducteurs des engins à deux roues sont tenus de descendre et de traverser la frontière a pied en 7 Marcel Kouvahey, 41 ans, collecteur de ticket à la mairie d’Aneho, entretien réalisé à Sanvee Condji, le 18 janvier 2011.8 Sylvain Mouzoun, 40 ans, Chef de Brigade (CB) adjoint, inspecteur de police de première classe en poste à Hilla Condji. Entretien réalisé à son poste le 17 janvier 2011.

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traînant leur engin afin d’éviter de bousculer les piétons. Parfois, ces contrôles sont lassants et conduisent à des stratégies de contournement de la frontière mises en place par les acteurs.

Selon E. Gu-Konu (1992 : 26), les passagers qui veulent contourner ces dispositions réglementaires sans se soumettre au racket ou pour toute autre raison ont une issue.

« Ils prennent clandestinement à pied des chemins qui passent entre la mer et l’espace-frontière sous contrôle permanent, et rejoignent la route après la barrière douanière, togolaise ou béninoise selon le sens. A défaut de cela, s’ils viennent du Bénin, ils bifurquent par Agbanakin ou par Djeta ou, plus couramment, par Agoe, passent la lagune en pirogue et rejoignent directement Aneho par la piste qui emprunte le rebord du plateau de terre de barre. Venant d’Aneho, les points de passage sont Agoegan pour rejoindre Agoe ou plus rarement Séko ou Djeta un peu plus loin, ou Agbanakin pour retrouver la route Lomé-Cotonou au-delà de la lagune ».

En ce qui concerne le franchissement de la lagune et de l’ampleur du trafic qui y transite, le même auteur poursuit :

« La lagune n’apparaît guère comme un obstacle ; les piroguiers parviennent à faire passer ainsi un nombre important de personnes avec leurs charges, y compris des véhicules. Le passage d’Agoe à Agoegan est un des lieux privilégiés de ce système, ce qui fait de ce vieux village un centre important de transit à l’échelle locale ».

Pour ce qui est des statistiques sur les traversées journalières de la frontière, il est difficile d’avancer des chiffres à la manière de l’histoire sérielle. Car, les agents de la douane et de la police se sont montrés très peu collaboratifs dans la réalisation de la présente étude. Ils sont allés jusqu’à interdire des prises de vue sur les sites. Pour nous être entêté à prendre des photos, nous avons failli être victime de la saisine de notre caméscope. Face à ces difficultés, nous nous sommes rabattu sur quelques travaux existants et les résultats de l’observation directe pour apprécier la trame.

En effet, en 1992, une enquête a été réalisée par des chercheurs du groupe « Migr-inter » à Hilla Condji et sur l’espace anisotropique qui prolonge la zone frontière parallèlement à la route jusqu’à Grand-Popo. Cette enquête a consisté à procéder à un comptage systématique de tous les usagers de la frontière passant, soit par les lieux de contrôle accrédités, soit par des chemins de contournement du littoral ou carrément par les points de passage situés sur la lagune. Ce travail qui a pour objectif « de tenter d’apprécier l’intensité des passages sur les lieux réglementés et de mesurer l’écart entre les passages réglementaires et les passages non contrôlés » (Gu-Konu, 1992 : 26) a permis d’avoir des idées sur les différentes catégories de flux.

Si, pour Hilla Condji les auteurs avouent n’avoir pas finalisé les statistiques au moment de la publication des résultats provisoires, ils affirment avoir apprécié, de façon modeste, l’état des flux à Agoegan et à Séko. Selon l’auteur sus-cité, à Séko, pendant onze heures de temps, il a été enregistré 697 passages soit 338 dans le sens Bénin-Togo et 359 en sens inverse. A Agoegan, 4  892 passages ont été enregistrés en quarante-huit heures, soit 2 564 dans le sens Bénin-Togo et 2 328 dans le sens inverse (Gu-Konu, 1992 : 26-27). Il apparaît d’emblée que le trafic est plus intense dans le sens Bénin-Togo que dans le sens inverse, ce qui peut amener à postuler que les produits qui y transitent proviennent, pour la plupart du Nigéria où ils sont relativement moins chers. Au niveau d’Agoegan, affirment les auteurs, l’essentiel des usagers de la frontière, composés majoritairement de femmes, proviennent des localités situées de part et d’autre du voisinage de la lagune. Aussi, des voyageurs étrangers de nationalité ghanéenne et nigériane utilisent-ils ce point de passage non réglementé.

De cette enquête, il se dégage que les stratégies de contournement de la frontière à hauteur de Sanvee Condji/Hilla Condji sont très prononcées. Cette situation qui continue de s’intensifier de nos jours surtout en ce qui concerne le trafic du pétrole par la lagune (sans qu’on ne puisse apprécier quantitativement l’ampleur faute de données récentes), explique en partie, la relative faiblesse du trafic au niveau des postes de contrôle accrédités sur la route internationale Lomé-Cotonou. Cela est non sans conséquences sur la dynamique économique et sociale de la zone d’étude, comme on le verra plus loin.

En ce qui concerne le flux des personnes et des véhicules à Sanvee Condji/Hilla Condji, les données fournies par Sylvain Mouzoun, se basant sur les statistiques du registre officiel de la police de la douane béninoise, nous permet d’en avoir une idée. C’est ce que traduisent les tableaux suivants.

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Tableau n° 1 : Le flux transfrontalier des personnes par moyenne journalière à Hilla Condji (2010-2011)

Date Nombre d’entrées Nombre de sorties15 août 2010 3 327 3 0633 septembre 2010 3 397 3 0373 janvier 2011 2 994 2 907

Source : Sylvain Mouzoun, 40 ans, Chef de Brigade (CB) adjoint, inspecteur de police de première classe en poste à Hilla Condji. Entretien réalisé à son poste, le 17 janvier 2011.

Tableau n° 2 : Le flux transfrontalier des véhicules par moyenne journalière à Hilla Condji (2010-2011)

Date Nombre d’entrées Nombre de sorties15 août 2010 1 375 1 1753 septembre 2010 617 6053 janvier 2011 3 311 934

Source : Sylvain Mouzoun, 40 ans, Chef de Brigade (CB) adjoint, inspecteur de police de première classe en poste à Hilla Condji. Entretien réalisé à son poste, le 17 janvier 2011.

La lecture de ces tableaux donne lieu à quelques analyses. En effet, on constate dans les deux cas que les entrées (Togo-Bénin) sont plus importantes que les sorties (Bénin-Togo), montrant ainsi le phénomène contraire observé au niveau des points de contournement de la frontière légale. Par ailleurs, les dates au cours desquelles les comptages ont été effectués sont assez illustratives d’un certain nombre de réalités. Le 15 août 2010, fête de l’assomption fut un dimanche ; le 3 septembre 2010 fut un vendredi, début de weekend ; le 3 janvier 2011, le surlendemain du jour de l’an, fut un lundi. En ce qui concerne le flux des personnes, il a été globalement plus important le 3 septembre 2010. Ce constat amène à l’hypothèse selon laquelle, le trafic est relativement intense en début de weekend. Le 15 août 2010 fête de l’Assomption, pourtant jour férié, le flux n’a pas été moindre. A ce niveau, deux postulats peuvent être avancés. Premièrement, on peut avancer que cette fête chrétienne relie les communautés chrétiennes du Sud-Togo et du Sud-Bénin dont les liens de parenté transcendent les frontières. Pour la célébrer, celles-ci se déplacent de part et d’autre des frontières donnant ainsi la forte mobilité observée sur le tableau. En deuxième lieu, il est plausible que quand bien même il s’agit d’un jour férié, cette fête a lieu un dimanche, fin du weekend. De ce fait, tous ceux qui ont traversé la frontière en début du weekend sont bien obligés de faire le mouvement inverse le dimanche, afin de pouvoir être à leur poste de responsabilité le lendemain. En ce qui concerne enfin la diminution du flux, le 3 janvier 2011, on peut conjecturer que comme c’est en période de fête de fin et de début d’année, nombre de ceux qui sont sortis (surtout les élèves et les particuliers) n’ont pas pu faire le mouvement inverse. Aussi, beaucoup seraient-ils restés en famille pendant cette période de fête, occasionnant ainsi la baisse de la mobilité.

S’agissant des véhicules, leurs flux ont été plus intenses, respectivement le 3 janvier 2011 et le 15 août 2010. Faisant une analyse basée sur l’observation de Fabrice Tahounsor9, selon qui c’est pendant les périodes de fête et les jours fériés que le trafic des véhicules gros porteurs est plus intense dans la zone, on peut alors supposer que le nombre relativement élevé des véhicules enregistrés au cours de ces deux dates peut s’expliquer par l’ambiance festive, donnant libre passage à ces engins lourds.

De toute évidence ces données, bien que parcellaires, permettent d’appréhender la réalité des flux dans la zone frontière de Sanvee Condji/Hilla Condji. L’ampleur de ces flux n’est pas standard. Elle est fonction des réalités aussi bien conjoncturelles que structurelles. L’organisation de l’espace-frontière et le dynamisme subséquent découlent de cette pratique quotidienne de la frontière.

En fait, les fondements du dynamisme de la zone de proximité Sanvee Condji/Hilla Condji sont de deux ordres : spatial et économique. Sur le plan spatial, l’effet de la frontière introduit toute une géométrie de l’organisation de l’espace transfrontalier, bénéfique à toute la zone de proximité. A ce dynamisme spatial, s’ajoute l’impact des activités liées à l’existence de la douane, des structures de

9 Fabrice Tahounsor, 30 ans, Déclarant en douanes, entretien du 21 janvier 2011 à son poste à Sanvee Condji.

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contrôle et d’enregistrement, des marchés et petits commerces découlant de législations différentes de part et d’autre de la frontière.

La concentration plus ou moins forte de ces activités est fonction de la relative régularité du flux des personnes et de l’importance de la durée des ruptures dont ce dernier fait l’objet, du fait même de la présence des structures, celles-ci renforçant le caractère contraignant de la frontière en tant qu’obstacle (Gu-Konu, 1992 : 25). Les activités socioéconomiques de la zone peuvent être regroupées en deux grandes catégories : le petit commerce d’une part, l’hôtellerie et la restauration, d’autre part.

En ce qui concerne les activités commerciales, l’observation directe permet de dégager quatre principales familles de produits. On a les produits agricoles : ils sont composés de légumes, piment sec, fruits, riz, arachide et dérivés, maïs et dérivés, manioc et dérivés, etc. ; les produits manufacturés : tissus, habillement, chaussures, friperies, sucre, cassettes, savon de luxe, parfum, pommade, bijoux, perle, montre, bracelets divers, pièces détachés, objets en plastique, les produits de la brasserie, etc. ; les produits de l’artisanat : savons de fabrication artisanale, produits de poterie, produits de la vannerie, etc. ; enfin d’autres produits à savoir, volaille, petits poissons fumés, pain, tabac, divers. A partir des images ci-dessous, on peut observer quelques-uns de ces produits.

En dehors des agents de change et des commerçants ambulants, dominés par les Nigériens, les Haoussa et les Djerma, les principaux acteurs du commerce local sont majoritairement les femmes. Elles sont assistées par des intermédiaires, généralement des courtiers, des passeurs et bien d’autres commissionnaires. Leur rôle et leur mode d’organisation sont bien ceux décrits par Soule Bio Goura (cité par Abotchi, 1991) sur le pays gourma (Burkina Faso, Ghana, Togo). Selon Afiavi Gomez 10, ces derniers aident les commerçantes à s’approvisionner, surtout en produits agricoles, en toute sécurité et dans un bref délai. En ce qui concerne les passeurs, leur rôle est presque le même sur toute la frontière est du Togo, à en croire T. Abotchi (1991 : 69). Ils vont à la rescousse des commerçants lorsque la surveillance et le contrôle à la frontière s’avèrent sévères. Souvent renseignés sur les mouvements des douaniers et ayant une parfaite maîtrise du réseau informel parallèle au point de contrôle réglementaire, ces passeurs font usage de la lagune pour faire passer les marchandises d’un côté à l’autre de la frontière. Les produits ainsi débarqués alimentent soit le petit commerce de la zone frontière, soit ils se retrouvent sur le marché d’Aného ou plus loin, dans l’arrière-pays. En retour des services rendus, ces intermédiaires perçoivent une commission allant jusqu’à 200 F CFA (0,30 €) par exemple pour un bidon de 25 litres de pétrole.

S’agissant de l’hôtellerie et de la restauration qui se sont développées à partir de l’an 2000, elles offrent des prestations aux usagers de la frontière. La plupart du temps, les personnes en transit, n’ayant pas accompli à temps leurs formalités douanières (relatives aux marchandises) sont obligées de passer la nuit dans les environs. Les auberges et hôtels du milieu notamment, hôtel Grand-Popo, Carapace, Le bercail, Bel Azur, Miss hôtel, s’offrent alors à eux à des prix allant de 5 000 F CFA (environ 8 €) à 30 000 FCFA (environ 46 €) la nuitée, selon le stand11. Si certains clients se restaurent à l’hôtel, d’autres jugeant trop chers les différents repas, se rabattent sur les restaurants ou cafeterias du milieu dont les prix sont relativement moins chers. De même, il existe dans le milieu, des maisons de location à coût relativement moindre pour ceux qui vivent de la frontière et qui ont obligation de se loger dans les environs immédiats12.

En résumé, l’existence de l’espace frontalier a attiré, telle une infrastructure structurante, les populations du proche et du lointain voisinages. Ceux-ci ont investi les activités socioéconomiques du milieu, ce qui impulse une certaine dynamique au site. En dehors de quelques « étrangers » (Nigérians, Nigériens, Maliens, Burkinabé…), les principaux acteurs du petit commerce de la zone sont des Togolais (Ouatchi, Aja, Xweda, Guins) et des Béninois (Fon, Xwla, …). Ces peuples ont formé un melting pot dont les incidences sur le plan culturel sont assez significatives. Toutefois, compte tenu du fait que la zone Sanvee Condji/Hilla Condji est relativement éloignée des deux 10 Afiavi Gomez, 36 ans, revendeuse de produits divers à Sanvee Condji. Entretien réalisé le 18 janvier 2011 à son lieu de vente.11 Sylvain Mouzoun, 40 ans, Chef de Brigade (CB) adjoint, inspecteur de police de première classe en poste à Hilla Condji. Entretien réalisé à son poste, le 17 janvier 2011.12 Les prix de location varient de 3 000 FCFA (environ 5 €) à 7 000 FCFA (environ 11 €) la pièce et de 15 000 FCFA (environ 23 €) à 17 000 FCFA (environ 26 €) la chambre-salon. Malgré tout, quelques-uns au rang des passeurs, des porteurs et des chauffeurs en transit, dorment à la belle étoile tandis que d’autres retournent carrément à leur lieu de provenance, soit Aného dans la partie togolaise, soit à Agoué ou plus loin à Grand-Popo dans la partie béninoise. Rémy Sohoudji, 54 ans, mécanicien à Hilla Condji. Entretien du 18 janvier 2011 à son lieu de travail à Hilla Condji.

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grandes capitales (Lomé et Cotonou) et, considérant le peu de dynamisme des agglomérations environnantes (Aného du côté togolais et Agoué du côté béninois), la dynamique socioéconomique du site est relativement faible par rapport à celle d’autres zones frontalières (Aflao et Cinkassé, entre autres). Sur ce plan, l’expérience du Terminal du Sahel est singulière.

1.2. Le Terminal du Sahel : historique et organisation de l’espace

L’histoire du Terminal du Sahel et la structuration de son environnement ne peuvent se comprendre que dans le contexte géo-humain du quartier zongo à Lomé.

1.2.1. Du zongo à l’implantation du Terminal du Sahel

Le terme zongo est un mot de la langue haoussa désignant les constructions provisoires situées à la périphérie d'une ville, par opposition au terme birni qui s'applique aux habitations construites dans la cité (Agier, 1982 : 253). Ainsi défini, c’est à la fin du 19e siècle que Lomé a connu son premier zongo, construit par des commerçants haoussa venus du Nord-Nigeria, du Niger et du pays mossi de l’actuel Burkina Faso (Marguerat et Péléi, 1993 : 197-202).

Depuis sa création, le quartier zongo de Lomé a été déplacé à quatre reprises13. C’est en 1977 que le dernier déplacement a eu lieu. Il a été alors « déguerpi » au nord de la ville, à 15 km du centre urbain. Détruit, déplacé et rebâti, le zongo a été ainsi confirmé dans sa position marginale, de même que sa population. Celle-ci comptait, selon le recensement de 198114, près de 80 % de membres d'ethnies étrangères (Haoussa : 49 % ; Songhaï : 10 % ; Peul : 5 % ; Mossi : 4 %, etc.). Le reste de la population est composé d'allochtones togolais musulmans (dont 8 % de Tem) et d'autochtones de la région de Lomé (6 %, principalement des femmes) (Agier, 1982 : 253-254). Certaines réalités permettent de considérer le quartier zongo comme une enclave dans la ville de Lomé avec des frontières intra muros. En effet, selon les populations étrangères au zongo :

« Les habitants de ce quartier sont des gens vivant dans la saleté, ayant très peu de souci par rapport au respect des règles d’hygiène, etc. Bref, le zongo est un quartier aux odeurs nauséabondes ; de ce fait, il doit être isolé de la ville et c’est sans doute ce qui explique le fait qu’on la relégué aux confins de Lomé »15.

Même si ce point de vue est quelque peu exagéré, il n’est pas tout à fait faux. Mais, est-ce la raison pour laquelle les pouvoirs publics ont à plusieurs reprises déplacé le zongo ? On ne saurait l’affirmer. Au-delà de cette représentation qu’on a des habitants du zongo, il faut reconnaître qu’eux-mêmes se considèrent comme particuliers.

Pour eux, leur particularité ne se limite pas au fait qu’ils soient majoritairement des étrangers. Car, ils disent ne partager aucune des caractéristiques des autochtones de Lomé (ancienneté du contact avec les Européens, habitude du fonctionnariat, importance économique et démographique des femmes, pratiques religieuses chrétiennes et « traditionnelle », etc.). En revanche, ils expriment quotidiennement leur différence sur plusieurs plans : tenue vestimentaire (boubou et chéchia), la langue du zongo (le haoussa), les rythmes quotidiens (ponctués par les cinq prières musulmanes) (Agier, 1982 : 255). Sur la base de ces considérations, les habitants du zongo sont entourés par des frontières imaginaires, certes perméables, mais aux réalités socioculturelles riches d’enseignement. C’est ce quartier qui a été choisi pour abriter le Terminal du Sahel.

13 Le premier zongo était installé à Anagokomé à Lomé vers la fin des années 1880 ; après, il a été déplacé à Nyékonakpoè, au-delà de la gare, près de la place de l’indépendance. De là, les Haoussa ont été regroupés dans ce qu’ils appellent le vieux zongo, qui est occupé aujourd’hui par des banques comme la BTCI et la BOAD, en face de l’Etat major de la gendarmerie vers 1910. C’est de là qu’ils ont été déplacés sur le nouveau zongo, à 15 km de Lomé, en 1977 (Marguerat et Péléi, 1993 : 198-199).14 Signalons que c’est le dernier recensement dont les résultats détaillés sont à portée de main. En 2010, un autre recensement de la population togolaise a été organisé. Les résultats sont certes rendus publics en janvier 2012, mais les détails ne sont pas encore accessibles.15 C’est le point de vue d’un habitant d’Agoè Logopé ayant requis l’anonymat, lors de l’entretien qu’il nous a accordé, le 14 janvier 2011.

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L’initiative de la création dudit Terminal est récente et s’insère dans une politique globale internationale de facilitation d’accès au transit des pays sans littoral. A ce sujet, plusieurs conventions internationales ont été signées dont celle de New York du 8 juillet 1965 portant organisation du commerce de transit des États sans littoral (N’Guessan 2003 : 5).

Fort des dispositions de cette convention et, considérant que pendant la période coloniale, les territoires du Mali, du Niger, de la Haute-Volta, etc. ont bénéficié, en ce qui concerne le transbordement de leurs marchandises, des services des ports de la Côte d’Ivoire, de la Gold Coast, du Togo, de la Guinée, du Dahomey, entre autres, les dirigeants des pays sahéliens ont signé, après les indépendances, des accords bilatéraux avec leurs homologues des pays côtiers. Au Togo, on peut citer le protocole d’accord signé à Lomé le 23 juillet 1974 entre les autorités togolaises et du Burkina-Faso, celui signé à Lomé le 30 juin 1983 entre le Togo et le Niger, l’accord de coopération entre le Mali et le Togo signé à Lomé le 26 août 1983. Ces différents accords ont pour objectif de faciliter aux pays du Sahel sus-cités, les démarches en matière de transport et de transit maritimes. C’est dans cette même logique que l’opération « Solidarité sur la mer » a été initiée.

A en croire un document anonyme daté du 14 septembre 2010, cette opération est née suite aux plaintes répétées des transporteurs et des syndicats des transporteurs de marchandises à destination des pays du Sahel. Ces plaintes étaient non seulement relatives aux tracasseries et aux faux frais dont ils étaient victimes sur le corridor togolais, mais aussi aux vols opérés sur les camions en stationnement à Togblékopé, banlieue nord de la ville de Lomé. Pour mettre fin à ces pratiques d’incivilité et minimiser les risques de perte des clients des pays du Sahel, des réunions ont été organisées en avril 1994, à l’issue desquelles l’opération « solidarité sur la Mer » a été lancée16.

Elle a pour objectif essentiel de lutter contre les tracasseries, les faux frais (en regroupant les différents services impliqués dans la chaîne de transit des marchandises à savoir le port, la douane, la police et la gendarmerie), les vols de marchandises sur les camions le long du corridor togolais et accroître, par voie de conséquence, le trafic sahélien au Port de Lomé. Lors des réunions d’avril, il a été convenu de recruter des jeunes, constitués en équipes de jours et de nuits pour assurer la sécurité des marchandises à Togblékopé. Ces derniers devraient tout de même assurer, avec l’appui des forces de l’ordre et de sécurité, le convoyage des véhicules jusqu’à la frontière Nord du Togo, à hauteur de Cinkassé. Au même moment, pour éviter l’encombrement occasionné par les stationnements désordonnés sur la route nationale n° 1 (Lomé-Cinkassé) les autorités du Port autonome de Lomé ont créé l’espace dénommé « Terminal du Sahel ». Devenu, de facto, siège de l’opération « Solidarité sur la mer », l’espace pavé du Terminal du Sahel a été inauguré le 12 janvier 1998, par le Président de la République togolaise Eyadema Gnassingbé17.

Le Terminal du Sahel est abrité par la localité d’Haoussa-zongo située dans le canton de Togblékopé, lui-même dépendant de la préfecture du Golfe. Haoussa-zongo émane de la subdivision de zongo, créée en 1977 et divisée en Kotokoli-zongo et Haoussa-zongo (Sedji, 2009 : 33). Ce dernier est limité au nord par la localité voisine de Kotokoli-zongo, au sud par le canton d’Agoenyivé, à l’est par le village de Firoukpi et à l’ouest pas la voie ferrée Lomé-Blitta (confère carte n° 2).

Carte n° 2 : Situation géographique du Terminal du Sahel par rapport à Lomé

16 Anonyme, « Expérience du Togo en matière de réduction des tracasseries routières  : cas de l’opération Solidarité sur la mer », communication présentée à l’occasion de l’Atelier d’information et de sensibilisation sur le programme commun de transport maritime et le programme régional de facilitation des transports dans les États membres de l’UEMOA, Lomé, les 13 et 14 septembre 2010, p. 2.17 Idem, pp. 2-3.

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Source : Tsigbé, juillet 2011.

Le caractère accueillant des habitants de zongo, doublé de la capacité de structuration dont dispose le Terminal du Sahel, ont contribué à drainer dans cet espace périurbain de Lomé, une mosaïque de peuples qui se livrent, a priori, aux activités socioéconomiques de diverse nature.

1.2.2. Le Terminal du Sahel et la dynamique socioéconomique de sa région

L’installation du Terminal du Sahel dans le canton de Togblékopé a structuré la région sur le plan socioéconomique. En effet, la localité (Haoussa Zongo) qui abrite ledit Terminal est à dominance Haoussa, un peuple dont on connait l’habileté dans les activités commerciales et pour lesquels Michel Agier a consacré un de ses travaux (Agier, 1982).

En effet, selon cet auteur, déjà en 1979, dans le nouveau zongo où on a dénombré 1 400 habitants, 12 % des hommes travaillaient dans le commerce, l’artisanat et les transports ; 48 % étaient des apprentis, des manœuvres, des revendeurs, des convoyeurs et des assistants divers, tandis que 40 % étaient des indépendants, revendeurs de tissus et de bricoles, tailleurs ou conducteurs de taxi (Agier, 1982 : 254). Le même auteur observe que les commerçants soudanais (Haoussa, Mossi, Peuls, etc.) de zongo ont le monopole de l’approvisionnement de Lomé en bétail importé, du travail de la boucherie et de la revente de viande. Aussi, sont-ils présents dans le commerce de la cola, de planches, d’objets d’art, de produits importés d’Europe et de vivrier (Agier, 1982 : 254). Comme on peut le constater, les activités économiques dans le zongo tournent principalement autour du commerce. Cela est d’autant plus vrai que la pratique de l’agriculture est très réduite dans le milieu. L’implantation du Terminal du Sahel, dans la zone n’a fait que renforcer la dynamique commerciale préexistante.

En fait, deux types de commerce se pratiquent dans les environs du Terminal du Sahel. Il s’agit, pour reprendre les termes de S. Sedji (2009 : 78), du petit et du grand commerce.

Le petit commerce s’est développé à partir des années 200018. Il est constitué de la vente des légumes, des fruits ou des céréales, des revendeuses de denrées alimentaires, de la vente des pièces détachées, de la vente des friperies, de la vente d’articles divers de façon ambulante, etc. Le grand commerce est celui exécuté dans les magasins, les grandes boutiques où s’opèrent des ventes en gros et en détail d’articles de diverse nature.

18 Mohamed Idrissou, 40 ans, Revendeur de chaussures au Terminal du Sahel. Entretien réalisé sous le Monument du Terminal du Sahel, le 15 janvier 2011.

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Dans l’un ou l’autre des cas, les acteurs du commerce sont généralement les Haoussa, communément connus sous le terme de mai gida19, dont la plupart sont des patrons-bouchers, des logeurs intermédiaires (dans le commerce du bétail ou des produits importés), des transporteurs ou encore assurent la redistribution simultanée de plusieurs produits (planches, kola, etc.) (Agier, 1982 : 257). Mais, il faut souligner que les femmes Tem sont également présentes dans le petit commerce.

Les activités commerciales sont d’autant plus dynamiques que la localité dispose d’un marché situé aux abords de la nationale n°1 (Lomé-Cinkassé), s’animant tous les jours. Spécialisé dans la vente des légumes et apparentées (épinards, gombo, oignon, tomate, etc.), ce marché est distant du Terminal du Sahel de 500 mètres.

Mises à part les activités commerciales, il existe d’autres activités génératrices de revenus dont la vitalité est tributaire à l’existence du Terminal du Sahel. On peut citer, entre autres, les activités artisanales et d’autres activités connexes.

En ce qui concerne les produits de l’artisanat, on peut parler de la fabrication des couteaux dans laquelle s’illustrent les Peuhls, du fromage avec le lait de vache, de la coiffure, de la menuiserie, etc. On y voit s’exercer également des activités de la mécanique, de la vulcanisation, de la sérigraphie, de la peinture-auto, de l’électricité, etc. Il n’est pas non plus inutile de préciser que grâce à l’existence de cette infrastructure structurante, les sans-emplois s’évertuent à trouver leur pain quotidien en aidant au rechargement de marchandises ou en trouvant des passagers aux transporteurs.

Il est donc évident que le Terminal du Sahel a structuré son environnement immédiat. On y voit des bars, des boutiques, des garages, des ateliers d’artisans, des auberges, des cabines téléphoniques, des restaurants, dont les propriétaires affirment l’inexistence avant la construction dudit Terminal 20. Cette structuration de l’espace environnant le site présente deux conséquences. D’abord, elle a permis l’augmentation des chiffres d’affaires et l’investissement des plus values dans l’immobilier. Ensuite, le Terminal du Sahel a enclenché, à travers la structuration de sa région, la modernisation d’Haoussa -zongo, voire de tout le canton de Togblékopé. En effet, on assiste à la création, dans le milieu, d’infrastructures socio-collectives comme des centres de loisirs, les églises et les mosquées, des établissements scolaires, des centres de santé dont le plus célèbre de la localité, reste le centre Al Fourkan21.

Une autre réalité qui mérite d’être soulignée pour montrer la capacité de structuration qu’exerce le Terminal du sahel sur son environnement est la propension des populations à investir dans le foncier dans la localité. En effet, malgré la situation géographique d’Haoussa-zongo installé dans un bas-fond (l’assujettissant aux inondations), nombreux sont ceux qui s’y dirigent pour s’acheter un terrain. Selon les informateurs22, avant 1990, le prix du lot de terrain était compris entre 300 000 et 700 000 FCFA (soit entre 458 € et 1069 €). De nos jours, il est compris entre 4 000 000 et 5 000 000 FCFA (soit entre 6 107 € et 7 634 €). Malgré cette augmentation de plus de 1000 % du prix du terrain à bâtir, les mai gida et ceux qui sont plus ou moins nantis continuent d’investir dans le foncier dans la localité.

L’accroissement de la population inhérente à l’infrastructure structurante n’est pas sans conséquences néfastes. Elle a conduit au développement de la prostitution et du vol. En ce qui concerne la première, ce sont les conducteurs de titans, leurs apprentis et les agents de sécurité qui s’offrent en clients aux jeunes filles aux mœurs légères. S’agissant du vol, ce sont les jeunes gens désœuvrés, avides d’argent qui en sont les principaux auteurs. Leur opération consiste le plus souvent à enlever subtilement des pièces sur les véhicules parqués sur le site du Terminal du Sahel et à les revendre. C’est donc tout ce monde composé d’honnêtes et de malhonnêtes gens qui se côtoient dans le milieu structuré par le Terminal du Sahel, impulsant ainsi la dynamique socioéconomique ci-dessus décrite.

19 Selon Michel Agier, le terme mai gida désigne traditionnellement « un chef de maisonnée ». Mais dans le contexte loméen, il prend le sens de « patron » commerçant, de logeur ou de propriétaire (Agier 1983 : 256).20 Norbert Amedegnan, 40 ans, transitaire et Awa Mohamed, 38 ans, commerçante et propriétaire de bar. Entretiens réalisés le 15 janvier 2011 sur le site du Terminal du Sahel.21 Il s’agit d’un centre socio-éducatif construit grâce à la coopération togolo-koweitienne. Il est composé d’un complexe scolaire, d’un dispensaire et d’un orphelinat (Sedji 2009).22 Alidou Sama, 46 ans, conducteur de titan. Entretien réalisé le 15 janvier au Terminal du Sahel. Cette information a été confirmée Sekeneri Kpegouni, 36 ans, électricien et revendeur de pièces détachées au Terminal du Sahel ainsi que par Awa Mohamed, interviewés au même endroit à la même date.

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Au demeurant, on constate que la frontière (Togo-Bénin à hauteur de Sanvee Condji/Hilla Condji) ainsi que le Terminal du Sahel au nord-ouest de la ville de Lomé, bien que n’étant pas des structures de même nature, contribuent à la structuration socioéconomique de leurs environnements immédiats. Ces structures se ressemblent sur un point et présentent une dissemblance sur un autre. D’une part, on se rend compte que les acteurs de cette dynamique socioéconomique sont de deux ordres : ceux qui sont en transit et ceux qui habitent les lieux. D’autre part, il faut souligner qu’à la différence de la zone frontalière dont la dynamique n’est pas endossée aux localités environnantes, la vitalité du Terminal du Sahel est en partie due au fait qu’il est soutenu par un environnement permanemment dynamique, confirmant ainsi une affirmation des géographes selon laquelle, l’infrastructure, après avoir structuré sa région, vit de celle-ci (Segbor, 1998). La cohabitation qui existe sur ces deux sites contribue à l’émergence d’une forme de transculturalité, plus active au Terminal du Sahel qu’à la zone frontalière de Sanvee Condji/Hilla Condji.

2. La transculturalité à Sanvee Condji/Hilla Condji et au Terminal du Sahel : quelles réalités ?

De nos jours, la question du dialogue entre les cultures est à l’honneur. Elle est omniprésente dans tous les discours, surtout au sein de l’Unesco et du Programme des nations unies pour le développement (PNUD) dont le rapport de l’année 2004 sur le développement humain, consacré à la liberté culturelle reste significatif. C’est à l’aune de cet intérêt porté au dialogue interculturel que le débat sur la transculturalité a progressivement pris corps dans les sciences sociales. Considérée par Chantal Forestal (citée par Blaise23) comme une notion dont l’objectif est de « transformer les représentations et les modes de penser les relations entre êtres humains en s’appuyant sur les valeurs humanistes », la transculturalité se met à l’antipode de l’interculturalité, cette dernière étant une simple connaissance et acceptation de l’autre. Derrière le mot « transculturalité » il y a l’idée de mobilité, de curiosité, de découverte, d’ouverture à l’autre, de démythification des frontières ou des obstacles à la libre circulation et surtout d’hybridité culturelle.

Si les travaux sur la transculturalité se sont souvent intéressés aux ensembles régionaux vus sous l’angle du métissage voire de l’hybridité, entre autres, l’Union européenne pour l’Europe, les États-Unis pour l’Amérique, il n’est pas rare de voir certains auteurs l’appréhender sous l’angle des frontières interétatiques. En dehors de Enda Diapol (2007) ayant étudié la zone de Sikasso sus-citée, on peut citer l’exemple de la géographe Karine Bennefla (1999) qui, s’étant intéressée aux «  espaces-frontières » de l’Afrique centrale (Tchad, Gabon, Cameroun…), a montré comment les frontières et leurs créations sont enracinées dans la réalité sociale. Son étude a par ailleurs mis au jour le rôle commercial des zones frontières et des marchés frontaliers. Selon elle, ces espaces, s’ils sont des lieux d’échange, ne sont pas abandonnés par les États et ne constituent pas non plus des fabrications autonomes. L’espace Sanvee Condji/Hilla Condji s’inscrit dans la même logique.

2.1. Les réalités de la transculturalité à Sanvee Condji/Hilla Condji

Décrire la transculturalité dans un espace géographique donné mérite d’inscrire l’analyse dans le cadre théorique très en vogue d’hybridité et de métissage. En effet, c’est au XIX e siècle que ces deux notions sont apparues. Mais très rapidement, à la faveur des Cultural Studies et du postcolonialisme des décennies 1980 et 1990, elles ont été récupérées et transformées, par des auteurs comme Stuart Hall (2008), Homi Bhabba (1994, reéd. 2007), Christine Chivallon (2002). S’inscrivant dans une approche d’hybridité que lui-même qualifie de créolisation à partir de l’exemple du peuple antillais, l’analyse de Stuart Hall (2008 : 56), par exemple, permet de « penser à la fois la spécificité de pratiques différentes et les formes de l’unité articulée qu’elles constituent ». Sur la base de cette théorique d’hybridité et de métissage, Amandine Spire (2010 : 7) montre que « les mobilités prenant place autour de la frontière, imposent systématiquement aux individus de faire le lien entre un « ici » et un « là-bas » auxquels se rattachent des identifications multiples ».

23 M. Blaise, « De la pluralité culturelle à la transculturalité », in E-rea, Revue électronique d’études sur le monde

anglophone, disponible sur le site : http://erea.revues.org/834. Consultée le 14/5/2011 à 21h.

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A Sanvee Condji/Hilla Condji, c’est presque la même réalité qui s’observe sur le plan socioculturel. Cette zone frontalière, encadrée par les localités d’Aného (dans la partie togolaise) et d’Agoué (dans la partie béninoise), se situe de façon générale dans l’espace guin. Car, les travaux d’historiens montrent que la fondation d’Agoué serait le fruit de luttes autour du trône d’Aneho. Même s’il existe plusieurs versions au sujet du lieu de provenance des fondateurs de cette localité, on peut tenir pour évident qu’Agoué est une partie intégrante du pays guin (Alladaye, 2001 : 420).

Sur le plan culturel, le vivier de l’espace guin est immense et concerne aussi bien la religion, le folklore, que la langue guingbé. Grâce à leur contact précoce avec les Européens, les Guin ont très tôt acquis des valeurs qui leur ont permis de s’imposer à leurs voisins comme l’a si bien montré N. L. Gayibor en ces termes :

« Les Mina subissaient donc le contact direct de ces Européens. Ils voyaient à leur façon de s’habiller, de se comporter, de raisonner, de se nourrir, qu’ils leur étaient supérieurs au point de vue du mode de vie. Ils ont donc éprouvé naturellement le besoin de se débarrasser de la plupart de leurs coutumes, d’apprendre à mieux faire la cuisine, à mieux s’habiller et d’apprendre même des langues européennes » (Gayibor, 1990 : 239).

L’utilisation de la frontière qui, loin d’être seulement une limite de compression de souveraineté et de barrière, est aussi utilisée comme ressources induisant et introduisant une intégration territoriale de proximité, le développement de liens, de flux, l’émergence de polarités spatiales et l’affaiblissement de la fonction de rupture (Nassa, 2008 : 9), a contribué à renforcer l’hégémonie culturelle guin dans ledit espace. Cette hégémonie s’observe sur le triple plan matrimonial, linguistique, et religieux.

En effet, sur le premier plan, on peut avancer que la pratique de la frontière rapproche, a priori, les usagers, surtout les peuples du Sud-Bénin et du sud-Togo. Ayant une histoire relativement commune, ces peuples, loin d’être divisés par la matérialité de la frontière, ont continué, grâce à l’appropriation de la frontière et à son exploitation, d’entretenir diverses relations (sociales et culturelles) par le jeu des alliances anciennes et renouvelées. Ces alliances facilitent la cohabitation dans l’espace frontière dont les peuples des pays sus-cités sont fortement représentés. A ce niveau, il faut souligner l’attrait des femmes guin sur les non Guin. Selon une étude réalisée par Têlé Mensah-Amendah sur « Les femmes d’Aneho : mythes et réalités », la femme guin, incarnant les réalités socioculturelles de son milieu se présente sous une image contrastée et ambivalente. D’une part, elle est perçue comme

« une beauté callipyge, une reine de l’élégance, une fée du logis, un cordon bleu, une éducatrice émérite, une commerçante avisée. Elle est dynamique, habile ; elle réussit tout ce qu’elle entreprend. Bref, elle est la séduction et l’efficacité faites femme  » (Mensah-Amendah, 2001 : 505),

spécialiste de la bonne cuisine ; d’autre part, on la considère comme méchante, jalouse, dominatrice, spécialiste de l’injure, de la maltraitance domestique, etc. (Mensah-Amendah, 2001 : 505). En dépit des défauts ici cités, les femmes de l’espace guin, à travers leur dynamisme, parviennent à séduire plus d’un usager de la frontière, créant ainsi un véritable brassage dans la zone étudiée.

Sur le plan linguistique, il y a lieu de préciser que la frontière Sanvee Condji/Hilla Condji intégrant la route Lomé-Cotonou qui fait partie du corridor Abidjan-Lagos, est pratiquée par les Togolais, les Béninois, les Nigérians, les Ivoiriens, les Ghanéens et, plus faiblement par les ressortissants des pays sahéliens notamment, les Nigériens, les Burkinabé, les Maliens, etc. Si nombre de ces populations utilisent la zone frontalière pour leurs besoins quotidiens de mobilité, certains y ont élu domicile et vivent de la frontière. C’est l’exemple, entre autres, des Djerma fortement présents dans le commerce ambulant et dans la vente de brochettes, des Ibos qui se spécialisent dans la vente de pièces détachées provenant en général du Nigéria par la voie de la contrebande. Le secteur des petits métiers de restauration (maquis) et de service (coiffeurs, cordonniers, mécaniciens, vendeur d’eau et de jus divers) sont pris d’assaut par les ressortissants de certaines ethnies du Sud-Togo (Ewé, Guin-Mina, les Ouatchi, les Xla, les Xweda, …) et du Sud-Bénin (principalement les Fon). De ce fait, Il y a un melting pot qui s’observe dans la zone frontière. Les dialectes locaux qui y sont parlés sont le Guingbé (prioritaire) et secondairement, le fon. Cette situation s’explique. Selon le chercheur Edina Bedou-Jondo, cité par Nubukpo (2001 : 533), « la langue des Guin communément le mina (…) est de par sa forme et sa structure, différent des autres langues gbe dont il utilise pourtant le vocabulaire, ce qui le

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rend compréhensible aux voisins qui se trouvent ainsi directement associés à son développement. ». Ce qui n’est pas forcément la même chose pour le Fon. Cependant, il est un fait que toutes les populations de la zone d’étude, en dehors de leur dialecte local, se débrouillent à parler ou à comprendre un ou deux dialectes étrangers. Lors de nos enquêtes de terrain, nous avons rencontré des commerçants Ibos qui, en dehors de leur dialecte originel, pouvaient s’exprimer de façon approximative, en Guingbé et en Fon. Au-delà de ces dialectes du Togo et du Bénin, on y parle le français et l’anglais surtout pour accomplir les formalités douanières et policières.

Un fait mérite d’être souligné, c’est que sur les lieux, il n’est pas rare de trouver des femmes totalement analphabètes mais qui, pour des raisons relatives aux activités commerciales, ont réussi à apprendre sur le tas, à parler de façon approximative, le français ou l’anglais. De même, certains passagers, compte tenu du fait qu’ils pratiquent cette frontière régulièrement, ont fini par assimiler quelques mots des dialectes locaux utilisés dans le milieu. Cet acte anodin, peut s’expliquer par la volonté d’intégration de la part de ces « étrangers » qui ne voudront pas être victimes de l’augmentation des prix que les commerçants du milieu font subir en général aux « étrangers ». Le fait linguistique demeure donc un facteur de brassage à Sanvee Condji/Hilla Condji. Il faut préciser que la situation n’a pas toujours été ainsi. A en croire Sylvain Mouzoun, ce fait a commencé à prendre de l’ampleur au tournant des années 1990 avec le relatif accroissement du trafic24.

Le phénomène transculturel observé sur le plan religieux est tributaire des deux réalités sus décrites. Car, les liens matrimoniaux créés dans la zone, doublés par l’influence linguistique font que lors des cérémonies traditionnelles en pays guin, nombreux sont ceux qui, vivant de l’espace frontalier, se rendent à Aneho pour y assister. On les voit surtout lors des danses rituelles accompagnant les cérémonies traditionnelles du yêkêyêkê, entre autres, célébré en mémoire des morts et rappelant aussi la longue marche des Guin d’Elmina à leur site actuel (Gayibor, 1990). Du point de vue de l’un de nos informateurs d’ailleurs confirmé par la littérature (Chivallon, 2002), la participation répétée de ces curieux à ces manifestations culturelles fait qu’à terme, ils deviennent le produit d’une culture métisse qui n’est ni authentiquement la leur d’origine, ni celle du pays guin25. Ils deviennent la somme des deux.

Enfin, le dernier élément de transculturalité observé sur ce site est le phénomène de la prostitution dont sont friandes les jeunes filles de l’espace compris entre Aného et Agoué, s’offrant aux usagers de la frontière qui, en raison des tracasseries douanières, sont obligés de passer la nuit dans les hôtels de la place. Les clients sont donc de presque toutes les nationalités utilisant régulièrement le corridor Abidjan-Lagos.

Les réalités sus décrites s’observent, à quelques nuances près, au Terminal du Sahel.

2.2. Le phénomène zongo et la transculturalité au Terminal du Sahel

La transculturalité observée dans le zongo et, par ricochet, au Terminal du Sahel, se manifestant a priori, sur le plan matrimonial et alimentaire est basée sur le fait religieux. En effet, la religion prédominante dans le zongo est l’islam. Selon les principes de cette religion, le musulman doit être hospitalier et pratiquer l’aumône obligatoire. Selon Michel Agier (1982 : 259), « quels que soient le commerce qu’il pratique et la fonction qu’il y exerce, un mai gida doit aussi être un mai karban’ baki (« celui qui reçoit les étrangers »), ce qui va lui permettre d’instituer un rapport particulier avec ceux qu’il loge ». Dans la pratique, poursuit le même auteur, « un musulman arrivant à Lomé et ne connaissant personne se rend habituellement chez le chef du quartier. Celui-ci dispose de plusieurs abris en tôle et planches où logent les étrangers. Il peut aussi envoyer le nouvel arrivant chez le chef de l’ethnie à laquelle il appartient (…) » (p. 259). « De plus, la seule référence à l’islam –commune aux mai gida et à leurs hôtes- est un cadre virtuel d’interconnaissance» (p. 260). On s’aperçoit donc, comme déjà souligné, que le zongo est le réceptacle de populations issues de diverses ethnies et de divers horizons. Cette situation crée une forme d’identité dans le milieu, que décrit Michel Agier en ces termes :

24 Sylvain Mouzoun, 40 ans, Chef de Brigade (CB) adjoint, inspecteur de police de première classe en poste à Hilla Condji. Entretien réalisé à son poste, le 17 janvier 2011.25 Marcel Kouvahey, 41 ans, collecteur de ticket à la mairie d’Aneho, entretien réalisé à Sanvee Condji, le 18 janvier 2011.

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« Le zongo « officialise » le déracinement familial des étrangers en produisant des patronymes originaux que prennent certains nouveaux arrivants et qu’hériteront leur descendants. Ces noms font référence à la ville d’origine ou à l’appartenance ethnique de l’étranger qui, ce faisant, abandonne son nom de famille initial ; il en va ainsi des patronymes suivants : Tawa, Maradi, Salamey (localités proches de Sokoto), Kano, Gao ; également : Mossi, Foulani, Gourma, Wangara, etc. » (Agier, 1982 : 256).

Par ailleurs, la création d’une identité transversale dans le zongo est également relative à l’extension abusive ( ?) de l’ethnicité haoussa aussi bien du dedans que du dehors.

Il va donc sans dire que la notion d’étranger est très présente dans le zongo. Mais elle est de plus en plus ignorée grâce à l’émergence des constructions identitaires nourries par l’appartenance à la religion islamique. Cette situation épouse le schéma contemporain de l’hybridité et du métissage, qui veut que dans un milieu urbain donné, et ce, dans une optique assimilationniste, l’étranger parvienne à « estomper ses appartenances à l’ailleurs au fil du temps, pour se conformer aux normes de la ville d’immigration, en termes de pratiques et de représentations » (Spire, 2010 : 7).

Au Terminal du Sahel (et dans son environnement immédiat), on rencontre, entre autres, les Tem, les Ewé, les Nago, les Anoufo, les Nawdéba, les Peuls, les Haoussa, etc., qui se côtoient à des fins commerciales a priori. En dehors de ces populations togolaises et assimilées, on y rencontre les Djerma (Nigériens), les Dogon (Maliens), les Mossi (Burkinabé), les (Ashanti) Ghanéens, les Ibo (Nigérians), etc. (Sedji, 2009 : 44-45). Ici, c’est le Haoussa, qui est le plus parlé. Viennent ensuite l’Ewé et le Tem (cotocoli). Mais la langue internationale la mieux parlée est le français. Cela s’explique par le fort taux d’étrangers qui ne comprennent pas les dialectes locaux. Toutefois, comme le Haoussa est un dialecte parlé par plusieurs peuples du Sahel, beaucoup d’usagers du Terminal du Sahel le parlent. Comme on peut le constater, ici, le brassage linguistique n’a pas pris l’ampleur observée à Sanvee Condji/Hilla Condji. L’intégration est plutôt perceptible autour de la religion.

Sur le site du Terminal portuaire et dans le quartier d’Haoussa-zongo, les populations (résidentes ou en transit) sont dans leur majorité absolue, musulmanes. Au départ, dans le milieu, il y avait une propension à la marginalisation, confortée par les regroupements par affinité ou par appartenance à la même religion ou à la même ethnie. Mais progressivement, on assiste à un décloisonnement des barrières religieuses.

Ce point de vue est confirmé par un chrétien qui, lors de nos travaux de terrain, nous a avoué que la cohabitation religieuse dans les environs du Terminal du Sahel s’intensifie au fil des ans depuis bientôt une décennie26.

De ces témoignages, on peut déduire que la tolérance religieuse est de plus en plus en vogue dans le milieu. Celle-ci est impulsée par les mariages interethniques qui s’y produisent, même si le rythme est lent. Sur ce plan, il n’est pas rare de trouver des jeunes filles chrétiennes, en quête de mari, se convertir à l’islam. Le plus souvent, la belle famille de l’époux demeure chrétienne. De ce fait, celui-ci est obligé de ménager celle-là. Les travaux de Michel Agier corroborent cette réalité. En effet, avec un échantillon de 155 mariages contractés, dans les années 1980, dans le zongo par 119 Soudanais (Haoussa, Songhaï, Peul, Mossi, etc.), l’auteur est parvenu à montrer que même si l’écrasante majorité (83,4 %) l’a été avec une femme soudanaise (d’où une forte tendance aux mariages intra-ethniques dans le milieu), 9,7 % l’ont été avec une allochtone et 7,7 % avec une autochtone de Lomé. Pour ce dernier cas, il précise que les femmes autochtones, à l’origine catholique ou « animistes », sont islamisées au moment du mariage et prennent un nouveau nom musulman. Sur la base de ces constats, il conclut que « l’endogamie religieuse […] prend un sens particulier dans le contexte loméen, où le zongo est un îlot de musulmans. L’islamisation des épouses autochtones est un mode d’incorporation dans le milieu étranger de zongo » (Agier, 1982 : 255). Cette situation ne fait qu’intensifier le brassage et impulser la transculturalité. Il faut cependant préciser que le phénomène inverse (conversion de musulmanes à la religion chrétienne pour des raisons matrimoniales) est plutôt rare.

Sur ce plan, la réalité demeure la même à Sanvee Condji/Hilla Condji, même si elle ne se présente pas sous l’angle religieux. En effet, l’essor du brassage linguistique observé y est en partie stimulé par les mariages entre populations appartenant à des espaces territoriaux différents : Bénin-Togo, Bénin-Nigéria, Togo-Nigéria, Niger-Togo, Niger-Bénin, entre autres. Aussi, la prostitution en vogue sur les

26 Norbert Amedegnan, 40 ans, transitaire. Entretien du 15 janvier 2011, sur le site du Terminal du Sahel.

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deux sites contribue-t-elle à cela. Ces réalités conduisent inévitablement au brassage culturel, surtout à travers des invitations

réciproques aux cérémonies et rituels du milieu d’appartenance de l’un ou l’autre partenaire. Il se met également en place des emprunts culinaires, une autre forme d’expression identitaire : « Je suis ce que je mange, ce que je mange me transforme ; le manger transmet certaines caractéristiques aux mangeurs. Par conséquent, si je ne sais plus ce que je mange, je ne sais plus ce que je suis », écrivent à juste titre Fischler et Masson (2008 : 90). Au Terminal du Sahel comme à Sanvee Condji/Hilla Condji, la transculturalité fait qu’il n’existe plus pratiquement de plats spécifiques à tel ou à tel autre groupe d’individus donné. Deux témoignages recueillis sur chacun des sites confortent ce point de vue.

Derman Sidi raconte : « Depuis que j’ai compris que le Terminal du Sahel fait partie intégrante de ma profession et que je fais de longs voyages à partir de ce site vers l’hinterland, je n’ai plus de préférence culinaire. Je mange ce que je trouve27 ». Et une revendeuse de denrées alimentaires à Hilla Condji ayant requis l’anonymat, de renchérir : « nos clients, surtout les étrangers, mangent ce que nous leur proposons. Parfois, c’est des plats qui leur sont totalement inconnus au départ. Mais avec le temps, ils y prennent goût ». On peut alors déduire que sur les deux espaces, se met en place le phénomène des « mangeurs hyper mobiles » (Ascher, 2005) qui, selon Aholou (2010 : 184), construisent leur régime alimentaire à partir des possibilités de plus en plus variées qu’offre l’espace avec lequel ils entretiennent des rapports.

Un autre phénomène social mérite d’être souligné c’est l’émergence d’une certaine bourgeoisie locale. En fait, que ce soit dans la zone frontière ou sur le Terminal portuaire, les résidents des lieux, mettant à profit les activités auxquelles donnent accès les infrastructures structurantes, font des investissements dans divers domaines, faisant d’eux les nantis desdits milieux. On observe ainsi à Sanvee Condji/Hilla Condji que les hôtels et les principaux bars leur appartiennent (Ouatchi, Xwéda, Xwla…). Au Terminal du Sahel, nombreux sont les Haoussa qui, en dehors des grandes boutiques et magasins dont ils sont propriétaires, achètent des camions pour lesquels ils recrutent des conducteurs appartenant soit à leur ethnie ou à une autre. Cette situation conduit à l’émergence des relations sociales de divers ordres.

Tout compte fait, les différents aspects de transculturalité observés à Sanvee Condji/Hilla Condji comparée à ceux en vogue au Terminal du Sahel sont à bien des égards identiques. La principale différence est que sur le premier site, le phénomène linguistique joue un rôle prépondérant dans l’intégration alors que sur le second, c’est le phénomène religieux. Aussi, faut-il souligner que contrairement à la zone frontalière où la dynamique socioéconomique et socioculturelle n’est pas portée par une agglomération d’importance majeure (comme c’est le cas de Lomé pour la frontière Togo-Ghana à Aflao ou Cinkassé pour la frontière Togo-Burkina Faso), au Terminal du Sahel, l’infrastructure structurante s’est adossée au quartier Haoussa-zongo voire à tout le canton de Togblékopé très cosmopolite. Cette situation, tout en favorisant les activités commerciales, a impulsé les imbrications entre peuples, renforçant les rapports au territoire et les échanges culturels.

Conclusion

Au demeurant, on peut tenir pour évident que les deux espaces étudiés présentent, pour ainsi dire, une similitude du point de vue structurel : la frontière. A Sanvee Condji/Hilla Condji, la frontière est bien matérielle avec un espace de contrôle érigé en bonne et due forme. En revanche, au Terminal du Sahel, l’espace est considéré comme une enclave dans « le grand Lomé », avec des frontières intra-muros.

L’analyse a montré que les deux espaces géographiques présentent des traits communs en ce qui concerne la structuration de leur région aussi bien sur le plan socioéconomique que socioculturel. Sur le premier plan, les deux infrastructures structurantes (la frontière à Sanvee Condji/Hilla Condji et le Terminal du Sahel à zongo au nord-ouest de Lomé) ont permis l’afflux de commerçants et de migrants du proche et du lointain voisinage. L’engouement né de l’appropriation de la frontière ou de l’exploitation d’un site, considéré comme « porte océane du Sahel » (Segbor, 1998) a impulsé des échanges dont l’ensemble participe, pour reprendre les termes de Nassa (2008 : 10), « au principe de la

27 Derman Sidi, 30 ans, conducteur de camion. Entretien réalisé le 14 janvier 2011 à son domicile à Agoe Klinvié.

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réciprocité constitutive du fonctionnement du social ». Cette situation a entraîné « l’intégration par l’économie informelle » (Renard et Picouet, 2007). De cette intégration économique, découle la dynamique socioculturelle –donc la transculturalité- observée sur les deux sites. Celle-ci est caractérisée par une dynamique linguistique, les alliances et les solidarités qui se mettent en place ainsi que par la mise en rapport et en regard des populations venues de tout bord qui, en se côtoyant, ont fini par mettre en place une forme de culture confortant l’hybridité identitaire en plein essor dans lesdits milieux.

Deux leçons fondamentales peuvent être tirées de cette étude. D’une part, on convient avec Goeh-Akué (2009 : 107) qu’en « aucune manière, les frontières d’États n’ont jamais été, en Afrique comme ailleurs, des obstacles insurmontables aux échanges socioculturels et économiques ». C’est ce qui s’observe dans la zone Sanvee Condji/Hilla Condji. D’autre part, la transculturalité n’est pas seulement créée par la frontière matérielle. On peut l’observer également, et d’ailleurs avec plus d’intensité, dans des milieux intra-muros dont le Terminal du Sahel offre une belle illustration. Même si dans ces deux espaces, l’opposition entre « l’ici » et « l’ailleurs », « le chez-soi » et « l’étranger » (Hall, 2008 : 358) est encore, dans une certaine mesure, d’actualité, il faut reconnaître que ce n’est pas une particularité pour les milieux étudiés ; car, comme l’a montré Amandine Spire (2010 : 9), « les frontières n’introduisent pas uniquement des dichotomies puisqu’elles créent des formes syncrétiques, même si dans le même temps, les formes d’opposition entre « soi » et « l’étranger » sont ponctuellement, et parfois violemment activées à des fins économiques et politiques ».

Sources et bibliographie

Sources

Sources orales

Ordre

Nom et Prénoms Âge Profession

Date et lieu de

l’entretien

Nature de l’entretien

1 AMEDEGNAN Norbert 40 ans Transitaire

Terminal du Sahel, le 15/01/11

Formalités au Terminal du Sahel

2 GOMEZ Afiavi 36 ans Revendeuse

de produits

Sanvee Condji, le 18/01/11

Dynamique du commerce

3 IDRISSOU Mohamed 40 ans

Revendeur de

chaussures

Terminal du Sahel, le 15/01/11

Dynamique du commerce

4 KOUVAHEY Marcel 41 ans

Collecteur de ticket à la

mairie d’Aneho

Sanvee Condji, le 18/01/11

Dynamique du commerce

5 KPEGOUNI Sekeneri 36 ans électricien

Terminal du Sahel, le 15/01/11

Dynamique de l’espace et

cohabitation

6 MOHAMED Awa 38 ans

Commerçante et

propriétaire de bar

Terminal du Sahel, le 15/01/11

Dynamique commerciale et structuration de

l’espace

7 MOUZOUN Sylvain 40 ans

Chef de Brigade adjoint,

inspecteur de police

Hilla Condji, le 17/01/11

Trafic transfrontalier et

cohabitations

8 SAMA Alidou 46 ans Conducteur de Titan

Terminal du Sahel, le

Dynamique de

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15/01/11 l’espace

9 SEHOUDJI Rémy 54 ans Mécanicien Hilla Condji,

le 18/01/11

Dynamique du commerce et cohabitations

10 SEMEBIO Odile 36 ans Revendeuse

de produits

Sanvee Condji, le 17/01/11

Dynamique du commerce

11 SIDI Dermane 30 ans Conducteur de titan

Terminal du Sahel, le 14/01/11

Pratiques alimentaires

12 TAHOUNSOR Fabrice 30 ans Déclarant en

douanes

Sanvee Condji, le 21/01/11

Transit des marchandises

13 YAKOUBOU Naïma 36 ans Revendeuse

de basin

Terminal du Sahel, le 14/01/11

Dynamique du commerce et de

l’espace et cohabitations

Sources écrites

- Anonyme, « Expérience du Togo en matière de réduction des tracasseries routières : cas de l’opération Solidarité sur la mer », communication présentée à l’occasion de l’Atelier d’information et de sensibilisation sur le programme commun de transport maritime et le programme régional de facilitation des transports dans les États membres de l’UEMOA, Lomé, les 13 et 14 septembre 2010, manuscrit, 7 p.

- ANT-Lomé, 7 D, dossier n° 27, Câblogramme officiel n° 137 du 11 février 1927.

- ANT-Lomé, 7 D, dossier n° 228, Lettre n° D. 790 du 11 décembre 1937.

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Sources électroniques

- Blaise M., « De la pluralité culturelle à la transculturalité », in E-rea, Revue électronique d’études sur le monde anglophone, disponible sur le site : http://erea.revues.org/834. Consultée le 14/5/2011 à 21h.

- Nassa D. D. A., 2008 : Dynamique d’une ville stimulée par la frontière : l’exemple de Ouangolodougou au Nord de la Côte d’Ivoire, halshs-00261598, 1-7 mars 2008, manuscrit, 12 p.

- Spire A., « Lomé, ville post-frontière. », Echo Géo [En ligne], numéro 14/2010, mis en ligne le 16 décembre 2010. URL : http://echogeo.revue.org/11974.

Bibliographie

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Aholou C. C., 2010, « Les cabarets de ‘’Tchoukoutou’’ à Lomé (Togo). Espace-temps de socialisation urbaine ou lieu d’affirmation identitaire ? », in Mosaïque, n° 010, Lomé, ISPSH, décembre, pp. 177-185.

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